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Chroniques 2016

Noël : fête de ceux qui n’ont pas de place dans nos « hôtelleries ».

Chronique de Bernard Ginisty du 20 décembre 2016

 Comment  célébrer Noël alors que se profile, dans l’année qui vient, une « trumpoutinisation » du monde. Les leaders des  deux puissances militaires dominantes, le nouveau président américain Donald Trump et le président russe Vladimir Poutine entendent bien utiliser sans état d’âme le rapport de force dans les relations internationales. On ne peut que déplorer que deux courants issus du christianisme, un certain évangélisme américain et la hiérarchie orthodoxe russe se rangent derrière ces nationalismes.

 Noël célèbre la venue de celui pour qui il n’y avait pas de place dans les ordres établis. Sa naissance a dérangé les compromis politico-religieux de l’époque  et conduit le roi Hérode  à massacrer l’enfance pour conjurer ce surgissement du nouveau qui risquait, à ses yeux, de mettre en cause son pouvoir. Quant’à l’économie marchande, son verdict est clair : pour les gens insolvables, « il n’y a pas de place pour eux à l’hôtellerie » (1). Que reste-t-il lorsque les ordres politique, religieux et marchand vous rejettent, sinon l’hospitalité des humbles et la fuite lorsque les Etats deviennent meurtriers ?

 Noël annonce que le goût de naître est plus radical que la bêtise meurtrière à front de taureau des obsédés de la puissance. C’est une invitation à inverser notre jugement. Ce n’est plus la violence du pouvoir économique et politique qui juge l’exclu. C’est le pauvre qui interroge le monde, c’est l’étranger qui  réveille le sédentaire. Non pour les condamner, mais pour leur révéler que le monde et l’histoire sont plus vastes que le périmètre de leur peur ou de leur confort. Au-delà des théorèmes des experts et du cynisme des riches et des puissants subsiste ce que Péguy appelait « la petite fille espérance ». Cette résistance à l’entropie des mondes clos et des idéologies est tellement subversive que l’économie marchande tente d’ensevelir Noël sous des montagnes de victuailles, de guimauves et bons sentiments.

Depuis Noël, ce sont les plus faibles, les plus exclus, qui ouvrent la voie vers l’avenir parce que ceux qui sont le plus vulnérable obligent à nous tenir dans les commencements de l’humain. Le malaise de la civilisation, le désenchantement du monde, la crise du politique, la fracture sociale, les vagues d’immigrés : autant de drames vécus comme la fin d’un monde. Cette crise majeure peut conduire à se crisper, à mort, sur des identités d’origine tribale, nationale, religieuse. A tous ceux qui vivent ces effondrements et ces dépressions, Noël rappelle que chaque perte d’une sécurité, d’une protection, d’une façon de penser, peut être la chance d’une nouvelle  naissance.

Un jeune couple modeste, dont la femme est enceinte, cheminait sur les routes de Palestine pour obéir à l’ordre de se faire recenser. Au moment où César veut compter les sujets de son empire, ils mettent au monde un enfant dans des conditions très précaires. Ils témoignent qu’au lieu de végéter dans les nostalgies, les déceptions, les rancœurs ou les fantasmes de toute-puissance, il vaut la peine de naître.

Hodie Christus natus est chante la liturgie de Noël : aujourd’hui le Christ naît parmi les exclus, les expulsés, les sans papiers, les réfugiés, tous ceux pour qui « il n’y a pas de place dans l’hôtellerie » de nos conforts nationalistes,  économiques, intellectuels ou religieux.

(1) Evangile de Luc 2, 7

« Le chemin est l’œuvre toujours inaccomplie »

  Chronique de Bernard Ginisty du 12 décembre 2016

           Alors que le chrétien affirme, en célébrant Noël, que le « Messie est venu », la liturgie lui demande, chaque année, à travers le temps de l’Avent, de vivre l’attente de ce Messie. Non pas comme une sorte de jeu commémoratif, mais comme l’invitation à s’ouvrir chaque jour à l’accueil de l’inattendu qui nous arrive. Le Messie n’est pas la bonne réponse à nos questions ou la satisfaction de tous nos désirs. Il n’est pas un capital mis à notre disposition, un savoir supplémentaire pour boucler nos prétendues sagesses. Plus radicalement, il fait éclater nos horizons bornés. Voilà pourquoi la liturgie nous fait relire le grand prophète de l’attente, Isaïe : « Alors, je conduirai les aveugles sur un chemin qui leur est inconnu ; je les mènerai par des sentiers qu’ils ignorent. Je changerai, pour eux, les ténèbres en lumière et la pierraille en droites allées » (1).

Ce texte d’Isaïe sert d’exergue au dernier ouvrage de Maurice Bellet « Un chemin sans chemin », où l’auteur invite chacun à se risquer dans son propre itinéraire, car pour lui, « cette Écriture  ne nous parle aujourd’hui qui si nous risquons notre propre parole. Sinon, c’est de l’archéologie » (2).

Pour Maurice Bellet, la réponse aux questions fondamentales de l’être humain n’est pas une « bonne » réponse d’un catéchisme, mais l’ouverture d’un chemin : « Nos questions seront d’emblée celles qui se posent aujourd’hui aux humains pour la part que nous pouvons entendre. Et nos réponses ? Pas de réponse. Pas de celles en tout cas qui font mourir la question. (…) Car la question, si elle est forte, n’est pas autre chose que l’être humain aux prises avec lui-même et tout ce qui l’entoure. La question devient quête ; à la place de solution, le chemin est l’œuvre toujours inaccomplie » (3).

Maurice Bellet nous invite à rejoindre ce qu’il appelle « l’étrange communauté » de ceux qui ressentent que « quelque chose manque, qui n’est pas ceci ou cela, mais une autre façon d’être humain. Beaucoup sont en recherche de ce nouveau commencement et c’est par là que se tient l’étrange communauté » (4). Il ne s’agit pas de constituer un de ces nombreux clubs critiques sur l’état de nos sociétés. Il s’agit de travailler à des commencements concrets : « La critique ne va au bout d’elle-même que par la création. Sinon, elle continue à dépendre de ce qu’elle critique, elle forme avec lui un ensemble qui va s’enclore en lui-même » (5).

Ce temps de l’Avent nous libère de la fatalité du destin. Il creuse en nous l’ouverture à l’inespéré, à l’inattendu, à l’irruption des gratuités fondatrices qui bousculent les discours des sages et les calculs des moralistes. Il nous invite à ne plus enclore un être humain ou une situation dans un jugement définitif. La démesure de l’attente est celle de la grâce. Elle conteste toutes les évidences dites « incontournables » dans lesquelles nous nous enfermons. Bien loin de nous cantonner dans une passivité irresponsable, cette attente nous conduit à déconstruire les pensées uniques  qui nous enferment.  

 « C’est là notre foi : ainsi peuvent dire ceux pour qui le chemin se reprend sans cesse, car ce qu’ils habitent n’est pas le monde assis en ses pouvoirs et aveugle sur ses folies, ce n’est même pas la prétention d’en finir avec le mal pour s’installer dans l’empire du bien, c’est la marche elle-même, en tant qu’elle ne se résigne jamais à la déshumanisation des humains » (6).

(1) ISAÏE, 40, 16
(2) Maurice BELLET : Un chemin sans chemin, éditions Bayard, 2016, page 92
(3) Id. page 151
(4) Id. pages 72-73
(5) Id. page 155
(6) Id. page 156

Les chemins concrets de l’évolution des sociétés

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 30 novembre 2016.

 

Ces dernières semaines, les médias nous ont longuement entretenu des résultats du scrutin de la « primaire » de la Droite et du Centre en vue de la prochaine élection présidentielle. Les discours des différents prétendants pourraient se résumer en ces quelques mots : « plus réformateur que moi, tu meurs !».  Et c’est sur la nature, l’intensité et le rythme des réformes dont la nécessité n’est contestée par personne que les principaux candidats aux suffrages des électeurs se sont affrontés.

   Depuis le 19ème siècle, deux grandes options  « politiques » ont été  la base des réformes proposées  aux citoyens. L’une, s’appuyant sur l’idée de croissance indéfinie et de la foi dans les capacités des sciences de résoudre les problèmes a conduit à faire accepter le « despotisme éclairé » des experts. L’autre, au nom d’une analyse du sens de l’histoire,  prônait une révolution qui « du passé fasse table rase » afin de construire un monde nouveau. Or, nous devons constater qu’aussi bien la foi scientiste des experts que l’espérance messianique des révolutionnaires ne font plus recette. Au lieu du monde réconcilié par la croissance des richesses ou la dictature du prolétariat, les barbaries sont toujours présentes.

Dans son   ouvrage intitulé La Voie. Pour l’avenir de l’humanité, Edgar Morin développe une analyse qui peut nous aider à inventer de nouveaux paradigmes de l’action publique. Constatant l’échec des promesses tant technocratiques que révolutionnaires, il fait ce constat amer : « Deux barbaries se trouvent plus que jamais alliées : la barbarie venue du fond des âges historiques, qui mutile, détruit, torture, massacre ; et la barbarie froide et glacée de l’hégémonie du calcul, du quantitatif, de la technique, du profit sur les sociétés et les vies humaines » (1).

Face à cette situation Edgar Morin dénonce la faillite de la pensée politique : « La pensée  politique en est au degré zéro. (…) La classe politique se satisfait des rapports d’experts, des statistiques et des sondages. (…) Privée de pensée, elle s’est mise à la remorque de l’économie. Comme le disait Max Weber, l’humanité est passée de l’économie du salut  au salut par l’économie » (2) C’est autour de l’idée de métamorphose qu’Edgar Morin propose une pratique politique qui ouvre des chemins qui échappent à ces barbaries et régénéreraient les capacités créatrices de l’humanité.

Un des plus grands poètes européens, Rainer Maria Rilke, nous invite à quitter les fantasmes violents de la révolution, pour le cheminement concret de la création au quotidien. Méditant sur les conséquences des grands massacres européens de la guerre de 1914-1918, il écrit ceci: « L’intellectuel devrait être a priori un adversaire et un négateur de la révolution, placé comme il est pour savoir avec quelle lenteur s’opèrent tous les changements d’importance durable, à quel point ils sont inapparents et, par leur lenteur même, presque invisibles ; et que l’esprit, dans son travail d’élaboration, ignore pratiquement la violence. (…) C’est à l’avenir que l’intellectuel est une fois pour toutes allié et inféodé, non pas comme le révolutionnaire qui prétend fabriquer du jour au lendemain une humanité libérée (qu’est ce que la liberté ?) et heureuse (qu’est-ce que le bonheur ?), mais plus patiemment, en préparant dans les cœurs ces métamorphoses discrètes, secrètes, tremblantes qui sont seules à pouvoir produire les accords, les ententes d’un lointain plus clair » (3).

(1)   Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, page 29

(2)   Id. page 46-47

(3)    Rainer Maria RILKE (1875-1926) : Lettre du 6 août 1919 à la comtesse Aline Dietrichstein in Œuvres, Tome 3 Correspondance. Editions du Seuil 1976 p. 417-418

« Propreté, sobriété et patience» dans la vie démocratique

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 23 novembre 2016

       La période actuelle est prolixe en  discours convenus qui ne manquent pas de surgir à chaque échéance électorale. Journaux, télévisions, radios se font l’écho d’un déluge de critiques sur l’état de la société et sur l’indigence du programme et de l’action de ses adversaires politiques. J’ai pris l’habitude, lors de chaque élection, de relire Charles Péguy, homme engagé s’il en fut, mais non embrigadé. Relire les Cahiers de la Quinzaine permet de retrouver toute la densité charnelle, intellectuelle et spirituelle que peuvent véhiculer des mots comme « république » ou « démocratie » et de prendre de la distance avec le bavardage des communicateurs. Observant les mœurs électorales de son temps, Péguy écrivait déjà, il y a plus d’un siècle : « D’un bout à l’autre de la France, ce sont les mêmes problèmes qui sont enseignés de la même façon, qui font que tous les esprits finissent d’être coulés dans le même moule, qui font que nous sommes des critiques, que nous savons très bien trouver les points faibles de certaines choses (…) mais que nous ne sommes pas pour autant des inventeurs ».

       Péguy pose la bonne question : l’espace public permet-il à chacun d’être un inventeur ? Plus fondamentalement, comment nos vies personnelles, familiales, sociales, professionnelles peuvent-elles être une invention de soi et non le destin écrit par les maîtres des marchés financiers, les rois de la publicité ou les grands prêtres médiatiques ?

       Fils du peuple et de l’école communale laïque pour qui le peuple n’était pas un thème intellectuel mais une expérience charnelle, Péguy s’est toujours refusé à ce qu’il appelait « une pensée habituée« . Ouvrir un volume de ses oeuvres, c’est retrouver à la fois l’humour ravageur qui déstabilise les  notables enkystés dans leur parti, leur église ou leur université, et un  entêtement d’enfant à vivre et à espérer malgré toutes les difficultés de la vie. Il n’aura alors de cesse de se battre contre ceux qu’il appelle « les curés ». Nous naviguons constamment entre deux bandes de curés, les curés laïques et les curés ecclésiastiques : les curés laïques qui nient l’éternel du temporel et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel  de l’éternel”.

» (1). Militant engagé l’affaire Dreyfus et le parti socialiste, il tonne contre la dégénérescence de la mystique en politique et  la manipulation des mouvements militants par les chanoines prébendés de la politique.

           Rénover la sphère publique, c’est retrouver l’agora faite de la richesse des échanges entre citoyens inventifs et créatifs. Il y a un rapport étroit entre la richesse intérieure de chaque citoyen et celle du débat public. Par delà l’abondance des sondages et des analyses sociologiques, il est urgent de se rappeler avec Péguy : « On ne peut pas sociologiquer ni le génie, ni le peuple » (2). Le renouveau d’une société politique n’est pas le résultat d’un marketing mieux ciblé, mais le fruit d’un accroissement de la conscience et de la responsabilité de chaque citoyen. La démocratie vit du  travail permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble que Charles Péguy définissait ainsi : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité » (3).

(1) Charles PEGUY : Dialogue de l’histoire et de l’âme charnelle in Œuvres en prose complète, Tome 3, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1992 page 668.

(2) Charles PEGUY : Brunetière in Œuvres en prose complète, Tome 2, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1988, page 636.

(3) Charles PEGUY : Cahiers de la Quinzaine, du 5 janvier 1904 in Œuvres en prose complète, Tome 1, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1987, page 1261.

Trump ou le triomphe de la « télé réalité ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 novembre 2016

L’élection d’un « milliardaire », professionnel de la « télé-réalité » à la tête de la première puissance du monde, alors que plus de 80 % des journaux lui tournaient le dos et que la quasi totalité des sondages le donnait perdant a été un choc pour les opinions publiques. Dans une chronique intitulée « le krach de la démocratie » publiée dans le journal Le Figaro, l’essayiste Nicolas Baverez écrit ceci : « Les démocraties entrent dans une nouvelle ère dominée par les hommes réputés forts, par la démagogie, par la recrudescence de l’instabilité et des risques. L’élection de Donald Trump marque le krach de la démocratie. Elle découle de la déchirure du corps politique et social des nations qui a été niée.  Aux Etats-Unis comme au Royaume-Uni, les stratégies d’endiguement de la déflation et de relance ont été efficaces. Mais si les banques et les entreprises ont été sauvées, les hommes ont été perdus, livrés à la colère et au désespoir » (1) Le choc aurait été moins brutal si l’on avait accordé l’attention qu’elles méritent à quelques données chiffrées. Les 1% plus riches américains ont capté 85% de la hausse des revenus intervenue entre 2009 et 2013. Parallèlement, si 26 millions d’Américains bénéficiaient de l’aide alimentaire en 2007, le chiffre est passé à 43 millions en 2016 (2).

Il y a plus de 4 mois, l’écrivain et réalisateur Michaël Moore écrivait ceci : « Un homme m’a interpellé la semaine dernière: « Mike, nous devons voter pour Trump. Nous DEVONS faire bouger les choses! » C’était là l’essentiel de sa réflexion. Faire bouger les choses. Le président Trump sera l’homme de la situation, et une grande partie de l’électorat souhaite être aux premières loges pour assister au spectacle » (3).

Cette substitution du spectacle à un débat démocratique d’argumentations rationnelles avait été déjà analysé en 2007 par Al Gore, ancien vice-président des Etats-Unis, comme le signe d’une décadence de la démocratie américaine. Dans un ouvrage intitulé « La Raison assiégée », il écrit ceci : « Nos pères fondateurs comprenaient  fort bien qu’en Amérique notre forum public serait une discussion continue sur la démocratie. (…) Leur monde était dominé par l’écrit. Il y a plus de quarante-cinq ans que les Américains ne reçoivent plus leurs informations sous forme écrite (…) Ils regardent en moyenne la télévision quatre heures et quarante cinq minutes par jour – c’est à dire quatre-vingt-dix minutes de plus que la moyenne mondiale » (4) Contrairement au débat participatif qui avait résulté de l’invention de l’imprimerie, il y a moins d’échanges d’idées au profit du spectacle : « La profession journalistique s’est transformée en business de l’information, pour devenir peu à peu l’industrie médiatique qui est désormais presque uniquement la propriété des grands groupes » Et Al Gore conclut : « une information assujettie aux règles du divertissement représente un danger pour la démocratie » (5).

Durant la campagne électorale, Donald Trump s’est livré à plusieurs sketches misogynes, homophobes, racistes et agressivement nationalistes. Au soir de son élection, il s’est adonné  à d’autres démonstrations du type « bisounours » avec tous ceux qu’il avait caricaturé. Ce comportement illustre  la réflexion désabusée de l’ancien Vice-Président Al Gore : « De trop nombreux membres de la Chambre ou du Sénat se sentent désormais obligés de passer la majeure partie de leur temps, non pas à débattre consciencieusement des questions posées, mais à collecter des fonds pour acheter des spots publicitaires de trente secondes »  (6).

(1)   Nicolas BAVEREZ : Le krach de la démocratie, journal Le Figaro du 13 novembre 2011
(2)   Guillaume DUVAL : Les faux semblants de la réussite économique américaine, http://www.alterecoplus.fr, 05/10/2016.
(3)   Michaël MOORE : Cinq raisons pour lesquelles Trump va gagner http://www.huffingtonpost.fr/ 26/07/2016
(4)   AL GORE : La raison assiégée (titre original anglais The Assault on Reason), éditions du Seuil 2008, pages 13-14.
(5)     Id. page 26
(6)     Id. page 250.

« L’irréductible intranquillité »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 novembre 2016

 « Aux tranquillisants, je préfère les intranquilles…Peut-être que je vous souhaite d’être un peu dérangés. Tout du moins, je vous souhaite le petit inconfort, la pointe d’impatience, le frémissement qu’il faut pour reprendre la route millénaire qui étire la pâte humaine et la révèle à elle-même. Car l’intranquillité nous voue à rejouer sans cesse, à créer, à recréer » (1). C’est par ces mots que Marion Muller-Collard ouvre, dans son nouveau livre, sa réflexion sur L’intranquillité.

 Dans une société où se multiplient toutes les propositions d’assurances pour « qu’il ne nous arrive rien » et les invocations croissantes au principe de précaution,  Marion Muller-Collard rappelle quel est le Dieu qui l’inspire : « Le Dieu de l’Evangile commence comme nous finissons parfois nos mois : sur la paille. Dépendant, attendant que l’humanité lui fasse crédit » (2). Aux obsédés du principe de précaution, cette mère de famille rappelle que si Dieu arrive au monde comme un nouveau-né, son projet ne peut-être de nous préserver du risque et de l’inquiétude « Avec l’Evangile, comme avec toute naissance, commence l’irréductible intranquillité ». En effet, écrit-elle, « Donner la vie équivaut à donner la mort » (3), puisque seuls ceux qui sont nés « risquent » de mourir !

