Un nouveau président pour la Fondation de l’Islam en France
Chronique de Bernard Ginisty du 20 décembre 2018
Le 14 décembre dernier, le physicien franco-algérien Ghaleb Bencheikh, théologien réformateur, succédait à Jean-Pierre Chevènement à la présidence de la Fondation de l’Islam de France. Créée par décret du 6 décembre 2016, cette fondation laïque reconnue d’utilité publique a pour but de favoriser, par des actions éducatives, culturelles et sociales, l’affirmation d’un Islam de France qui reconnaît les valeurs et les principes de la République. Le nouveau président est connu entre autres comme producteur et présentateur de l’émission « culture de l’Islam » sur France Culture et présentateur de l’émission Islamsur France-Télévision. Interrogé sur sa position concernant le débat autour de la restructuration de l’Islam en France, il a déclaré ceci : « En suivant le vieil adage chrétien qui énonce « si vous voulez que les hommes fraternisent, mettez-les ensemble pour construire des cathédrales », notre cathédrale à nous, citoyens musulmans, c’est de bâtir un très bel édifice civilisationnel monumental. Celui d’une spiritualité vivante et apaisée corrélée au savoir et à la connaissance allant de pair avec l’idéal démocratique et scellée par le pacte républicain sous la voûte commune de la laïcité » (1). Ceux qui le connaissent savent que Ghaleb Bencheikh sait conjuguer une grande culture avec le courage d’assumer sans détours les problèmes de sa communauté. A l’occasion du 1er anniversaire de l’attentat contre l’hebdomadaire Charlie Hebdo, il affirmait avec vigueur la nécessité de lutter contre l’extrémisme religieux : « L’extrémisme est le culte sans la culture ; le fondamentalisme est la croyance sans la connaissance ; l’intégrisme est la religiosité sans la spiritualité. Leurs antidotes sont l’éducation, l’instruction, l’acquisition du savoir, la science et la connaissance (…). En outre la relation triangulaire entre la démocratie, la religion et les droits de l’homme est fondamentale. Elle est au centre d’une pensée héritière de l’Aufklärung et des secondes Lumières dans le sillage des maîtres du soupçon. Dussions-nous déconstruire tout un patrimoine sclérosé, nous devons déplacer les études du « sacré » vers d’autres horizons cognitifs et porteurs de sens » (2).
A l’heure où l’Europe voit renaître des nationalismes appuyés parfois par des hiérarchies d’Églises chrétiennes, ce propos concerne toutes les religions car l’Islam n’a pas le monopole de ces dérives (3). A l’occasion d’un débat public avec Tariq Ramadan, Ghaleb Bencheikh s’expimait ainsi : « Je fais mienne cette tradition sainte qui dit : Dieu préfèrerait qu’on vienne à sa rencontre, le jour du jugement dernier, après avoir cherché après lui plutôt qu’en ayant cru en lui en le méconnaissant. Qu’est-ce que méconnaître Dieu ? C’est de ne pas l’honorer dans son icône et son vicaire sur terre, l’homme. Il faut être au service de l’homme, tout l’homme, dans une vision humaniste de paix ».
La fête de Noël, pour les chrétiens, célèbre l’évènement qui marque à jamais l’histoire du monde. Il se donne dans la fragilité d’une naissance vécue dans la précarité d’une migration administrative. Au moment où César dénombre ses sujets, la lumière éclairant tout homme venant en ce monde filtre humblement d’un abri de fortune. Cet événement annonce à tout homme « né de la chair » que « à moins de naître de nouveau de l’Esprit, nul ne peut voir le Royaume de Dieu ». Il ne s’agit en rien de renier les matrices maternelle, familiale, religieuse, sociale, géographique qui nous ont permis de naître « de la chair ». Mais de les relativiser au nom de la filiation universelle, source de la fraternité entre les hommes. C’est le message de l’Ange de Noël « Gloire à Dieu au plus haut des cieux et paix sur terre aux hommes qu’il aime »
(1)Saphir News, 14 décembre 2018. Saphir News est le quotidien d’actualité en ligne sur le fait musulman en France.
(2)Saphir News, 14 janvier 2016
(3)Cf. par exemple le dossier du journal LaCroix du 17 décembre 2018, pages 1 à 3 : Le premier ministre hongrois, qui entend mener une « contre -révolution » dans son pays et en Europe, favorise les établissements confessionnels »
« Délices intellectuels » et « frottements » sociétaux
Chronique de Bernard Ginisty du 6 décembre 2018
A la veille de déclarer sa candidature à l’élection présidentielle, Emmanuel Macron répondait ainsi à la question de savoir quel serait l’axe de sa politique : « Le cœur de la politique doit être l’accès. L’accès à la mobilité, notamment. La mobilité physique est loin d’être anecdotique. C’est de la politique. (…) Quand l’accès à la voiture est impossible, cela signifie que l’est aussi l’accès au travail, aux loisirs, à une certaine vie sociale ou amoureuse. Il est décisif de désenclaver des pans entiers de notre territoire ». Interrogé sur ce qu’il jugerait comme la réussite de la politique qu’il souhaitait mettre en œuvre, il répondait : «Il est urgent de réconcilier les France : la France souffre d’avoir divisé son histoire et ses populations. Les gagnants et les perdants de la mondialisation représentent deux France qui s’écartent et ne se parlent plus. L’élite économique considère qu’elle a peu à dire à la France des périphéries, à ceux qui vivent dans l’anxiété. C’est une faute et une erreur car notre histoire n’est pas dans la séparation. Je crois à la responsabilité morale des élites si on veut reconstruire le rêve français »(1). Dans un article écrit pour la revueEsprit, il affirmait la nécessité de donner un sens politique à la fiscalité : « « La fiscalité (…) ne peut se réduire à un débat technique, quelles qu’en soient les délices intellectuels. Savoir s’il faut prendre le risque des taxer les hauts patrimoines qui pourraient être tentés de quitter territoire national revient à se demander si la finalité du système fiscal est de préserver la compétitivité du pays, son attractivité pour les investisseurs ou les grandes fortunes, ou d’assurer une redistribution stricte et consacrer un pacte républicain dans les faits. Faire du débat fiscal un débat technique, d’analyse purement rationnel et mathématique, c’est déjà prendre un biais idéologique en décidant que l’impôt n’est pas politique et n’a rien à voir avec un contrat social, une volonté d’être dans la cité » (2).
