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Chroniques 2021

 

« Il n’y a que des commencements »

Chronique de Bernard Ginisty du 20 décembre 2021.  

Le 25 décembre 1886, le jeune Paul Claudel, entra par curiosité à Notre Dame de Paris, au moment où la chorale de la cathédrale chantait le cantique latin de Noël Adeste fideles. Ileut alors, écrit-il, la révélation de “ l’éternelle enfance de Dieu ” qui devait l’habiter toute sa vie. Évoquant des années après cette expérience spirituelle, il rappelait le rôle majeur qu’y avait joué Arthur Rimbaud, celui qui, au terme de sa Saison en enfer voulait “ par-delà les grèves et les monts, saluer la naissance du travail nouveau, la sagesse nouvelle, la fuite des tyrans et des démons, la fin de la superstition, adorer – les premiers ! – Noël sur la terre ” (1) La célébration annuelle de la naissance du Christ n’a de sens que comme invitation à l’inattendu, l’inouï et non répétition de ce que l’on croit savoir déjà. En ce sens Noël est l’événement fondamentalement subversif.

Une des plus grandes erreurs de la modernité aura été de croire que les savoirs des spécialistes pouvaient dispenser des risques de l’invention. Parce qu’ils sont tétanisés par les experts, les responsables politiques osent de moins en moins créer de nouveaux espaces citoyens. Or, il n’y a de réponses aux problèmes que lorsque l’on s’affronte à leur dimension concrète. Il s’agit alors, non de “ travaux pratiques ”, mais de “ naître ” à quelque chose de neuf.  La vérité de l’homme ne s’éprouve que si le Verbe se fait chair. Cette rencontre de Dieu avec l’humble anonymat d’une naissance chez des pauvres qui vont devenir des réfugiés, invite en permanence à ne pas s’évader des relations avec les hommes et d’abord les plus exclus. Il n’y a pas à fuir les hommes pour trouver Dieu. La radicalité ne réside pas dans la séparation, elle se vit dans l’incarnation à travers les aléas de la chair. Noël signifie autre chose que la nostalgie des réveillons de notre enfance ou une émotion passagère enrobée par le triomphe de la marchandise. C’est à des lieux et à des temps de renaissance que nous convie la fête de Noël. Non dans des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui.  L’émerveillement de Noël a la violence des origines. Désormais, « le Verbe en venant dans le monde illumine tout homme », et aucun pouvoir ne peut plus masquer cette lumière. 

Nous ne chantons pas à Noël l’émouvante esthétique de nos enfermements et de nos sécurités, mais l’invitation à inventer la fraternité humaine qui désormais peut seule donner sens à l’histoire. Noël célèbre la venue de celui pour qui il n’y avait pas de place dans les ordres établis. Sa naissance a dérangé les compromis politico-religieux de l’époque et conduit le roi Hérode à massacrer l’enfance pour conjurer ce surgissement de neuf. Quant’ à l’économie marchande, son verdict est clair : « il n’y a pas de place pour eux à l’hôtellerie ». Que reste-t-il lorsque les ordres politiques, religieux et marchands vous rejettent, sinon l’hospitalité des humbles, la grotte, refuge pour SDF, et la fuite quand les États deviennent meurtriers.  

L’Évangile n’est pas le lieu de notre bonne conscience ou de notre refuge identitaire. Il est perpétuelle naissance, par-delà toutes ses expressions historiques. Comme l’écrit Maurice Bellet : « L’inouï de l’Évangile doit prendre “ figure humaine ”, historique ; mais dès que cette figure se fixe, elle ment ; il n’y a que des commencements » (2). 

(1) Arthur Rimbaud Une saison en enfer Œuvres complètes La Pléiade, éditions Gallimard 1983 p. 115. 

((2) Maurice Bellet (1923-2018) : L‘extase de la vie éditions Desclée de Brouwer, 1995 page 59.

La démocratie s’enrichit de nos confrontations.

