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Biographie

A moins de naître de nouveau…

Entretien avec Alain Chevillat
publié dans Terre du Ciel n°48 mars/avril 1999 pages 41-48
Alain Chevillat

On vous connaît surtout comme directeur de Témoignage Chrétien, journal très engagé dans une transformation sociale, et fondateur de «Démocratie et Spiritualité» qui réfléchit à la relation entre la démarche intérieure et l’engagement dans la société. Qu’est-ce qui, dans votre vie, est à l’origine de ce double centre d’intérêt ?

Bernard Ginisty
J’ai contribué à créer «Démocratie et Spiritualité» autour de la cinquantaine. Il y a donc une histoire préalable. J’ai été élevé dans le catholicisme, au sein d’une famille très croyante. Très jeune, je me suis engagé dans des institutions religieuses et j’ai vécu un temps dans une communauté religieuse laïque d’enseignants. En Mai 68, j’ai connu, comme tant d’autres, un effondrement de mes constructions religieuses. Ce furent alors  des années de quête, avec des moments parfois difficiles, et  l’abandon de cette religion familiale. Jusqu’au jour où j’ai vécu ce que l’on peut appeler, en langage traditionnel, une conversion.
J’ai alors découvert que si le mot évangile a un sens, ce ne peut être que celui de « bonne nouvelle » : un événement nouveau, d’inattendu, radicalement « bon » et non quelque chose de rabâché. Je me suis alors aperçu que certaines formes d’éducation religieuse peuvent être le pire obstacle à ce qu’il y ait « bonne nouvelle », en contribuant à  éviter à chacun de faire l’expérience personnelle de ce qu’il croit. Les religions me sont apparues comme des langues – et il faut bien des langues maternelles – et la spiritualité comme l’épreuve personnelle de ce qu’on est et de ce qu’on croit. Aucune éducation, aucune appartenance, aucun hasard de naissance ne saurait nous dispenser de cette épreuve sans laquelle on ne fait que rester prisonnier d’un destin. A ceux qui se réclamaient auprès de lui de la filiation abrahamique, le Christ répond : « des pierres que voici, Dieu peut faire des fils d’Abraham ».
Je comprends le Christ, non comme un fondateur d’une religion mais comme celui qui nous invite à interroger radicalement toutes nos religions de naissance dans une aventure personnelle. A ceux qui veulent l’enfermer dans la descendance abrahamique, il répond : « Avant qu’Abraham fut, je suis « . La théologie traditionnelle y voit la revendication d’un statut divin. Mais tout homme doit un jour prononcer cette phrase par laquelle il ne se réduit pas à sa généalogie et reconnaît le don de sa filiation divine. La spiritualité n’est pas un supplément d’âme gentil et facultatif, mais l’expérience du cœur de la réalité. Evacuer le spirituel, c’est passer à côté de ce qui fait la réalité du monde.

Vous avez connu cette expérience à quel âge ?

Vers quarante-cinq ans. Au cours des dix années précédentes j’avais été assez éloigné de la pratique religieuse traditionnelle. Mais cela laissait le champ libre à une attente et une ouverture. Le titre du texte que j’ai publié alors est Du maître au naître. Si nous avons tous besoin de maîtres, il dépend de nous qu’ils se transforment en capacité de naître, d’inventer, de commencer. Maître Eckhart affirme qu’on ne saisit Dieu que « dans l’accomplissement de la naissance ».

En Orient, à ce propos, on parle classiquement de deuxième naissance, la naissance en l’Esprit.

Tout à fait et il y a un texte de l’évangile de Jean que je relis souvent. C’est l’histoire de Nicodème, un intellectuel intéressé par ce que dit le Christ, mais qui craint de se compromettre et va le consulter de nuit. Nicodème pense qu’il va discuter avec quelqu’un d’original, qui va élargir son champ de vision et apporter quelques ajouts à son système de pensée. Mais au lieu de discuter avec lui, le Christ lui dit : « A moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le royaume de Dieu .Tu es maître en Israël et tu n’as pas la connaissance de ces choses !». Nicodème fait deux objection qui révèlent deux peurs : » Comment un homme vieux peut entrer une deuxième fois dans le ventre de sa mère» (peur de la régression), et «Comment un homme peut-il naître s’il est vieux ?» (peur du destin). Le Christ aggrave son embarras en lui disant qu’il s’agit de renaître de l’Esprit, « mais il souffle où il veut et si tu entends sa voix, tu ne sais ni d’où il vient ni où il va « . De quoi décontenancer tous les fabricants de synthèses !   Cette idée : «Je suis trop vieux pour renaître» m’a beaucoup frappé. Cette Annonciation faite au vieillard d’engendrer apparaît tout au long de la Bible comme le signe messianique : Abraham et Sarah, la mère de Samson, de Samuel, les parents de Jean-Baptiste.

