Pâques, ouverture des chemins de Résurrection
Chroniquede Bernard Ginisty du 13 avril 2025
Dans son épître aux chrétiens de la ville de Colosse, l’apôtre Paul écrit : “ vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur ” (1) Il définissait ainsi comment comprendre la Résurrection : accéder à la connaissance n’est possible qu’en gardant le contact avec le renouvellement créateur. Paul annonce ainsi que le réel déborde programmes et idéologies. Il est d’abord événement qui nous arrive et dépasse tout ce que nous pourrions attendre. Il est grâce.Le rôle central occupé par la Résurrection dans la foi chrétienne est de l’ordre de la naissance dans une vie d’homme. Ce n’est pas le résultat d’un « deal », mais un commencement absolu qu’aucune nécessité n’exige. Il n’est pas plus possible de coloniser cet événement que de négocier sa propre naissance. On le reçoit comme une initiative qui nous précède dans la reconnaissance, l’indifférence ou la révolte.La Résurrection manifeste que la force vivante en tout homme est plus radicale que ses peurs, ses échecs, ses enfermements, ses théories et ses dollars. Elle indique, suivant l’étymologie du mot Pâques, que l’aventure humaine se réalise non dans la possession, mais dans le passage.
Dès lors, au lieu de nous consacrer à une croissance sans fin dont la pensée unique économiste nous rebat les oreilles, nous sommes invités à la fécondité. Il n’est pas indifférent que trois des principales maladies de notre temps, la faim, le cancer et l’obésité, soient des maladies d’un manque ou d’un excès de croissance par rapport à la sagesse de lavie. Remplacer l’idée de croissance par celle de fécondité, c’est refuser de faire du monde une continuelle excroissance du moi. C’est prendre conscience que notre accomplissement est de permettre à d’autres de naître et de commencer autre chose que ce que nous avons entrepris au lieu de succomber au mythe de l’éternelle jeunesse qu’entretient la publicité. « La fécondité, écrit le philosophe Emmanuel Levinas, continue l’histoire, sans produire de vieillesse ; le temps infini n’apporte pas la vie éternelle à un sujet vieillissant. Il est meilleur à travers la discontinuité des générations, scandé par les jeunesses inépuisables de l’enfant » (2).
Pour cela, il faut libérer l’hommede l’aliénation économique qui peut prendre deux formes : celle de la misère qui l’empêche de vivre, celle de la soumission à l’impératif de la croissance infinie qui commande de produire et de consommer sans fin. C’est ce que Levinas appelle accomplir une révolution : « Je ne pense pas, écrit-il, qu’on doive définir la révolution d’une manière purement formelle, par la violence ou le renversement d’un ordre donné. Je ne pense même pas qu’il suffise de la définir par l’esprit de sacrifice. Il y eut beaucoup d’esprit de sacrifice dans les rangs de ceux qui suivirent Hitler. Il faut définir la révolution par son contenu, par les valeurs : il y a révolution là où l’on libère l’homme, c’est-à-dire là où on l’arrache au déterminisme économique. Affirmer que le personnel ne se négocie pas, ne donne pas lieu à marchandage, c’est affirmer le préalable de la révolution » (3). Le Passeur de Pâques nous montre que notre plus grande tâche est de transmettre le goût de naître et de commencer, par delà les enfermements mortifères des idéologies de l’avoir, du savoir et du pouvoir.
Le Christ n’est ni la figure de la tranquille possession de soi du sage, ni celle d’une longue et féconde carrière d’un grand fondateur de religions. Sa vie se définit comme Pâques, comme passage, lequel, si l’on me permet ce jeu de mot, n’est “pas sage”. Lorsqu’on lit d’un trait les Évangiles, on ne peut qu’être frappé par l’intensité du rythme. Il ne s’agit pas d’une invitation à se construire laborieusement et longuement un personnage spirituel, éthique ou gnostique pour parvenir à la sagesse, fruit d’une longue vie. C’est une invitation, peu prudente et peu sage, à se risquer au nom de ce Dieu qui se définit, non comme celuides identités et des territoires, mais comme celui qui envoi ses disciples annoncer la « bonne nouvelle » aux quatre coins du monde. La mort infamantesur la Croix termine à peine trois ans de vie publique où Jésus n’a cessé d’affronter les enfermements familiaux, moraux, religieux, carriéristes, nationaux de son époque. Fin dérisoire et échec total si la vie se réduit à un plan de carrière. L’événement fondateur de Pâques conduit à vivre la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien. Or, l’évènement, notre « maître intérieur » écrivait Emmanuel Mounier, ne cesse de nous bousculer. La lumière des matins de Pâques luit désormais par-delà nos ruines, nos échecs, nos déceptions. Non comme une pieuse et vaine consolation, mais comme l’éclatement fécond de ce qui paraissait l’évidence du monde. Elle éclaire cette histoire mystérieuse de la vie, qui, en dépit de tout, sait perpétuellement rebondir.