 On peut passer sa vie et la perdre à chercher tous les moyens d’échapper à l’intranquillité. « Ce qui me permet de suivre aujourd’hui Jésus comme un Maître, c’est précisément qu’il ne promet pas l’évitement du risque. Au mitan de ma vie, je me rallie au scandale de l’Evangile. Je ne suis plus en mesure de suivre quelque système de pensée, de croyance, ni même de système politique qui me réconforteraient de vérités définitives » (4) Ce qui, selon l’Evangile, caractérise le ministère du Christ durant sa très courte vie publique : c’est la marche et la rencontre. Il se présente comme un nomade qui « n‘a nulle part où reposer sa tête » (5) et accepte les rencontres les plus diverses. Le contraire d’une installation dans une carrière ou une religion ! Dans le texte fameux de Dostoïevski, La légende du Grand Inquisiteur,  le représentant de l’ordre théologico-politique,  à qui on a déféré un doux trublion, reconnaît soudainement en lui le Christ. L’Inquisiteur exprime alors la panique de tous les pouvoirs installés et justifie sa condamnation au bûcher par ces mots:   «Pourquoi es-tu venu nous déranger ? »(6).

Bien loin de promouvoir je ne sais quel repli frileux par rapport au monde, le Christ rappelle « qu’aimer signifie supporter une vie durant la contradiction permanente que l’autre introduit dans ma vie et dans mon être » (7). Avant de quitter ce monde, il dit à ses disciples qu’il leur laisse « sa paix » (8). Cette paix, Marion Muller-Colard l’envisage ainsi : « Une paix qui ne soit pas négociation vaine avec le réel. Une paix qui ne soit pas de pacotille, ou feu de paille (…) Une paix qui ne réduit pas nos contradictions mais opère sur elles cette étrange alchimie dans laquelle les contraires cessent de nous tirailler pour simplement nous élargir » (9).

(1)      Marion MULLER-COLARD : L’intranquillité, éditions Bayard, 2016, page 25
(2)      Id. page 55
(3)      Id. page 51
(4)      Id. pages 78-79
(5)      Evangile de Matthieu, 8, 20.
(6)      Fiodor DOSTOÏEVSKI (1821-1881) : La légende du Grand Inquisiteur, Editions Desclée de Brouwer, collection Les Carnets 1993, page 60.
(7)      Marion MULLER-COLARD  op.cit. page 92.
(8)      « Je vous laisse la paix, je vous donne ma paix. Ce n’est pas à la manière du monde que je vous la donne. Que votre cœur cesse de se troubler et de craindre» Evangile de Jean, 14, 27.
(9)      Marion MULLER-COLARD  op.cit. pages 98-99.

Actualité permanente de la Réforme

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 novembre 2016

Pour beaucoup de communautés protestantes, le 31 octobre est le jour de la « Fête de la Réformation » en commémoration de la Réforme protestante. L’intention  de Luther et des réformateurs n’était pas de substituer une Eglise à une autre, mais de ramener  le christianisme à sa pureté évangélique. Ce n’est que face à la fermeture et à la décadence des autorités catholiques de l’époque, qu’ils se sont résolus à créer de nouvelles Eglises. Rappelant que la fête de la Réformation commémore l’affichage  par Luther de ses 95 thèses  et non le jour où il brûla solennellement la bulle pontificale qui les condamnait, le théologien protestant Laurent Gagnebin écrit : « Ce n’est pas, en effet, un acte destructeur qui est à l’origine du mouvement réformateur. Sa source profonde a été et demeure fortement positive. Elle n’est pas d’abord rupture avec l’Église de Rome, mais bien, en profondeur, fidélité première à l’Évangile L’affichage du 31 octobre 1520 se voulait, lui, constructif. Il proclamait dans toute sa force évangélique et sa radicalité libératrice le message central de la grâce, de l’amour premier et inconditionnel de Dieu » (1).

 Plusieurs auteurs protestants comme Marc Boegner ou Roger Mehl ont pensé que le protestantisme pourrait avoir une fonction de « parenthèse » ou « d’intérim » en attendant la Réforme de  l’Eglise universelle. Mais, comme le note avec justesse un grand théologien catholique du 20ème siècle,  Yves Congar, l’Eglise catholique  a toujours besoin de l’interpellation réformée : « Un grand nombre de textes officiels, de déclarations du pape et des évêques sont des exposés où la Parole de Dieu n’est pas interrogée et entendue d’abord comme la source et la norme, l’inspiration et la lumière de ce qui sera dit. On la cite plutôt en illustration. Nous avons encore besoin d’être interpellés par Luther » (2).

 Plus fondamentalement, le pluralisme des Eglises interdit à chacune d’entre elles de s’égaler à la totalité du Corps mystique du Christ. Si le désir d’unité des chrétiens, et plus généralement de l’humanité nous habite, il ne saurait conduire à l’enfermement dans une structure qui se définirait en quelque sorte comme la fin de l’histoire. C’est ce que Congar affirme : « Le caractère « d’intérim » ou de « parenthèse » que Hort, Boegner, Lindbsck attribuent aux Eglises de la Réforme en tant qu’elles sont « séparées » concerne aussi l’Eglise catholique» (3).  Toutes les Eglises sont provisoires et n’ont de sens que comme éducatrices de l’homme à l’accueil de l’Evangile, qui ne peut être que libre et entièrement personnel.

 La Réforme se saurait se réduire à un chapitre de l’histoire du christianisme. Elle est une exigence permanente. Elle est la réponse à la crise plus radicale que les fantasmes totalitaires qui voudraient enclore le royaume de Dieu dans une institution terrestre.  C’est à partir de la crise vécue par le Christ par rapport à sa propre tradition religieuse que le Christianisme est né. Jacques Ellul un des penseurs protestant du 20e siècle écrivait ceci : « Que fait Dieu lorsque, en tant que facteur critique dans l’histoire humaine, il déclenche la crise ? Il brise une fatalité pour rétablir une situation mouvante où l’homme trouvera une possibilité de liberté  » (4). La crise, depuis des lustres, est à la Une des media. Bien souvent, elle traverse nos vies personnelles. Le mot grec crisis signifie le moment de la hiérarchie des critères et des choix. La crise  nous engage donc à sortir d’un certain flou confortable qui nous éviterait ces choix, parfois difficiles. En ce sens, la vie chrétienne est une continuelle « re-formation », une authentique formation permanente à l’écoute de la Parole de Dieu qui, nous dit l’épître aux Hébreux « est vivante, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles » (5) et ne cesse de renouveler la face de la terre.

 

(1)  Laurent GAGNEBIN : La fête de la Réformation in Revue Evangile & Liberté, n°192, octobre 2005.

(2)  Yves CONGAR (1904-1995): Martin Luther, sa foi, sa réforme. Etudes de théologie historique, éditions du Cerf, 1983, page 80. Yves Congar, religieux dominicain, fut un des théologiens catholiques les plus influents du 20e siècle. Il est connu pour ses travaux en ecclésiologie et œcuménisme. Sanctionné par la Curie romaine, il fut réhabilité et nommé expert au concile Vatican II et élevé au cardinalat par le pape Jean-Paul II.

(3)  Id.

(4)  Jacques ELLUL (1912-1994) : A temps et à contretemps, éditions du Centurion, 1981, page 185

(5)  Epître aux Hébreux, 4, 12

Les « Tisserands » du monde qui vient

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 26 octobre 2016

Dans son dernier ouvrage intitulé Les Tisserands, le philosophe Abdennour Bidar développe une réflexion et des propositions concrètes pour «  réparer ensemble le tissu déchiré du monde » (1).  Ce livre part d’un constat : « La volonté de tous les politiques et de tous les intellectuels de continuer à « fabriquer du sens », et à « fabriquer de la civilisation » à la mode du XXe siècle, c’est-à-dire de manière totalement plate, sans horizon de sagesse, mais uniquement à coup de considérations géopolitiques, économiques et sociologiques est un anachronisme flagrant » (2).

Pour notre auteur, toute réflexion pour le renouveau du civisme et de la civilisation doit prendre en compte les trois grandes déchirures que vit l’homme de la modernité : avec son moi le plus profond, avec autrui, et avec la nature. Ce qu’il appelle les « pyramides religieuses », aujourd’hui en crise, ont prétendu traiter ces déchirures. Bien loin de se cantonner aux religions, ces pyramides qui consacrent la division entre des minorités détentrices de l’argent, du savoir ou des cléricatures sont partout : « Laquelle de nos institutions sociales ne fait pas partie de la foule immense des pyramides religieuses ? » (3)  Le chemin est à chercher, non plus dans un nouveau «grand discours », mais dans l’attention portée à tous ceux qui tissent à nouveau le lien social : « Nos grands medias sous-estiment le phénomène. Nos politiques n’en ont cure. Notre système économique injuste, fondé sur le profit, n’en a pas encore compris la menace pour lui. Mais déjà, un peu partout dans le monde commencent à se produire un million de révolutions tranquilles. J’appelle Tisserands les acteurs de ces révolutions » (4)

Ces inventeurs d’une autre façon d’habiter le monde,  on les trouve, entre autres,  chez « Les Colibris » initiés par Pierre Rahbi ou ces « Créatifs culturels » qui se donnent pour but de restaurer la qualité de tous les liens endommagés ou rompus (5). Pour favoriser la mise en réseau de ces créations sociétales, Abdennour Bidar a créé, Sésame, un centre  de culture  et de recherche spirituelles  « ni universitaire, ni religieux où nous proposons d’explorer, partager, réinventer le spirituel de notre temps » (6).

Il s’agit, écrit-il,  « de faire converger, de manière féconde, le maximum de souci de soi avec le maximum de sens du collectif » (7). Pour cela, il convient de dépasser les époques où les religions séparaient le sacré du profane. Cette division n’a pas de sens dans la mesure où ce que nous considérons comme « sacré », loin d’être séparé, se joue dans le profane. Abdennour Bidar cite la charte de l’association Démocratie et Spiritualité pour illustrer sa vision post-religieuse du spirituel  qu’il propose à tous les Tisserands d’un nouveau monde: « Le spirituel : ce qui fait appel à l’intériorité de l’homme, lui fait refuser l’inhumain, l’invite à s’accomplir dans une recherche de transcendance et à donner du sens à son action, le met à l’écoute des autres et le porte à donner, échanger, recevoir » (8).

(1)          Abdennour BIDAR : Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde », éditions LLL Les Liens qui Libèrent, 2016).

(2)          Id. page 119

(3)          « Partout des tours vertigineuses, partout des gratte-ciel, partout une hiérarchie ouverte ou discrète qui élève au-dessus de tous les autres la petite élite de ceux qui détiennent jalousement le capital, le pouvoir ou le savoir. Le vocabulaire change, les costumes et les symboles aussi, mais la structure reste la même. Nous ne sortirons pas des ères religieuses avec des institutions qui n’en modifient que l’apparence tout en perpétuant leur fond » Id. page 140.

(4)          Id. page7

(5)          Cf. Les Créatifs Culturels en France, éditions Yves Michel 2006

(6)          www.centre-sesame.com <http://www.centre-sesame.com>

(7)          Abdennour BIDAR, op.cit. page 168

(8)          Id. page 29. Voir le site de l’association : www.democratieetspiritualite.org

L’éthique dans la cité

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 19 octobre 2016

L’éthique est à l’ordre du jour. Devant l’échec des promesses non tenues ou des crises qui n’en finissent pas, beaucoup d’hommes politiques changent de registre et passent de l’analyse des questions concrètes à l‘exhortation des citoyens à la vertu. Les comités d’éthique sont désormais institutionnalisés dans quantité de domaines : hôpitaux, entreprises, collectivités diverses.  Peut-être conviendrait-il de réfléchir pour savoir si cet appel à l’éthique n’est que l’aveu indirect d’une impuissance à traiter les problèmes ou bien  un réel changement de paradigme pour la compréhension de la vie des hommes en société.

Emmanuel Levinas a placé l’éthique au cœur de sa philosophie. Pour lui, elle ne consiste pas à distribuer souverainement des labels pour classer et gérer  les êtres humains au nom d’un savoir supérieur du bien et du mal. La Bible nous dit d’ailleurs que  cette volonté de maîtrise fut le « péché d’origine » de l’humanité. Pour Levinas, « L’éthique, c’est lorsque non seulement je ne thématise pas autrui ; c’est lorsque autrui m’obsède ou me met en question. Mettre en question, ce n’est pas attendre que je réponde ; il ne s’agit pas de faire réponse,  mais de se retrouver responsable » (1).

L’éthique n’est donc pas le petit manuel du principe de précaution adapté aux différents secteurs de la vie sociale. Elle n’est pas un jugement porté sur les personnes, mais un appel à  la responsabilité. Paul Ricoeur définit l’éthique par trois composantes : « la visée de la vie bonne, avec et pour les autres, dans des institutions justes ». Elle est une veille permanente pour que les différentes institutions de la cité ne se transforment pas en fin en soi, c’est-à-dire en idoles, mais restent en permanence au service de l’humanisation de chacun, et d’abord des plus exclus. Si jugement il y doit y avoir, ce sera celui de « la fin de temps » que l’évangéliste Matthieu met en scène (2). Ce jugement ne porte pas sur le nombre d’adhérents aux Eglises, les subtils états d’âme atteints ou la fraternité abstraite des grandes idéologies Mais sur ces gestes fondateurs de tout commencement d’humanité : nourrir l’affamé, vêtir celui qui est nu, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier. C’est dans l’humus de cette quotidienneté que se trouve le chemin d’humanité.  

L’éthique qui ne se dévoie pas en moralisme au service des pouvoirs consiste à ratifier ce qui est naissant en autrui, l’humble désir d’exister et de partager le pain.  Au rebours de la récupération moraliste de l’éthique par trop  de gens de savoir et de pouvoir, elle se retrouve dans cet appel de l’écrivain Christian Bobin à : « l’esprit d’enfance toujours neuf. Repars toujours aux débuts du monde, aux premiers pas de l’amour » (3).

(1)   Emmanuel LEVINAS : De Dieu qui vient à l’idée Editions Vrin, 1986, page 156.

(2)   Evangile de MATTHIEU : 18, 1 à 5

(3)   Christian BOBIN : Le Très-bas. Editions Gallimard, 1992, page 112

« Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 12 octobre 2016

Paul Ricoeur, un des plus grands philosophes français du vingtième siècle, a toujours voulu habiter à la fois l’exigence critique du philosophe et la conviction venue de son appartenance à une communauté ecclésiale. Pour lui, écrit-il, « la critique ne sera pas d’un côté et la  conviction de l’autre : dans chacun des champs qui seront parcourus, je tâcherai de montrer qu’il y a, selon les degrés différents, un alliage subtil de la conviction et la critique » (1) Voilà pourquoi il a été à la fois enseignant dans de prestigieuses universités françaises et américaines mais aussi intervenant dans des communautés ecclésiales.

En publiant aujourd’hui un de ses essais inédits regroupant trois textes issus d’une conférence donnée en 1967 à la paroisse protestante d’Amiens, Olivier Abel, président du Conseil scientifique du Fonds Ricoeur, nous offre, selon ses mots, « une réflexion rare sur le rôle d’une communauté confessante au cœur d’une société désenchantée qui reste d’une troublante actualité ». Pour Ricoeur, le christianisme est originairement transgression  de la frontière entre le sacré et le profane. Or, note-t-il, « le christianisme né d’une subversion contre la religion a reconstitué un sacré objectif et réinventé la vieille opposition du religieux et du laïc dans une série d’objectivations » (2). Ce constat l’amène à affirmer trois thèses qu’il va développer : Le dialogue du croyant et de l’athée n’est plus un dialogue avec un autre, mais le dialogue de chacun avec soi-même. La critique externe de la religion qui est « démystification » doit être intégrée au mouvement de la foi qui est « démythologisation ». Démystification et démythologisation sont les chemins vers le sens (3).

Pour Ricoeur, « il faut l’existence d’une communauté confessante pour vivre intégralement la lutte de la religion et de la foi. Je ne pense pas que la foi puisse exister hors d’une reprise et d’une correction indéfinie du véhicule religieux. Dès l’origine, la loi d’Israël est une lutte contre la religion, par et dans la religion. (…) Le culte de l’église, plus radicalement encore, est le lieu où la religion meurt sans fin, où cette mort est vécue comme une autosuppression. Sans le culte de l’église, la mort de la religion n’est plus que platitude » (4).

Ces « communautés confessantes » ne sont pas au service de « reliques » du passé, mais d’une parole qui est un événement : « La pente de la religion, c’est la relique. La relique est un débris de l’objet primitif, qui traverse le temps, sans être usé et sans être détruit, qui traverse l’histoire telle qu’elle était à l’origine et vient jusqu’à nous. La parole ne peut pas devenir une relique, car elle survit par l’interprétation, la réinterprétation constante. (…) La parole est toujours un événement mourant et disparaissant » (5).

Pour Ricoeur, le noyau de la foi, c’est « découvrir qu’il n’y a pas autre chose dans ce que nous appelons révélation que l’origine d’un mouvement qui me porte vers l’autre, et qui va m’amener à transgresser constamment toute légalité institutionnelle qui voudrait survivre à cet événement, et se durcir pour devenir une « boutique » et se nourrir d’elle-même » (6).  On comprend alors qu’il définisse ainsi notre aventure d’hommes d’aujourd’hui : « Nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’ont pas fini de faire mourir les idoles et qui commencent à peine d’entendre les symboles » (7).

(1)     Paul RICOEUR (1913-2005) : La critique et la conviction. Entretien avec François Azouvi et Marc de Launay, éditions Calmann-Lévy, 1995, page 11
(2)     Paul RICOEUR : Plaidoyer pour l’utopie ecclésiale, éditions Labor et Fides, 2016, page 21
(3)     Id. page 27
(4)     Id. page 30
(5)     Id. page 85
(6)     Id. pages 86-87
(7)     Paul RICOEUR : De l’interprétation, essai sur Freud, éditions du Seuil, 1965, page 36.

« Le salut a commencé par la base »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 5 octobre 2016

Dans la préface à la réédition des Ecrits sur le personnalisme d’Emmanuel Mounier, Paul Ricœur analyse comment ce personnalisme auquel il a été très attaché a été emporté dans la débâcle de ce qu’il appelle « la constellation des –ismes ». (1) Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, Ricœur ouvre une nouvelle voie à la réflexion : « Comment parler de la personne sans le support du personnalisme ? (…) Nous avons appris d’Eric Weil (2) que toutes les catégories nouvelles naissent d’attitudes qui sont prises dans la vie et qui, par la sorte de précompréhension qui leur est attachée, orientent la recherche de nouveaux concepts ».  Cela le conduit à repérer ce qu’il appelle « une attitude personne » qu’il caractérise par trois critères distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités… Face à cet intolérable, l’engagement  devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et   politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant ».

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin lorsqu’il propose de remplacer l’idée de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation (de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité). On ne peut en prévoir les modalités ni les formes : tout changement d’échelle entraîne un surgissement créateur. (…) Nous ne pouvons concevoir encore le visage de la société-monde qui se dégagerait de la métamorphose » (3).

Dès lors, au lieu de chercher à enclore l’être humain dans des savoirs qui prétendraient l’expliquer, il s’agit de travailler à réveiller en lui ses capacités créatrices et de participer à ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose » qu’Edgar Morin caractérise ainsi :

« Notre époque devrait être, comme le fut la Renaissance, et plus encore qu’elle, l’occasion d’une reproblématisation généralisée. Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Nous en sommes au stade des préliminaires modestes, invisibles, marginaux, dispersés. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Mais tout ce qui devrait être relié est dispersé, séparé, compartimenté. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, nulle administration ne le dénombre, nul parti n’en prend connaissance. Mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base (4).  