Chronique de Bernard Ginisty du 5 décembre 2021

Parmi les intellectuels qui nous aident à comprendre la période de crise du vivre ensemble que nous traversons, Marcel Gauchet me paraît une figure majeure. En 1985, son ouvrage Le désenchantement du monde, traitait de la sécularisation des sociétés en Occident. En 2002, il analysait l’inflation des droits individuels dans son livre : La Démocratie contre elle-même. 

A la suite de la parution en 2021 de deux ouvrages : Macron, les leçons d’un échec (éditions Stock) et La Droite et la Gauche. Histoire et destin (éditions Gallimard), le magazine hebdomadaire La Croix l ’Hebdo engage une « conversation » avec l’auteur pour l’amener à préciser son diagnostic (1). A ses yeux, le problème de fond tient à la « la grille de lecture aussi contraignante qu’appauvrissante qui empêche les élites politique en place de saisir la complexité du réel. (…) Les outils fournis par l’économie ont pris à ce point le pouvoir dans la tête de nos dirigeants qu’ils leur ont fait oublier la politique…Mais l’économie ne fait pas une société, si importante soit-elle ! ». Ceci conduit le discours politique à se rétrécir aux dimensions d’un marché des intérêts et des droits : « Mais l’expérience humaine n’est pas faite que de calculs d’intérêts, de savoirs techniques ou de raisonnements juridiques. Ce qui fait une société, c’est l’histoire, c’est la langue, l’intelligence des rapports humains. L’ignorer fait des ravages ».

Aucune « science » politique ou économique ne peut nous dispenser de nous engager dans le « débat » (2) démocratique : « Il faut admettre une fois pour toutes que l’expérience démocratique par excellence est celle de la contradiction, y compris lorsqu’elle nous confronte à ce qui nous déplait souverainement ». Dès lors, la démocratie est un art de vivre dans le débat et le questionnement permanent pour échapper aux « prêcheurs de réponses toutes faites » et aux « marchands d’anesthésiques qui veulent nous vendre un monde où il n’y aurait plus lieu de se poser des questions ». 

Il y a donc un inconfort dans la vie démocratique. Évoquant les combats menés au cours de l’histoire pour parvenir à d’indéniables progrès dans la vie sociale et politique, Marcel Gauchet conclut : « Nous avons mené cette bataille dans l’illusion selon laquelle, au bout du progrès, il y aurait quelque chose comme le repos dans une harmonie générale. Eh bien, non ! Au bout du progrès, on trouve de nouveaux problèmes et on est obligé de se poser de nouvelles questions ». Et il ajoute : « désormais, nous jouissons du confort de la liberté, mais nous le payons aussi de l’inconfort de la désorientation »

Cet inconfort est une des explications majeures de l’augmentation croissante de l’abstention à chaque scrutin. Cette bouderie des urnes témoigne d’une attitude infantile vis-à-vis de la politique. Nous demandons à ceux que nous élisons de nous faire rêver pour mieux ensuite leur reprocher le prosaïsme de leur action quotidienne. Nous dénonçons leurs turpitudes pour mieux justifier les nôtres : puisqu’ils le font, pourquoi pas nous ? Nous finissons par réduire l’intérêt général à un système d’assurance pour nos intérêts individuels. D’où les thèmes obligés : plus de sécurité et moins d’impôts. D’autre part, l’omni présence d’une économie financiarisée tenant lieu de politique transforme le bien commun en une consolidation comptable de nos soldes individuels. « La fameuse phrase de Kennedy, « ne demandez pas ce que votre pays peut faire pour vous. Demandez ce que vous pouvez faire pour votre pays » serait imprononçable aujourd’hui ! ».