Suite à l’oratorio Le Messie de Haendel donné en concert, en mars 2011, au théâtre du Châtelet à Paris, se tint un colloque sur le thème du messianisme.Michel Serres, un des intervenants, s’exprima ainsi à propos de la Résurrection : «A cette vie nouvelle, nous préférons toujours le vieux règne répétitif de la comparaison, de la hiérarchie, de la puissance et de la gloire, c’est-à-dire de la mort. Nous ne voulons pas ressusciter. Nous ne croyons pas à la Résurrection, alors que ressusciter veut dire : se délivrer de ses rivalités, sortir de la vieille histoire, d’une société construite sur la mort (…) Ici et aujourd’hui s’ouvre à nouveau le carrefour entre la mort et l’immortalité. D’un côté, nos sociétés de concurrence et de comparaison, de richesses et de misère, de mort, de l’autre, la nouveauté de la Résurrection » (4).
- Epître aux Colossiens 3, 10
- Emmanuel LEVINAS (1906-1995) : Totalité et Infini, éditions Martinus Nijhoff Publishers, 1984, page 246
- Emmanuel LEVINAS : Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, éditions de Minuit, 1981, page 24
- Michel SERRES(1930-2019): Ce Verbe qui ne parle pas. Quatre interventions au théâtre du Châtelet à Paris in Benoît CHANTRE : Figures du Messie, éditions Le Pommier, 2011, page 22. Lors de ce colloque se sont exprimées une certain nombre de personnalités dont, entre autres, René Girard, Michel Serres, Bernard Sichère, Sylvie Germain, Jean-Claude Guillebaud, Florence Delay.
« La vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain » (1).
Chronique de Bernard Ginisty du 2 avril 2025
Dans une tribune parue dans The Guardian et reprise dans le journal Le Monde, Bernie Sanders, figure de la gauche américaine et représentant l’Etat du Vermont au Sénat des Etat-Unis depuis 2007 déplore que Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine : « Nous sommes à un tournant, à un moment crucial pour l’histoire de l’humanité. Nous dirigeons-nous vers un monde plus démocratique, plus juste, plus humain. Ou bien reculons-nous vers l’oligarchie, l’autoritarisme, le colonialisme et le refus du droit international. Les Américains que nous sommes ne peuvent pas rester les bras croisés pendant que Donald Trump met une croix sur des siècles d’engagement en faveur de la démocratie. Nous devons nous battre ensemble pour nos valeurs et coopérer avec celles et ceux qui les partagent dans le monde » (2).
Cette dérive de la démocratie états-unienne avait été analysée dès 2007 par l’ancien vice-président des Etats-Unis, Al Gore, dans son ouvrage traduit en français sous le titre La raison assiégée. Il montre comment la démocratie participative était déjà mise en danger sous la présidence Bush. Plusieurs causes à cela :
– D’abord l’utilisation à outrance de « la politique de la peur » par les dirigeants : « La peur est la pire ennemie de la raison.(…) Nos fondateurs ont rejeté la démocratie directe de crainte que la peur ne submerge la réflexion. Mais ils comptaient fermement sur la capacité d’une « citoyenneté bien informée » à raisonner ensemble de façon à minimiser l’impact destructeur des peurs illusoires ou exagérées. (…) Le véritable leadership consiste à inspirer la capacité de transcender la peur, alors que la démagogie vise à l’exploiter à des fins politiques » (3).
– Ensuite, l’accaparement des richesses par une oligarchie. Sur ce point, AlGore cite ce propos d’Abraham Lincoln en 1864 à la fin de la guerre de Sécession : « Nous pouvons nous féliciter de ce que cette guerre meurtrière touche à sa fin. .Mais je vois dans l’avenir proche une crise imminente qui me fait perdre courage et trembler pour la sécurité de mon pays. En conséquence de la guerre, les entreprises ont été investies du pouvoir et une ère de corruption en haut lieu va s’en suivre, car le pouvoir d’argent de ce pays va tenter de prolonger son règne en jouant sur les préjugés des citoyens jusqu’à ce que toutes les richesses soient entre les mains de quelques uns et la République détruite. Dieu veuille que mes soupçons se révèlent infondés » (4). Plus loin, il reprend le propos d’Alexander Hamilton, premier Secrétaire du Trésor de l’histoire des Etats-Unis : « A mesure que les richesses s’accroîtront et s’accumuleront dans les mains de quelques uns, que le luxe prévaudra dans la société, la vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain ».