Les analyses d’Emmanuel Macron intellectuel brillant me paraissent particulièrement éclairantes pour comprendre les déboires actuels du Président Macron. Et c’est l’occasion de s’interroger sur cette rupture entre les « délices intellectuels » d’esprits formés dans les grandes Ecoles de la République et leur pratique concrète. Elle me fait souvenir de l’énoncé des problèmes de physiques que l’on nous proposait de résoudre au lycée. Après avoir détaillé les données du problème à étudier, il y avait souvent cette phrason négligera les problèmes de frottements ». Ayant interrogé mon professeur sur le sens de cette expression, il m’expliqua que dans les phénomènes de physique se produisaient des « frottements » conduisant à des « échauffements » qui rendaient plus difficiles le calcul des solutions. Et donc, pour nous faciliter les calculs, on nous proposait d’ignorer ces questions. J’ai bien peur qu’Emmanuel Macron ait ignoré ces « frottement» qui tissent la vie sociale et politique et doive ainsi faire face aux redoutables problèmes « d’échauffement » que nous connaissons. Des responsabilités syndicales et associatives, d’élu local ou de gestionnaire de PME sont aussi une excellente école pour exercer les plus hautes fonctions de l’État.
Peut-être qu’Emmanuel Macron aurait intérêt à relire ce qu’il écrivait en 2011 : « Le discours politique ne peut donc se déployer qu’au travers de trois grandes voies qui sont autant de stratégies par rapport à l’agir politique : construire un discours volontaire pour masquer l’impossibilité d’agir (l’incantation, la promesse, le discours valant acte, tout au moins pour le temps de l’élection, rattrapé ensuite par l’incapacité d’agir); construire un discours dénonçant l’incapacité d’agir (la dénonciation, le discours du refus, de la critique ou du rejet du «système») ; développer un discours de l’explication de la complexité qui n’empêche pas pour autant l’action mais l’inscrit dans le réseau de complexités et d’interdépendances où elle se trouve. Dès lors, le fantasme de l’action politique c’est l’action rapide, courte, instantanée. Celle qui fait mine de s’affranchir des contraintes et de la complexité du réel » (3).
(1) Emmanuel MACRON : Il est urgent de réconcilier les France in Éric FOTTORINO : Macron par Macron, éditions de l’Aube 2017.
(2) Emmanuel MACRON : Les labyrinthes du politique. Que peut-on attendre pour 2012 et après ? Revue Esprit, mars 2011.
(3) Id.
« L’évènement sera notre maître intérieur » Emmanuel Mounier
Chronique de Bernard Ginisty du 29 novembre 2018
Au terme de la méditation désabusée sur la vie et la mort que lui inspire la contemplation du Cimetière Marin de Sète, sa ville natale, le poète Paul Valéry écrit ces mots : « Une fraîcheur, de la mer exhalée me rend mon âme. Ô puissance salée ! Courons à l’onde en rejaillir vivant » (1). Cette fraîcheur, je l’ai ressentie en lisant le petit ouvrage de haute spiritualité de Marie-Laure Choplin intitulé Un cœur sans rempart.
La période est riche en publications sur les crises qui se multiplient tant au niveau national qu’international. Dans un monde de plus en plus difficile, l’appel au « spirituel » fait parfois penser à un sauve-qui-peut vers un monde aseptisé et protégé. Pour MarieChoplin, bien au contraire, la spiritualité est une invitation à découvrir ce que c’est que de vivre : s’affronter aux contradictions concrètequi traversent nos sociétés. « Nous cesserons alors de faire offense au monde et aux vivants et aux choses, en les connaissant toujours par avance, en les saisissant par le bout de notre habileté ou de notre savoir, par le bout de notre besoin ou de notre projet. Nous cesserons alors de blesser le monde, les vivants et les choses avec nos yeux aveugles, avec nos yeux combles, mettant tant de force à n’être étonné de rien et ne laissant à toute chose que ce regard comme chance » (2).
Le silence de la méditation ne consiste pas à regarder sa vie de haut, mais à la vivre telle qu’elle advient. « Car Dieu n’est pas un philosophe, Dieu n’est pas un mage, un sorcier, Dieu n’est pas un surhomme Dieu est un Vivant. L’unique trésor, ce n’est pas la vie dont je rêve, c’est la vie qui m’arrive : Dieu s’y tient »(3).