Cette notion de renaissance en l’Esprit n’est-elle pas acquise dans l’Eglise chrétienne ?

C’est effectivement acquis, mais je dirais qu’il y a des périodes de l’histoire où l’institution et une certaine forme d’éducation religieuse risquent d’étouffer cela. Ce qui est essentiel est moins l’appartenance à une institution que le fait que cette institution soit un pédagogue amenant chacun à accéder au risque de naître. Lors de la première naissance, on a été expulsé de la béatitude du ventre maternel. L’autre naissance rejoint l’appel entendu par Abraham : «Quitte ce que tu connais et va vers ce que tu ne connais pas». Je crois que toutes les grandes spiritualités se retrouvent sur ce chemin qui est aussi, comme Marie Balmary l’a montré, le chemin vers soi.

Les religions, par sécurité, pour ne pas perdre l’autorité qu’elles exercent sur les gens, ne feraient pas ce qu’elles sont censées faire qui est de préparer à cette deuxième naissance, ce qui est l’essence même de la religion ?

Il ne faudrait pas que la critique des religions nous dispense de voir nos complicités avec elles. Parlant du totalitarisme politique, Vaclav Havel, ancien dissident devenu Président de la République Tchèque note qu’il ne s’agit pas de quelque chose tombé du ciel, mais le fruit de nos démissions quotidiennes et de ce qu’il appelle notre auto-totalitarisme. Ne faisons pas des religions le bouc-émissaire de nos démissions. L’envie de naître et d’être libre est une aventure qui bouscule nos vies.

Cela ne fait-il pas partie des données naturelles ?

Cela en fait peut-être partie, mais comme c’est quelque chose de risqué, je constate qu’à tous les niveaux personnels, professionnels, politiques, religieux,  l’homme est plus dans la répétition que dans la naissance. La Boétie, l’ami de Montaigne, l’avait déjà écrit dans son Traité de la servitude volontaire. Les révolutionnaires oublient souvent cela en croyant que l’ensemble de l’humanité brûle d’être libre et qu’il suffit d’enlever les chaînes pour que tout le monde se précipite vers la liberté. L’histoire montre hélas  que souvent c’est seulement pour changer de chaînes. La liberté, et notamment la liberté spirituelle, ce n’est pas une chose facile.

Ne s’agit-il pas là d’une vision un peu élitiste ?… Seule une élite aspirerait à cette aventure au cours de laquelle on découvre une autre dimension à la vie ?

Il ne s’agit pas d’élitisme car cette liberté n’est pas une conquête, mais une grâce. Elle est déjà là, mais nous sommes encombrés. Les Prophètes, souvent critiques par rapport aux tentations idolâtres du peuple juif, ne cessent de parler d’un  «petit reste»,  composé non pas de savants, de clercs ou de politiques, mais « d’anawims » , de pauvres. Chaque être humain, malgré ses peurs et son orgueil, a en lui ce « petit reste pauvre », ses blessures qui sont les chemins des nouvelles naissances.
Pour répondre à votre question au plan plus institutionnel,  il faudrait évoquer les conflits que la plupart des religions ont  avec les mystiques issus en leur sein. Une image résume bien cela. A Assise, on a conservé une petite chapelle du temps de saint François qui peut contenir tout au plus dix personnes, mais on a construit au-dessus une énorme basilique. Cela traduit toute l’ambiguïté de l’institution. Elle protège une inspiration qu’elle véhiculera au cours des siècles, mais elle se protège aussi comme s’il y avait là une force énergétique qu’il faudrait contenir. ! Il est vrai que, du point de vue de l’institution, François d’Assise est dérangeant. C’est le conflit entre vivre du religieux et vivre le religieux. Ceux qui gèrent et transmettent les langages religieux sont indispensables, mais il ne faudrait pas que les grammairiens éliminent les poètes…

Après votre conversion, n’avez-vous pas eu envie de plonger dans cet espace intérieur, de «décrocher» un peu de la vie sociale ?