-Enfin, la confiscation des outils d’information et de débat par « l’ordre marchand ». « Nos pères fondateurs n’auraient jamais imaginé que la démocratie participative puisse changer au point que le « consentement des citoyens », la source même d’un pouvoir politique légitime dans une démocratie, devienne une marchandise » (5). Le débat d’idées, était fondé sur l’écrit qui permettait « la comparaison la plus complète et la plus libre des opinions contradictoires. La sphère publique fondée sur l’écrit qui avait émergé des livres, brochures et essais de la période de Lumières a fini, en l’espace d’une génération, par nous sembler aussi obsolète que la voiture à cheval ». D’où sa conclusion : « Il se peut bien que le recul de la gymnastique nécessaire à la démocratie – le net déclin de la lecture et de l’écriture – ainsi que le matraquage de nouvelles angoisses au moyen de spots publicitaires et les remèdes de charlatans vantés comme des solutions miracles aient provoqué un désordre immunitaire de la démocratie américaine qui empêche les citoyens de réagir de façon appropriée (…) Nous réagissons démesurément à des menaces illusoires et restons passifs en face des dangers réels » (6).
Milliardaire sans grands scrupules et animateur de jeux télévisuels, Donald Trump incarne, jusqu’à la caricature, la crise de la démocratie américaine. Mais il est très important de prendre conscience que le trumpisme dépasse largement le cadre des Etat-Unis. Il se veut la tête de pont d’un mouvement international, s’appuyant notamment sur les partis d’extrême-droite du vieux continent. Les Européens doivent prendre acte de cette nouvelle situation et résister, pour reprendre le propos de Al Gore, à cet « assaut contre la raison ». Déjà, en 2018, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques écrivait : « S’ils ne réagissent pas, les Européens se trouveront dans la même situation que les pays de l’Est pendant la guerre froide à l’égard de l’Union soviétique : un strict lien de dépendance. Donald Trump souhaite domestiquer les Européens. Son attitude est inacceptable et attentatoire à notre souveraineté. Il est plus que temps de mettre en place une souveraineté stratégique européenne » (7).
- Propos de Alexander HAMILTON (1757-1804), premier Secrétaire du Trésor des Etats-Unis d’Amérique, à propos de sa crainte pour l’avenir de son pays.
- Bernie SANDERS : Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine in journal Le Monde, 26 mars 2025, page 28.
- Al GORE : La raison assiégée, éditions du Seuil, 2008, pages 31-32. Le titre original de l’ouvrage est : The Assault on Reason.
- Al GORE: op. cit. pages 96-97
- Al GORE : op.cit. page 83
- Al GORE : op.cit. page 61
- Pascal BONIFACE : Relever le défi de la menace Trump in journal La Croix, 17 septembre 2018, page 26.
Le « trumpisme » ou la religion du « deal ».
Chronique de Bernard Ginisty du 14 mars 2025
Aucun cinéaste n’aurait pu imaginer mettre en scène ce mélange de brutalité et de vulgarité qui caractérise les premiers mois du pouvoir du « trumpisme ». Cette réduction générale de toutes les valeurs à des « deal », à « coups de com » médiatiques, traduit le naufrage de sociétés pour qui la valeur d’échange prime et relativise toute autre valeur.
L’extraordinaire prophète de notre modernité qu’a été Charles Péguy avait annoncé, il y a un siècle, cette dérive, avec une lucidité étonnante. Je propose à mon lecteur de relire ce texte écrit en 1913 qui éclaire singulièrement notre actualité.
« Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées, non point par des puissances matérielles, mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne, elles ont reculées sur toute la ligne. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure.
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)
Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.
Il a ramassé en lui tout ce qu’il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c’est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger.
Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer.
L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde.
C’est un cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux qui si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté.
De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité.
Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers de cette universelle interchangeabilité.
Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable.
Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout était bassesse et turpitude » (1).
(1) Charles PEGUY (1873-1914): Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). In Œuvres en prose complètes,Tome 3, Editions Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, 1992 pages 1455-1457. Ce texte posthume est un des derniers écrits de Péguy avant sa mort sur le front le 5 septembre 1914.
Rêve européen et rêve américain.
Chronique de Bernard Ginisty du 9 mars 2025
Nous vivons aujourd’hui une des crises majeures du monde occidental avec une fracture de plus en plus béante entre l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique. Dans un récent entretien, Alain Juppé, ancien premier ministre et membre du Conseil constitutionnel analyse ainsi cette situation : « Aujourd’hui, ce que j’appellerais les délires trumpistes conduisent à nous poser un certain nombre de questions. J’ai été profondément choqué par le discours à Munich du vice-président américain, J.D.Vance. Il est venu nous donner des leçons de liberté d ‘expression, alors qu’il défend les intérêts commerciaux des GAFA dans un pays où le président des Etats-Unis choisit les journalistes qui doivent l’interroger. Et s’acoquine avec un régime, celui de M.Poutine, qui embastille ses opposants jusqu’à les faire mourirà petit feu en prison »(1).