D’où cette définition de la prière :laisser le Souffle de vie « délacer inlassablement les costumes étriqués que nous obligeons la vie à porter, le laisser défaire les corsets de notre haine. Prier, c’est renoncer à être des dévorants, même de lumière. Renoncer à être des porte-drapeaux, même de lumière. Renoncer à posséder l’amour, à détenir la clarté, à faire des réserves de paix. L’eau de Dieu, quand nous la retenons, devient une boue mortelle et nous mourrons sous son poids mort » (4). La démarche spirituelle consiste à nous rendre disponible à l’évènement, aux commencements, à tout ce qui échappe à ce que nos savoirs voudraient coloniser d’avance. Pour reprendre l’expression d’Emmanuel Mounier : « L’évènement sera notre maître intérieur » (5).
Dans l’avant-propos de l’ouvrage, Marion Muller-Colard écrit : « Ce que Marie-Laure Choplin dit ici d’essentiel et de si peu prêché, c’est qu’en amour, comme dans la foi, la volonté, aussi bonne soit-elle est un piège.L’effort essouffle la prière et là où l’on croit tenir un remède, on infuse un venin(…). Alors simplement, à chaque page, rendre un pan d’armure et d’obsolète courage. (…) Prendre le large à la brasse, boire l’eau vive de la Parole redite ici dans la grande liberté de ceux qu’elle a remis au monde » (6).
(1) Paul VALERY (1871-1945) : Le Cimetière marin
(2) Marie-Laure CHOPLIN : Un cœur sans rempart, éditions Labor et Fides 2018, pages 73-74. Marie-Laure Choplin est aumônier au CHU de Grenoble et formatrice.
(3) Id. page 50
(4) Id. page 83
(5)L’évènement sera notre maître intérieur, Pages choisies d’Emmanuel MOUNIER (1905-1950), éditions Parole et Silence, 2014
(6) Marie-Laure CHOPLIN, op.cit. page 10
Une société au risque du chômage de la citoyenneté.
Chronique de Bernard Ginisty du 22 novembre 2018
Le mouvement des « gilets jaunes » a pris de court gouvernants, partis politiques et syndicats. Il pose la question de l’exercice du gouvernement de nos sociétés démocratiques dans un contexte de mutation profonde. Dans une déclaration récente, lors du journal télévisé de TF1, Emmanuel Macron reconnaissait qu’il « n’avait pas réussi à réconcilier le peuple français avec ses dirigeants ». Et il ajoutait que cette crise du rapport entre les peuples et leurs gouvernants traversait, à des degré divers, l’ensemble des démocraties occidentales. Pour expliquer ce divorce, on lui reproche d’avoir cherché à minimiser le rôle des « corps intermédiaires » que sont entre autres les partis politiques et les syndicats. Par ailleurs, le mouvement des gilets jaunes ne cesse de dire sa méfiance vis-à-vis de ce type de structure et prend soin de garder ses distances. Le point commun entre le pouvoir et les manifestants est cette volonté d’impasse sur les corps intermédiaires, ce qui explique que ce mouvement se caractérise par plus de violence que les précédents conflits. Le romantisme des gilets jaunes invitant à « marcher sur l’Élysée » intéresse certainement plus les médias que les démocrates.
Rapports après rapports, les scientifiques ne cessent d’alerter les responsables politiques de la nécessité d’une transition écologique.Aujourd’hui l’urgence de cette transition se fait de plus en plus pressante, mais tout le monde pense que c’est principalement à « d’autres », qu’ils s’appellent « l’État », « les riches » ou « les automobilistes » de faire les efforts nécessaires. Nos médias sont remplis de tribunes de militants de la réforme, mais de la réforme des autres ! Dès qu’un gouvernement s’attelle à une authentique réforme qui suppose évidemment de nouveaux arbitrages au plan économique et fiscal, il doit faire face à contestations plurielles et rarement cohérentes. Il est en effet difficile de militer « en même temps » contre le « matraquage fiscal » et pour le renforcement des services publics !
La crise actuelle touche nos institutions au cœur. Elle émane de la panique de l’individu orphelin de l’idéologie d’un sens de l’histoire conférant un rôle messianique à une classe sociale et de celle d’une croissance économique sans fin. L’écroulement des sociétés communistes et la montée du chômage et de l’exclusion en Occident arrachent brutalement l’individu à ce sommeil du sens dans ce que le poète Arthur Rimbaud nomme des « aubes navrantes »(1) en lieu et place des « lendemains qui chantent »si souvent annoncés. Cette phase de désenchantement peut conduire aux pires régressions identitaires ou, pour ceux qui le peuvent, au refuge dans lecocooning de militants désabusés. D’où les dérives fondamentalistes, claniques, nationalistes ou sectaires dans lesquelles l’individu aux abois pense trouver chaleur humaine et sens de la vie.
Les mutations que proposent les responsables n’auront d’efficacité qu’à trois conditions.La première est d’inviter chacun à travailler à sa propre « mutance » (2). Dans l’ordre humain, il n’y a pas de transformation durable de la société qui puisse faire l’impasse de la transformation de soi. C’est la leçon de l’échec de toutes les révolutions totalitaires qui ont cru pouvoir accoucher au forceps d’une nouvelle société. Cette transformation suppose un travail intellectuel qui interroge les paradigmes avec lesquels nous lisons le monde d’aujourd’hui et un travail spirituel sur les dérives de nos « égo ».La seconde est que les sacrifices que nécessitent ces réformes soient équitablement répartis, ce qui, manifestement, n’est pas le cas aujourd’hui. Enfin, la cité démocratique est celle où l’être humain reconnaît l’autre comme un sujet porteur de signification. Au-delà de la tolérance minimale, accepter l’autre dans sa singularité m’oblige à inventer la mienne. Tous les savoirs scientifiques et les managements sociétaux ne suppléeront jamais l’acte libre et créateur par lequel un être humain reconnaît autrui dans son intégralité.