Pour mes cinquante ans j’ai fait un trekking au Sahara, qui a été suivi d’une rupture professionnelle. J’avais alors une activité intéressante et relativement  confortable, mais j’ai senti qu’il y avait des choses que j’avais envie de communiquer. Or si j’avais publié dans ma jeunesse, je n’écrivais plus depuis dix ou quinze ans. En changeant ma vie professionnelle, un certain nombre d’activités nouvelles sont nées, et avec quelques amis nous avons créé l’association « Démocratie et Spiritualité ». Puis, il y a trois ans, on m’a proposé la direction de Témoignage Chrétien.
Cette rupture, j’ai essayé de la dire à travers un livre rédigé avec un ami juif et un ami musulman, intitulé Nous sommes tous des idolâtres. .C’est un récit de mort et de naissance. La mort rencontrée brutalement à 9 ans avec le décès de ma mère, m’a caché longtemps la grâce de vivre. Au lieu d’accueillir la vie  dans sa gratuité radicale, je me suis longtemps crispé pour posséder et défendre ce don, ce qui en fait  perdre tout le sens.  Ce n’est que sur des donations premières que peut se construire une humanité. L’oubli de cette situation fondamentale de l’être humain  fait que tout le reste devient combats épuisants et inutiles châteaux de sable.
J’ai perçu tout à coup ce don d’exister. A ce moment-là le monde apparaît dans sa gloire sans cesse donnée. C’est ce que ressent Camus à Tipasa lorsqu’il écrit : « je comprends ici ce qu’on appelle gloire, le droit d’aimer sans mesure « . Le monde devient moins stable, mais infiniment ouvert et signe de la grâce. Je ne peux approcher Dieu qu’en me comprenant moi-même continuellement naissant. La création n’est pas le fruit d’une chiquenaude initiale, mais une permanence du don de l’être. C’est la gratuité, l’amour qui fait tourner les mondes comme le dit Dante à la fin de La Divine Comédie .
J’aime beaucoup cette phrase de Pascal : «Tout ce qui ne va pas à la charité est figure». Son texte sur les « trois ordres » l’explicite .Il y a l’ordre de la chair, celui de la force physique, celui de l’esprit  incommensurable avec le premier : vous pouvez mettre toutes les forces physiques ensemble, ça ne fait pas une once d’esprit. Mais il y a plus : toutes les forces d’esprit mises ensemble, dit-il, ne peuvent produire un mouvement de charité , c’est le troisième ordre . De même que l’esprit relativise et maîtrise la force physique,  la gratuité de l’amour apparaît, comme le dit St Paul, folie pour les sages et les prudents. Etant quelqu’un de plutôt intellectuel, j’ai mis du temps à apprendre que l’intelligence n’était pas le plus profond du réel. L’ordre dernier et ultime de la réalité, dit Pascal c’est la charité, mot qu’il faut prendre au sens du XVIIe siècle comme synonyme d’amour.

La société actuelle ne sait plus ce qu’est cet amour et ne le reconnaît plus comme réalité. C’est pour cela qu’elle est « éclairée » par les intellectuels.

Les intellectuels peuvent éclairer ou obscurcir. Pour éclairer , il faut qu’ils soient en état de résistance contre ce que Pascal appelait « les grandeurs d’établissement » C’est ce qu’ont fait les créateurs de Témoignage Chrétien., fondé clandestinement à Lyon pendant la dernière guerre par une minorité d’intellectuels chrétiens choqués de voir leur hiérarchie collaborer massivement avec Vichy. Ce n’était pas pour eux simplement un problème politique. Le nazisme n’était pas seulement l’occupant étranger, mais une idolâtrie païenne qui voulait submerger le monde. Un certain nombre d’entre eux  ont été déportés et sont morts pour la création de ce journal, dont le sous-titre était : « Les Cahiers de la résistance spirituelle ». Ce concept de résistance spirituelle me paraît fondamental. C’est celui que développait Vaclav Havel dans la dissidence.  Tout en étant agnostique, il ne cesse d’affirmer que la dimension éthique et spirituelle était  au cœur de la «Révolution de velours».
Ceci dit, le politique  ne saurait prétendre incarner la force de l’amour réalisée. Cela pourrait même être dangereux. Mais il doit reconnaître l’espace, qui lui échappe,  de l’évolution spirituelle de l’être humain. Vouloir éliminer la distance du politique et du spirituel conduit à deux formes de totalitarisme : la négation hitlérienne ou stalinienne du spirituel, ou bien l’écrasement religieux du spirituel par les inquisiteurs et les ayatollahs. C’est pour cela que je crois beaucoup à une laïcité qui fait place aux différents cheminements spirituels. C’est un peu le sens de Démocratie et Spiritualité.