Je ne saurais trop conseiller, pour éclairer cette crise, de lire ou de relire un ouvrage écrit il y a vingt ans par Jeremy Rifkin, brillant économiste américain, conseiller à la fois d’un Président des USA et d’un de Président de la Commission européenne. Son titre est le suivant : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peuà l’Amérique dans notre imaginaire(2). Lors de la parution de ce livre en France, il s’exprimait ainsi dans un entretien publié par le journal La Croix : « Pendant de longues années, j’ai pensé à tort qu’Américains et Européens étaient à peu de choses près semblables, en dépit de différences de culture et de style. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ce n’était pas vrai, et que le rêve européen diffère totalement du rêve américain. Depuis deux cents ans, aux Etats-Unis, la société avançait grâceà son rêve de réussite individuelle. Les immigrants affluaient dans cette terre d’opportunité. Nous avions une société de classes moyennes qui se démenaient pour progresser. Mais depuis quarante ans, ce rêve n’a cessé de se détruire. Aux Etats-Unis, ce sujet est tabou. Mais les Etats-Unis se classent 24ème aujourd’hui parmi les pays industriels pour les inégalités (…) Désormais, à peine 51% des Américains croient encore dans le rêve et un tiers n’y croit plus du tout ».
Face à la crise du « rêve américain », il pense que le « rêve européen » peut être mieux adaptéà un monde globalisé. Il le définit ainsi : « Il a sept composantes : le refus de l’exclusion, la diversité culturelle, une bonne qualité de vie qui est la signature même de l’Europe aux yeux du monde, le développement durable dans le respect de la planète, l’équilibre entre le travail et les loisirs, la promotion des droits sociaux et des droits universels de l’homme, la paix. Soyons clair, l’Europe n’est pas encore à la hauteur de son rêve (…) Il peut échouer. Il peut être trop ambitieux, et les jeunes Européens trop faibles pour l’accomplir, honnêtement je n’en sais rien, mais il sera le prototype de ce qui viendra ensuite. C’est une expérience audacieuse » (3).
Les dernières lignes de l’ouvrage de Rifkin sont tout un programme : « Au risque d’en hérisser certains de part et d’autre de l’Atlantique, je suggérerais volontiers que nous partagions certains enseignements. Sans doute devrions-nous, nous, les Américains, être plus disposés à admettre nos responsabilités collectives à l’égard des autres êtres humains et de la Terre sur laquelle nous vivons. Quant à nos amis européens, il ne serait pas inutile qu’ils assument un peu mieux leurs responsabilités personnelles. Les Américains pourraient être plus circonspects et plus tempérés dans leurs perspectives, les Européens pourraient manifester un peu plus d’optimisme et d’espoir. En partageant ainsi le meilleur de nos deux rêves, nous serions certainement mieux armés pour entreprendre ensemble le voyage vers une troisième étape de la conscience humaine.
Le rêve européen offre une lueur d’espoir dans un monde troublé. Il nous invite à accéder à une nouvelle époque de cohésion, de diversité, de qualité de vie, d’accomplissement personnel, de durabilité, de droits universels de l’homme, de droits de la nature et de paix sur terre. On a longtemps dit que le rêve américain méritait que l’on meure pour lui. Le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui » (4). Jeremy Rifkin n’hésite pas à écrire : «Il est une chose dont je suis relativement sûr. Le rêve européen que l’on voit surgir incarne les plus belles aspirations de l’humanité à des lendemains meilleurs. Une nouvelle génération d’Européens porte en elle l’espérance du monde. Cela lui impose une responsabilité bien particulière, qui n’est pas sans rappeler celle que nos propres pères et mères ont probablement éprouvée, il y a plus de deux siècles, au moment où le reste du monde avait les yeux tournés vers l’Amérique comme vers un phare. Espérons que notre confiance ne sera pas déçue » (5).
- Alain JUPPE : Aujourd’hui, l’enjeu c’est celui de notre liberté, entretien dans le journal Le Monde du 8 mars 2025, pages 10 et 11.