(1)     Paul RICOEUR  (1913-2005) : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Ecrits sur le personnalisme. Editions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14. « L’idée d’un règne à trois : « personnalisme-existentialisme-marxisme », si souvent tenue par Mounier comme caractéristique durable d’une époque, prend aujourd’hui figure d’illusion ».

(2)     Eric WEIL  (1904-1977) : philosophe français émigré d’Allemagne à l’accession d’Hitler au pouvoir en 1933

(3)     Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. Editions Fayard, 2011, pages 32-33

(4)      Id. page 34

Le chemin non totalitaire vers l’infini de l’humain.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 29 septembre 2016

           En 1986, le pape Jean-Paul II initiait à Assise une première rencontre des représentants des  religions et des sagesses autour du thème de la paix. Depuis, cette manifestation s’est régulièrement renouvelée et la cinquième s’est tenue du 18 au 20 septembre dernier. On  pourrait penser que ces rassemblements visent à constituer une sorte d’union sacrée des religions, face à la déferlante d’une sécularisation     croissante des sociétés modernes. Or, il s’agit, bien au contraire, d’inviter tous ceux qui se réclament d’une démarche religieuse à     devenir, dans le monde, des artisans de paix. Dans son discours de clôture, le pape François s’est exprimé ainsi : « La prière et la volonté de collaborer engagent une vraie paix qui n’est pas illusoire : non pas la tranquillité de celui qui évite les difficultés et se tourne de l’autre côté, si ses intérêts ne sont pas touchés ; non pas le cynisme de celui qui se lave les mains des problèmes qui ne sont pas les siens ; non pas l’approche virtuelle de celui qui juge tout et chacun sur le clavier d’un ordinateur, sans ouvrir les yeux aux nécessités des frères ni se salir les mains pour qui en a besoin. Notre route consiste à nous immerger dans les situations et à donner la première place à celui qui souffre ; d’assumer les conflits et de les guérir de l’intérieur ».

            C’est donc au travail très concret de construire la paix auquel sont invitées les traditions religieuses dans leurs diversités. Et François envisage quatre étapes  dans cet itinéraire: le pardon mutuel, l’accueil à la différence qui ne soit pas une tolérance polie, mais un réel intérêt à ce qu’apporte l’autre, la collaboration concrète au service des hommes et le développement d’une éducation à la culture de la rencontre. Pour cela, toutes les traditions religieuses doivent « se libérer des lourds fardeaux de la méfiance, des fondamentalismes et de la haine » (1).

       L’universalité de la grâce invite chacun à recevoir et assumer ce qu’il a d’unique et non à rêver de conquêtes institutionnelles. Nous sommes tous fondamentalement minoritaires. L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents, en cela “ fils d’un même Père ”. C’est ce que déclarait le Pape François à Assise : « Nous n’avons pas prié aujourd’hui les uns contre les autres, comme c’est     malheureusement arrivé parfois dans l’histoire. Sans syncrétisme, sans relativisme, nous  avons en revanche prié les uns pour les autres ». Dans son magnifique commentaire de l’Evangile de Jean, le poète Jean Grosjean écrit : « L’illusion de Babel était de croire obtenir la clarté du ciel par quelque espéranto, mais l’intervention révélatrice du ciel a été de     renvoyer chaque tribu à ses propres syntaxes. Car l’humain n’approche du divin que par des particularismes » (2). Il nous appartient de vivre notre singularité grâce à laquelle nous ne sommes pas des clones, non comme une frontière pour convertir ou exclure, mais comme une vocation à rencontrer, voire susciter, d’autres identités particulières. La fraternité entre des  hommes assumant leur singularité apparaît alors comme le chemin non totalitaire vers l’infini de l’humain.

 (1) Pape FRANCOIS : Jamais le nom de Dieu ne peut justifier la violence, extraits

     du discours du Pape François prononcé à Assise le 20 septembre 2016 in journal

    La Croix du 21 septembre  2016, pages 2 et 3.  

(2) Jean GROSJEAN : L’ironie christique. Commentaire de l’Evangile selon Jean, éditions Gallimard 1991, page 17.

De la « coquetterie de l’impossible » à « l’art du possible ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 22 septembre 2016

Dans une époque où la France s’interroge sur son identité, connaît la peur du déclassement et doute de la capacité des hommes politiques à faire face à cette situation, le petit ouvrage publié sous la direction d’Éric Fottorino, écrivain et journaliste qui a dirigé le quotidien Le Monde de 2007 à 2011, intitulé Le malaise  français (1), me paraît d’une grande utilité. Constitué de communications ou d’entretiens  avec des écrivains, des journalistes, des universitaires, des responsables économiques et politiques, il ouvre des espaces multiples  à la réflexion et à l’action.

Un des fils conducteurs de ce désenchantement est analysé ainsi par l’écrivain Christian Salmon : «  La scène politique a acquis avec l’explosion d’Internet et les chaînes d’info en continu le caractère d’une danse macabre au cours de laquelle l’Homo politicus se dépouille un à un de ses pouvoirs, de ses attributs, de son prestige, de sa majesté et perd jusqu’à sa dignité… (Berlusconi, DSK, Sarkozy, Hollande) (…) L’incarnation de la fonction présidentielle a cédé la place à l’exhibition de la personne du président » (2).

Cette théâtralisation de la fonction présidentielle, orchestrée par les médias, va de pair avec le progrès de  ce que le sociologue Robert Castel  appelle « l’insécurité sociale » définie ainsi par la sociologue et politologue Nonna Mayer : « Le passage à la société postindustrielle, puis la fin de la croissance sont venus brouiller les frontières de classe. Le chômage de masse a fragilisé le monde ouvrier. Les inégalités de revenus ont augmenté, aggravant le décalage entre riches et pauvres. Des formes de travail atypiques sont apparues, des boulots précaires mal payés, assortis d’une faible promotion sociale.(…) Un nouveau clivage oppose ces « outsiders » sans statut aux « insiders », favorisant chez les premiers une désaffection croissante à l’égard de la politique, des partis et des syndicats, vus comme privilégiant les « insiders » (3).

Dans cette situation, aucune institution, aucun parti politique, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs universelles pour lesquelles il vaut la peine de prendre des risques. D’avoir cru que de simples appartenances pouvaient nous en dispenser conduit au marasme. Il n’y aura de renouveau que par la mise en réseau de la capacité réflexive  et militante des citoyens. C’est l’enjeu même d’une société démocratique comme l’expliquait le philosophe, économiste et psychanalyste Cornelius Castoriadis :

« On peut dire qu’une société démocratique est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens, et qu’elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l’activité lucide et à l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels« (4).

L’avenir ne sera fait ni de la répétition ni de la rancœur du passé, il est ce que nous allons commencer ensemble. Alors peut-être que le rêve de l’écrivain Erik Orsenna se réalisera : « Je rêve d’une France qui se donne le courage de la vérité. Courage +vérité = fraternité. Le politique, c’est l’art du possible et non la coquetterie de l’impossible » (5).

(1)            Eric FOTTORINO (sous la direction de) : Le malaise  français. Comprendre les blocages d’un pays, éditions le 1/Philippe Rey, 2016. Avec les interventions de J.M.G. Le Clézio, Michel Rocard, Etik Orsenna, Adèle Van Reeth, Alain Finkielkraut, Robert Solé, Gaspard Koenig, Christian Salmon, Henry Hermand, Pierre Nora, Laurent Greilsamer, Alexandre Jardin, Daniel Lebègue, Marcel Gauchet, Natalie Mons, Christian Baudelot, Irène Frain, Aurélie Trouvé, Nonna Mayer, Christophe Guilluy, Jean Peyrelevade, Eloi Laurent, Jérôme Clément.

(2)            Id. page 35.

(3)            Id. page 75

(4)            Cornelius CASTORIADIS (1922-1997) : La montée de l’insignifiance   Editions du Seuil, 1996 p.72. Il a été, avec Claude LEFORT, fondateur du groupe Socialisme ou Barbarie.

(5)            Eric FOTTORINO, op.cit., page 19

« Méditations d’été » sur des « universités d’été »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 15 septembre 2016

La période de fin des vacances est chaque année fertile en manifestations, organisées par les mouvements politiques, qu’il est convenu d’appeler des « universités d’été ». Le mot « université » est peut-être audacieux pour caractériser le contenu de ce genre de rencontres qui, par ailleurs, marquent inéluctablement la fin de l’été ! Elles ouvrent la saison du spectacle politicien : petites phrases assassines, embrassades d’un soir, disputes du lendemain, réconciliation du surlendemain. Tout cela fait certes les délices des gazettes, surtout en cette période de « primaires » en vue de l’élection présidentielle. Seuls les acteurs ne semblent pas s’apercevoir que le spectacle amuse de moins et moins et que la salle se vide. Ce que traduit, à chaque scrutin, la montée régulière de l’abstention.

Ces remarques ne sont pas une invitation au retrait dans sa tour d’ivoire et à la désertion du champ politique. D’autant plus que, si nous l’abandonnons celui-ci nous rattrape toujours et souvent de la pire façon. Aristote a défini l’homme comme un animal politique. Ce n’est certes pas pour le vouer au destin de ce que l’ancien premier ministre Raymond Barre appelait « le microcosme ». Mais pour lui rappeler qu’il n’a pas de destin solitaire. C’est ensemble que nous construirons un monde meilleur ou laisserons les forces toujours renaissantes de la barbarie submerger ce que nous croyons, imprudemment, des acquis définitifs. Le 20E siècle aura été terriblement éloquent à ce sujet.

Aux grandes émotions succèdent souvent des lendemains blêmes. Et le meilleur moyen d’éviter les « gueules de bois », c’est de sortir des « langues de bois » qui procurent le confort de clivages faciles. Un personnage médiatique, des réunions de militants, des grandes déclarations journalistiques peuvent être à l’origine d’un ébranlement personnel. Mais l’essentiel reste à faire, c’est-à-dire le cheminement quotidien dans la complexité des choses et la lutte contre la résignation. Il y a un confort de l’émotion, comme il y a un confort de la critique. Il est donc aussi vain de s’abandonner sans retenue aux émotions militantes que de s’enfermer dans un repli critique et désabusé.

Vaclav Havel, dissident sous le régime communiste avant de devenir chef d’Etat, a tenté de faire de la politique ce qu’il appelait une manifestation de « la vie dans la vérité ». Dans un ouvrage intitulé Méditations d’été écrit pendant son mandat présidentiel, il écrit ceci : « En dépit de la misère politique à laquelle je suis quotidiennement confronté, je suis profondément persuadé que la politique n’est pas une « sale affaire » dans son principe. (…) J’admets qu’il s’agit d’un domaine qui peut mener plus facilement que d’autres aux indécences et qui par conséquent exige plus de ceux qui s’y consacrent » (1). Pour lui, « elle est une lutte dans laquelle ne sont pas seulement engagés les gens bons (parmi lesquels, je l’avoue, je me compte) contre les mauvais, les gens honnêtes contre les malhonnêtes, les gens qui pensent au monde et à l’éternité contre ceux qui ne pensent qu’à eux-mêmes et au moment présent. Cette lutte se déroule en chaque homme. C’est, au fond, la lutte qui fait d’un homme un vrai homme et de la vie, la vraie vie » (2)

Trop de médias voudraient nous faire croire que la politique serait une affaire de tueurs, de faiseurs, de gestionnaires de clientèles, de petits machiavels libérés de tout problèmes de conscience. Havel nous rappelle qu’elle est d’abord une discipline de l’art de vivre et relève d’un certain esprit de résistance spirituelle : « Il se peut que je sois déjà assommant, mais je ne peux que le répéter : sans bonne foi, sans courtoisie, sans mesure, sans goût de la justice, sans sens des responsabilités, amour de la vérité et amour du prochain, toutes les règles et les institutions politiques sont des objets morts et sans valeur, comme un ordinateur ou un téléphone s’il n’y a personne qui sache s’en servir »(3).

(1) Vaclav HAVEL (1936-2011) : Méditations d’été, éditions de l’Aube, 1992, page 14

(2) Idem, pages 148-149

(3) Idem, page 152

En quête de radicalité

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 8 septembre 2016

Étrange période que la nôtre. Une sorte de doute généralisé et d’absence de signification se répand dans les opinions publiques. On ne peut plus prolonger indéfiniment des courbes de croissance, on ne peut plus rêver d’une augmentation sans fin d’une consommation universelle qui va de pair avec des désastres écologiques, on ne peut plus continuer de demander aux institutions et aux politiques de faire les évolutions et d’avoir les comportements responsables auxquels nous nous refusons.

Cette panne du sens d’un monde orphelin des grandes idéologies mobilisatrices conduit à rechercher de la radicalité, c’est-à-dire un sens fondamental qui permettrait enfin de se doter d’un socle de certitudes pour irriguer de nouveaux modes de vie personnels, politiques, sociaux. Cette quête conduit trop souvent à se ruer dans des impasses les plus diverses : financiarisation de l’espace public, retour agressif à un identitaire nationaliste ou religieux, rage destructrice de jeunes de banlieues sans perspectives, guerre contre ceux qui incarneraient le mal. Ces dérives ont un point commun : elles oublient que l’évolution de notre monde suppose que chaque point du réseau mondial, et d’abord nous-mêmes, devienne plus conscient, plus intelligent, plus altruiste. Nous avons à inventer aujourd’hui du sens, de la solidarité là où nous sommes. Or ce travail suppose qu’on échappe à la dictature de l’effet d’annonce et du temps court que les médias imposent de plus en plus aux hommes publics et à nos sociétés. C’est le diagnostic porté par Michel Rocard, décédé il y a quelques mois, dans un entretien avec Eric Fottorino : « Nous sommes dans une crise qui est d’abord celle de la pensée. Le monde des medias a concouru à ce que l’humanité cesse de penser. Point ! Prenez le monde de la recherche et de l’université réputé sérieux. Tous les chercheurs, dans leurs disciplines, analysent et maîtrisent fort bien les données de leur matière. Mais dès qu’ils sortent de leur alimentation intellectuelle quotidienne, pour le reste, ils sont informés par les medias. Donc leur connaissance de tout le reste tient au temps court, donc ils ne comprennent rien et profèrent autant de sottises que les autres. D’où l’imbécillité qu’il y a à faire parler des scientifiques sur tout et sur rien. La première fois que j’ai écrit sur ces questions, en 1987, je n’étais pas encore devenu Premier Ministre. Si j’avais eu cette expérience, j’aurai été bien plus sévère, sauvage » (1).

Nous avons à inventer aujourd’hui du sens, de la solidarité là où nous sommes.  Le développement des sociétés modernes n’a été possible qu’à partir du terreau d’une lente et longue éducation à quelques valeurs éthiques unanimement partagées. La radicalité n’est pas dans le cri, l’enfermement institutionnel, la diabolisation de l’autre, l’embrigadement dans des milices qui se déclarent porteuses du « bien » mais dans le travail spirituel et politique quotidien sur nos modes de vie, nos systèmes de pensée et nos valeurs.

(1) Michel ROCARD : Les déviants politiques sont nécessaires. Entretien du 3 décembre 2014 avec Eric FOTTORINO in Le Malaise français. Comprendre les blocages d’un pays, éditions Le1 Philippe Rey 2016, pages 11-16

« La démocratie et l’Évangile ne peuvent vivre qu’en milieu ouvert ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 1er septembre 2016.

            Dans un article publié par le journal Le Monde, le philosophe Abdennour Bidar, membre de l’Observatoire national de laïcité et du comité de rédaction de la revue Esprit,  constate que le point commun de toutes les crises contemporaines est une crise du lien. Les liens avec notre intériorité, avec la nature, avec les savoirs, avec la citoyenneté politique sont aujourd’hui en cause : « A la place de ces liens brisés prolifèrent hélas tant d’autres liens, maudits, qui étranglent : je pense aux chaînes mondiales de l’exploitation économique et à tous les autoritarismes politiques ou dominations religieuses. Prenons enfin conscience de cette crise généralisée du lien. Sinon ? On continuera à n’avoir aucune prise suffisante sur ce qui nous arrive ». Abdennour Bidar nous invite à rejoindre les «tisserands » d’un nouveau paradigme sociétal, « les premiers à avoir trouvé une foi inédite – un foi post-religieuse et post-politique en une société humaine où l’idéal personnel de vie spirituelle et l’idéal collectif de progrès social se rencontrent » (1).

           Cette problématique du lien est au cœur du projet des religions comme des programmes politiques. Il s’agit bien chaque fois du lien des hommes entre eux et de celui de chaque homme avec la transcendance. Or, religions et politiques sont aussi en crise. Trop souvent, le lien avec la transcendance a été vécu comme un repli par rapport à un monde jugé mauvais, tandis que beaucoup de gestionnaires de l’économie et de la politique invitaient à ne pas se perdre dans ce qu’ils appelaient des « arrière-monde » pour affronter l’horizontalité de notre destin commun.

           Plus que jamais, l’articulation de la vie des démocraties et des cheminements spirituels conditionne la sortie des impasses que connaissent nos sociétés. Dans son dernier ouvrage (2), l’écrivain et théologienne protestante Marion Muller-Collard aborde de front cette question. Suite à sa rencontre avec Jo Spiegel, homme politique très engagé dans la citoyenneté locale, elle écrit ceci : « Ce qui m’a fascinée dans nos échanges avec Jo, ce sont les analogies entre les maladies de la foi et les maladies de la vie politique. J’entends, dans ma lecture de la Bible, un Dieu qui partage avec nous le pouvoir, qui nous en croit dignes, qui nous désire responsables et je nous vois préférer construire une Église qui invente des dogmes, des hiérarchies, des spécialistes (…). Il n’y a pas plus de spécialistes de Dieu que de spécialistes de la « fragilité des affaires humaines ». Ce sont de grandes affaires qui ne s’abordent qu’à plusieurs. Tous les plusieurs. Jo dit que la démocratie n’est pas, elle naît. Elle est toujours à mettre au monde. J’ajoute que l’Évangile aussi, et c’est en cela que le christianisme ne peut pas être une religion. La démocratie et l’Évangile ne peuvent vivre qu’en milieu ouvert. C’est ce qui fait, à l’un comme à l’autre, leur fragilité. Mais c’est ce qui conditionne leur puissance et leur pertinence. En démocratie comme en Évangile, il faut être toujours prêt à se laisser déranger et à se mettre à l’écoute d’autre chose que soi ». Et elle ajoute : « Un véritable « homo politicus » est celui qui fait émerger, en chaque citoyen, un autre « homo politicus ». Nos dirigeants politiques font de la politique, et moi j’aimerais plutôt qu’ils fassent de moi une femme politique » (3).

(1)   Abdennour BIDAR : Ils tissent déjà l’avenir, journal Le Monde du 20 août 2016, p. 8. Sur ce sujet, l’auteur vient de publier : Les tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde, éditions Les Liens qui Libèrent (LLL), 2016. Abdennour Bidar est docteur en philosophie et auteur de nombreux ouvrages dont entres autres Self islam : Histoire d’un islam personnel, éditions du Seuil 2006, L’Islam sans soumission : pour un existentialisme musulman, éditions Albin Michel 2012, Comment sortir de la religion, éditions La Découverte 2012, Lettre ouverte au monde musulman, éditions LLL 2015.

(2)   Marion MULLER-COLARD : Le Complexe d’Elie. Politique et spiritualité, éditions Labor et Fides, petite bibliothèque de spiritualité, 2016.

(3)   Marion MULLER-COLARD : Mettre de la transcendance dans le politique, entretien paru dans l’hebdomadaire Réforme du 28 avril 2016.