En Inde, on dit que le politique est le bras de la sagesse…

Je ne pense pas que le politique doive être instrumentalisé par la sagesse si cela signifie qu’il y aurait des gens qui se diraient dépositaires de cette sagesse. Le politique prend la société comme elle est, même si les gens ne sont pas évolués spirituellement. Je prends un exemple : selon la loi il ne faut pas agresser physiquement son voisin. Le politique dispose du bras séculier pour que, quelle que soit votre maturité, vous ne rossiez pas votre voisin. Si je me situe comme un éducateur ou un sage, je vais prendre le temps nécessaire pour que l’être humain assume de l’intérieur cette exigence donnée comme loi extérieure à lui.
Cette juxtaposition de temps différents oblige l’homme à des arbitrages permanents. Plus fondamentalement, l’art de vivre se définit par la façon d’habiter ces différentes temporalités Il y a  le temps du politique : quel que soit le degré d’évolution des êtres humains, il faut que la société soit viable dès aujourd’hui.  Et pour cela, l’Etat exerce de la contrainte légitime. L’éducateur ou le maître spirituel diront : il faut prendre le temps de l’évolution et de la maturation des êtres humains. Par ailleurs, nous sommes confrontés à d’autres rythmes, d’autres temporalités : ceux de la biologie, de l’économie, de la finance, de la liturgie.
L’expression « temps réel » venue de l’informatique définit le temps immédiat du feed back, c’est à dire, d’un point de vue humain, le temps le plus irréel qui soit. La démocratie, c’est perdre du temps pour se mettre d’accord. La vie spirituelle c’est « perdre du temps » dans la méditation, le non faire. C’est la négation du « Time is money  » Dans la perspective de l’immédiateté informatique du « temps réel » l’humain devient une machine, un ordinateur. Et ce soi disant « temps réel » fait et défait les Bourses mondiales au hasard des spéculations financières. A l’inventeur de la pilule contre la soif permettant d’y répondre en temps réel et de gagner du temps, le Petit Prince  répond : « Moi, si j’avais cinquante-trois minutes à dépenser, je marcherais tout doucement vers une fontaine ».
La première façon pour le politique d’être le bras de la sagesse, c’est de ne pas se reconnaître comme ultime. Beaucoup de soixante-huitards, déçus par le religieux, se sont précipités dans le politique pour l’investir religieusement. Quand des gens qui se croient libérés du religieux et du spirituel le transposent dans l’ordre du politique, de l’entreprise ou de la morale, cela donne non seulement des caricatures, mais des catastrophes. Les pires dévots ne sont pas là où on le croit le plus communément.

La phase suivante, qui est encore plus erronée, c’est l’économique…

Et derrière l’économique, c’est le financier. Le financier serait la vérité du monde. Lorsque au cours d’une conférence, j’aborde ce sujet, je dis à mes auditeurs : sur votre relevé de compte en banque il y a deux colonnes, crédit et débit, et vous êtes satisfaits si votre colonne crédit est importante. Je vous rappelle simplement que le mot « crédit » vient d’un mot latin qui veut dire croire. Ce que vous considérez comme la réalité de votre avoir dépend d’une croyance. Si vous voulez le vérifier, il suffit qu’une forte minorité de Français qui ont un dépôt  à leur banque s’y rendent demain en disant :  « J’ai des doutes sur ce qu’il y a derrière mon relevé. Donnez-moi des espèces.» La banque ne peut faire face à toutes les demandes. Quand la croyance s’effondre, c’est le krach. Si demain les déposants « n’y croient plus », la réalité de mon crédit va fondre.
On vit aujourd’hui non seulement une soumission du politique à l’économique, mais une déréalisation de l’économique par le financier. Dans le capitalisme traditionnel l’argent sert à faire du business, aujourd’hui c’est le business qui sert à faire de l’argent. Jadis, on orientait l’investissement en fonction d’une activité économique. Maintenant l’objectif est celui-ci : fabriquez n’importe quoi, ce qui m’intéresse c’est la rémunération du capital que j’investis.

Dans ce contexte, que propose Démocratie et Spiritualité ?

La démocratie s’appuie sur le suffrage universel. Quel que soit le niveau intellectuel ou financier d’un être humain il a droit égal à la décision publique : un homme, une voix. La voix du Rmiste vaut celle du polytechnicien au moment des élections qui sont censés traduire la volonté générale. Cela veut-il dire que tout le monde soit également expert ? Ce serait démagogique de le prétendre. En quoi donc, alors, chacun peut-il être dit réellement égal à n’importe quel autre dans la République ?  Ce ne peut être qu’au nom d’une vision spirituelle qui reconnaît en chaque être humain une capacité singulière de sens et un droit égal à dire la signification du vivre-ensemble dans le débat public.
Dès lors, la démocratie s’enrichit dans la mesure où l’individu accède à des sources spirituelles qui l’aident à s’assumer dans sa parole singulière. Mais parallèlement, si les institutions qui prétendent transmettre du spirituel ne vivent pas dans un univers démocratique, elles sont menacées par le  fondamentalisme, l’intégrisme ou le sectarisme. Il y a donc une dialectique entre démocratie et spiritualité. C’est par un surcroît de spiritualité que l’être démocratique progressera, mais c’est par un surcroît de démocratie que les institutions qui ont mission d’éduquer à la spiritualité seront fidèles à leur mission. Voilà un peu l’intuition qui est à l’origine de cette association.