Malgré les désenchantements, il faut « militer quand même ».Ce pays évoluera non pas avec moins, mais avec plus de politique. Les élections ne sont pas un match où l’on peut se satisfaire de brailler « on a gagné ». Ce genre de « troisième mi-temps » finit généralement par la « gueule de bois ». La démocratie ne vit que du travail permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble. Péguy le définissait ainsi : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité » que construisent au jour le jour les citoyens dans les entreprises, les associations, les syndicats, les partis politiques.(3).
Il paraît que notre société connaît le chômage. Le plus grave, et cela dépend de nous, serait que nous devenions des chômeurs de la citoyenneté.
(1) Arthur RIMBAUD : Le Bateau ivre.
(2) Cf. René MACAIRE: La mutance Éditionsde l’Harmattan 1989
(3) Charles PEGUYŒuvres en prose complètes.Éditions La Pléiade, Tome I, p. 1261.
Les chemins d’un renouveau des Églises
Chronique de Bernard Ginisty du 16 novembre 2018
Dans la crise profonde que traverse l’Église catholique, les responsables religieux invitent à nous ressourcer dans l’Évangile. Depuis vingt siècles, le message du Christ s’appelle un Évangile, c’est-à-dire une « bonne nouvelle ». Les institutions ecclésiastiques qui ont assuré cette transmission ont trop souvent transformé ce qui était une bonne nouvelle en une « bonne réponse » à des catéchismes et une bonne adaptation à des organisations. Où se situe la différence entre ces deux expressions ? La bonne réponse est le reflet d’une question. Elle ne prend sens que par rapport aux présupposés culturels et institutionnels que suppose la question. Une « bonne nouvelle » nous ouvre un tout autre champ. Elle est par définition inattendue, déstabilisante, peut-être même scandaleuse. Ainsi, l’apôtre Paul définit la vie et la mort de Jésus comme un « scandale » pour la loi juive et une « folie » pour la sagesse grecque.
Jésus nous demande de rester veilleur de l’inattendu, de ne jamais enfermer quelqu’un, soi-même ou un autre, dans un jugement définitif. À tout moment, notre bonne conscience comme d’ailleurs notre culpabilité peuvent être bousculées par l’accueil d’une « bonne nouvelle ». Cette grâce nous évite de passer notre vie à tourner en rond dans l’espace étroit de nos théories, de nos morales, de nos systèmes de sécurité. Le Christ n’est en rien le théoricien d’une méthode spirituelle ou l’organisateur d’une structure religieuse. Sa trajectoire bouscule tous les états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Il meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Il se définit comme « Pâques », comme « passage » et, si l’on risque ce jeu de mots, « pas sage ». De son vivant, ses disciples n’ont pas compris grand-chose perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux. « C’est votre intérêt que je parte car si je ne pars pas, le Paraclet ne viendra pas à̀ vous. » (Jn 16, 7.) Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé à ses frères (cf. Act 1, 11).
Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus. Tous les pouvoirs vont tenter de colmater cette brèche. L’Évangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course-poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsqu’enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « passage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde. Cet arrachement final au Dieu des religions et des nations s’accomplit dans l’abandon confiant au Père source de toute naissance et renaissance. L’Évangile nous dit : Dieu est un enfant dans une crèche, Dieu est présent dans le pain partagé, Dieu habite le plus humble des hommes. C’est dire à quel point Dieu, à travers le Christ, « se défroque » des oripeaux de puissance et de gloire. Par quelle aberration tant de ses disciples se sont « froqués » de pouvoir, de dogmes, de moralisme, de richesses, de machisme ?
A l’heure où de nombreux scandales éclaboussent l’Église catholique, il est plus nécessaire que jamais d’entendre dans toute sa nouveauté la Bonne Nouvelle de Jésus Christ. Elle invite chacun à vivre de nouveaux «passages » qui seront de nouvelles naissances pour eux-mêmes et pour les Églises. C’est ce que suggère la sociologue des religions, Danièle Hervieu-Léger : « Le “système clérical”, auquel on impute désormais les dérives gravissimes qui explosent au grand jour, n’est pas réformable. Or c’est ce système même qu’il faut déconstruire si l’on veut inventer, si c’est possible, une autre manière de faire Église. Celle-ci ne peut plus séparer la redéfinition radicale du sacerdoce comme service de la communauté et la reconnaissance pleine et entière de l’égalité des femmes dans toutes les dimensions, y compris sacramentaires, de la vie de l’Église » (1).
(1) Cité dans l’article d’Olivier Pascal-Moussellard : Pédophilie dans l’Église : C’est tout le système clérical qu’il faut déconstruire site Télérama soirée du 12 novembre 2018.
« De l’impasse individualiste au réveil citoyen »
Chronique de Bernard Ginisty du 9 novembre 2018
« Donald Trump habite la Maison-Blanche, l’Union européenne se délite, Vladimir Poutine est le parrain de l’époque et Matteo Salvini son étoile montante, les murs se multiplient et les ponts s’effondrent, les ports se ferment aux exilés, la démocratie libérale se rétracte à vue d’œil : notre échec est grandiose. Nous, intellectuels progressistes, militants humanistes, partisans de la société ouverte, défenseurs des droits humains et autres citoyens cosmopolites, sommes incapables d’endiguer la vague nationaliste et autoritaire qui s’abat sur nos sociétés ».