Cette réduction du politique est dangereuse pour la démocratie qui ne vit que de l’engagement permanent de chacun pour inventer le vivre ensemble. Dans un livre où il rassemble ses écrits sur la l’Europe, Jorge Semprun définit ainsi le travail démocratique : « La démocratie est la meilleure méthode, la plus sûre et la plus humaine pour transformer la société, pour tous ceux qui aspirent vraiment à cette transformation, et non pas à la substitution d’une minorité par une autre. (…) Nous ne savons que trop que la démocratie, par son essence pluraliste et tolérante, parce qu’elle admet, et même postule, que le conflit civique d’opinions et de projets politiques se situe à la racine même de sa dynamique, pour toutes ces raisons, nous ne savons que trop que la démocratie est extrêmement fragile » (3).  Il serait dramatique que, face à cette fragilité, nous devenions des chômeurs de la démocratie.  

(1)  Marcel GAUCHET : L’expérience démocratique par excellence, c’est celle de la contradiction, in La Croix L’Hebdo du 27-28 novembre 2021, pages 11 à 17.

(2) Marcel GAUCHET a été le rédacteur en chef de la revue Le Débat fondée en 1980 par l’historien Pierre NORA. Elle a cessé de paraître en septembre 2020.  A la question de Marie Boëton : La revue Le Débat a cessé de paraître l’an dernier. Son fondateur Pierre Nora déplorait il y a peu : « il n’y a plus d’intellectuel, il n’y a plus que des engagés ». Pensez-vous de même ? », Marcel Gauchet répond : « Oui, et c’est un des motifs qui nous ont conduits à la décision d’arrêter la revue. La recherche désintéressée de l’intelligence des situations tend à être remplacée par la critique de ces situations. Cela stérilise la vie intellectuelle ». 

  1. Jorge SEMPRUN (1923-2011) : Une tombe au creux des nuages. Essais sur l’Europe d’hier et d’aujourd’hui. Éditions Climats, 2010, pages 312-313. Jorge Semprun est né en 1923 à Madrid. Exilé en France avec sa famille en 1939, il entre très jeune dans la Résistance. Déporté à Buchenwald de 1943 à 1945, il est après la guerre un des dirigeants clandestins du parti communiste espagnol jusqu’à son exclusion du parti en 1964   En 1988, il devient ministre de la Culture dans le gouvernement espagnol jusqu’en 1991. Il est l’auteur d’une œuvre littéraire importante. 

Une parole libératrice des cléricalismes intellectuels et institutionnels.

Chronique de Bernard Ginisty du 10 novembre 2021

Dans notre époque où le bavardage médiatique sature l’espace public et où le « buzz » créé par un propos tenu sur un réseau social devient un critère de vérité, où trouver une parole signifiante ? Mais comment aussi échapper au mutisme de toutes les peurs et les lâchetés, dont un des derniers exemples est décrit dans le récent rapport de la Commission Indépendante sur les Abus Sexuels dans l’Église catholique (CIASE) ? Deux attitudes qui paralysent la circulation d’une parole authentique entre les hommes : le mutisme qui traduit le plus souvent la peur ou le rejet d’autrui et le bavardage devenu un business des médias. 

Il est important de bien distinguer le silence du mutisme comme l’analyse Christian Montfalcon : « Le silence respecte la parole, celle de Dieu, des humains et… de la nature, car elle aussi a quelque chose à dire. Le silence est action et apaisement, il ouvre à l’altérité. Offrande et pas du tout repli, prélude à toute cantate, le silence veille à ne rien laisser perdre : il donne du poids à la moindre conversation- il imprègne de réflexion les mots jetés spontanément, il calme les bavards, freine les logorrhées, il permet de conserver à l’intime de soi-même la confidence d’autrui ; l’humilité lui donne sa taille, la charité sa force souriante et débonnaire, le silence crée un bon climat de fécondité, il soutient l’action de grâce, il est en gésine de la réplique douce et audacieuse, il étouffe le bavardage.