- Jeremy RIFKIN : Le rêve européen, éditions Fayard 2005. Jeremy Rifkin, né le 26 janvier 1945 à Denver dans le Colorado, est un essayisteaméricain, spécialiste de prospective (économique et scientifique). Il a aussi conseillé diverses personnalités politiques. Son travail, basé sur une veille et une réflexion prospective, a surtout porté sur l’exploration des potentialités scientifiques et techniques nouvelles, sur leurs impacts en termes sociétaux, environnementaux et socio-économiques. Il est également fondateur et président de la Foundation on Economic Trends(FOET) basée à Washington.
- Jeremy RIFKIN : Le rêve européen est une expérience audacieuse, entretien dans le journal La Croix du 29 avril 2005.
- Jeremy RIFKIN : op.cit. page 492
- Id. page 20
Du « Maître » au « Naître » : chemins vers la seconde naissance.
Chronique de Bernard Ginisty du 7 février 2025
Frère Roger, fondateur de la communauté œcuménique de Taizé, définissait ainsi le sens de son initiative : « Accueillir avec mes frères tant de jeunes à Taizé, c’est avant tout être pour eux des hommes d’écoute, jamais des maîtres spirituels. Qui s’érigerait en maître pourrait bien entrer dans cette prétention spirituelle qui est la mort de l’âme ». Il explicite ainsi ce respect du cheminement spirituel de chacun : « A tout âge, Dieu confie quelqu’un ou quelques uns à écouter, à accompagner jusqu’aux sources du Dieu vivant. De telles sources sont de Dieu, personne ne peut les créer. Qui voudrait s’y employer n’amènerait pas à Dieu, mais à lui-même. Cette attitude a un pouvoir de confusion. Pour l’Évangile, il n’y a pas de maîtres spirituels » (1).
Le jésuite et philosophe Paul Valadier souligne, dans un livre d’entretien, que le danger actuelpour le Christianisme « viendrait plutôt d’une invasion du sentimentalisme, d’une pratique du fusionnel, tellement sensible dans les groupes fondamentalistes ou charismatiques »qui conduit « à une excessive domination des fondateurs ou des directeurs sur les adhérents. Il est sûr à cet égard qu’une valorisation excessive de l’obéissance religieuse laisse trop souvent démuni devant les volontés de puissance, ou tout simplement la bêtise des supérieurs » . Pour éviter ces dérives, Paul Valadier insiste sur la nécessité pour le chrétien, et plus généralement pour tout être humain, d’être capable de vivre dans une tension correspondant à la dualité de notre condition humaine au lieu de la fuir dans un fidéisme non critique ou un rationalisme plat : « La dualité est essentielle à la condition humaine et chrétienne, ne serait-ce que celle de l’homme et de la femme, tellement centrale dans toute société. Ces diverses dualités entre corps et esprit, nature et culture, raison et foi doivent être maintenues et voulues en tant que telles : toute disparitionde l’un des termes aboutità un écrasement de la richesse du réel » . Lorsque, à la fin de l’ouvrage, son interlocuteurlui demande de définir « la pointe du christianisme », Paul Valadier répond ceci : « De manière un peu abstraite, je dirais que le christianisme tient dans cette expression : jamais l’un sans l’autre. Jamais Dieu sans l’homme, jamais l’homme sans Dieu, en Christ d’abord, mais en chacun de nous ensuite, jamais l’homme sans la femme, jamais l’âme sans le corps, jamais le spirituel sans le temporel » (2).
L’errance du peuple d’Israël pendant quarante ans dans le désert constitue l’archétyped’un cheminement spirituel. Il n’a été viable, nous dit la Bible, que grâce à la « manne », un « pain du ciel » qui « pleuvait » chaque jour. La première fois que les fils d’Israël découvrirent ce phénomène « ils se dirent l’un à l’autre manne-hou(Qu’est-ce ?), car ils ne savaient pas ce que c’était » (3).Ils nommèrent alors cette nourriture par cette question ! Pour le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin, « pendant toute la traversée du désert, pendant quarante ans, les enfants d’Israël ont mangé du « qu’est-ce que c’est ? ». Expérience fondatrice où s’est forgé l’apprentissage de la liberté et de la parole. Être libre, c’est pouvoir garder de façon constante une distance par rapport au monde, ne pas être happé immédiatement dans la « toile d’araignée du sens » idéologiquement préfabriquée. Être libre, c’est garder une interrogation devant le monde et être capable de voir en lui, à chaque fois, l’aube qui recommence » (4).
Pour l’apôtre Paul, la Résurrection du Christ ouvre à « l’exode » permettant de passer « du vieil homme à l’homme nouveau ». Dans l’Épître aux Colossiens, il invite à se libérer des éléments constitutifs ce que Marc-Alain Ouaknin appelle « la toile d’araignée du sens idéologiquement préfabriquée ». Bien loin d’asséner sa « maîtrise spirituelle », il ouvre à chacun les chemins de sa liberté spirituelle en mettant en cause les prétentions totalisantes :
– des idéologies: « cette creuse duperie à l’enseigne de la tradition des hommes, des éléments du monde et non du Christ ».