C’est par ces mots que s’ouvre le dernier ouvrage de Raphaël Glucksmann intitulé Les enfants du vide (1) où il analyse la crise majeure de ce que nous pensions acquis définitivement : les démocraties libérales. Cette expression voulait incarner le projet politique de conjuguer le primat du collectif sur l’individuel que désigne le mot démocratie et le « sacre » de l’individu face à la collectivité que désigne le mot libéral. La contradiction assumée entre la force centripète de la démocratie et la force centrifuge du libéralisme faisait le dynamisme de nos sociétés. Or, aujourd’hui note Glucksmann l’individualisme a triomphé et le déséquilibre explose créant un boulevard aux régimes autoritaires. « L’insurrection populiste et le désastre écologique en cours montre que le logiciel néolibéral nous mène dans l’abîme. Pour ne pas tout perdre, nous devons sortir de l’individualisme et du nombrilisme ».
Ce vide de sens conduit peu à peu nos démocraties à se transformer en oligarchie d’experts, et surtout d’experts financiers : « Nos dirigeants politiques ont progressivement délégué le gouvernement effectif de nos cités aux experts. Sur scène, nos représentants parlent, se font élire, assurent le spectacle quand les technocrates savent, gouvernent, agissent en coulisses » (2).
Ainsi, au-dessus de la figure du citoyen base du pacte républicain, s’est imposé « l’homo economicus » comme l’acteur de base de la pensée politique. La compétition individuelle, la célébration des « winners » et la stigmatisation des « loosers » a relégué dans « les œuvres sociales » le pacte de solidarité. « Il nous faut aujourd’hui réapprendre qu’une cité n’est pas une entreprise » (3).
C’est à travers une politique fiscale assumée que peut exister une politique qui soit autre chose que des armistices provisoires entre des lobby à la recherche de profit. Pour éclairer son propos, Glucksmann cite un « texte brillant » d’un « jeune énarque prometteur », paru en mars 2011 dans la revue Esprit : « La fiscalité (…) ne peut se réduire à un débat technique, quelles qu’en soient les délices intellectuelles. Savoir s’il faut prendre le risque des taxer les hauts patrimoines qui pourraient être tentés de quitter territoire national revient à se demander si la finalité du système fiscal est de préserver la compétitivité du pays, son attractivité pour les investisseurs ou les grandes fortunes, ou d’assurer une redistribution stricte et consacrer un pacte républicain dans les faits. Faire du débat fiscal un débat technique, d’analyse purement rationnel et mathématique, c’est déjà prendre un biais idéologique en décidant que l’impôt n’est pas politique et n’a rien à voir avec un contrat social, une volonté d’être dans la cité » (4). Le nom du « jeune énarque prometteur » qui signe ces lignes a de quoi surprendre aujourd’hui. Il s’agit d’Emmanuel Macron.
(1) Raphaël GLUCKSMANN : Les enfants du vide. De l’impasse individualiste au réveil citoyen, Allary éditions, 2018, page 11.
(2) Id. page 105.
(3) Id. page 129
(4) Id. pages 200-201
« Abus sexuels, abus de pouvoir et abus de confiance ».
Chronique de Bernard Ginisty du 2 novembre 2018
Le 24 août dernier, suite à la révélation de plusieurs abus sexuels dans l’Église catholique, le pape François adressait une Lettre au peuple de Dieu dans laquelle il mettait en cause « une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme » (1).
Ce propos dépasse l’obsession pour les dérives sexuelles, au profit d’une analyse sur les liens existant « les abus sexuels, les abus de pouvoir et de conscience » par laquelle le pape définit le cléricalisme. Interrogé à ce sujet par le journal La Croix, le frère bénédictin italien Michael Davide Semeraro déclare ceci : « L’Église a encouru le risque de fonctionner davantage comme une institution religieuse que comme une communauté de foi. Ce qui est très ambigu, c’est qu’elle a fait entrer par la fenêtre ce que l’Évangile avait fait sortir par la porte : le caractère sacré (…). L’identification entre le ministère au service de la vie d’une communauté et l’identité personnelle du ministre ordonné a créé toute une série d’abus ». Et il poursuit : « Remettre l’Évangile au centre de la vie de l’Église, c’est reconnaître une erreur fondamentale : celle d’avoir atténué l’appel provocant à être une communauté de frères au service de l’humanité, et non une « religion » comme les autres (…) Une Église qui repart de l’Évangile est une Église qui renonce à créer des castes exclusives s’arrogeant le droit d’exclure les autres au nom d’une vocation ou d’une investiture venue d’en haut » (2)
Cette tentation cléricale traverse aujourd’hui aussi bien les structures les plus traditionnelles du catholicisme que ce qu’on appelle les « communautés nouvelles ». Ainsi, suite au chapitre général de la congrégation de la Communauté Saint Jean tenu en avril 2013, le Prieur Général, reconnaissant que ses frères « n’ont pas été indemnes d’une certaine idéalisation » de leur fondateur le Père Marie-Dominique Philippe (1912-2006), les informe « des témoignages convergents et crédibles disant que le père Philippe a parfois posé des gestes contraires à la chasteté à l’égard des femmes adultes qu’il accompagnait » (2). Plus récemment, le Père Moïse Ndiome, modérateur des Foyers de charité fondés en 1936 par Marthe Robin, publiait le communiqué suivant : « Plusieurs témoignages ont été portés à ma connaissance et font état de gestes déplacés et de comportements inappropriés que le père André-Marie van der Borght (1925-2004), fondateur du Foyer de Tressaint,, a eus à l’égard de femmes, notamment dans le cadre de l’accompagnement et du sacrement du pardon », ajoutant que « ces gestes sont inacceptables de la part d’un prêtre » (3).