« Que t’est-il arrivé, Europe ? »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 29 juin 2016

Dans l’élan de renouveau qui les portait, les jeunes révolutionnaires français de 1792 affirmaient : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui, les débats européens ne sont pas des moments de grand bonheur ou de ferveur. A force de réduire la politique à la gestion économique et financière, l’Europe ressemble au conseil de gestion d’une holding chargée d’optimiser les performances du groupe des pays membres. Et l’on n’entend pas beaucoup la parole des millions de chômeurs et d’exclus des sociétés européennes. Le vote des Britanniques en faveur d’une sortie de l’Europe acte cette rupture entre des élites pro-européennes et des populations auxquelles la démagogie des décideurs européens a trop souvent présenté l’Europe comme le bouc émissaire de leurs échecs. Le symbole le plus éclatant de cette rupture se manifeste par la juxtaposition de ce vote populaire pour le « Brexit » avec le Parlement de Westminster où, toutes tendances confondues, 75% des élus sont pour le maintien dans l’Union.

Comment une Europe notariale où chacun défend son pré-carré pourrait-elle constituer une nouvelle frontière pour nos engagements ? Les Européens ne sont plus les colonisateurs et les donneurs de leçons de l’univers. Cela doit-il les conduire  à se replier et à perdre le goût de l’ouverture aux valeurs universelles ?  L’Europe a-t-elle un projet à proposer, non seulement pour elle-même, mais pour le monde ? Il faut méditer ces propos de Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’Europe, qui écrivait dans ses Mémoires: « Si l’Européen vit concentré sur lui-même, il ne pourra plus, ni pour son propre bonheur ni pour la civilisation, apporter la contribution qu’il a toujours fournie dans le passé, et qu’il ne peut apporter à nouveau qu’à condition de vivre en harmonie avec le rythme du monde qui l’entoure« .

 Un peu partout en Europe les fondamentalismes ressurgissent et les partis nationalistes prospèrent. Au niveau mondial se profile un deal Poutine Trump où la vulgarité le dispute à l’exacerbation des pulsions nationalistes. Comme le note Bernard-Henri Lévy, le « Brexit » met l’Europe au pied du mur : « Le choix est donc clair : ou les Européens se ressaisissent, ou ce jour sera celui d’une Sainte-Alliance des hussards noirs de la nouvelle réaction trouvant son baptême du Jourdain sur les bords de la Tamise. Ou ils sortent par le haut, c’est-à-dire par des mots forts doublés par un acte majeur, de cette crise sans précédent depuis soixante-dix ans, ou, dans le large spectre qui couvre les langages prétotalitaires modernes où la grimace le dispute à l’éructation, l’incompétence à la vulgarité et l’amour du vide à la haine de l’autre, c’est le pire qui surgira » (1).

Le 6 mai dernier, le pape François, lors de la réception du Prix Charlemagne (2) pour son engagement européen déclarait ceci : « Que t’est-il arrivé, Europe humaniste, paladin des droits de l’homme, de la démocratie et de la liberté ? Que t’est-il arrivé, Europe terre de poètes, de philosophes, d’artistes, de musiciens, d’hommes de lettres ? Que t’est-il arrivé, Europe mère de peuples et de nations, mère de grands hommes et de grandes femmes qui ont su défendre et donner leur vie pour la dignité de leurs frères ? ». Il terminait son allocution par ces mots : « Je rêve d’une Europe dont on ne puisse pas dire que son engagement pour les droits humains a été sa dernière utopie ».

(1)   Bernard-Henri LEVY : « Etrange défaite à Londres » in Journal Le Monde des 26/27 juin 2016, page 25.

(2)    Le prix international Charlemagne d’Aix-la-Chapelle est un prix décerné depuis 1950 par la ville Aix-la-Chapelle à des personnalités remarquables          

      qui se sont engagés pour l’unification européenne.

« Dieu est toujours une surprise »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 22 juin 2016

Les images de Dieu qui se sont succédées dans l’histoire portent la trace des valeurs privilégiées par les hommes. « Dieu » est conçu comme celui qui porte à l’absolu ces valeurs et leur hiérarchie.  La Puissance et la Gloire, dont les hommes sont si friands, sont devenus trop souvent les attributs essentiels de Dieu justifiant les violences contre tous ceux qui ne se soumettent pas à cette «Puissance » et à cette « Gloire », c’est-à-dire, plus prosaïquement, à ceux qui s’en sont érigés les gestionnaires et les porte-parole.

Commentant le passage de l’Evangile de Jean qui relate l’arrestation et la condamnation de Jésus, le poète et traducteur de la Bible, Jean Grosjean écrit ceci : « Jean va faire une double démonstration : Caïphe, bien que prophète, sauvegarde le culte par l’assassinat, Pilate, bien que juste, maintient l’ordre par le meurtre. Jésus respecte l’enseignement religieux (ils sont dans la chaire de Moïse) et les décisions impériales (le pouvoir vient d’en haut), mais il sait que spirituelles ou politiques les institutions tuent. Ce soir, à la lueur de leurs torches, il voit s’avancer les légionnaires de l’armée d’occupation, les mercenaires pontificaux et les militants de la croyance » (1).

Dans son ouvrage intitulé L’humilité de Dieu, François Varillon souligne que l’Evangile est porteur d’une toute autre image de Dieu. « Jésus de Nazareth, qui pose les conditions d’un règne de l’amour, enseigne que c’est  dans la mesure où l’on est nuisible à autrui qu’on est nuisible à soi. Dès lors il dérange tout le jeu. C’est un gêneur, on le tue. (…)L’Incarnation, si elle avait été éclatante et glorieuse aux yeux des hommes, n’aurait pas révélé l’Innocent. Le monde n’aurait pas manqué d’intégrer Dieu à son ordre de nuisance. Il travaille d’ailleurs sans relâche à ce que les Eglises oublient de Qui elles sont le sacrement, et bien souvent il y réussit. D’où l’actuelle méfiance à leur endroit. Emmanuel Levinas a bien vu que « l’idée d’une vérité persécutée » est «  l’unique modalité possible de la transcendance » (2).

La tradition chrétienne nous dit : Dieu est un enfant dans une crèche, Dieu est présent dans le pain partagé, dans l’homme le plus exclu. C’est dire à quel point Dieu “ se défroque ” des oripeaux de puissance et de gloire. Quelle aberration de vouloir l’enfermer dans une carapace dogmatique, dans des jugements moraux ou des triomphes institutionnels ! Quelques mois après son élection, le Pape François exprimait ainsi sa conception de Dieu : « Dieu, écrit-il, se rencontre dans l’aujourd’hui. (…) Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. (…) Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d’opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer, agir, chercher, voir. (…) Dieu se rencontre sur la route, en marchant. (…) Dieu est toujours une surprise. On ne sait jamais où ni comment on Le trouve, on ne peut pas fixer les temps ou les lieux où on Le rencontrera » (3).

(1) Jean GROSJEAN : L’ironie christique. Commentaire de l’Evangile de Jean Editions Gallimard Paris 1991, page 232.

(2) François VARILLON (1905-1978) : L’humilité de Dieu Editions du Centurion, 1974, pages 99-100. Ce jésuite théologien a été un des «maîtres spirituels » du XXe siècle. Il développe ainsi cette « humilité de Dieu » : « Voici que, sur le Calvaire, Dieu n’intervient pas, il se cache et il se tait. Ce n’est pas le Dieu Sabaoth, c’est-à-dire le Dieu des armées, c’est le Dieu « désarmé » : le jeu de mots est classique. (…) Tant qu’on n’a pas compris que la toute puissance de Dieu est une toute puissance d’effacement de soi, tant qu’on n’a pas expérimenté dans sa propre vie qu’il faut plus de puissance d’amour pour s’effacer que pour s’exhiber, toute ce que je viens de dire est littéralement inintelligible » (In Joie de Croire, Joie de vivre, éditions du Centurion, 1982, pages 76-77)

(3) Pape FRANCOIS : Entretien accordé  aux revues intellectuelles jésuites européennes et américaines publié dans le journal La Croix du 20 septembre 2013, pages 2 à 5

L’Evangile n’est pas une « bonne réponse », mais une « bonne nouvelle ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 15 juin 2016

Depuis vingt siècles, le message du Christ est transmis comme un Évangile, c’est-à-dire une «bonne nouvelle». Les institutions ecclésiales qui ont assuré cette transmission ont trop souvent transformé ce qui était annoncé comme une «bonne nouvelle» en une «bonne réponse» à des catéchismes. Où se situe la différence?  

La bonne réponse est le reflet d’une question. Elle ne prend sens que par rapport aux présupposés culturels et sociétaux que suppose la question. Une «bonne nouvelle» nous ouvre un tout autre champ. Elle est par définition inattendue, déstabilisante, peut-être même scandaleuse. Dans la 1ère épître aux Corinthiens de Paul, la vie et la mort de Jésus sont présentées comme un scandale pour la loi juive et une folie pour la sagesse grecque (1). Bien loin de rentrer dans des cases intellectuelles, religieuses ou morales fixées a priori, le Christ surprend et excède la dimension des questions. Il nous demande de rester veilleur de l’inattendu, de ne jamais enfermer quelqu’un, soi-même ou un autre, dans un jugement. À tout moment, notre bonne conscience comme d’ailleurs notre culpabilité peuvent être bousculées par la surprise d’une «bonne nouvelle». Cette grâce nous évite de passer notre vie à tourner en rond dans l’espace étroit de nos théories, de nos morales, de nos systèmes de sécurité. En cela, le Christ incarne une rupture dans l’ordre du religieux.

Le Christ n’est en rien le théoricien d’une méthode spirituelle ou l’organisateur d’une structure religieuse. Sa trajectoire bouscule tous les états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Il meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Sa «carrière» est une «Pâques», un «passage». Ses disciples ne l’ont pas  compris de son vivant, perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux. «C’est votre intérêt que je parte car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à vous» (2).  Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé «jusqu’aux extrémités de la terre» (3). Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus.

L’Évangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course-poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsque enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « passage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde. À l’heure décisive de sa mort, les évangélistes nous rapportent ses deux dernières paroles: « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ?» (4) suivi de « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (5). Aucun « crépuscule des dieux » ne sera aussi radical que la mort du supplicié condamné par les défenseurs des ordres établis politiques et religieux. Mais cet arrachement final au Dieu des religions et des nationalismes s’accomplit dans l’abandon confiant au Père source de toute naissance et renaissance. Ceux qui entendent aujourd’hui la jeunesse de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ sont invités à vivre de nouveaux « passages » qui seront de nouvelles naissances.

(1)   1ère Épître aux  Corinthiens 1, 13-25

(2)   Evangile de Jean 16, 7

(3)   Actes des Apôtres, 1, 7-11

(4)   Evangile de Marc  15, 34

(5)   Evangile de Luc 23, 46

La foi au risque de la complexité

Chronique de Bernard Ginisty du 8 juin 2016

      Il y a plus de 50 ans, un grand théologien luthérien Paul Tillich, soulignait la difficulté  de traiter de la foi dans le contexte de la modernité. En guise d’introduction à son ouvrage Dynamique de la foi  il écrivait ceci: « Il y a peu de termes du langage religieux, tant théologique que populaire, qui prêtent à autant d’incompréhensions, de déformations de sens et de définitions contestables que le terme de « foi » (…) Aujourd’hui, le terme de « foi » embrouille, égare, produit tour à tour le scepticisme et le fanatisme, la résistance intellectuelle et l’abandon sentimental, le rejet d’une religion authentique et la soumission à ses contrefaçons. C’est pourquoi on serait tenté de suggérer que le mot « foi » soit abandonné purement et simplement. Mais, nous n’avons pas jusqu’à présent d’expression équivalente pour la réalité que désigne le terme de « foi ». Cette réalité, Tillich la définit ainsi : « la dynamique de la foi est la dynamique de la préoccupation ultime de l’homme » (1).

   Un acte de foi ne saurait être  la conclusion scientifique d’une philosophie et d’une théologie impeccable.  C’est un acte synthétique qui concerne la totalité d’un être humain. Elle n’a de sens que par un engagement. Notre condition humaine fait que nous nous constatons existants, avec toutes les questions qui peuvent se poser à un être humain. Nous nous éprouvons vivants avant de savoir, intellectuellement, si cette vie à un sens. Et l’acte de foi fondamental qui nous encourage à vivre s’origine dans notre premier regard  d’enfant arraché au ventre de sa mère qui, au moment où il perd ce que Romain Rolland appelle le sentiment océanique, découvre le regard de quelqu’un qui est un autre, non pas menaçant, mais bienveillant.

  Aucun être ne peut vivre si, de façon au moins implicite, il ne croit pas que « çà vaut la peine de vivre » et « qu’il est quelqu’un pour quelqu’un ». C’est le sens des premières lignes de l’ouvrage d’Albert CAMUS, Le Mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit à neuf ou douze catégories vient ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre (…) Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit » (2).

    Dès lors, s’agissant de la foi, il n’y a pas ceux qui savent, et ceux qui savent pas, il n’y a que des itinéraires.  Et la vraie frontière ne passe par entre ceux qui croient ou ne croient pas à telle ou elle proposition, mais entre ceux qui sont toujours en recherche et en marche, et ceux qui pensent qu’il sont arrivés et qu’ils n’ont pas besoin d’interroger leurs certitudes. Au sein de chaque institution, de chaque parti politique, de chaque Eglise, il y a  ceux qui sont assis, parce qu’ils pensent avoir « trouvé ». Leur seul problème  désormais est de siéger, de  gérer et de défendre leurs frontières. Mais il y a aussi ceux pour qui chaque jour est une invitation à la découverte et à se risquer sur des nouveaux chemins

    Le spectacle du monde que nous donne à voir chaque soir le journal télévisé risque de faire de nous des installés dans nos fauteuils distribuant bons et mauvais points à ceux qui luttent et se battent. Si l’on sort de ce confort pour accueillir les multiples rencontres qu’offre toute existence, on découvre que les antagonismes fondamentaux entre le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le beau et le laid n’opposent pas un être humain à un autre, une institution à une autre, une religion à une autre, mais traversent chaque être humain, chaque institution, chaque religion. On quitte alors les postures de pourfendeurs de l’erreur ou de croisés du bien, pour apprendre à vivre l’ambiguïté et la complexité de toute situation humaine.

(1)  Paul TILLICH (1886-1965) : Dynamique de la foi, éditions Casterman 1968 page 17. D’origine allemande, Paul Tillich fut chassé de l’Université pour avoir pris la défense d’étudiants juifs molestés par les nazis. Il s’exila alors, en 1933, aux Etats-Unis d’Amérique.

(2)   Albert CAMUS (1913-1960) : Le mythe de Sisyphe, in Essais, La Pléiade, éditions Gallimard, 1967, page 99.

« Que ma joie demeure ! »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 1er juin 2016

 Dimanche dernier, une cérémonie franco-allemande, s’est déroulée à l’Ossuaire de Douaumont pour le centenaire de la bataille de Verdun. Elle  a mis en scène quatre mille adolescents allemands et français évoluant au milieu des tombes de la nécropole sur la musique de l’hymne à la joie de Beethoven devenu l’hymne européen. Au moment où les médias ne cessent de nous entretenir des dysfonctionnements européens et, pour certains, prédisent même l’éclatement de l’Europe, cette manifestation nous rappelait comment la construction européenne nous a préservé de ces abominables et inutiles boucheries où ont été sacrifiées des centaines de milliers de jeunes européens.  L’Ode à la Joie de Schiller, mise en musique par un Beethoven sourd, perclus d’épreuves et près de la mort n’est pas un message de facilité. Il rappelle celui de Mozart, malade, criblé de dettes, abandonné par la bonne société viennoise et qui, trois mois avant sa mort, trouve le succès dans un théâtre de  banlieue  en célébrant la lumière conquise de La Flûte Enchantée.

Toute vraie joie jaillit du passage  de quelque chose qui meurt vers de nouvelles formes de vie. L’essentiel de nos existences se joue dans ces  « passages » ces « Pâques »  qui supposent l’abandon  des anciennes certitudes. Il n’ y a de joie que dans ces chemins de naissance et de création. Dans sa pièce de théâtre, Le Père humilié, Paul Claudel met en scène un Pape qui, conscient de sa difficulté à trouver les mots justes pour communiquer aux hommes  l’annonce du salut, s’adresse ainsi à son neveu, Orian :

« Parle-leur, toi qui sais leur langage, qui n’es un étranger à aucun repli de leur nature. Fais-leur comprendre qu’ils n’ont d’autre devoir au monde que la joie! La joie que Nous connaissons, la joie que Nous avons été chargé de leur donner, fais-leur comprendre que ce n’est pas un mot  vague, un insipide lieu commun de sacristie, mais une horrible, une superbe, une absurde, une éblouissante, une poignante réalité, et que tout le reste n’est rien auprès. Quelque chose d’humble et de matériel et de poignant, comme le pain que l’on désire, comme le vin qu’ils trouvent si bon, comme l’eau qui fait mourir si on ne vous en donne, comme le feu qui brûle, comme la voix qui ressuscite les morts! » (1).

L’enfance éternelle de la Grâce est toujours plus jeune que toutes les vieilleries de nos fautes.  Elle est la source de la joie de nos naissances et renaissances. Au terme de cette chronique, chers lecteurs, je ne puis que vous inviter à réécouter le choral final de la cantate de Jean-Sébastien Bach : « Jésus que ma joie demeure » (2).

(1)   Paul CLAUDEL : Le père humilié, Acte II, scène 2, in Théâtre, tome II, La Pléiade, éditions Gallimard, 1965, page 536.

(2)   Jean-Sébastien BACH : Cantate BWV 147 « Jésus que ma joie demeure ».

L’urgence d’une refondation politique de l’Europe

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 25 mai 2016

L’élection présidentielle autrichienne a vu la déroute de ce qu’on appelle les partis de gouvernement, pour le face à face, au deuxième tour, du responsable d’un parti d’extrême droite et d’un candidat écologiste indépendant. A quelques milliers de voix près, le candidat vert Alexander Van der Bellen  a gagné, au grand soulagement des capitales européennes. A l’heure où l’Europe connaît des replis identitaires et réinvente ses frontières, il est hautement symbolique qu’un pays européen qui compte un des plus importants parti d’extrême droite ait élu, fut-ce de justesse, un homme que le journal La Croix présente ainsi : « A 72 ans, ce professeur d’économie à la retraite oppose au projet de son ancien adversaire la vision d’une société multiculturelle. Son patronyme néerlandais lui vient d’aïeux lointains, protestants, qui ont émigré  au XVIIIe siècle des Pays-Bas vers la Russie. En 1917, nouvel exil : chassée au moment de la révolution bolchevique, sa famille passe par l’Estonie puis s’établit à Vienne, en plein IIIe Reich, où il voit le jour en 1944 ».

Ce petit succès ne devrait pas nous masquer la montée croissante des nationalismes en Europe et une lassitude vis-à-vis des partis traditionnels. Ce qui a été vécu par les pères fondateurs de l’Europe comme une passionnante aventure de réconciliation entre nations si longtemps en guerre et de création d’un espace politique habité par de grandes valeurs humanistes est ressenti aujourd’hui comme un abandon aux forces du marché promues comme régulation ultime de toute l’activité humaine. L’enjeu fondamental de toute société réside dans sa capacité de faire de la politique, c’est-à-dire de réguler concrètement les forces militaires, économiques, financières au service du bien commun et de la justice sociale. Chaque échéance électorale devrait être l’occasion d’un grand débat politique sur ces enjeux. Malheureusement, nous assistons trop souvent à la juxtaposition de discours gestionnaires qui se présentent comme le seul cercle de la raison et de discours d’opposition radicaux qui relèvent plus du témoignage que de propositions responsables.