C’est la reconnaissance que ce n’est pas la réalité d’aujourd’hui, mais c’est un axe de travail, de développement.

En France, nous avons vécu la laïcité comme libération du cléricalisme. La laïcité suppose que chaque être humain soit capable de se risquer à l’expérience du sens. De ce fait, la laïcité devrait être attentive à  ce qui favorise la spiritualité chez l’être humain. Il ne s’agit pas de demander aux politiques d’être des experts en spiritualité, mais d’avoir une culture qui soit autre chose qu’une culture de la gestion. Deux ans après avoir accédé au pouvoir dans son pays, Vaclav Havel écrivait ceci dans un ouvrage intitulé  Méditation d’été  : «Je suis persuadé que nous ne réussirons pas à édifier un état de droit et démocratique si nous n’édifions pas en même temps – bien que cela ne semble pas scientifique aux politologues – un Etat humain, moral, spirituel et culturel ». Avoir une classe politique cultivée, et pour qui l’éducation spirituelle de l’être humain n’est pas considérée comme une sorte de matière à option : il n’est pas interdit de rêver !
A Démocratie et Spiritualité, nous cherchons à réunir des gens qui sont à la fois  enracinés dans une recherche spirituelle et acteurs dans la société, à quelque niveau que ce soit. Nous ne sommes ni un lieu de spiritualité ni un lieu politique, mais nous souhaiterions être un lieu de confrontation des deux.

La société française, en voulant se libérer du cléricalisme, n’a-t-elle pas en même temps évacué le spirituel?

C’est en effet un peu la question, mais à sa décharge il faut dire que le cléricalisme avait lui-même évacué le spirituel. Nous sommes à la fin de cette guerre, et tout le monde, y compris la majorité des autorités religieuses, se félicite de ce que la religion soit séparée de l’Etat.
Le vrai problème aujourd’hui réside dans l’inculture religieuse. Dans cette ignorance, on vit mal ce rapport du religieux et du spirituel. Parmi les pays européens, nous sommes peut-être l’un de ceux où cette question est la plus refoulée. J’en veux pour preuve tout ce qui se dit aujourd’hui autour des sectes.  On laisse au fisc et à la police le soin de distinguer ce qui serait authentiquement religieux et ce qui est sectaire. C’est tout de même un peu limité comme références.

Vous parliez, au sujet de l’hitlérisme, d’idolâtrie païenne, et de la résistance spirituelle qu’a incarnée Témoignage Chrétien. Ne croyez-vous pas qu’aujourd’hui on est à nouveau – bien que différemment – en pleine idolâtrie païenne ?

C’est pour cela que, malgré la grande difficulté de la tâche, il vaut la peine de se battre pour continuer l’aventure de Témoignage Chrétien. Aujourd’hui, il s’agit de résister contre l’idolâtrie de l’argent à travers la toute puissance des marchés financiers. Elle fait autant de dégâts, à travers les famines, la désespérance sociale, les millions de gens qui se retrouvent au chômage, l’accroissement des inégalités entre pays riches et pays pauvres.
Mon premier éditorial dans Témoignage Chrétien  contenait cette phrase : «Faut-il attendre que les nazis soient à Paris pour comprendre qu’il faut résister spirituellement ?» Il serait grave qu’il faille une catastrophe et que chacun soit menacé directement pour comprendre le devoir quotidien de résistance. Non seulement de résistance mais aussi d’invention d’espaces de liberté, de générosité, de fraternité.