Face à cette crise profonde de l’Église catholique, on ne peut que souscrire au propos de Michaël Semeraro : « Les évènements et, surtout, l’intelligence plus grande que nous avons de l’Évangile, exigent que l’on ne tombe pas dans la logique du rapiéçage (Marc, 2,21), mais de nous lancer au contraire joyeusement vers l’horizon de la refondation. Tout cela ne peut se produire que si nous acceptons d’abord de relativiser toute une série d’institutions et de fonctionnements » (4).
[if !supportLists](1) [endif]Michaël Davide SEMERARO : Renoncer à toute forme cléricalisme journal La Croix du 25 octobre 2018, page 21. Né en 1964 dans le sud de l’Italie, il a soutenu un doctorat de théologie spirituelle à l’Université grégorienne. Bénédictin depuis 1983, il vient de publier La vérité vous rendra libre. Spiritualité et sexualité du prêtre, éditions Salvator, 2018.
[if !supportLists](2) [endif]Cf. Jean MERCIER : Les Frères de Saint Jean révèlent les manquements à la chasteté de leur fondateur in hebdomadaire La Vie, 13 octobre 2013.
[if !supportLists](3) [endif] Cf. journal La Croix du 12 octobre 2018 : Les Foyers de Charité révèlent des accusations contre une de leurs grandes figures.
[if !supportLists](4) [endif]Michaël Davide SEMERARO : op.cit.
L’éthique : de l’homélie à la praxis
Chronique de Bernard Ginisty du 25 octobre 2018
Dans nos sociétés qui ont beaucoup de difficultés à partager le sens du vivre ensemble, les responsables politiques passent de plus en plus souvent du registre de l’analyse rationnelle à celui de l’homélie éthique. Cette invocation n’est-elle que le symptôme de la difficulté des décideurs à transmettre un discours politique audible ?
Face à l’effondrement s’effondrer des idéologies qui prétendaient rendre compte de la totalité de l’humain, le philosophe Paul Ricœur propose un cheminement concret qu’il appelle « une attitude personne ». Il la caractérise par trois critères distinctifs : la prise de conscience de la crise, la perception de l’intolérable et la décision de l’engagement. Dans cet itinéraire, la crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable ». Ainsi pour beaucoup de militants, l’engagement dans des organisations qui luttent contre la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la pollution … est devenu le chemin vers la conscientisation politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme, de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » (1).
L’éthique ne consiste donc pas à décider souverainement du Bien et du Mal, mais à mettre en route un processus permanent de va et vient entre la pratique et les valeurs et principes qui inspirent ces pratiques. C’est le sens profond du mot praxis qui vise à remplacer le rapport hiérarchique entre la théorie et la pratique par un rapport dialectique. Si la théorie inspire des pratiques, celles-ci sont également sources de théorie comme l’analyse le philosophe et psychanalyste Cornélius Castoriadis, fondateur avec Claude Lefort, du groupe Socialisme ou Barbarie : « Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre ou les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu’elles aient jamais existé, appartiennent à la praxis. (…) Dans la praxis, l’autonomie des autres n’est pas une fin, elle est, sans jeu de mots, un commencement. (…) La praxis est certes une activité consciente et ne peut exister que dans la lucidité ; mais elle est tout autre chose que l’application d’un savoir préalable. Elle s’appuie sur un savoir, mais celui-ci est toujours fragmentaire et provisoire ; il est fragmentaire, car il ne peut pas y avoir une théorie exhaustive de l’homme et de l’histoire ; il est provisoire car la praxis elle-même fait surgir constamment un nouveau savoir, car elle fait parler le monde dans un langage à la fois singulier et universel » (2).
Dans une culture émiettée dans d’innombrables technosciences, la capacité des femmes et des hommes à participer à leur avenir est une question primordiale. C’est tout simplement celle de la démocratie. Devrons-nous nous résigner à l’abandon de notre avenir au despotisme éclairé d’experts bienveillants qui sauraient mieux que nous quel est notre bien ? Ou alors, modestement mais fermement, travailler à ce que chacun retrouve en lui ses capacités créatrices.
A l’heure où la crise génère le retour des fondamentalismes et des crispations identitaires, l’éthique, en appelant chacun à la confrontation permanente entre ce qu’il fait et ce qu’il proclame bien au-delà des péroraisons convenues des discours des décideurs, devient un travail fondamental urgent.
[if !supportLists](1) [endif] Paul RICOEUR (1913-2005). : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel Mounier, Écrits sur le personnalisme, Éditions du Seuil, Collection Points Essais, Paris, 2000. Pages 7-14
[if !supportLists](2) [endif] Cornelius CASTORIADIS (1922-1997) : L’institution imaginaire de la société, Éditions du Seuil, Paris, 1975. Page 104-105. Socialisme ou Barbarie, créé en 1946 s’est auto-dissous en 1967. Ce groupe combat le stalinisme sous toutes ses formes, et développe un marxisme anti-dogmatique. Il considère l’Union Soviétique et tous les pays dits « socialistes » comme un capitalisme d’État, une société d’exploitation dirigée par une nouvelle classe dominante (la bureaucratie), « trompeusement intitulé « socialiste », où les dirigeants de l’État et de l’économie prennent la place des patrons privés cependant que la situation réelle du travailleur reste inchangée ».