Le mutisme est à l’opposé du silence. Il enferme, sans discussion, il clôt le débat, il mure en soi-même, tue le dialogue, alourdit l’atmosphère, la rend irrespirable. Il asphyxie les mots qui meurent avant d’être proférés. Il me semble que dans l’Évangile la guérison des muets nous pousse à implorer le Christ pour qu’il nous délivre de nos mutismes. Quand je réfléchis, j’en découvre de nombreuses sortes qui ravagent les relations dans tous les groupes humains. Dans les familles, les formations politiques, les syndicats, les communautés religieuses, les associations de toutes sortes, les équipes hiérarchiques… les bouderies exacerbées parasitent la communication de ceux qui se réunissent en principe pour se concerter. Oui, rien de plus calamiteux que le mutisme (1).

L’Église catholique de France est en train de vivre un de ces moments de libération du bavardage et du mutisme institutionnel. Rendant compte de la récente réunion plénière de l’épiscopat français pour tirer les conséquences du rapport de la CIASE, son président, Éric de Moulins-Beaufort déclarait « Nous avons péché ces dernières années dans la tentation de traiter ces cas uniquement en interne, entre nous. Nous avons compris que nous ne pouvions progresser sans le regard des autres et de la société », Il témoigne d’une « révolution intérieure accomplie par les évêques au cours de cette assemblée.  Sans le vouloir, nous étions complices, (…) nous passions du temps à (…) lancer des procédures, à trembler en nous demandant ce que tel prêtre pouvait faire ou non, à redouter que quelqu’un se mette à parler encore, à recevoir des personnes victimes et à découvrir des taches nouvelles sur la réputation de tel prêtre ou tel laïc agissant dans l’Église », a-t-il indiqué. Avant d’admettre : « Nous avons compris qu’il fallait le dire plus nettement, sans nous inquiéter des conséquences de tous ordres. » 

Lui-même a fait part de son propre cheminement spirituel. « J’ai pris conscience pour ma part que je pouvais progresser dans ma disponibilité aux personnes en précarité et dans mon attention à la sagesse et pas seulement à la clameur dont elles sont porteuses », a-t-il dit. Cette reconnaissance a marqué pour les évêques une « libération ». « Nous sommes libérés de pouvoir manifester que notre Église, celle à laquelle nous appartenons et que nous voulons servir, ne peut pas être une institution préoccupée d’elle-même, engoncée dans l’autoglorification. » (2).

C’est par l’attention à la parole des plus faibles, des victimes, des exclus que nous pourrons échapper aux cléricalismes intellectuels et institutionnels qui sont des obstacles majeurs à l’accueil de la parole libératrice de l’Évangile. 

  1. Christian MONTFALCON (texte écrit en 1999) publié sur le site Garrigues et Sentiers, 28 avril 2013. Il détaille ainsi les différentes sortes de mutismes :«Plusieurs catégories, cousines germaines entre-elles, paralysent les échanges au sein d’un groupe : Le mutisme de paresse : peur d’avoir trop à parler et de se fatiguer à expliquer sa pensée, le mutisme de déception : « à quoi bon prendre la parole, ce que je pense n’est pas important », le mutisme de lâcheté : prendre position est vraiment trop dangereux, le mutisme d’orgueil : « “ ils ” sont trop sots, “ ils ” ne comprendront pas », le mutisme hiérarchique : parler à ses subordonnés leur donne des armes contre le pouvoir, le mutisme de rage : la rancœur envahit l’être et assèche la parole, le mutisme de la jalousie : il sèche la bouche et épaissit la langue, le mutisme de défiance de soi : « je n’ai rien à dire d’intéressant ! ». Il y a sans doute beaucoup d’autres manières de sombrer dans le piège du mutisme tendu par le diable pour semer la division, pour détruire la dynamique populaire, pour ratatiner les consciences, pour contrecarrer l’offrande de soi. Le Christ a fait parler les “muets” : Seigneur délivre-nous de la fermeture qui tient captive la parole, véritable bien commun de l’humanité
  2. Céline HOYEAU : Abus sexuels. Révolution intérieure et décisions historiques pour les évêques français, site du journal La Croix du 8 novembre 2021

Penser la laïcité spirituellement (Abdennour BIDAR)