– des abus de pouvoir : « Il a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la Croix ».
– des dévotions chimériques : « Ne vous laissez pas frustrer de la victoire par des gens qui se complaisent dans une dévotion, dans un culte des anges, ils se plongent dans leurs visions et leur intelligence les gonfle de chimères ».
– du ritualisme : « Pourquoi vous plier à des règles comme si votre vie dépendait encore du monde : ne prend pas, ne goûte pas, ne touche pas ; tout cela pour des choses qui se décomposent à l’usage (…) Voilà bien les commandements et les doctrines des hommes. Ils ont beau faire figure de sagesse, religion personnelle, dévotion, ascèse, ils sont déniés de toute valeur »
– des cupidités : « Faites donc mourir ce qui appartient à la terre : débauche, impureté, passions, désir mauvais et cette cupidité qui est une idolâtrie ».
– de l’enfermement dans les identités : « Il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout en tous » (5).
Philosophe, théologien, psychothérapeute, prêtre catholique, Maurice Bellet n’a cessé dans toute son oeuvre d’inviter à des chemins de naissance : « La question est : est-ce que l’Evangile peut paraître comme Evangile, c’est à dire parole inaugurale qui ouvre l’espace de vie ? Le paradoxe est grand, parce que l’Evangile… c’est vieux !Mais peut-être que le temps des choses capitales n’est pas régi par la chronologie ; peut être que la répétition peut être répétition de l’inouï comme, après tout, chaque naissance d’homme est une répétition banale – et, à chaque fois, inouïe » (6). Pour lui, « Ce n’est pas d’être vieux ou récent qui définit le neuf, c’est d’être naissant » (7).
(1) Frère ROGER, de Taizé (1915-2005): Aux côtés des plus pauvres, Presses de Taizé, 2017, pages 143 et 221.
(2) Paul VALADIER : L’intelligence de croire. Entretiens avec Marc Le Boucher, éditions Salvator, 2014, pages 49-50.
(3) Exode : 16,1
(4) Marc-Alain OUAKNIN : Méditations érotiques. Essai sur Emmanuel Levinas, éditions Balland, 1992, pages 69-70.
(5) Épître aux Colossiens : 2,8 à 3,11
(6) Maurice BELLET (1923-2018) : La quatrième hypothèse.Sur l’avenir du Christianisme, éditions Desclée de Brouwer, 2010, page 17
(7) Maurice BELLET : L’Epreuve, éditions Desclée de Brouwer 1988, page 96
Apprendre à assumer fraternellement nos complexités
Chronique de Bernard Ginisty du 15 janvier 2025
Depuis plusieurs années, nous assistons à ce que l’on peut appeler, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Frédéric Nietzsche, à un « crépuscule des idoles » dans le monde catholique. Dès le début de son pontificat, le pape François avait perçu l’émergence de ce moment critique : « Depuis le concile Vatican II, nous avons eu des idéologies révolutionnaires suivies d’idéologies restaurationistes Dans tous les cas, ce qui les caractérise, c’est la rigidité. La rigidité est le signe du mauvais esprit qui cache quelque chose. Ce qui est caché peut ne pas être révélé pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un scandale éclate. Ces dernières années, nous avons vu finir une quantité non négligeable de groupes dans l’Église – des mouvements toujours marqués par leur rigidité et leur autoritarisme. Les dirigeants et les autres membres se présentaient comme des restaurateurs de la doctrine et de l’Église, mais ce que nous apprenons plus tard de leur vie nous dit le contraire. Tôt ou tard, il y aura une révélation choquante concernant le sexe, l’argent et le contrôle des esprits » (1). Jean Vanier, Marthe Robin, les Frères dominicains Philippe, un certain nombre de « bergers » charismatiques et aujourd’hui, l’Abbé Pierre , presque canonisés de leur vivant,illustrent ce propos (2)
Peut-être faut-il s’interroger sur le contexte médiatique, friand à la fois de mise en scène de personnages sublimes et de leur déconstruction. Pour reprendre un alexandrin de Racine dans Britannicus, ils ne méritaient probablement « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Plus fondamentalement, nous avons la tentation de peupler l’histoire et la société d’anges ou de démons pour échapper à notre condition humaine.
Sur ce point Blaise Pascal est un maitre en lucidité pour nous éviter ces dérives: « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu (…) Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. (…) L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Dès lors il prend ses distances avec les dévots des « pères spirituels » comme avec les inquisiteurs, leur demandant de rester « ceux qui cherchent » : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui reprennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant » (3).