Les tentations populistes et fondamentalistes
Chronique de Bernard Ginisty du 18 octobre 2018
Dans un récent ouvrage particulièrement éclairant, Daniel Cohen, directeur du département d’économie de l‘École normale supérieure, analyse les profondes mutations qui traversent nos sociétés. Parmi les signes les plus inquiétants figure la montée des populismes qu’il analyse ainsi : « Au moment où triomphait le capitalisme débridé par la révolution conservatrice de Reagan et Thatcher, un nouveau spectre est venu hanter l’Occident : le populisme. Il a remplacé dans ce rôle le communisme. Avec l’effondrement du système soviétique, notre rapport au temps se trouve mis en crise » (1). Daniel Cohen remarque que le populisme se fonde sur une double détestation : celle des élites « en haut » et de l’immigration « en bas » censées être toutes deux responsables du désordre social.
Le déclin de la société industrielle a accompagné la disparition du messianisme communiste suscitant un profond ressentiment dans les classes populaires. L’auteur reprend ici les analyses de Hannah Arendt qui voit, après l’échec d’un avenir porté par une « classe » sociale, l’avènement de « masses ». Elles agrègent des individus désenchantés qui, contrairement aux classes sociales, ne sont pas unies par la conscience d’un intérêt commun. Le populisme s’appuie sur des affirmations identitaires et défend le pré carré du patrimoine et de l’héritage racial et culturel. D’où ce constat de Daniel Cohen : « La dégradation de la vie politique actuelle évoque furieusement la manière dont Hannah Arendt avait décrit la montée du totalitarisme. La perte de repères des classes populaires, le sentiment que la société de classes, où l’on a une place, a été détruite, laissant chacun perdu au sein d’une masse déstructurée : autant d’éléments fondamentaux qui éclairent les causes de la montée du populisme contemporain (2).
Il n’est pas indifférent que ce soit à Rome où fut signé le traité fondateur de l’Europe que Steve Bannon, artisan majeur de la campagne de Donald Trump, soit venu lancer, le 22 septembre dernier, ce qu’on pourrait appeler l’internationale des populismes et des nationalistes. Pour cela, il a annoncé le lancement d’une fondation, baptisée « Le Mouvement », destinée à organiser les différentes formations de droite radicale et favoriser l’élection d’un groupe d’eurodéputés suffisamment fort pour bloquer l’action des forces traditionnelles. « Si je suis venu ici aujourd’hui, c’est pour vous dire que tout est inextricablement lié. Le Brexit, Trump, les élections de mars 2018 en Italie font partie d’un tout. (…) La première chose est un rejet total de ce que les élites ont imposé à la civilisation occidentale ». Par ailleurs, Steve Bannon a profité de son séjour romain pour se rapprocher de l’institut catholique Dignitatis Humanae, un centre d’études dirigé par le cardinal américain Leo Burke, l’un des principaux contradicteurs conservateurs du pape François.
Sommes-nous condamnés à osciller sans cesse entre des fuites en avant vers un avenir radieux qui n’arrive jamais et la crispation sur des « héritages » identitaires incarné par des démagogues ? La société « digitale » qui se dessine devant nous remet en cause les schémas binaires qui nous ont fait penser et vivre. Les utopies de droite et de gauche ont en commun d’avoir oublié d’interroger ces logiciels. Au moment où nos repères habituels vacillent se présente la tentation du fondamentalisme et du populisme. Timothy Radcliffe, maître général de l’Ordre dominicain de 1992 à 2001 écrit ceci : « Confrontés au vide, nous pouvons être tentés de le remplir, par des platitudes que nous croyons à demi, par des substituts du Dieu vivant. Le fondamentalisme que nous observons si souvent dans l’Église aujourd’hui est peut-être la réaction effrayée de ceux qui se sont retrouvés à l’entrée de ce désert, mais n’ont pas osé l’endurer. Le désert est un lieu de silence terrifiant, que nous essaierons peut-être de couvrir en ressortant de vieilles formules assenées avec une terrible sincérité. Mais le Seigneur nous conduit dans le désert pour nous montrer sa gloire. Aussi, dit Maître Eckhart, « Tenez bon, et ne vacillez pas devant votre vide » (3).
[if !supportLists]1. [endif]Daniel COHEN : « Il faut dire que les temps ont changé… ». Chronique fiévreuse d’une mutation inquiète, éditions Albin Michel 2018, pages 107-108.
[if !supportLists]2. [endif]Id. page 127
[if !supportLists]3. [endif]Timothy RADCLIFFE : Je vous appelle amis, éditions La Croix-Cerf, 2000 pages 210-211.
Les politiques face à « la malédiction de la finance »
Chronique de Bernard Ginisty du 11 octobre 2018
Il y a un an, le magazine économique états-unien Forbes, publiait un article intitulé : la prochaine crise financière se prépare. On peut y lire ceci : « L’important taux d’endettement public et privé au niveau mondial est identifié comme un risque pouvant déclencher la prochaine crise financière. En effet, l’Institute of International Finance a publié une analyse qui estime la dette globale mondiale à 217 000 milliards de dollars, atteignant ainsi plus de 325% du PIB mondial. Dix ans auparavant celle-ci s’élevait à 276% du PIB » (1). Ainsi, sur ce point précis, la situation s’est aggravée par rapport à la précédente crise financière. L‘emballement pour des produits financiers sophistiqués ne s’est pas modéré malgré les objurgations des politiques et les quelques mea culpa de dirigeants de banque lors de la précédente crise.