Nous sommes dans une société qui a des fondements chrétiens, mais on ne sent pas beaucoup de protestation contre l’idolâtrie contemporaine. N’y a-t-il pas possibilité de réveiller notre monde assoupi pour qu’il y ait une désolidarisation du jeu social de notre civilisation actuelle qui développe de façon insidieuse une philosophie qui détourne de la spiritualité…

L’exemple que vous venez de citer est révélateur, mais on pourrait en évoquer de plus cruels. Le philosophe Emmanuel Lévinas disait que 90 % des bourreaux d’Auschwitz étaient probablement baptisés et avaient fait leur catéchisme. Ils n’ont pas trouvé dans ce sacrement et cette éducation de quoi résister à l’horreur qu’ils commettaient. Mais il ajoutait : beaucoup de ceux qui ont risqué leur vie pour sauver des juifs étaient des chrétiens. Cela signifie qu’une religion comme fait social et institutionnel ne rend pas automatiquement les gens meilleurs. Par contre, elle peut contribuer à l’émergence de personnes capables de risquer leur vie au nom des valeurs qu’elles assument.
Pour en revenir à l’actualité, les pays les plus riches du monde sont en majorité de culture chrétienne. L’ultralibéralisme actuel, qui dévaste des sociétés entières  par les marchés financiers non régulés suscite des protestations. Les déclarations du pape sont de plus en plus critiques vis-à-vis de ce libéralisme. Mais quelles sont les forces chrétiennes qui aujourd’hui s’y opposent ? La théologie de la libération, critiquée par le Vatican  est une de ces forces par delà les théologies conservatrices. Le théologien conservateur cherche à exorciser les démons, alors que le théologien de la libération s’efforce de démasquer les faux dieux. Le conservateur est attaché à un certain modèle de dieu et donc se préoccupe de l’athéisme. Le théologien de la libération se préoccupe de l’idolâtrie. Le travail spirituel, dans toutes les grandes traditions, est celui de la déconstruction des idoles pour laisser la place à Celui qui nous ne saurions définir sans le nier.
Enfin il faudrait apprendre au chrétien que cette résistance s’exprime à travers sa vie quotidienne, son mode de vie, la façon dont il utilise la télévision, la nourriture, le temps, l’engagement professionnel, la voiture, etc. L’arbitrage qu’on fait entre le temps, l’argent, c’est cela aussi la résistance.

Il y a cette phrase assez centrale dans les évangiles : «Aimez-vous les uns les autres». Or dans le monde économique actuel, dans les entreprises, l’objectif c’est de plus en plus de tuer l’autre. Comment peut-on se dire chrétien et participer à ce jeu de massacre de ce qui est reconnu comme étant la «guerre économique»?

Une des phrases commune à l’Ancien et au Nouveau Testament dit ceci : « La pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle». Il faut revenir à la vision spirituelle de l’être humain sans laquelle on reste dans la sélection naturelle. L’économie actuelle continue la sélection naturelle par d’autres moyens. Aujourd’hui nous sommes techniquement capables de faire en sorte que les gens ne meurent pas de faim. Ce n’est plus un problème de pénurie, mais c’est politiquement que nous ne savons pas gérer la situation. On est en mesure aujourd’hui de répondre aux besoins primaires de l’être humain : ne pas avoir faim, froid, avoir un minimum d’éducation. Si cela ne se fait pas c’est pour des raisons politiques. Les morts que cause le système économique ultra libéral pour n’être pas spectaculaires n’en sont pas moins réels.
Les prophètes juifs reprochaient au peuple d’Israël de n’être pas fidèle à son élection. Je pense qu’il n’y a pas assez de prophètes actuellement pour dire aux chrétiens : «Vous racontez des choses extraordinaires mais vos actes démentent vos paroles ».

Si l’on n’est pas à la hauteur du précepte de l’évangile : «Aimez-vous les uns les autres», n’est-ce pas d’abord parce qu’il n’est pas vécu intérieurement ? Si l’on cherche à savoir pourquoi le système s’est développé de cette façon, n’arrive-t-on pas à ce point central que c’est par absence de cette expérience intérieure ? En fin de compte, ce qui fait défaut c’est une éducation spirituelle, et donc des maîtres spirituels.