En ces temps où trop de responsables et de médiassont en quête de boucs émissaires pour expliquer ce qui va mal, ces propos me paraissent d’une grande actualité. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique qui se veut généreuse.La pensée binaire qui divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu reste une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain. Pour éviter ces impasses, le philosophe Emmanuel Lévinas nous invite à quitter les catéchismes religieux ou idéologiques, pour lesquels à chaque question il y aurait uneseule bonne réponse : « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse qui anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’intervertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force de la casuistique du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux : le Talmud, c’est la lutte avec l’Ange » (4). Cette pensée talmudique pourra nous éviter de peupler notre univers mental d’anges ou de démons, pour nous ouvrir à la grande fraternité des hommes capables de partager humblement leur complexité.
- Pape FRANCOIS : Un temps pour changer. Conversations avec Austen Ivereigh, éditions Flammarion, 2020, pages 84-85.
- Cf Céline HOYEAU : La Trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs des communautés nouvelles, éditions Bayard 2021 ; Conrad DE MEESTER : La fraude mystique de Marthe Robin, éditions Le Cerf, 2020 ; Tangi CAVALIN : L’Affaire. Les dominicains face aux scandales des frères Philippe, éditions Le Cerf 2023
- Blaise PASCAL : Pensées, in Oeuvres complètes de Pascal, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1957, pages 1170-1171
- Emmanuel LEVINAS : L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, éditions de Minuit, x1986, pages 98-99
Au-delà des « cérémonies », jalons pour une société prospective
Chronique de Bernard Ginisty du 9 janvier 2025
La lecture des magazines pourrait nous amener à penser que l’essentiel des réalisations des deux quinquennats d’Emmanuel Macron seraient de l’ordre événementiel et cérémoniel : les Jeux Olympiques et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. D’ailleurs, le Président lui-même, face aux difficultés, invoque souvent ces deux réalisations comme modèle et inspiration d’un vivre et agir ensemble.
Au 20e siècle, Gaston Berger fut un des observateurs et acteurs les plus pertinents de l’évolution de nos sociétés. Ayant mené une carrière de chef d’entreprise puis de professeur de philosophie à Aix-en-Provence, il fut directeur des enseignements supérieurs au ministère de l’éducation nationale. Ces différentes activités l’amenèrent à créer, quelques années avant sa mort accidentelle, le Centre d’Études Prospectives. En effet, tant son expérience de l’entreprise que celle de l’administration l’ont conduit à interroger les outils avec lesquels on prétendait préparer l’avenir : « Les transformations de la situation générale sont si profondes et si rapides que tout est sans cesse remis en question. Il nous faut renoncer à l’idée simple d’une réforme, qui serait la grande, la vraie réforme et après laquelle on retrouverait une longue période de stabilité. A cette représentation périmée, il faut substituer celle d’une série indéfinie de transformations. (…) L’Univers de la tranquillité est certainement derrière nous » (1).
Dans une étude intitulée L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation, Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : « Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies… ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (2).
C’est pour aller au-delà d’une société des « cérémonies », qu’elles se traduisent par un mauvais théâtre de boulevard au Parlement ou la célébration grandiose du patrimoine et des Jeux Olympiques, qu’il promeut une démarche prospective. C’est autour de l’éducation que Berger situe l’enjeu fondamental car la philosophie lui a appris que « c’est le moi plus que les choses qu’il faut mettre en question ». Par-delà les show managériaux, les petits et grands calculs de carrière, les technologies les plus pointues, il y a d’abord à se retrouver comme sujet par les actes fondateurs de l’ironie socratique et de l’engagement éthique : « Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d’un esprit libre. Mais il faut d’abord s’approcher de la liberté » (3). Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d’une adaptation. Au moment où le savoir s’étend vertigineusement c’est à la formation des qualités fondamentales de l’homme que l’on est renvoyé. Remplacer la prévision par la prospective, au niveau de l’homme, signifie qu’au lieu de le préparer pour un avenir dont on ne sait pas grand-chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » et il continue : « Je crois que nous commettrions plus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille » (4). Aux éternels concepteurs de programmes jamais assez complets et aux fabricants de “dispositifs” chers à l’administration française, Berger rappelle « qu’il est urgent de se défendre contre l’accumulation des connaissances, si parfaitement symétrique de l’embouteillage de nos rues et de nos routes » (5).