Chronique de Bernard Ginisty du 19 octobre 2021

La question de la laïcité devient de plus en plus présente dans le débat public. Le premier anniversaire de l’assassinat de l’enseignant Samuel Paty par un terroriste islamiste, pour avoir ouvert un débat au lycée sur les caricatures du prophète Mahomet a été l’occasion de prendre conscience de l’urgence d’un débat de fond sur cette question. L’ouvrage que vient de publier Abdennour Bidar, docteur en philosophie, inspecteur général de l’éducation nationale (1), intitulé Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité me paraît d’une importance majeure :

« L’État laïque offre à chaque citoyen le droit d’une pleine liberté spirituelle. Dès lors, ce qui sépare deux choses en unit simultanément deux autres, et la séparation produit une union. La séparation des Églises et de l’État est liaison autant que déliaison, liaison du spirituel et du politique opérée par la déliaison même du religieux et du politique. Nous ne songeons pas à cette dimension spirituelle, et ne savons ni la conscientiser ni l’expliquer lorsque nous parlons de laïcité. Or, c’est tout à fait nécessaire et crucial si l’on veut se donner et donner une représentation juste du génie de celle-ci, car ce paradoxe de la laïcité la signale non pas seulement comme un événement métaphysique en général mais comme l’évènement métaphysique qui ouvre les temps à venir » (2). 

La laïcité ne se réduit pas à un système juridique précisant les relations des religions et de l’État. L’État a-religieux et anticlérical peut être à son tour dogmatique et totalitaire : « Il y a le risque d’un absolutisme de l’État, qui ne concerne pas seulement les dictatures, mais qui menace la démocratie et l’État de droit dès lors que ce pouvoir est exercé par des hommes qui, en eux-mêmes, n’ont pas combattu et vaincu le démon de la volonté de puissance, l’appétit de domination et de gloire – bref, cette Église intérieure dont le Dieu est leur ego ». Pour cela, il s’agit de promouvoir une « laïcité intérieure » que Jean Baubérot, suite aux travaux de l’historien Claude Nicolet (3) définit ainsi : « En chacun sommeille, toujours prêt à s’éveiller, le petit « monarque », le petit « prêtre », le petit « important », le petit « expert » qui prétendra s’imposer aux autres et à lui-même par la contrainte, la fausse raison, ou tout simplement la paresse et la sottise. Personne ne se trouve à l’abri de ce cléricalisme intérieur, et l’esprit laïque consiste, par un effort difficile et quotidien à essayer de s’en préserver. Nicolet va même jusqu’à conclure : la laïcité, tout compte fait, est un exercice spirituel car il faut lutter au plus intime de la conscience, contre tout ce qui incite au renoncement à avoir une opinion à soi pour se fier à une vérité toute faite » (4). 

On comprend alors pourquoi Abdennour Bidar a mis en exergue de son ouvrage ce propos de François Mitterrand cité par Marie de Hennezel dans son livre Croire aux forces de l’esprit : « Vous voyez, la France n’est pas prête pour la laïcité parce qu’elle n’a pas encore fait le chemin de l’intériorité. La vraie laïcité, c’est l’intériorité » (5). A ses yeux, la laïcité ouvre une troisième période pour notre humanité historique : « Après les époques religieuses qui nouaient le spirituel et le politique par le religieux, après la modernité qui abandonnait le spirituel en dénouant le politique et le religieux, là voilà en effet qui renoue le spirituel et le politique sans le religieux. La laïcité correspond, en ce sens-là, à cet avènement d’une nouvelle ère spirituelle pour l’humanité qui est une ère méta- ou post-religieuse. La séparation est liaison, non seulement « sortie de la religion », mais entrée dans l’âge spirituel post-religieux – cet âge que Joachim de Flore (6) avait peut-être aperçu déjà dans l’avenir lorsqu’il évoquait, au XIIe siècle, « trois âges » pour une présente humanité appelée à connaître une ère de « liberté » spirituelle, après être passée par « l’esclavage » aux dieux, puis par la « soumission filiale » à leur pouvoir. Mais, si la laïcité est quelque chose comme un des évènements inauguraux de cette ère spirituelle nouvelle, alors, le sens de celle-ci nous échappe encore trop largement » (7).