La phrase de l’évangile va d’ailleurs plus loin : « Aimez-vous les uns les autres, comme je vous ai aimés ». C’est pour moi la spécificité du christianisme. On a beaucoup brodé autour de la vie du Christ mais sa vie publique, dont nous parlent les évangiles, n’a duré que deux ans et demi. Jésus n’a pas vécu longtemps, il n’est pas un modèle de père de famille, de carrière professionnelle ou religieuse. Il a voulu assumer spirituellement sa tradition religieuse. Ce faisant, il en dévoile les contradictions. Il avait alors deux choix : soit il se mettait à la tête d’un soulèvement à la fois politique et religieux ; soit, ayant démasqué les mensonges et les tartuferies de son temps,  il refusait à la fois le refuge élitiste et la violence révolutionnaire et acceptait d’être éliminé plutôt que de tuer.
Le Christ n’est pas un modèle d’un long cheminement vers la sagesse comme la longévité d’Abraham, Moïse, Bouddha, Confucius, Mahomet ou d’autres en témoigne. Son « passage » rapide dans la société de son temps sonde, comme il le dit, les reins et les cœurs. C’est tellement radical, il touche à quelque chose de tellement fort, qu’on comprend rapidement qu’il s’agit d’une question de vie ou de mort. Ses disciples qui n’ont strictement rien compris de son vivant ne découvrent qu’après sa mort la signification de son message. Cet échec ignominieux, cette déroute générale devient le lieu du chemin spirituel. René Girard a bien montré cela avec son analyse du bouc émissaire. Quand les sociétés vont mal, elles cherchent un bouc émissaire qu’elles chargent du mal-être, le mettent à mort, puis pendant un certain temps retrouvent le calme. Avec le christianisme remarque-t-il,  c’est le bouc émissaire qui détient le sens. C’est après Pâques que se produit la prise de conscience spirituelle, et le christianisme naît de la Pentecôte. Ainsi, on peut recevoir des enseignements, assister à des miracles sans que cela amène à la voie spirituelle.
Lorsque le Christ annonce sa mort prochaine à ses disciples éplorés, il dit ceci  : «Il vous est bon que je m’en aille. Si je ne m’en vais pas, l’Esprit ne viendra pas à vous ». Tant que vous restez dans la fascination du maître, vous oubliez que la source est en vous .Cela est valable pour toutes les religions, tous les maîtres, pour toute pédagogie spirituelle. On a trop parlé de la religion en termes d’appartenance. Les hasards de la naissance font que je suis né dans tel canton de l’univers, que je parle français, que je suis catholique, que j’ai fréquenté tels maîtres. Mais, comme le disait Sartre : « l’essentiel n’est pas ce qu’on a fait de l’homme, mais ce qu’il fait de ce qu’on a fait de lui ».

Il y a une phrase que je relève dans votre livre : «La voie spirituelle de la naissance est indissociable de la voie fraternelle». On reconnaît bien là la position chrétienne classique. Est-ce que la voie fraternelle, reconnaître Dieu en l’autre, est possible s’il n’y a pas eu une expérience préalable de Dieu ?

C’est concomitant. A ce sujet, je voudrais commenter la seule prière que le Christ ait enseignée. A la question : comment faut-il faire pour prier ? il répond en enseignant le Notre Père. Je constate que dans le Notre Père  il n’y a pas le mot Dieu. Quand je dis Notre Père  je reconnais celui que la religion appelle Dieu comme Père. Je me situe donc en situation de filiation, mais ce n’est pas mon père, c’est notre père, c’est-à-dire que je ne peux vivre cette filiation que dans une fraternité universelle. Je ne suis pas fils tout seul, mais dans une fraternité. Pour moi, les trois formes d’idolâtrie consistent à dire «mon Dieu» qui risque de se confondre avec les projections du surmoi, «notre Dieu» qui devient vite le dieu tueur de la race, de la nation, de la tribu, «mon Père» qui risque de définir une aristocratie spirituelle. Réciter le «Notre Père», c’est dire : je suis né, je me reconnais comme le fruit d’un don, d’une grâce, mais cela dans une fraternité . Chercher Dieu et  vivre la solidarité avec tous les hommes sont un seul et même mouvement. En ce sens, le Notre Père  est très subversif.

On comprend bien cela intellectuellement, on le trouve dans le christianisme comme dans toutes les traditions, mais cela peut-il être vécu s’il n’y a pas eu préalablement l’expérience intérieure de Dieu ?

C’est ce que disent les grandes figures médiatiques actuelles de la fraternité chrétienne. L’abbé Pierre ne cesse de rappeler que les  années qu’il a passées au couvent des Capucins ont été fondamentales dans sa vie. Sœur Emmanuelle rappelle que la messe quotidienne est pour elle la source de tous ses engagements. Les grandes figures connues ou moins connues de la fraternité chrétienne,  sont  des aventuriers spirituels.

Ce qu’on voit souvent dans le monde chrétien, c’est une sorte de charité de surface. Je ressens que c’est creux tant qu’il n’y a pas l’expérience intérieure qui fonde cette relation d’amour à l’autre.

Il y a d’ailleurs des phrases terribles du Christ à ce sujet. « Beaucoup me diront ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’est-ce pas en ton nom que nous avons prophétisé ? en ton nom que nous avons chassés les démons ? en ton nom que nous avons faits bien des miracles ? Alors, je leur dirai en face : jamais je ne vous ai connus « (Matthieu 7,22). Il y a une façon d’être religieux qui est la négation du spirituel. Ce n’est malheureusement pas la spécificité du monde chrétien. Le religieux peut donc être la meilleure et la pire des choses. Il peut devenir le moyen de défense le plus absolu pour qu’il n’y ait jamais de spiritualité ; mais il peut être aussi la voie royale vers la spiritualité. Le religieux a été à l’origine de beaucoup d’horreurs et de guerres, mais a suscité aussi des êtres merveilleux et lumineux.