        Dans ces conditions, le propos du germaniste Jacques Le Rider dans une tribune publiée dans le journal Le Monde sous le titre L’Autriche, banc d’essai de l’Europe, mérite toute notre attention : « Aujourd’hui, l’Autriche n’apparaît plus du tout comme une exception, mais comme le banc d’essai d’un scénario qui pourrait se dérouler dans un autre décor. En France par exemple, au printemps 2017, si les « partis de gouvernement » persistent à ne s’intéresser qu’à eux-mêmes en ignorant les préoccupations du pays réel et à ne compter que sur la victoire du Front National au premier tour de la présidentielle pour éliminer leur adversaire » (1).

        En cette période préparatoire aux primaires pour l’élection présidentielle, les médias nous entretiennent plus de la foire aux egos et de petites phrases assassines que de grandes visées capables de mobiliser les citoyens. Il est urgent de redonner un horizon politique à notre vivre ensemble.

(1) Jacques LE RIDER : L’Autriche, banc d’essai de l’Europe. Les grandes coalitions ont asphyxié le débat politique, journal Le Monde, 22-23mai 2016, page 24

« Tout l’art, en évangile et en politique, consiste à décloisonner ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 mai 2016

Marion Muller-Colard, écrivain et théologienne protestante, nous avait donné, l’an dernier, un ouvrage, dans lequel elle disait son chemin vers « ce Dieu que je renonce à emprisonner dans mes théologies. Et je lui rends grâce aujourd’hui d’avoir ouvert à tous les vents l’enclos de ma vie – de m’avoir fait prendre le risque de vivre » (1).  Son nouvel ouvrage est le fruit de sa rencontre avec Jo Spiegel, maire de Kingersheim, commune de 13000 habitants près de Mulhouse. : « Jo Spiegel est venu me chercher à l’endroit de ma lassitude. J’entendais parler de lui, un « homme politique » dont on  me disait essentiellement du bien, et tous mes marqueurs de méfiance et de cynisme étaient en alerte. Lorsqu’il a pris l’initiative de notre premier contact, au téléphone, il a pleuré. Il était dans la fragilité, il cherchait ses mots. Je n’avais pas un « homme providentiel » de plus devant moi. J’avais juste un homme qui assumait son tâtonnement, son émotion, sa fragilité. Et cela dessinait déjà une toute autre image de la politique » (2).

Ayant choisi de vivre avec sa famille à l’écart du monde, dans une maison de moyenne montagne au milieu de la forêt, cette rencontre confronte Marion Muller-Colard à la vérité du propos d’Hannah Arendt selon laquelle une vie n’est humaine que si elle est politique. Jo Spiegel « veut donner de la place à la transcendance dans la politique » pour sortir des comportements infantiles : « Tant que la démocratie est infantile, il ne faut pas s’étonner que monde politique soit régi par les mêmes lois que les cours de récréation ». Et en écho, Marion Muller-Colard remarque : « Tant que la religion est infantile, il ne faut pas s’étonner que nos églises, parfois, ressemblent à des cours de récréation »(3)

Le point commun à la démarche de la théologienne et de l’homme politique, c’est l’appel à la responsabilité.  Le maire, qui déplore que « le système politique d’aujourd’hui ouvre des boulevards d’a-responsbilité » a lancé depuis 2004 les états généraux permanents de la démocratie qui inauguraient la construction de la maison de la citoyenneté et la mise en place de conseils participatifs. Pour la théologienne, « Jésus entre en scène au moment ou l’ingurgitation systématique de la loi étouffe le désir. Jésus arrive et ne cesse d’arriver aux endroits où l’humanité se bétonne dans la rigidité de la loi. Son projet : empêcher que nous nous mettions en pilotage automatique. Réinjecter de la relation, nous éviter de nous transformer en robots religieux. Eviter qu’on aille au culte ou à la messe comme on va voter les dimanches d’élection. On glisse son petit billet de bonne conscience et on se sent quitte » (4).

C’est cette ouverture permanente à l’autre qui peut éviter l’enlisement des institutions qui prétendent servir la vie citoyenne et la vie spirituelle. Marion Muller-Colard donne la clé de leur renouveau lorsqu’elle écrit : « Tout l’art, en évangile et en politique consiste à décloisonner. Pour cela, il faut accepter de parapher le seul et unique contrat qui nous accompagne en venant au monde : celui de l’intranquillité permanente. Et qu’est-ce qui nous voue à l’intranquillité permanente ? L’autre. L’autre vraiment autre. Pas celui avec qui je bricole une mythologie commune, mais celui qui me raconte une autre histoire. Pas celui qui me conforte, mais celui qui me dérange » (5).

Cette intranquillité dit nos insuffisances. Pour Emmanuel Levinas, seul un être vulnérable peut aimer son prochain. S’adressant à son ami Jo, Marion lui dit « Qui est attentif à son insuffisance sera naturellement attentif, dans les rencontres, à celui qui pourra venir le compléter, l’étonner, le dérouter, l’enseigner. C’est bien cela, n’est-ce-pas, que tu appelles le « rapport modeste au pouvoir » ? (6).

(1)    Marion MULLER-COLARD : L’autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce, éditions Labor et Fides, 2015, page 110.

(2)    Marion MULLER COLARD : Mettre de la transcendance dans le politique. Entretien dans Réforme, n°3655 du 28 avril 2016. Voir dans la même publication l’article : Jo Spiegel, ou l’alternative démocratique. Jo SPIEGEL est un des auteurs de l’ouvrage collectif : Faire (re)naître la démocratie, éditions Chronique Sociale, 2013

(3)    Marion MULLER-COLARD : Le Complexe d’Elie. Politique et Spiritualité, éditions Labor et Fides, 2016, pages 87-88

(4)    Id. page 118

(5)    Id. page 125

(6)    Id. page 14. Lors de sa participation, en 2015, à l’université d’été des Amis du magazine La Vie, Jo SPIEGEL a répondu aux questions suivantes :  

Dans votre commune, vous avez supprimé les inaugurations  officielles et les  réunions de quartier. Vous tirez au sort les étudiants que vous  embauchez pour  l’été. Vous avez également refusé la légion d’honneur. Pourquoi ?

Retrouver la promesse démocratique, c’est d’abord une attitude et un être à l’autre.  Pour beaucoup de nos concitoyens, les élus sont dans le hors-sol ou dans l’entre-soi.  Dans la société, il y a une soif d’égalité de plus en plus grande. Les élus doivent  changer de paradigme et de comportement. Ils doivent être humbles, simples et  modestes. Ca ne coûte rien.

Pour vous, quel est le rôle d’un élu local ?

Le maire doit, bien-sûr, gérer l’argent public et créer  des équipements. Le maire est  aussi un animateur du débat public, un ouvrier du mieux vivre ensemble. Aujourd’hui,  en France, nous sommes dans la délégation permanente du pouvoir. Nous sommes  dans une forme d’assistanat civique. Dans ma commune, j’essaye d’associer les  habitants aux décisions que nous devons prendre. Embarquer les gens dans un tel  cheminement, c’est faire grandir la société. Nous créons de l’intelligence collective.  La démocratie exigeante est l’antidote de la démagogie et du populisme. Nous ne  sommes pas face-à-face mais côte-à-côte. Nous sommes dans de la co-production. Je  pense que l’utopie d’un monde meilleur doit se traduire dans la citoyenneté et la  politique.

Quels changements observez-vous dans la durée ? Les électeurs se rendent-ils  davantage aux urnes ? Et quid du vote FN ?

À Kingersheim, aujourd’hui, les abstentionnistes sont aussi nombreux qu’ailleurs. De  même pour le vote frontiste. Cela m’interpelle. Mais il faut donner du temps au temps.  Nous inscrivons notre travail dans la durée. La confiance des habitants est évidente.  Nous avons également progressé en terme de qualité démocratique.   Autrefois, notre  commune était une ville dortoir. Désormais, elle est synonyme d’éducation, de culture  et de démocratie. Beaucoup de municipalités nous interrogent ou viennent nous voir.  Nous avons encore beaucoup de travail. Car nous n’avons pas touché assez de monde.  Prochainement, nous allons lancer l’agora 2015-2020, une sorte d’assemblée hybride  qui anime les consultations démocratiques.  (Propos recueillis par Céline Tissot et  Paul-Luc Monnier).

De la représentation à la présence : itinéraire blondélien

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 11 mai 2016

L’hospitalité que m’a offerte ces jours-ci un ami, dans son appartement d’Aix en Provence dont le balcon s’ouvrait sur le massif de la Sainte Victoire, m’a donné l’envie de relire un petit chef d’œuvre de celui qu’on a appelé le « philosophe d’Aix », Maurice Blondel. Interrogé pendant de longues heures, en mai 1927, par le rédacteur en chef des Nouvelles littéraires, Blondel suggère à son interlocuteur  de l’accompagner sur les « garrigues et sentiers » qui conduisent  à son « petit abri comme tout bon Aixois en possède un dans un « cagnard », parmi l’aspic et la farigoule, à l’ombre légère des oliviers et des pins d’Alep » (1), sur les pentes de la Sainte Victoire. De cette rencontre est né un ouvrage dans lequel le philosophe invite à ce qu’il appelle « la contagieuse radioactivité d’une pensée personnelle toujours à l’état naissant » (2).

Sous le ton de la confidence, Blondel dévoile le cœur de sa démarche : « Je vous confierai un nouveau et grand secret : dans toutes nos pensées, il y a toujours deux sortes de pensée, comme serait un acide et une base (Pardon de cette image dénaturante). D’un côté une représentation qui se développe et s’organise en toute notre vie perceptive, discursive, constructive, par l’expérience sensible, par la science, par l’art, par la métaphysique ; d’un autre côté une présence nutritive, assimilatrice, unitive ». (3). Voilà pourquoi, l’activité artistique et littéraire  lui paraît une des voies royales vers la présence de ce qui est : « Bien loin de subir le joug des abstractions, l’activité artistique ou littéraire doit contribuer à nous en libérer : c’est elle, je le répète, qui nous fraie une des avenues les plus pénétrantes d’introduction à l’être : c’est elle qui, concourant à une « science du singulier » et au progrès, à la sauvegarde de la pensée concrète, épouse et féconde la métaphysique véritable au lieu d’être asservie à une idéologie » (4).

C’est par là que l’esprit peut échapper à l’inflation. De même qu’il y a inflation financière lorsque les signes monétaires ne sont plus gagées par des réalités, « nos connaissances abstraites et notionnelles sont comme cette monnaie fiduciaire, saine, féconde, indispensable pour faciliter mobiliser, anticiper même les valeurs réelles, tant qu’elle reste sous la conduite d’une judicieuse prudence qui évite de prendre des abstractions utilitaires pour des réalités concrètes » (5).

Nous trouvons là le fil conducteur de sa « philosophie de l’action » : « Elle est très déficiente, pour ne pas dire déviante, la conception d’après laquelle la pratique ne serait qu’une application purement accidentelle et toujours appauvrie d’une théorie qui, de son étage supérieur, « ordonnerait » (6). C’est dans la dialectique concrète de la pensée et de l’action que, pour Blondel, s’ouvre les chemins vers la réalité ultime : « Partout nous aboutissons à l’inachevé, sans nous résigner jamais à croire que c’est l’inachevable, sans être autorisé à penser que c’est l’inexistant ou l’intelligible ; et le rôle de la philosophie la plus critique et la plus développée c’est justement d’empêcher les faux achèvements autant que les faux découragements » (7)

(1)      Maurice BLONDEL (1861-1949) : Itinéraire  philosophique. Propos recueillis par Frédéric Lefèvre. Editions Aubier-Montaigne 1966, page 65

(2)    Id. page 30

(3)    Id. page 107

(4)    Id. page 75

(5)    Id. pages 119-120

(6)    Id. page 172. Il écrit plus loin : « Aussi, loin de désavouer, j’admire ceux de mes élèves et de mes amis qui, sans orienter leur énergie vers les tâches spéculatives, s’inspirent toujours de ces mêmes pensées, en devenant d’autant mieux des hommes d’information et d’action, des agents de liaison et de compréhension » (page 173). C’est pourquoi il salue « la jeune et vigoureuse Société d’Etudes philosophiques du Sud-Est, récemment établie à Marseille par l’initiative et sous la présidence d’un de nos anciens étudiants les plus doués, l’industriel-philosophe Gaston Berger » (page 66)

(7)    Id. page 157

La foi chrétienne invite à rejoindre

la communauté des chercheurs de sens.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 4 mai 2016

Dans un récent ouvrage collectif intitulé Dieu est Dieu. Quête de l’humanité commune (1) Claude Dagens, évêque d’Angoulême, membre de l’Académie Française, Emmanuel Falque, doyen de la faculté de philosophie de l’Institut Catholique de Paris et Guy Coq spécialiste de la philosophie de l’éducation échangent à partir de cette affirmation placée au début de l’ouvrage : « Il est possible de faire l’expérience de Dieu dans nos sociétés sécularisées qui se passent de Lui. Telle est la conviction primordiale qui inspire ce livre » (2).

Pour nos trois auteurs, il s’agit de replacer les chemins de la foi chrétienne dans l’ensemble de l’aventure humaine. Selon Claude Dagens : « Nous ne faisons pas l’expérience de Dieu d’une manière séparée. Nous sommes liés au grand corps de notre humanité et c’est ce corps tout entier qui est appelé à entrer dans le mystère de Dieu, non pas par une mécanique surnaturelle, mais à travers cette métamorphose permanente dont l’Esprit du Christ est la source(…) Nous ne sommes pas des utopistes, et nous refusons tout usage idéologique de la foi catholique » (3) Pour lui, « Dieu nous appelle à être des chrétiens qui se tiennent résolument sur le terrain de notre humanité commune, là où nous sommes tous créés pour la vie et éprouvés par la mort. C’est cette volonté d’être plantés sur ce terrain commun, au lieu de rester à côté comme des observateurs ou comme des juges, qui constitue aujourd’hui une véritable conversion pour l’Eglise entière (4).

Pour le croyant, cela signifie rejoindre la communauté des chercheurs de sens ainsi que l’écrit Guy Coq : « Le témoin de l’Evangile ne saurait prétendre détenir le système déductif qui lui permettrait de démontrer à partir de l’Evangile quelle est la société parfaite, la civilisation la meilleure. Il lui reste à être convaincant lorsqu’il dit vouloir chercher avec d’autres. C’est une recherche qui ne met pas à part les croyants, qui se fait dans la communauté des chercheurs de sens. Le croyant doit devenir crédible comme chercheur et alors deviendra peut-être crédible comme croyant » (5).

On comprend alors le propos d’Emmanuel Falque invitant le chrétien à ne pas s’affranchir de ce qu’il appelle « l’en commun de la finitude » : « Trouver et dégager un « cadre au salut » impose alors la quête d’une communauté, davantage que le refuge dans une identité. (…) Une proposition de salut, en mode chrétien à tout le moins, cherchera l’en commun avant d’en dégager le spécifique, traquera l’humain avant de fuir dans le divin » (6).

C’est le cheminement des pèlerins d’Emmaüs que Claude Dagens propose comme la référence pour l’itinéraire du croyant : « Vivants, nous sommes des pèlerins, des marcheurs, chacun à notre rythme, et l’Eglise est faite de cette caravane où l’on s’avance d’une manière solidaire. Nous ne sommes pas arrivés. Nous acceptons d’être en chemin, avec des chutes, des dérapages, des moments d’épuisement, mais nous restons sur la route, prêts à connaître des surprises, à faire des rencontres inattendues. Le Christ vient sur nos routes. Nous ne le voyons pas, mais il est là » (7).

(1)     Claude DAGENS, Guy COQ, Emmanuel FALQUE : Dieu est Dieu. Quête de l’humanité commune, éditions du Cerf, 2015

(2)     Id. page 7

(3)     Id. pages 26-27

(4)     Id. page 116

(5)     Id. page 111

(6)     Id. page 163

(7)     Id. page 123-124

La gratuité fondatrice

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 27 avril 2016

L’obsession de la sécurité habite l’homme moderne. Guerres préventives, intoxications justifiant ces guerres, peur de l’avenir, principe de précaution, recherche d’assurances tous risques : l’actualité est tissée d’événements issus de cette crispation sécuritaire qui se voudrait fondatrice d’un ordre planétaire. En posant ce que Pascal appelle « l’ordre de la charité » comme signification ultime de la réalité, la révélation du Christ met en cause ce type d’organisation du monde. L’annonce évangélique subvertit cette construction obstinée de carrières et de sécurités. Faute d’accueillir cet amour premier, fondateur de toute réalité, la perversion s’empare des ordres anciens. L’instinct de survie s’épuise dans le meurtre toujours recommencé et conduit les sociétés riches à ne cesser de se défendre contre les pauvres.

Le dimanche 24 avril, le pape François s’exprimant à Rome, dans le cadre de l’année jubilaire devant des milliers de jeunes leur a dit ceci : « Votre  bonheur n’a pas de prix et ne se commercialise pas : il n’est pas une « application» qu’on télécharge sur un téléphone portable : même la version la plus actualisée ne peut vous aider à devenir libres et grands dans l’amour. La liberté c’est autre chose. En effet, l’amour est le don libre de celui qui a le cœur ouvert ».

Le risque de l’amour inaugure la naissance d’un nouveau monde. « Celui qui n’aime pas reste dans la mort » affirme la 1ère épître de Jean (3,14). La question n’est pas la lutte perdue d’avance pour éviter ou reculer la mort perçue comme intolérable ; il s’agit de « sortir » de la mort. Etre dans la mort consiste à ne plus participer à la grâce qui fonde toute chose.

Bien loin de traduire je ne sais quel vertige de néant ou de démission, l’abandon à ce don inaugural conduit à la décrispation  dans l’accueil de l’inconditionnalité de la grâce. Enfin, toucher le réel et retrouver ses sources, échapper aux calculs méfiants vis-à-vis d’images de Dieu qui ne sont qu’idoles, sortir de la tristesse de la mort pour les nouvelles naissances. Comme l’exprime Maître Eckhart, « Quand la petite étincelle de l’âme est saisie en Dieu dans sa pureté, l’homme vit. Alors a lieu la naissance, alors le fils est né. Cette naissance ne se produit pas une fois dans l’année, ni une fois dans le mois, ni une fois dans la journée, mais tout le temps » (1). J’y vois une des affirmations les plus essentielles du christianisme, à savoir que l’existence de tout être humain  se comprend ni comme une nécessité, ni comme une absurdité, mais comme une gratuité. Affirmer cette gratuité, c’est dire que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Il y a un désordre de la grâce qui scandalisera toujours, comme l’écrit l’apôtre Paul, les ordres de la « sagesse » et ceux de la « morale ».

L’itinéraire chrétien invite à quitter la vieillesse et la mort du péché pour aller vers le renouveau de la Pâque. Tel est le « plan de carrière » qui jaillit de l’Evangile. Il rend dérisoire nos accumulations sécuritaires. Pourquoi tant de sordides calculs, de peurs inavouées, de désespérances moroses ou de violences absurdes alors que tout est donné ! Pourquoi ressasser dans son cœur d’interminables culpabilités. Comme le dit  la 1ère Epître de Jean : « notre cœur aurait beau nous accuser, Dieu est plus grand que notre cœur ». Sortir du jugement pour accueillir l’inconditionnalité de la grâce ouvre à une habitation vraiment humaine de notre monde.

(1) Maître ECKHART : Sermon 37 in Sermons, tome 2, éditions du Seuil 1978, page 44.