Pour Abdennour Bidar, le « génie de la France », la rend particulièrement disponible pour ce travail de déconstruction et d’ouverture : « Tandis que les philosophes allemands, de Leibniz à Hegel, se caractérisent par leur capacité à produire des systèmes de pensée, leurs homologues français sont à l’inverse, de siècle en siècle, de Montaigne au XVIe siècle jusqu’aux modernes Michel Foucault et Jacques Derrida, en passant par Descartes, des esprits hyper critiques ; de grands « déconstructeurs » de tout ce qui veut dominer notre esprit et de nos certitudes humaines les mieux ancrées, les plus a priori au-dessus de tout soupçon ; de grands pratiquants de cette ironie qui toujours décèle la faille, l’illusion, la vanité ou l’inanité dans la multitude des représentations que l’homme construit. (…) Il revient peut-être à Blaise Pascal d’avoir donné au XVIIe siècle le motif le plus profond de cette pensée de la déconstruction, démystification et démythification : c’est un acte de courage et de lucidité. Pourquoi en effet notre esprit libre penseur déconstruit-il tout ? Pourquoi Pascal lui-même, pourtant chrétien si fervent, prend-il autant de soin à désacraliser tout ce que nous sacralisons en nous invitant à réaliser que c’est seulement notre imagination qui rend un certain nombre de choses si impressionnantes ? C’est « l’imagination » qui, « maîtresse d’erreur et de fausseté », « dispose de tout » (8). 

Il vaut la peine de citer l’intégralité de la courte « conclusion » de cet ouvrage : « Certains, à n’en pas douter, s’étonneront qu’un musulman ait ainsi osé s’emparer de ce thème prodigieux du « génie de la France ». D’autres, à n’en pas douter non plus, s’émouvront que je livre de ce génie une vision aussi spirituelle, aussi inséparablement mystique et politique…Et surtout, quel comble, en centrant cette mystique sur la laïcité ! Sans doute parlera-t-on là d’un énième « dévoiement » de cette laïcité, du « tournant » ou de la « distorsion théologique » que je prétendrais ici lui faire subir, voire de son « détournement musulman ». Tout est à craindre en ces temps de grande confusion, dans lesquels la parole du philosophe ne s’avance plus guère que comme l’ultime appel de paix – l’ultime obstacle – à la volonté de guerre des uns et des autres.

Je ne répondrai d’avance qu’une chose à ces objections prévisibles, et aux autres, la même que jadis François Mauriac : « je suis engagé dans ces problèmes d’en bas, pour des raisons d’en haut » (9).

  1. Abdennour BIDAR est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages dont entre autres Self islam. Histoire d’un islam personnel, Seuil 2006 ; L’Islam sans soumission. Pour un existentialisme musulman, Albin Michel 2012 ; Comment sortir de la religion, La Découverte 2012 ; Pour une pédagogie de la laïcité à l’école, La Documentation Française 2012 ; Plaidoyer pour la fraternité, Albin Michel 2015 ; Révolution spirituelle ! Almora, 2021. 
  2. Abdennour BIDAR : Génie de la France. Le véritable sens de la laïcité, Albin Michel, 2021, pages 114-115
  3. Cf.  Claude NICOLET : L’idée républicaine en France. Essai d’histoire critique (1789-1924) Gallimard, 1982.
  4. Jean BAUBEROT : Ni pute, ni soumise. La laïcité intérieure in Abdennour BIDAR, op.cit. pages 187-188.
  5. Cf. Marie de HENNEZEL : « François Mitterrand m’explique que tant que les humains n’auront pas dépassé les clivages religieux, il y aura d’un côté les croyants et, de l’autre, les non-croyants, les laïcs. « La religion divise, précise-t-il, la spiritualité rassemble, parce que les spirituels ont une « communauté d’intériorité », Albin Michel, 2016, page 55. 
  6. JOACHIM de FLORE (1135-1202) est un moine cistercien.  Au début de son Exposition de l’Apocalypse, Joachim reproduit l’idée fondamentale de son système, à savoir, la division du gouvernement du monde en trois règnes. Le premier, celui du père, va depuis le commencement du monde jusqu’à l’avènement du fils ; le second, celui du fils, commence à Zacharie, père de Jean, et va jusqu’à saint Benoît, avec lequel s’annonce le troisième. Le premier est l’âge de la servitude servile, le second de l’obéissance filiale, le troisième de la liberté. Le premier est l’âge de la crainte, le second de la foi, le troisième de la charité. Le premier est l’âge des vieillards, le second celui des jeunes gens, le troisième celui des enfants. Sur Joachim de Flore, le jésuite Henri de LUBAC (1896-1991) a écrit un ouvrage magistral : La postérité spirituelle de Joachim de Flore, Cerf 2014. 
  7. Abdennour BIDAR : op.cit.,page 117. 
  8. Id. pages 24-25
  9. Id. page 197