Tel était bien l’enjeu de l’éducation permanente dont les promoteurs ont été des proches de Berger. Jacques Delors, dans un ouvrage où il cite plusieurs fois Berger dit sa déception du devenir de l’éducation permanente « envahie par la pression de l’économie » e tson regret de la « domination de la formation professionnelle sur la conception générale de l’éducation ». Reprenant le souhait socratique de Berger, il voit le sens de l’éducation permanente dans le fait que « chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle » (6). Alors que la Loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient facteurs d’inventivité en favorisant l’articulation de la formation professionnelle et de l’éducation permanente, il faut bien constater que la plupart des « siégeurs » paritaires professionnels ont le plus souvent méconnu cette ambition : « Je reste sur la douloureuse expérience de l’éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanente et où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, il se sont évadés et ont fui leurs responsabilités » (7). Dans un texte saisissant Berger évoque les étapes d’une philosophie de la formation par rapport à l’évolution du travail : « Nous avons laissé loin derrière nous l’ère de l’esclave, pendant laquelle l’homme était à la fois celui qui fournissait la force motrice et celui qui la dirigeait. Nous avons aussi dépassé le stade du conducteur qui utilisait la force de l’animal ou de la vapeur et s’appliquait simplement à donner au mouvement une direction convenable. Nous sommes en train de dépasser la période du contrôleur qui a seulement pour tâche de surveiller l’exécution du travail, de rectifier les écarts et de parer aux accidents. La machine est de plus en plus capable de se contrôler. Au stade où nous sommes il nous faut des inventeurs, soit pour la recherche fondamentale, soit pour la transformation des vérités scientifiques en règles techniques, soit pour la création administrative ou sociale. Ce sont ces inventeurs que la formation doit promouvoir » (8).
La prospective consiste à détruire la mythologie de l’avenir au profit du sens des responsabilités. Il s’agit pour l’homme de contester la magie contemporaine, quelle qu’en soient les formes (millénarisme, futurologie, catastrophisme, idéologie du sens de l’histoire, scientisme, messianisme…) qui ont en commun de faire croire que l’avenir est un destin et non le fruit de la responsabilité humaine. A la suite de l’écroulement des “lendemains qui devaient chanter communiste”, notre époque, déçue, se laisse aller à l’angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu’il n’a ni règles ni garanties. Mais c’est là une attitude purement négative d’esprits qui, ayant trop misé sur un automatisme de l’histoire ou de la croissance, ressassent leur scepticisme parce qu’ils ont cru trop tôt que « c’était arrivé ». Certes, nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l’histoire. Mais au lieu de rester sur notre sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l’avenir avec une responsabilité sereine et lucide : « L’avenir de l’homme antique devait être révélé. Celui du savant d’hier pouvait être prévu. Le nôtre est à construire par l’invention et par le travail » (9).
Dans un monde où l’invention de soi et du monde devient une tâche universelle, Berger indique la nécessité de saisir constamment l’homme dans sa capacité permanente à naître, et non dans ses désignations et ses répétitions. Nous touchons là un des aspects les plus profonds de la prospective. Berger a été un homme d’affaire, un administrateur, un philosophe, mais aussi un lecteur des grands mystiques universels, aussi bien de Jean de la Croix que des Upanishads (10). À la fin de sa vie, il se rapproche beaucoup de la pensée de Teilhard de Chardin pour qui « le monde n’est pas un monde arrêté, un monde figé, un monde fatigué, il est en pleine transformation » (11). Il ne s’agit pas pour lui de s’évader dans quelque consolation idéaliste pour faire face à l’angoisse d’un monde mouvant, mais de saisir dans cette instabilité même, des possibilités toujours naissantes de création.
Quelques mois avant sa mort accidentelle, il écrivait ceci : « Tout se passe comme si l’humanité n’avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s’éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d’une création continuée. À l’idée de la « chiquenaude » initiale dont les conséquences se dérouleraient automatiquement, il faut substituer celle d’une « aspiration » constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, « l’information » au sens que donnent à ce terme ceux qui s’occupent de cybernétique. Si au lieu d’être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s’accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse. Prendre conscience de cette « inversion du temps » risque de produire un choc. Mais la réflexion doit utiliser la surprise au lieu d’en être déconcertée. Devant un avenir sans assurances, l’inquiétude peut nous gagner. Dans un monde qui se resserre et se précipite, l’agitation et la promiscuité peuvent sembler insupportables. Mais, dans un monde qui s’est ouvert, il y a place pour l’espérance » (12).
Bernard Ginisty
- Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F., 1962, p. 110.
- Id. page 134.
- Id. page 195.
- Id. page 144.
- Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, P.U.F., 1964, p. 226.
- Jacques DELORS : L’unité d’un homme, éditions Odile Jacob , 1994, p. 342.
- Id. page 68.
- Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962, p.117.
- Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, op. cit., page 23.
- Id. pages 98-112
- Id. page 240
- Id. page 236.