Le « commerce » de l’hospitalité creuset de l’homme européen.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 avril 2016

Un des signes les plus évidents de l’omniprésence de la marchandisation dans  nos sociétés se traduit par l’utilisation que nous faisons du mot commerce. Nous l’avons réduit à un échange de marchandises et il ne nous vient plus à l’esprit que ce mot  a des significations beaucoup plus riches comme le précise, par exemple, le dictionnaire Robert : « du point de vue social, se dit des relations que l’on entretient avec les personnes ou les choses (Entretenir un commerce d’amitié avec quelqu’un. Commerce de galanterie. Aimer le commerce des livres). Se dit aussi d’une manière de se comporter avec autrui (Etre d’un commerce agréable) ». Pour la langue française classique, il n’y avait pas de « commerce » des choses qui ne soit en même temps et d’abord un « commerce » entre les hommes.

Une société démocratique pose le postulat que la solution des conflits entre les hommes relève d’une éthique de la discussion et non d’un rapport de  violence. Notre capacité collective à nous écouter avant de nous affronter, à nous comprendre avant de nous caricaturer, à percevoir un point de vue différent comme la chance d’un enrichissement et non une agression, est la source de la vie démocratique. S’il est évident que toute question de société a des aspects techniques relevant de spécialistes, chaque citoyen a droit égal à proposer les valeurs du vivre ensemble qui peuvent seules donner sens aux expertises.

L’exercice de ce droit est parfois qualifié dédaigneusement par les élites  de « propos de café de commerce ». Dans un essai particulièrement incisif intitulé Une certaine idée de l’Europe, Georges Steiner, un des écrivains qui incarne le mieux l’humanisme européen, voit dans les cafés une caractéristique fondamentale de la vie européenne : « Les cafés caractérisent l’Europe. (…)Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la « notion d’Europe » (…). Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète et du métaphysicien armé de son carnet. Il est ouvert à tous et pourtant c’est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C’et le club de l’esprit et la poste restante des sans-abri.

Aussi longtemps qu’il y aura des cafés, la « notion d’Europe » aura du contenu » (1).

Au moment ou plusieurs observateurs nous décrivent une Europe sur le point de succomber sous les coups du retour des nationalismes, des frilosités face aux demandeurs d’asile et de la colonisation de l’économie par les maîtres de la spéculation financière, Steiner nous invite à retrouver dans le modeste commerce de nos échanges le cœur du projet européen : « Nous sommes les invités de la vie. Sur cette petite planète en péril, nous nous devons d’être hôtes ! La langue française a un miracle presque intraduisible : le mot hôte veut dire celui qui vous accueille et vous, qui êtes accueilli. C’est un mot miraculeux. C’est les deux ! Apprendre à être les invités des autres et à laisser la maison où l’on est invité, un peu plus riche, un peu plus humaine, un peu plus juste, un peu plus belle qu’on l’a trouvée ! (…) C’est notre vocation, c’est notre appel d’être en voyage parmi les êtres humains, d’être les pèlerins du toujours possible » (2).

(1) Georges STEINER : Une certaine idée de l’Europe, éditions Actes Sud, 2005, pages 23-26
(2) Georges STEINER et Antoine SPIRE : Barbarie de l’ignorance, éditions Le Bord de l’eau, 1998, pages 26-27

Le oui à la vie qui fonde nos résistances

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 avril 2016

En 1944, Georges Bernanos terminait son ouvrage La France contre les robots qu’il entendait offrir au Comité Central de la France Libre en témoignage de gratitude pour l’appui qui lui avait été donné. Dans cet ouvrage  qui garde aujourd’hui encore une grande pertinence, il écrivait ceci : « J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair, comme si l’Humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’Incarnation » (1).

 La tâche éducative fondamentale, à l’heure où d’aucuns souhaiteraient que l’Education Nationale se réduise à fournir de bons petits soldats à la machine économique, consiste  à libérer les consciences de l’enfermement dans cette « algèbre ».

 C ‘est ce que nous rappelle le philosophe et sociologue Edgar Morin qui ne cesse de mettre en lumière le lien entre la résistance à l’abstraction des pensées uniques et la résistance aux totalitarismes politiques rencontrés au cours de sa longue vie. Dans une époque qui a vu tant d’intellectuels osciller d’un dogmatisme à l’autre et, pour certains, passer d’un marxisme qualifié « d’horizon indépassable » à un néo-libéralisme posé ensuite comme « incontournable », Edgar Morin est un maître pour nous apprendre à accueillir la complexité de la vie. « Il se trouve, écrit-il, que je suis porté à obéir à ce que j’appellerai aujourd’hui la « complexité », qui consiste notamment à voir les deux aspects contradictoires et apparemment contraires d’un même fait, d’un même combat. (…) C’est pour ces raisons que j’ai refusé la réduction de la raison au calcul. C’est pour cela aussi que j’ai cherché à fonder une éthique qui articule le poétique au prosaïque » (2)

 Edgar Morin se définit volontiers comme « philosophe indiscipliné » qui refuse de réduire sa pensée à  ce qu’on appelle une « discipline ». Et il est vrai que le XXe siècle aura été fertile en « historicismes », « économismes », « sociologismes », « psychologismes », « biologismes », autant de tentatives pour réduire le questionnement de la pensée à la normativité d’une « discipline ». C’est pour cela, écrit-il, « que je n’ai pas considéré la sociologie comme une science, par exemple, même si elle comporte une part de scientificité dans ses vérifications ».

 Voir les choses et les êtres dans leur nativité première, avant de les classer dans nos pensées habituées, tel est le début d’une authentique démarche philosophique. Et pour cela, les poètes sont de meilleurs initiateurs que les carcans disciplinaires qui, selon Edgar Morin, sclérosent la vie scolaire et universitaire. Il conclut son entretien par ces mots : « Dans la résistance à la cruauté du monde et à la barbarie humaine, il y a toujours un oui qui anime le non, un oui à la liberté, un oui à la poésie du vivre ».

 C’était déjà ce qu’affirmait l’impitoyable critique des aliénations religieuses et politiques que fut Nietzsche  dans son ouvrage Le Gai Savoir : «Vous le savez beaucoup mieux, mes amis ! Le Oui caché en vous est plus fort que tous les non et peut-être dont vous souffrez solidairement avec votre époque ;  et si vous deviez prendre la mer, vous émigrants, ce qui vous y pousserait, vous aussi, serait encore une foi » (3).

(1)  Georges BERNANOS : La France contre les robots in Essais et Ecrits de combat, Tome 2, La Pléiade, Editions Gallimard 1995, page 1037

(2)  Edgar MORIN : Invité par « Le Monde » à faire un « éloge de la résistance », Edgar Morin a insisté sur l’importance de penser à contre-courant, parfois contre son camp. In journal Le Monde, 11 juin 2010, page 19.

(3)  Friedrich NIETZSCHE : Le Gai Savoir § 377, cité par Paul Valadier in Nietzsche l’athée de rigueur, Desclée de Brouwer 1989, page 131.

Imre KERTESZ, l’Européen

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 avril 2016

Avec Imre Kertész, écrivain hongrois prix Nobel de littérature en 2002,  disparaît non seulement un grand romancier mais un témoin exceptionnel de l’aventure européenne. Ce juif athée, survivant des camps de la mort, se définissait comme « un survivant qui a essayé de survivre à sa survie ».  Né en 1929 dans une famille juive de Budapest, il est déporté à Auschwitz à l’âge de 15 ans en 1944 et libéré du camp de Buchenwald en 1945.  Toute son œuvre sera marquée par l’expérience de l’Holocauste. Un de ses livres les plus forts intitulé Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas (1) reprend la prière juive pour les morts à l’attention de l’enfant auquel il n’a jamais voulu donner naissance dans un monde dominé par la tragédie concentrationnaire.

Lors de son discours du 10 décembre 2002 à Stockholm pour la réception du prix Nobel, il déclarait ceci : « Je n’ai jamais eu la tentation de considérer les questions relatives à l’Holocauste comme un conflit inextricable entre les Allemands et les Juifs ; je n’ai jamais cru que c’était l’un des chapitres du martyre juif qui succède logiquement aux épreuves précédentes ; je n’y ai jamais vu un déraillement soudain de l’histoire, un pogrome d’une ampleur plus importante que les autres ou encore les conditions de la fondation d’un Etat juif. Dans l’Holocauste, j’ai découvert la condition humaine, le terminus d’une grande aventure où les Européens sont arrivés au bout de deux mille ans de culture et de morale ».

L’académicien suédois Horace Engdahl qui a œuvré pour l’attribution de son prix Nobel a déclaré : « Sa disparition est une perte particulièrement amère, alors que vacille actuellement l’identité européenne » (2). A l’heure où des vagues de migrants s’échouent sur les frontières de l’Europe ou se noient dans la Méditerranée, comment ne pas entendre les propos de Kertész notés dans son Journal tenu entre 1991 et 1995 : « L’Europe décrépite se réveille angoissée : elle a atteint le prétendu but qu’elle a ressassé pendant des décennies et, à présent, elle veille activement à repousser tout ce qui lui demanderait réflexion, renouvellement, créativité. L’Europe ressemble au vieil avare qui pendant le quart d’heure américain frappe de sa canne la jeune fille qui l’invite à danser car il ne peut s’empêcher de penser qu’on en veut à son argent. La mesquinerie de ce monde  respire l’approche de la sclérose et la prescience de son propre enterrement » (3). Et il ajoute : « L’Europe occidentale a choisi une stratégie de défense, avec ses policiers placés à l’est. Mais nul ne se pose la question de savoir ce qui, hormis l’argent, est véritablement défendu (la culture occidentale qui n’existe plus depuis longtemps, peut-être ?), et le style de cette défense, plus précisément ses moyens, causent plus de dommages aux vestiges de la démocratie occidentale qu’ils ne la défendent efficacement ? » (4).

Pour Kertész, il n’y aura d’avenir européen que par la prise de responsabilité de chaque citoyen : « Il y a une chose que je sais parfaitement : une civilisation qui ne définit pas clairement ses valeurs ou qui abandonne les valeurs qu’elle prône s’engage sur la voie du dépérissement et de l’anéantissement (…). Permettez moi de citer les paroles du grand théologien Rudolf Bultmann : « C’est toujours chaque instant présent qui contient la signification de ton histoire. Or tu ne peux regarder cette histoire en spectateur, tu dois l’envisager à partir de tes décisions, à partir de tes responsabilités » (5).

(1)  Imre KERTESZ : Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas, éditions Actes Sud, 2014.

(2)  Cité dans le journal La Croix du 1er avril 2016 : « Imre Kertész, l’espoir d’un grand européen », page 16.

(3)  Imre KERTESZ : Un autre. Chronique d’une métamorphose, éditions Actes Sud, 1999, page 38-39.

(4)  Id. page 141.

(5)  Imre KERTESZ : L’Holocauste comme culture, éditions Actes Sud, 2009, pages 135-136.

Vivre le temps des résurrections

Chronique de Bernard Ginisty du 30 mars 2016

La fête de Pâques  que nous célébrons ne se réduit pas à un heureux dénouement après une mort abominable infligée à Jésus par ce que Hannah Arendt appelle la « banalité du mal ». Faite de la complicité entre le carriérisme d’un fonctionnaire d’empire, le cynisme décadent d’un roi sans pouvoir et le corporatisme clérical d’un grand prêtre, elle illustre la somme de nos  lâchetés qui finissent par devenir meurtrières. La résurrection du Christ est une invitation faite à tout homme de quitter ce règne mortifère.

Beaucoup de « grands prêtres » de nos sociétés modernes tendent de réduire l’humanisme au rapport  production-consommation, ce que Maurice Bellet appelle « l’écorègne ». Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente à Pôle Emploi : « L’homme à peu près adapté à l’écorègne est un exploité volontaire. Il s’auto exploite. Il tire de lui tout le rendement qu’il peut. On dit : mais c’est à son  profit ! Mais ce profit est entièrement déterminé et défini par la Puissance à laquelle il obéit » (1). Contre la tentation de la résignation, Maurice Bellet nous invite à un cheminement pascal : «Peut-être avons-nous à apprendre durement que l’humanité doit sans cesse se reprendre en son principe, et que ce principe n’est pas une idée, que c’est l’homme même, naissant par-delà les immenses périls de destruction qui hantent sa naissance improbable (2).

La déprime qui mine personnes et sociétés trouve sa source dans les bouleversements produits par une temporalité réduite à sa valeur marchande. Lorsque de plus en plus de citoyens habités par la vision d’une vie rythmée par la formation, suivie d’un travail encadré par un contrat à durée indéterminée, pour aboutir à une retraite « bien méritée », voient le chômage bousculer ce « long fleuve tranquille » et leurs enfants se livrer à un invraisemblable parcours du combattant entre stages et contrats précaires dans l’angoisse d’un avenir qui ne paraît plus garanti, c’est l’implosion sociale qui guette.

La fête de Pâques nous invite à vivre à la fois le temps de la rupture et le temps de la naissance. Ce qui meurt, c’est bien le temps quantifié et monétarisé de l’individu, atome social attendant du « sens de l’histoire » ou de la « croissance » une sorte d’automaticité du lien social. Nous avons à faire le deuil de ces idoles qui nous ont fait croire d’être dispensés de la responsabilité de créer  des rapports nouveaux au temps et au lien social. Non pour nous enfermer dans une secte, mais pour trouver une nouvelle base permettant de nous ouvrir à l’universel. A ses disciples qui attendent toujours la restauration de l’ordre ancien, le dernier message du Christ, à la veille de son ascension, à été de leur dire de ne pas se réfugier dans un cénacle, mais d’être ses témoins « jusqu’aux extrémités de la terre » (3). Quelques jours avant d’être élu Pape, George Mario Bergoglio déclarait au conclave : « L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également celles de l’existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignorance et de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère. Quand l’Église ne sort pas d’elle-même pour évangéliser, elle devient autoréférentielle et alors elle tombe malade » (4).

Le message du Passeur de Pâques à ses disciples,  effondrés de voir le royaume où ils espéraient avoir les bonnes places leur échapper définitivement, est un envoi “dans le monde entier”  pour qu’ils deviennent des acteurs de la fraternité universelle.  En cela réside le fondement de toute mondialisation qui soit autre chose que la juxtaposition mortelle de flux financiers sauvages et de replis identitaires religieux et nationalistes.

(1)  Maurice BELLET : La seconde humanité. De l’impasse majeure de ce que nous appelons économie, Editions Desclée de Brouwer Paris 1993, page 84.
(2)  Id. page 9
(3)  Actes des Apôtres, 1, 6-8.
(4)   Dans une intervention faite au conclave qui l’a élu Pape le 13 mars 2013, George Mario BERGOGLIO a défini sa conception d’une Eglise qui ne vit pas pour elle-même et qui doit se tenir toujours aux périphéries : « Évangéliser implique un zèle apostolique.(…).L’Église est appelée à sortir d’elle-même et à aller vers les périphéries, pas seulement géographiques, mais également celles de l’existence : celles du mystère du péché, de la souffrance, de l’injustice, celles de l’ignorance et de l’absence de foi, celles de la pensée, celles de toutes les formes de misère. Quand l’Église ne sort pas d’elle-même pour évangéliser, elle devient autoréférentielle et alors elle tombe malade (on peut penser à la femme toute courbée dont parle l’Évangile). Les maux qui, au fil du temps, frappent les institutions ecclésiastiques ont des  racines dans l’autoréférentialité, dans une sorte de narcissisme théologique. Dans l’Apocalypse, Jésus dit qu’Il se tient sur le seuil et qu’il appelle. Évidemment, le texte  se réfère au fait que Jésus est dehors, à la porte, et qu’il frappe pour entrer… Mais, parfois, je pense que Jésus frappe de l’intérieur, pour que nous le laissions sortir. L’Église autoréférentielle veut retenir Jésus-Christ à l’intérieur d’elle-même et elle ne le laisse pas sortir. L’Église, quand elle est autoréférentielle, sans s’en rendre compte, croit posséder une lumière qui lui est propre ; elle  provoque ce mal si grave qu’est la mondanité spirituelle (d’après Henri de Lubac, c’est le pire qui puisse arriver à l’Église) : cette façon de vivre pour se glorifier mutuellement ». (Rome le 9 mars 2013, traduction de Charles de Pechpeyrou).

Ouvrir de nouvelles voies au vivre ensemble

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 mars 2016

Le débat actuel sur la réforme du Code du Travail ne saurait se réduire  à des négociations pour arracher telle ou telle « avancée » aux yeux des partenaires sociaux. Il s’agit ni plus ni moins que de repenser les modalités de notre vivre ensemble bousculé de plus en plus par la mondialisation et les nouvelles technologies.

Cette situation oblige à ce qu’on pourrait appeler une  « guerre de mouvement »  face à laquelle certains pensent que l’essentiel serait d’étoffer la ligne Maginot d’un imposant code du travail protecteur  des salariés tandis que d’autres posent la rémunération de l’actionnaire comme la clé du problème. On ne peut éviter de s’interroger pour savoir pourquoi, avec un code du travail aussi dense et une rémunération de l’actionnaire qui n’a cessé de croître,  la France continue à avoir un taux de chômage nettement supérieur aux pays comparables de la zone euro.

Egard Morin analyse ainsi cette situation : « Il y a eu une usure totale de la pensée politique. A gauche, notamment. A droite, il n’y avait pas réellement de besoin. Il leur suffisait d’administrer les choses telles qu’elles sont. Mais, pour tous ceux qui se proposaient d’améliorer ne serait-ce qu’un peu le monde, il y avait besoin d’une pensée. Tout cela s’est vidé. Et non seulement cela s’est vidé, mais ce vide s’est rempli avec de l’économie, qui n’est pas n’importe laquelle. C’est une doctrine néolibérale qui s’est prétendue science au moment où les perroquets répétaient que les idéologies étaient mortes parce que le communisme était mort ! Cette nouvelle idéologie portait l’idée que le marché est solution et salut pour tous problèmes humains. Et ces politiques y ont cru. Jusqu’à aujourd’hui où ils rêvent de la croissance… Ils n’ont même pas l’intelligence d’imaginer ce qui peut croître et ce qui peut décroître en essayant ensuite de combiner les deux » (1).

La  réponse à la crise que traversent nos sociétés ne consiste pas d’abord à trouver de nouvelles réponses aux mêmes questions, mais d’abord à interroger les questions qui structurent le débat public et les « valeurs » au nom desquelles on prétend lire et modifier la vie des gens. Hugues Puel, directeur pendant plus de 10 ans de la revue Economie et Humanisme constate : « la question de la valeur des choses est devenue obsolète sous toute autre forme que leur valeur monétaire telle qu’elle se présente sur le marché » (2).  Par ailleurs, la conjugaison d’une pensée  posant en principe l’antagonisme entre  entrepreneurs et salariés avec une logique jacobine prétendant régler au niveau national toutes les questions afférentes à l’activité humaine  conduit à des blocages.

La financiarisation de toute activité humaine réduisant les salariés à n’être que des « variables d’ajustement » à ses enjeux, la pensée binaire ignorant la complexité et la centralisation faisant l’impasse sur la capacité de chaque citoyen d’être acteur sur le terrain dans sa vie sociale et professionnelle sont les trois obstacles majeurs à l’ouverture de nouvelles voies du vivre ensemble.

(1)  Edgar MORIN  Notre futur in Terra eco net n°60  septembre 2014

(2)  Hugues PUEL : Responsabiliser la finance in revue Lumière et Vie, avril-juin 2010.

« Le doute, élément constitutif du don de la foi »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 mars 2016

  La plupart des grands massacres du XXe siècle et des crises qui minent le début du XXIe siècle trouvent leur source dans la perversion d’idées généreuses en enfermement doctrinaires qui conduisent à la violence. Elle illustre le fameux propos de Pascal « L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête » (1). Et il est vrai que c’est au nom d’idées généreuses, que l’on pourrait appeler « angéliques », que se commettent trop souvent les plus grands désastres. Liberté, égalité, justice sociale, amour de son pays, liberté d’entreprendre, soumission à la loi divine autant de principes qui ont conduit l’être humain à se fourvoyer dans des pensées binaires conduisant à la violence.