Ce poids d’une gestion irresponsable de la finance sur l’économie vient d’être mis en lumière dans une récente étude publiée au Royaume-Uni qui montre qu’un excès de finance nuit à la croissance. « Plus le secteur financier est important, plus les flux financiers se dirigent majoritairement vers des activités peu productives. Au Royaume-Uni, seuls 3,5% des prêts vont vers l’industrie. L’immense majorité va vers l’immobilier et les actifs financiers, provoquant des bulles et une économie circulaire sans réelle valeur ajoutée. Les seuls bénéficiaires directs en sont les personnes qui travaillent dans le secteur financier lui-même : c’est un traditionnel phénomène de « rente » (2). Les auteurs de cette étude, économistes anglais et américains, estiment que l’excès du poids de la finance aurait fait perdre à ce pays, entre 1995 et 2015, 4500 milliards de livres soit l’équivalent de deux ans du produit intérieur brut.
On comprend alors les propos du journaliste économiste britannique Nicholas Shaxon. Ce spécialiste des paradis fiscaux vient de publier un ouvrage intitulé : La malédiction des finances : à quel point la finance mondiale nous rend tous plus pauvres (3). A l’adresse de ceux qui se réjouissent bruyamment de l’arrivée à Paris de nombreuses banques suite au Brexit, il déclare ceci : « Les politiciens qui se lèchent les babines à l’idée d’attirer de nombreux banquiers à Paris grâce au Brexit feraient bien de faire attention à ce qu’ils souhaitent. Économiquement, cela pourrait se retourner contre eux » (4).
Dans un article publié dans le Journal Le Figaro, Alain Touraine écrivait lors de la précédente crise financière ces mots qui restent d’une brûlante actualité : « Le système financier a créé des circuits coupés de la vie économique et celle-ci a subi les effets de cette crise, qui est devenue avant tout sociale par l’augmentation du chômage. Dans le cas présent, il s’est formé un deuxième système financier gigantesque qui n’a plus aucun rapport avec l’économie, qui n’a aucune fonction sociale sinon l’enrichissement de ceux qui le mènent. Et lorsque le financier se sépare de l’économique, l’ensemble du système social se casse, se fragmente. Résultat : nous sommes dans une situation qui ne peut être réglée, améliorée que si on recompose un système social. L’économie n’appartient plus à la société. Elle est devenue hors d’atteinte d’acteurs sociaux ou politiques. » (5).
C’est le problème majeur auquel doivent s’affronter aujourd’hui les responsables politiques.
(1) Maeva COURTOIS, Trader Algorithmique et Michel RUIMY, Professeur à l’ESCP Europe : La Prochaine Crise Financière Se Prépare….www.forbes.fr, 19 octobre 2017
(2) Eric ALBERT : La « malédiction de la finance » étouffe l’économie. Le poids excessif de la City a eu un impact négatif sur le PIB du Royaume –Uni in journal Le Monde du 6 octobre 2018, Supplément Economie & Entreprise, page 3
(3) Nicholas SHAXSON : The finance curse. How Global Finance Is Making Us All Poorer, éditions The Bodley Head Ltd, 2018. Cet ouvrage n’est pas encore traduit en français. Cité par Eric ALBERT, op.cit.
(4) Nicholas SHAXSON in Eric Albert, op.cit.
(5) Alain TOURAINE : La crise et la double mort du social in Le Figaro du 1er mars 2010, page 18
La démocratie et les « cabales des dévots » (1)
Chronique de Bernard Ginisty du 3 octobre 2018
Le pape François vient de dénoncer vigoureusement le cléricalisme comme source principale de nombreux abus : « Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial. (…) Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience » (2).
Mais peut-être certains n’ont pas vu que les religions n’avaient pas, hélas, le monopole du cléricalisme. Il s’agit d’une tentation permanente des responsables des institutions de s’identifier à elles pour donner une forme d’absolu à leurs propres idées et justifier ainsi leurs différents « abus ». Dès 1912, Charles Péguy pointait ces « cabales des dévots » qui menacent toujours le vivre ensemble : « Nous naviguons constamment entre deux curés, nous manœuvrons entre deux bandes de curés ; les curés laïques et les curés ecclésiastiques; les curés cléricaux anticléricaux, et les curés cléricaux cléricaux ; les curés laïques qui nient l’éternel du temporel, qui veulent défaire, démonter l’éternel du temporel, de dedans le temporel ; et les curés ecclésiastiques qui nient le temporel de l’éternel, qui veulent défaire, démonter le temporel de l’éternel, de dedans l’éternel » (3).
Syndicats, partis politiques, organisations culturelles et médiatiques ont aussi leur « clergé » tenté de s’identifier à leur institution. Il ne suffit pas de jeter le catéchisme de son enfance aux orties pour se croire délivré du cléricalisme ! Il nous menace tous lorsque, par paresse intellectuelle ou confort, nous transformons institutions et idéologies en idoles qui justifient toutes les dérives.
La démocratie est le lieu du vivre ensemble et donc des rapports conflictuels et des compromis entre citoyens. La laïcité n’est pas un univers aseptisé qui nous dispenserait d’affirmer dans le débat public les raisons de vivre et de construire une société. En se libérant des emprises cléricales, la démocratie n’a pas fermé le débat sur les grandes options qui inspirent la vie, mais l’a situé chez chaque citoyen qui peut risquer sa parole propre, au lieu de se noyer dans les pensées uniques secrétées par les clergés institutionnels.
Le philosophe Paul Ricœur nous invite à fuir les consensus minables pour « une pratique du dissensus mis en œuvre par une éthique de la discussion ». Il poursuit : « Il y a un noyau du poétique qui est le sacré, le religieux, la parole originaire. Çà