Si on part de ce constat sur la religion et sur la société telle qu’elle est aujourd’hui, vers quoi faut-il aller ?

Notre monde connaît une croissance quantitative de richesses, d’informations mais aussi de fractures individuelles et sociales. Nous avons accès au monde entier par Internet. Le problème c’est qu’il n’y a toujours que vingt-quatre heures par jour. Or, nous sommes tous héritiers de millénaires de pénurie. Pendant des siècles, nos ancêtres ont lutté pour survivre. De même, l’hebdomadaire que je dirige a été créé à une époque de pénurie d’information, alors qu’aujourd’hui nous sommes dans un déluge d’information. Je cite souvent la phrase de René Daumal, grand écrivain et grand spirituel de ce siècle : «je sais tout mais je ne comprends rien». Ce « Règne de la quantité » que stigmatisait René Guénon stérilise toute capacité d’intégration.
On nous enseigne tous les jours le dogme de la croissance. L’être humain est un être vivant et comme tel, croît, à un moment donné s’arrête de croître, jouit de sa maturité, meurt et se transforme. L’idolâtrie moderne voudrait nous faire croire que la croissance est infinie. Quand, dans un organisme, il y a une croissance infinie, cela s’appelle un cancer. Je crois que le monde est aujourd’hui en grand danger parce que certaines de ses parties veulent une croissance à n’importe quel prix, ce qui dérègle l’ensemble. Notre planète est malade du cancer des riches et de l’anémie des pauvres.
La question majeure de nos pays développés, c’est le chômage. Il ne s’agit pas d’une baisse de la richesse. Celle-ci a augmenté en France de plus de 50% depuis l’époque du plein emploi. Il s’agit moins d’une crise du travail que de celle d’un certain rapport historique entre l’emploi et la redistribution de la richesse .Ce n’est pas un problème de pénurie, mais de redistribution de la richesse et du travail. Et par là une redéfinition de notre emploi du temps. La panique actuelle de nos pays développés c’est finalement : qu’est-ce qu’on va faire si on n’est pas toute la journée en train de travailler pour gagner du fric ? Mais à quoi cela sert-il de gagner de l’argent si l’on n’a pas le temps pour en jouir.
Jusqu’à présent l’humanité a été absorbée par sa survie et son but a été la transformation des choses par le travail. A partir du moment où les technologies et la productivité nous libèrent de ce labeur, nous avons en face de nous le vrai travail spécifique de l’homme qui est la transformation de soi. L’évolution de l’humanité dépend maintenant du travail sur soi qu’elle consentira à faire à travers l’éducation, la pensée, la spiritualité, ses relations avec les autres. C’est ce que pressentait Teilhard de Chardin quand il écrivait que nous allions passer de la biosphère à la noosphère.

Aujourd’hui, l’humanité peut technologiquement avoir ce qu’il lui faut pour vivre sans passer tout son temps à travailler pour l’obtenir. Que va-t-elle faire de ce temps libéré : suivre de nouveaux programmes de télévision, se livrer à la frénésie consommatoire, entrer dans la grande dépression que l’économiste Keynes prévoyait pour ses petits enfants ? Nous sommes à un moment de passage où le pire danger serait de ne pas se lancer dans ce que Jean de la Croix appelle « un je ne sais quoi qui se trouve d’aventure « .

Ayant eu l’occasion de publier dans ma jeunesse un travail sur Gaston Berger, je voudrais en terminant citer un de ses propos. Le centenaire de sa naissance est passé inaperçu. Il est vrai que ce philosophe était aussi un chef d’entreprise, un responsable de la Résistance pendant la guerre, un administrateur de l’éducation nationale et un chercheur spirituel. Plus qu’il n’en faut, évidemment, pour rester ignoré des fonctionnaires des expertises. Il écrivait ceci en 1949 :
« Ce n’est pas sur le plan de l’action qu’il faut décider entre Dieu et le monde, car c’est seulement dans le monde que nous pouvons servir Dieu. Mais il faut dire si nous voulons servir l’Absolu dans le monde ou nous servir du monde en faisant de nous-mêmes un Absolu. Ce n’est pas du champ de notre action dont il est question, mais du centre auquel nous entendons tout rapporter ; après le dégagement, il n’y a pas à choisir entre aimer les hommes ou aimer Dieu parce que l’action généreuse est l’expression même du détachement ».