Emmanuel Levinas voyait dans la pensée talmudique appliquée aux textes fondateurs de sa tradition le moyen d’échapper à cet angélisme meurtrier. « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse dont la conscience anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’invertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux quand il est appliqué, ou, pour rejoindre l’image de tout à l’heure : le Talmud, c’est la lutte avec l’Ange » (2).

Dans son ouvrage 12 leçons sur le christianisme, James Alison, prêtre catholique et théologien très inspiré par la théorie mimétique de René Girard, développe une anthropologie de la foi qui dissocie la notion de « révélation » de celle d’une « information » obéissant à la logique binaire du vrai ou du faux. « Que se passe-t-il quand une révélation se produit parmi les humains ? Un processus de découverte est enclenché. (…) Le corrélat anthropologique d’enseignement est apprentissage. Le corrélat anthropologique de révélation est découverte » (3)

Ainsi, la démarche de foi, au sens biblique, ne consiste pas à picorer des versets dans les livres sacrés ou à vénérer des dogmes qui viennent conforter notre ego et nos idéologies.  Elle est une invitation au doute sur nos « certitudes » et au voyage au-delà de nos installations. « Nous nous découvrons étrangement inaccoutumés à nous-mêmes ;(…) Nous nous sentons inévitablement un peu perdus par rapport à celui ou à celle que nous pensions être, et dans l’obligation d’effectuer de nouvelles distinctions entre ce que nous croyons ferme et établi sur nous-mêmes et ce qui commence de nous apparaître clairement. (…) En d’autres termes, le doute est un élément constitutif du don de la foi, non une menace qui lui serait égale et opposée » (4).

Et c’est l’espace de ce doute qui ouvre à tous les dialogues, à toutes les rencontres, non dans un universalisme abstrait, mais dans l’échange concret entre  des hommes pour qui la vérité n’est ni une marchandise, ni le totem d’un clan ou encore la justification de son ego, mais l’appel à une découverte sans fin. C’est l’entrée dans la grande fraternité des « pérégrinants » qui s’enrichissent mutuellement de la diversité de leurs itinéraires au lieu de se combattre au nom des frontières de leurs certitudes.

(1) Blaise PASCAL : Pensées in Œuvres complètes, La Pléiade, Editions Gallimard 1957, page 1170

(2)  Emmanuel LEVINAS : L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques,  Editions de Minuit Paris 1986 pages 98-99.

(3)  James ALISON : 12 leçons sur le christianisme, Editions Desclée de Brouwer 2015, page 34.

(4)  Id. page 156.

L’Europe à l’épreuve de ses valeurs fondatrices

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 mars 2016

Les vagues de réfugiés qui viennent s’échouer sur les frontières reconstruites à la hâte par les pays européens  sont en train de miner l’Europe. En laissant s’effondrer la libre circulation entre les pays qui la composent, l’Union  européenne risque sa propre désintégration. L’abdication des politiques devant la « main invisible » du marché qui devait peu à peu conduire à une régulation des rapports humains devient de plus en plus intenable. Cette crise nous oblige donc à nous interroger sur le socle sur lequel peut s’exercer une citoyenneté européenne.

Vaclav Havel (1936-2011), dissident devenu président de la République tchèque, a été un très rare responsable politique de premier plan à avoir affirmé la nécessité pour l’Europe de prendre conscience de son enracinement éthique et spirituel. Pour lui, l’Europe ne sera faite ni par les technocrates, ni les gouvernements seuls, mais par les citoyens européens. C’est autour  de l’idée de responsabilité universelle, non pas cette fois sous la forme des croisades, de la colonisation, ou de l’imposition d’un modèle culturel unique, que l’Europe peut trouver sa raison d’être.

Le 3 mars 1999, le Sénat français recevait  le président Vaclav Havel. Dans son discours sur la « vocation de l’Europe », il évoquait la figure du philosophe Emmanuel Levinas : « Il y a quatre ans mourut un Juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes,  en l’occurrence sans doute juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde. J’estime que c’est justement cette tradition spirituelle que l’Europe devrait se rappeler aujourd’hui. Elle découvrira l’existence de l’autre, tant dans l’espace qui l’entoure qu’aux quatre coins du monde; et la responsabilité fondamentale qu’elle entend assumer ne prendra plus le visage présomptueux d’un conquérant, mais celui, humble, de qui prend la croix du monde sur son dos . Et si quelqu’un assimilait cette responsabilité à une forme inédite de l’orgueil messianique, alors, il ne nous resterait plus qu’à faire appel à notre conscience» (1).

Vaclav Havel fut d’abord un écrivain auteur d’une œuvre théâtrale dans le courant littéraire du « théâtre de l’absurde » et avait bien conscience ce qui peut apparaître de « ridicule donquichottesque » dans son propos. Face à ceux qui souriaient de son idéalisme, il faisait appel à son expérience d’homme de théâtre et de dissident dans la société tchèque normalisée par les troupes soviétiques : «Je me dis qu’ayant pu – avec une poignée d’amis, mais entouré d’un océan d’indifférence – me cogner la tête contre les murs pendant des années en répétant la vérité sur le totalitarisme communiste, il n’y a pas de raison pour que je cesse de me cogner la tête contre les murs en parlant inlassablement, en dépit des sourires indulgents, de la responsabilité et de la morale face à notre marasme social, et je ne vois pas pourquoi je devrais considérer, plus qu’avant, que cette bataille est perdue d’avance» » (2).

Pour lui, « la tâche fondamentale consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, (…) à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens ” (3).

 (1)  SENAT : Compte-rendu analytique officiel de la réception solennelle de M. Vaclav Havel, Président de la République tchèque le 3 mars 1999.

(2)  Vaclav HAVEL : Méditations d’été, éditions de l’aube, 1992, page 134

(3) Vaclav HAVEL : Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, page 243.

Le « détricotage » de l’idéal européen ?

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 25 février 2016

La montée des partis  nationalistes en Europe, le chantage britannique au « Brexit », les vagues de réfugiés qui frappent aux portes des pays de l’Europe qui reconstruisent leurs frontières : tout cela conduit de plus en plus de citoyens à exprimer leur scepticisme  sur le projet européen. Interrogé en décembre 2015 par le journal l’Opinion, Michel Rocard déclarait ceci : « Je suis devenu socialiste car la SFIO portait un idéal européen. Cette conviction ne m’a jamais lâchée mais je m’épuise. J’ai passé quinze ans au Parlement européen, participé à tous les colloques et assisté au détricotage de l’idéal. (…)On n’a jamais retrouvé l’enthousiasme fédéralisant des fondateurs incarné par les démocrates-chrétiens et les sociaux-démocrates ».

L’accueil de nouveaux pays membres dans la Communauté avait conduit Jacques Delors à s’interroger : «  Aujourd’hui, l’Europe ressemble à un ménage qui vient d’acheter un appartement dans une maison. Il a ajouté deux, trois pièces, mais il n’a pas d’architecte qui pense l’ensemble et réponde à la question centrale : pourquoi voulons-nous vivre et agir ensemble ? ». Ce qui conduit le philosophe Allemand Jürgen Habermas à affirmer : « Ce qui est célébré aujourd’hui comme « modèle social européen » ne peut être défendu que si, dans le cadre même de l’Europe, la politique est capable de revenir à la hauteur des marchés. Ce n’est qu’au niveau européen que l’on pourra récupérer tout ou partie de la capacité de régulation politique de toute façon perdue au niveau de l’Etat-Nation » (1).

Lorsqu’on ne sait plus proposer aux peuples un élan vers plus d’ouverture, de justice et de solidarité, on peut tenter de les distraire en agrandissant le super marché de leur consommation. Au risque d’augmenter les frustrations de ceux qui se sentent de plus en plus largués dans une aventure dont la plupart des médias n’expriment que le point de vue de gagnants.

La construction européenne est l’apprentissage d’un rapport au politique comme pouvoir de régulation et non comme source d’identité. Comme l’écrit Jeremy Rifkin, « L’union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein des territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux » (2). Une telle mutation n’est possible que si se met en place un travail d’évolution des consciences vers une responsabilité citoyenne planétaire.

C’est d’ailleurs ce qu’écrivait un des « Pères de l’Europe », Jean Monnet, au terme de ses Mémoires : « Ai-je assez fait comprendre que la Communauté que nous avons créée n’a pas sa fin en elle-même ? Elle est un processus de transformation qui continue celui dont nos formes de vie nationale sont issues. …… Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain » (3).

Plus que jamais, nous devons apprendre à conjuguer la diversité de nos identités culturelles et une citoyenneté post nationale dans un monde où les interdépendances croissantes vouent à l’échec tous les replis identitaires.

(1)   Jürgen HABERMAS : Sur l’Europe, éditions Bayard, 2006, page 51.

(2)   Jeremy RIFKIN : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, éditions Fayard, 2005, page 288.

(3)   Jean MONNET : Mémoires, Tome 2, éditions Le livre de poche, 1976 n°5183, page 794.

La spiritualité : refuge ou chemin vers une fraternité universelle.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 février 2016

Dans un dossier consacré aux « intellectuels et l’argent », le magazine L’OBS dresse le palmarès des « intellos superstars en librairie » en fonction du nombre d’exemplaires vendus sur la période 2011-2015 (1) Dans les 8 premières places de ce palmarès  on trouve 5 auteurs qui se définissent par leurs recherches humanistes et spirituelles. En 1ère place, Frédéric Lenoir, directeur du Monde des religions pendant plusieurs années, est qualifié par l’hebdomadaire de « nouvel empereur des ventes » avec 2,2 millions d’exemplaires. Il est suivi par le médecin psychiatre Christophe André qui a été un des premiers à introduire l’usage de la méditation en psychothérapie (1,2 millions d’exemplaires). En 5ème place, on trouve Pierre Rahbi,  agriculteur militant de la sobriété (610 mille exemplaires),  puis Alexandre Jollien handicapé de naissance et philosophe (600 mille exemplaires et en 8ème place Matthieu Ricard docteur en génétique cellulaire, moine tibétain et collaborateur du Dalaï Lama (550 mille exemplaires).

Ainsi, ce que l’on peut appeler la « spiritualité » se vend bien et semble rejoindre les préoccupations de nos contemporains. Ce succès n’est pas sans ambiguïté. Dans la débandade du sens et des idéologies qui caractérise notre époque, la tentation est grande de chercher un refuge dans « l’intériorité » en désertant l’espace public. Tout un chacun se déclare déçu de la politique et ce n’est pas le spectacle des joutes binaires et des conflits d’ego si prisé par les médias qui risque de redonner envie de s’engager dans la vie collective.  Trois de  ces 5 auteurs viennent de publier un ouvrage collectif sur la « quête de la sagesse ». Dès l’introduction, ils pointent cette ambiguïté : « Il y a une question importante qui vaut la peine d’être clarifiée, concernant notre motivation et l’utilisation de ce livre. C’est l’ambiguïté de ce qu’on appelle le « développement personnel » : si ce développement s’opère uniquement dans la bulle de notre ego, on va le nourrir, le polir, l’embellir avec des idées réconfortantes, mais ce sera toujours dans une optique étriquée, et on passera à côté du but, car la recherche de la plénitude ne peut s’accomplir que par la bienveillance et l’ouverture aux autres. Il faut éviter à tout prix que l’exercice de la pleine conscience, et de la méditation à particulier, devienne un havre où l’on s’absorbe à plein temps dans le monde de notre ego » (2).

La vraie frontière entre les êtres humains ne tient ni à la race, ni à la nationalité, ni à la culture, ni à la religion. Elle sépare ceux qui sont en marche et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et installés. Etre spirituel c’est être nomade. Un être en marche est sans cesse en recherche. Il n’est pas  figé dans ses acquis. Chaque rencontre est pour lui non pas une menace pour ses certitudes, mais une chance pour ses découvertes. Comme l’exprime Emmanuel Levinas, il nous faut choisir entre l’Odyssée d’Ulysse qui se termine par le retour à son point de départ et l’Exode d’Abraham qui l’exile définitivement de tout enracinement païen. Trop souvent, ce qu’on nous vend aujourd’hui comme spiritualité ne sont que des petites odyssées pour se donner un léger frisson avant de retrouver le lit douillet de son confort matériel et intellectuel.

Nos cultures, nos religions, nos idéologies, nos modes de vie sont des  langues maternelles du sens, à partir desquelles nous pouvons prendre le risque d’une parole personnelle. Celle-ci, au lieu de nous enfermer sur nous-mêmes,  nous exile définitivement d’un paisible séjour dans notre intériorité.

L’OBS, n°2675  du 11 au 17 février 2016, pages 30 à 47.

Christophe ANDRE, Alexandre JOLLIEN, Matthieu RICARD : Trois amis en quête de sagesse, L’Iconoclaste, Allary éditions, 2016, page 18.

Les chemins de l’humanisation entre « La Pesanteur et la Grâce ».

Chronique de Bernard Ginisty du 11 février 2016

Depuis quelques semaines, la presse se fait l’écho de querelles d’intellectuels en essayant, comme à son habitude, d’enrégimenter tel ou tel dans des catégories  de « gauche ou de droite », « de fasciste ou de libéral ». Le rapport des intellectuels avec l’action sociale et politique est une constante de l’histoire de notre République pour le meilleur et pour le pire.

Le petit livre de Jacques Julliard sur Simone Weil, militante, philosophe, mystique, insoumise absolue, guerrière sans concession de la liberté de l’esprit, effrayante par son exigence de radicalité qui la conduira au plus grand dénuement et à une mort précoce, en 1943, à 34 ans me paraît donner de la hauteur à ce débat. Il ne s’agit pas  de proposer un modèle accompli d’intellectuel.  Pour Julliard, « Ce qui fait  de Simone Weil une intellectuelle d’exception, et dans un siècle où ils pullulent, l’une des rares à se montrer digne de ce nom, c’est la combinaison à chacun des moments de son existence du travail professionnel – au lycée ou à l’usine – de l’activité militante et politique, du travail intellectuel proprement dit, qui est gigantesque, et de l’expérience mystique » (1).

Simone Weil s’est toujours dressée de toutes ses forces contre le mensonge de tant d’intellectuels politiques qui prétendaient créer une classe ouvrière libre, mais « n’avaient sans doute jamais mis le pied dans une usine et par suite n’avait la plus faible idée des conditions réelles qui déterminent la servitude ». Dès lors, cette agrégée de philosophie, au nom de sa conception de la vérité, voudra s’exposer aussi bien dans la vie de manœuvre en usine, que plus tard en s’engageant aux côtés des républicains espagnols pendant la guerre civile et dans les combats de la France libre.

Albert Camus, qui publia en 1949 un de ses ouvrages, L’Enracinement dans une collection qu’il dirigeait chez Gallimard,  parlait d’elle comme du « seul grand esprit de notre temps ». Lorsque paraît La Condition ouvrière inspirée par son expérience de travail en usine, il écrit « Le plus grand, le plus noble livre qui ait paru depuis la Libération s’appelle la Condition Ouvrière de Simone Weil » (2).

Dans son combat contre l’oppression, Simone Veil dénonce l’argent et la force, mais aussi ce qu’elle appelle « la fonction » qui conduit au phénomène bureaucratique et ne cesse d’affecter l’Etat, les syndicats, les partis et l’organisation du travail. C’est aussi l’héritage bureaucratique romain repris par l’Eglise Catholique qui la conduit à rester au seuil de cette Eglise : « Il y a un obstacle absolument infranchissable à l’incarnation du christianisme. C’est l’usage  des deux petits mots anathema sit (…) Le ressort du totalitarisme, c’est l’usage de ces deux petits mots : anathema sit » (3).

A la fin de son ouvrage, Jacques Julliard écrit : « Simone Weil n’est pas quelqu’un qui puisse servir de modèle, sous peine d’échec, voire de ridicule. Il y a purement et uniquement Simone Weil, sa personne, sa vie son œuvre. Il ne saurait y a avoir de « weilisme »(4). Son message fondamental consiste à nous aider à utiliser nos facultés dans notre chemin spirituel pour qu’elles ne fassent pas obstacle à la radicalité de la grâce : « L’intelligence n’a rien à trouver, elle a à déblayer (…) L’imagination travaille continuellement à boucher toutes les fissures par où passerait la grâce » (5). On ne saurait trop insister sur cette ascèse de l’intelligence qui nous rende disponible et ne se laisse pas, par peur du vide, endormir par des consolations imaginaires.

(1)       Jacques JULLIARD : Le choc Simone Weil, éditions Flammarion, collection Café Voltaire, 2014, pages 31-32
(2)       Albert CAMUS : Chronique dans L’Express du 13 décembre 1955
(3)       Simone WEIL : Lettre IV : autobiographie spirituelle in  Attente de Dieu, Le livre de poche, 1963, pages 55 et 61. L’expression anathema sit (qu’il soit anathème) est utilisée par les églises chrétiennes pour condamner, exclure et persécuter ceux qu’elles jugent hérétiques.
(4)       Jacques JULLIARD : op.cit. page 125. Simone Weil reste un signe de contradiction pour les intellectuels. A ce sujet, Julliard publie dans son texte un échange de correspondance avec son ami, l’écrivain Jean Bastaire  disparu en 2013 et qui fut un des grands lecteurs de Péguy. Bastaire écrit à Julliard : « Il y a longtemps que j’ai pour Simone Weil une admiration répulsive. Bien entendu, son parcours parallèle à celui de Péguy m’a toute de suite attitré, de l’anarcho-syndicalisme à la mystique chrétienne ; (…) Mais, à l’inverse du cheminement de Péguy, celui de Simone Weil ne m’a pas semblé une conversion assomption, mais une conversion-rupture ; (…)Après bien d’autres, je décèle en Simone Weil un problème tragique qui tient à ses origines juives qu’elle renie violemment, son rejet de l’Ancien Testament est d’une sottise rare ; (…)  Je ne supporte pas dans Simone Weil son nihilisme apophatique, son négationnisme transcendantal, son apologie du vide. J’y renifle la pire allergie à ce qui constitue la moelle de la révélation judéo-chrétienne, « Et il vit que cela était bon, même très bon », voilà la première phrase de ce cher Yahvé tant honni devant sa création qui vient de naître ». Jacques Julliard lui répond : « J’en viens à ce que tu m’écris à propos de Simone Weil. Je ne partage pas ton point de vue. Car non seulement je la considère comme un des plus grands génies du siècle, mais je partage la plupart de ses vues. Aversion pour l’Ancien Testament ? Je la partage. (…) Il représente tout ce que je  déteste : l’esprit religieux (…) Ce qui me touche dans l’Evangile n’est pas la continuité avec ce Dieu jaloux, narcissique et un peu facho qui sévit dans l’AT, c’est la rupture ! Et je sais gré à Simone Weil de souligner les correspondances avec le platonisme. Je trouve le Dieu de Platon infiniment plus sympathique, infiniment plus vraisemblable que le vieux Yahvé, pétainiste et massacreur, qu’il faudrait paraît-il aimer ! S’il faut passer par là pour être chrétien, alors je suis athée, et Dieu reconnaîtra les siens ! » (pages 87-90).
(5)       Simone WEIL : La pesanteur et la grâce, éditions Plon, 1988, pages 21 et 25

Invitation à la quête de la sagesse

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 3 février 2016

 L’époque est prolixe en textes qui décrivent le malheur des temps et les calamités de la modernité. La critique a ses fonctionnaires et ses carrières dont un des points communs est de se livrer à la militance de la réforme…des autres !

L’ouvrage que viennent de nous donner trois randonneurs des chemins spirituels, nous surprend par sa fraîcheur, son humour et son humble attention aux pratiques les plus quotidiennes de la vie (1). Christophe André, médecin psychiatre, Alexandre Jollien, philosophe et Matthieu Ricard, moine bouddhiste, présentent ainsi leur travail : « Nous ne sommes que des voyageurs en quête de sagesse, conscients que le chemin est long et ardu, et qu’il nous reste tant de choses à découvrir, à élucider et à intégrer par la pratique. Les bûcherons de la compassion, les ferrailleurs de l’ego et les apprentis de la sagesse ont fait de leur mieux, avec joie et enthousiasme » (2). Depuis longtemps, ils rêvaient d’écrire un livre ensemble.  Ils se retrouvent pendant une dizaine de jours dans une maison du Périgord avec quelques amis et vont débattre de thèmes qui constituent des têtes de chapitre : Quelles sont nos aspirations les plus profondes ;  L’ego ami ou imposteur ? Apprendre à vivre avec nos émotions ;  Aux origines de la souffrance ; L’école de la simplicité ; L’art de l’écoute ;  La culpabilité et le pardon ; Nos pratiques quotidiennes. Chaque chapitre se termine par des « conseils pratiques ».

Alexandre Jollien a vécu 17 ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées. Il est aujourd’hui écrivain et père de famille. Les stigmates de son handicap l’amènent    à affronter quotidiennement le regard d’autrui. Pour lui, « Même le plus grand progrès intérieur est vain s’il ne nous rend pas plus solidaires, s’il ne nous rapproche pas de notre prochain. Et la culture de soi peut vite sentir le renfermé si elle ne débouche pas sur une vraie générosité. L’ego est si doué et tordu qu’il récupère tout, ou presque. Il y a assurément un égoïsme spirituel. En oubliant les autres, nous nous cassons inévitablement la figure, nous instrumentalisons la voie même qui pourrait nous sauver » (3).

A l’heure ou d’innombrables gourous de proposent de nous vendre les recettes du bonheur, le propos de Christophe André est d’une grande lucidité : « Ma conviction profonde, c’est que, pour les êtres ordinaires que nous sommes, et à l’exception de quelques sages, la joie, le bonheur, l’amour sont forcément des états labiles, qu’il ne nous est pas permis de ressentir d’une manière durable. Il est illusoire de vouloir les mettre en boîte : il faut accepter une fois pour toutes l’idée que nous sommes des intermittents du bonheur, de la joie, de l’amour et que c’est absolument normal. C’est pourquoi il faut s’attacher à les faire renaître régulièrement dans nos vies » (4).

Matthieu Ricard dénonce l’individualisme narcissique qui mine nos sociétés. Il dit avec humour : « En fait, on devrait mettre Narcisse tout nu dans une forêt vierge et lui dire : Maintenant, débrouille-toi tout seul puisque tu es le meilleur ! » Pour lui, « la constatation de l’interdépendance de tous les êtres et de toutes les choses devrait continuellement nous remplir de gratitude. Comme les environnementalistes qui évaluent l’empreinte écologique d’un produit, nous pourrions évaluer l’empreinte de gratitude liée à ceux qui nous ont permis d’être ensemble aujourd’hui. On s’apercevrait peu à peu que cette gratitude devrait englober la terre entière » (5).

Je laisserai le dernier mot à Alexandre JOLLIEN : « Je trouve une sorte de libération à constater que tout est fragile. Enfin, je peux  joyeusement renoncer à la stabilité, à la solidité, pour apprendre à nager dans l’impermanence. Si je cherche coûte que coûte une terre ferme où m’installer pour toujours, inexorablement je serai déçu. (…) L’expérience commune démontre aussi que, quoi que nous fassions,  il y a toujours un truc qui cloche (…) Pratiquer la méditation, ce n’est pas s’extraire du monde, mais apprendre à cohabiter, à être en paix au milieu de ces grincements » (6).

(1)   Christophe ANDRE, Alexandre JOLLIEN, Matthieu RICARD : Trois amis en quête de sagesse, L’Iconolaste et Allary Editions, 2016.  Christophe ANDRE est médecin psychiatre. Il a été un de premiers à introduire l’usage de la méditation en psychothérapie. Il est l’auteur, entre autres de Imparfaits, libres et heureux. Pratique de l’estime de soi, éditions Odile Jacob 2006 ; Méditer jour après jour. 25 leçons de pleine conscience, éditions l’Iconoclaste 2011 ; Et n’oublie pas d’être heureux. Abécédaire de psychologie positive, éditions Odile Jacob, 2014. Alexandre JOLLIEN est philosophe. Il a vécu dix-sept ans dans une institution pour personnes handicapées. Il a publié Eloge de la faiblesse, éditions du Cerf, 1999 (prix de l’Académie Française) ; Le Métier d’homme, éditions du Seuil, « Point Essais » n°705, 2013 ; Petit Traité de l’Abandon. Pensées pour accueillir la vie telle qu’elle se propose, éditions « Points Essais » n°755, 2015. Matthieu RICARD est moine bouddhiste depuis quarante ans. Il vit au Népal où il se consacre à des projets humanitaires. Il est le traducteur en français du Dalaï Lama. Il a publié entre autres Le Moine et le Philosophe, dialogue avec son père le philosophe, journaliste et académicien Jean-François REVEL NIL éditions 1997, ouvrage traduit en 21 langues ; Se changer, changer le monde, avec Christophe André, Jon Kabat-Zinn et Pierre Rahbi, éditions l’Iconoclaste, 2013 ; Plaidoyer pour les animaux, Allary éditions, 2014 ; Vers une société altruiste, avec Tania Singer, Allary éditions 2015.

(2)   Id. page 477

(3)   Id. page 15

(4)   Id. page 143

(5)   Id. page 90-92

(6)   Id. page 104

Pour une laïcité fraternelle

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 27 janvier 2016

Le 20 janvier dernier, le Pasteur François Clavairoly, président de la Fédération protestante de France et de la Conférence des responsables de culte en France, présentait ses vœux devant le Ministre de l’Intérieur et des Cultes.  Faisant allusion aux critiques de membres du gouvernement contre l’observatoire de la laïcité et son président, Jean-Louis Bianco, il a souhaité  une année « de paix et de concorde (…) dans le cadre d’une laïcité qui ne soit pas une laïcité sujette à des bouffées d’agressivité, y compris contre l’Observatoire de la laïcité ». Par ailleurs, il a exhorté les croyants à « réfléchir à cette incroyable charge de violence que peut contenir la religion si elle n’est pas pensée, traduite, réfléchie (…), si elle renonce à l’intelligence ou au difficile mais nécessaire exercice de l’interprétation et à celui de la lente et profonde méditation, – si elle se réduit à une objurgation, à une obéissance, à une injonction, à un ordre» (1)

Ces propos me semblent cerner avec beaucoup de justesse l’espace laïc. Il rejoint la compréhension qu’en donne Emmanuel Levinas : « Les institutions laïques qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme. Les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur  en soi de la paix entre les hommes. (…) Cette recherche de la paix peut s’opposer à une religion, inséparable des dogmes. Mais si le particularisme d’une religion se met au service de la paix, au point que ses fidèles ressentent l’absence de cette paix comme l’absence de leur dieu (…) et ne les rendent ni tyranniques ni envahissants, mais plus ouverts et plus accueillants – la religion rejoint l’idéal de la laïcité » (2).

La laïcité n’occupe pas une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues maternelles historiques du sens et de la spiritualité. Ce serait vouloir s’affranchir de l’histoire et s’égaler à l’universel.  Et finalement substituer un cléricalisme à un autre. Elle est l’espace de ce que Habermas appelle l’éthique de la discussion où chacun peut faire l’épreuve personnelle de ce à quoi il croit. En ce sens, c’est un espace spirituel. Comme l’écrit Paul Ricoeur : « Il nous faut aujourd’hui aller plus loin que les philosophes des Lumières: ne pas simplement « tolérer », « supporter » la différence, mais admettre qu’il y a de la vérité en dehors de moi, que d’autres ont accès à un autre aspect de la vérité que moi. Accepter que ma propre symbolique n’épuise pas les ressources de symbolisation du fondamental » (3). A l’être humain tenté par le court circuit entre son désir, son Eros et les représentations qu’il a reçu de sa tradition, le Mythos, la laïcité  rappelle la fonction médiatrice de la raison, le Logos. C’est en cela qu’elle est un garde fou contre les dérives sectaires et fondamentalistes des religions et contribue à les renvoyer à leur vocation fondamentale d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle.

(1)      François CLAVAIROLY : discours du 20 janvier 2016 lors de la présentation des vœux de la Fédération Protestante de France, en présence de Bernard Cazeneuve, ministre de l’Intérieur et des cultes  < http://www.protestants.org>.

(2)      Emmanuel LEVINAS : La laïcité et la pensée d’Israël in Les imprévus de l’histoire, Editions Fata Morgana, 1994,  pages 181-182.

(3)      Paul RICOEUR : Il y a de la vérité ailleurs que chez soi, entretien avec Frédéric Lenoir publié dans L’Express du 23 juillet 1998.

La France est-elle capable de diminuer son taux de chômage ?

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 janvier 2015

Une fois de plus, malgré promesses, discours, dispositifs, nous constatons que le chômage continue régulièrement d’augmenter. Il atteint plus particulièrement des populations jeunes et les seniors. Et certains économistes suggèrent de nous habituer à vivre avec 10% de chômage structurel. Le Président de la République a proposé lundi dernier, devant les membres du Conseil Economique et Social, un certain nombre de mesures touchant à la formation des chômeurs, à la valorisation de l’apprentissage et à l’aide à l’embauche dans les PME.  Depuis des dizaines d’années, nous entendons, les responsables politiques de tous bords affirmer la volonté  de développer l’apprentissage  et on cite en modèle sur ce point le modèle suisse et allemand.  Nous les entendons également insister sur la nécessité de donner plus souplesse aux PME et PMI que des rigidités juridiques et administratives freinent dans leur capacité de faire face à des crises.

Aujourd’hui, la France apparaît comme un des pays d’Europe ayant le plus de difficultés à diminuer le chômage.  Les déclarations politiques et les dispositifs toujours recommencés peuvent ressembler à une litanie d’invocations dans le vide et à des rituels de moins en moins crédibles. Certes tout cela n’est pas inutile et permet de faire face à des urgences, mais ne saurait occulter le mal être de nos sociétés. La peur de l’avenir, l’insécurité de l’emploi, le manque de perspectives des jeunes qui entrent dans la vie active, tout ce malaise profond, vécu par un nombre grandissant de nos concitoyens, fabriquent du désenchantement politique. La juxtaposition d’une avancée inexorable du chômage et des discours vains a quelque chose de dérisoire et de désespéré.  Elle conduit à un scepticisme généralisé sur la capacité des professionnels de la politique de contrôler les mécanismes économiques et financiers mondialisés qui poursuivent imperturbablement leur logique dévastatrice. Tout cela produit ce que nous constatons à chaque scrutin : la progression de l’abstention et celle de l’extrême droite qui deviennent les deux premiers partis de France !

Nous sommes au cœur d’une crise qui n’est pas seulement politique, mais d’abord et avant tout intellectuelle. Nos hommes politiques ne sont pas pires qu’avant. Mais ils ont à affronter, et nous avec eux, la faillite de la représentation d’un certain type de fonctionnement de nos sociétés. Les discours ne sont plus en phase avec le réel. Au lieu de nous laisser enfermer par les termes d’une question à laquelle on ne cesse d’apporter des réponses inefficaces, nous avons à remettre en cause les termes même de la question et la représentation du monde qu’elle suppose.

La mondialisation est un fait qui s’impose à nos sociétés. Elle génère des crises successives qui nécessitent conversions et adaptations. Entreprises et salariés doivent aujourd’hui être capables de davantage de mobilité. Cette « guerre de mouvement » économique ne sera gagnée que par une très grande décentralisation et une responsabilité accrue des acteurs économiques et sociaux sur le terrain. Pour ouvrir de nouveaux horizons au mouvement social et politique, nous devons régulièrement nous interroger sur ce que dirigeants et experts nous annoncent comme évidences incontournables. Le travail d’analyse des processus économiques et sociaux est constamment à reprendre sous peine de répéter incantations rituelles, anathèmes ou langues de bois.

L’innovation collective passe aujourd’hui par les différentes initiatives que les citoyens prennent sur le terrain : économie alternative et solidaire, créations de « start-up », réseaux d’échanges entre les personnes, lieux de création de nouveaux champs de la culture : tout ce qui fait que, face à la crise, notre peuple tient debout. C’est de l’attention à ces nouveaux modes de vie et à ces pratiques d’affrontement quotidien au réel que pourra naître le renouvellement d’une politique capable d’accompagner les mutations que nous vivons.

Jean-Marie Pelt et l’écologie de la beauté

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 janvier 2016

Le 23 décembre dernier disparaissait Jean-Marie Pelt, botaniste universitaire reconnu internationalement, auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie.  Ce grand humaniste n’a jamais séparé ses recherches scientifiques d’une dimension spirituelle qui peut leur donner sens. Un de ces derniers écrits intitulé : Manifeste pour la Beauté du Monde (1) fait figure de testament. Il s’agit d’un long entretien avec  la journaliste Nathalie Calmé.

Pour Jean-Marie Pelt, l’Occident est entré depuis plusieurs siècles dans un processus de rupture entre l’humanité et son habitat naturel. La science technicienne instrumentalisée par le capitalisme a désacralisé et désenchanté la nature. Elle est devenue un simple matériau que l’on peut exploiter. C’est contre ce dualisme mortifère qu’il s’élève : « Je ne veux pas que l’écologie devienne un discours totalement technicisé, porté par les seuls experts ou les entreprises. C’est pourquoi nous avons besoin de retrouver le sens de la beauté de la nature. Et le dialogue entre l’écologie et la spiritualité peut nous y aider grandement » (2).

Loin de se cantonner à des réflexions théoriques, Jean-Marie Pelt a incarné ses convictions au plan éducatif,  avec la création de l’Institut Européen d’Écologie de Metz et au plan citoyen  dans son engagement, pendant plusieurs années, comme Premier Adjoint de cette ville : « J’ai l’honneur d’avoir fait partie de cette génération de scientifiques qui avaient acquis la conscience que la sauvegarde de l’environnement naturel dépendait de l’émergence d’une écologie urbaine, autrement dit d’une organisation socio-écologique de la cité humaine, dans ses dimensions urbanistiques, architecturales, économiques » (3).

Dans une société envahie par le vacarme médiatique, urbain industriel, Jean-Marie Pelt affirme la nécessité d’espaces de silence : « Je fais un lien entre l’arrogance des puissants, des forts, et le bruit, technologique, urbain, industriel, télévisuel de nos sociétés occidentales. Il existe, et heureusement, des lieux de silence, de recueillement, de contemplation, mais ils sont trop rares. Et même si ces lieux étaient près de nous, aurions-nous encore la présence d’esprit de nous y ressourcer ? » (4).

Jean-Marie Pelt termine son entretien par ces mots que devraient méditer tous ceux qui se réclament de l’écologie : « J’aimerais que l’écologie s’inscrive dans le travail de la durée, et non pas uniquement, comme très souvent, dans la dite « urgence écologique ». Certes, il y a des urgences dont il faut s’occuper. (…) Mais, il ne faudrait pas que cela se fasse au détriment des dimensions culturelles, éthiques, éducatives, imaginatives et spirituelles de l’écologie. Chez beaucoup d’environnementalistes, le lien est très fort entre l’urgence écologique et le catastrophisme On ne peut réenchanter le monde, faire voir sa beauté sur fond de peur. C’est l’inverse qu’il faut promouvoir, une écologie de la paix, une écologie de la justice, une écologie de la beauté » (5).

(1)   Sœur Marie KEYROUZ, Jean-Marie PELT : Manifeste pour la beauté du monde. Témoignages recueillis par Nathalie Calmé, éditions du Cherche Midi, 2015. L’entretien avec J.M. Pelt est suivi d’une interview avec la religieuse libanaise Sœur Marie Keyrouz, grande figure du chant sacré d’Orient et d’Occident.  Il existe un Centre Jean-Marie Pelt qui diffuse la pensée de Jean-Marie Pelt et promeut la réflexion, l’étude et l’échange sur les relations de l’homme avec la nature <http://www.centrejeanmariepelt.com>

(2) Id. page 86 ;

(3) Id. page 63

(4) Id. page 21

(5) Id. pages 114-115

L’Epiphanie ou l’invitation au voyage

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 janvier 2016

    Un jour, quelques originaux vinrent trouver un roi à Jérusalem pour lui faire part d’une nouvelle qui, pensaient-ils, devrait le réjouir. De leurs observations et de leurs réflexions, ils avaient conclu qu’une naissance capitale venait d’avoir lieu dans le pays de ce roi. Ils avaient entrepris un long voyage depuis leur Orient natal pour accueillir cette naissance. Leur guide était une étoile.

         Ces fameux rois mages que met en scène le récit de l’Epiphanie étaient très ingénus. Ils pensaient que leur découverte allait soulever l’enthousiasme des responsables de ce pays. Mais voilà qu’au contraire, le « tout Jérusalem » et sa nomenklatura « sont pris d’inquiétude » (1). Une naissance ? Quel risque ! A quoi bon avoir rampé des années pour obtenir tel poste et plaire aux Romains ? Si du nouveau advient, il risque de remettre en cause l’équilibre des pouvoirs péniblement atteint et les plans de carrière du « tout Jérusalem » ? L’élémentaire principe de précaution exige de neutraliser ce surgissement d’un événement inattendu. Dès lors, le roi Hérode prit les dispositions les plus violentes pour éliminer ce risque.

         Chacun, à notre façon, nous cherchons cette « étoile » qui donnerait sens à nos existences. Nous sommes attirés par ceux qui montrent des astres capables de nous ouvrir de nouvelles routes, au risque parfois de nous intéresser plus à celui qui fait signe qu’au signe lui-même. « Lorsque le sage montre la lune avec son doigt, l’imbécile regarde le doigt ». Ce proverbe chinois devrait être médité chaque fois que nous avons la tentation de confondre une cause avec celui qui s’en fait le héraut. La vie sociale, religieuse, politique semble trop souvent se réduire à des jeux d’amour ou de haine vis-à-vis de personnages identifiés à un engagement, une valeur, une foi, une action humanitaire. Tout cela se termine généralement par des complaintes de « déçus ». Au plan politique, le bal des egos dont se régalent les médias nous transforment en spectateurs de moins en moins impliqués et de plus en plus désabusés de la vie collective.

         Pour éviter ces perpétuelles désillusions, peut-être faudrait-il renoncer à ces comportements « imbéciles » qui nous font identifier les « étoiles » à ceux qui, à un moment donné, nous les ont désignées. S’ils ont été au service de cette « étoile », alors ils auront été des passeurs. S’ils s’en sont servis pour illuminer leur propre narcissisme, ils ne sont plus que de dérisoires « stars », suscitant séduction ou rejet et non l’invitation à un cheminement.

         Remettons-nous du désenchantement causé parfois par ceux que nous avons admirés ou vénérés. N’ayons pas peur de regarder nous-mêmes les « étoiles ». La vieille histoire des rois mages nous montre qu’elles existent pour nous mettre en route en éveillant une lumière et une force intérieures. Ces étoiles risquent de nous mener, comme les mages, à la confrontation avec les pouvoirs et les pensées établis. Mais c’est à ce prix que nous pourrons accueillir l’Emmanuel,  ce « Dieu avec nous » qui nous libère des idoles.

(1) Evangile de Matthieu, 2, 1-19