« Aimer et Admirer ». Quelques textes pour nourrir le « sursaut spirituel ».

Chronique de Bernard Ginisty du 21 septembre 2021

L’Université d’été de l’association Démocratie &Spiritualité s’esttenue à Lyon du 10 au 12 septembre 2021 sur le thème « Quel sursaut spirituel pour faire face aux défis auxquels est confrontée la démocratie ». Au terme de cette Université, voici quelques « grands » textes qui me paraissent permettre de continuer la réflexion et la méditation sur des thèmes majeurs qui sont apparus dans les débats.

(http://www.democratie-spiritualite.org)

La laïcité

Je citerai ici un texte du philosophe Emmanuel LEVINAS qui présente l’avantage d’avoir développé à la fois une œuvre philosophique et un travail talmudique, fidèle en cela à sa définition « Je pense que l’Europe, ce sont la Bible et les Grecs » :

« Les institutions laïques qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme. Sans cela, le laïcisme ne serait que la recherche d’une vie tranquille et paresseuse, une indifférence à la vérité des autres, un immense scepticisme. Les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur en soi de la paix entre les hommes. Mieux qu’une condition, formelle ou négative, d’autres valeurs qui seraient positives, la société s’affirme, pour les amis de la laïcité, comme valeur positive et comme valeur primordiale. Cette recherche de la paix peut s’opposer à une religion, inséparable des dogmes. Car les dogmes se révèlent au lieu de se prouver et heurtent les formes de pensée ou de conduite, qui unissent les hommes, pour leur apporter discorde et division. Mais si le particularisme d’une religion se met au service de la paix, au point que ses fidèles ressentent l’absence de cette paix comme l’absence de leur dieu, si la vocation subjective qui distingue le fidèle de ses prochains ou de ses lointains, ne le rend ni tyrannique ni envahissant, mais plus ouvert et plus accueillant – la religion rejoint l’idéal de la laïcité.

Dans le judaïsme, le conflit ne peut surgir parce que, pour lui, le rapport avec Dieu ne se conçoit à aucun moment en dehors du rapport avec les hommes. Le Sacré ne consume pas, ne soulève pas le fidèle, ne se livre pas à la thaumaturgique liturgie des humains. Il ne se manifeste que là où l’homme reconnaît et accueille autrui. A cause de son opposition à cette idolâtrie du Sacré, les auteurs anciens ont pu qualifier le judaïsme d’impie ou d’athée. (…) La relation éthique, impossible sans justice, ne prépare pas seulement à la vie religieuse, ne découle pas seulement de cette vie, mais est déjà cette vie même. La connaissance de Dieu consiste selon le verset 16 du chapitre 22 de Jérémie « à faire droit au pauvre et au malheureux ». Le Messie se définit, avant tout, par l’instauration de la paix et de la justice – c’est-à-dire par la consécration de la société. Aucun espoir de salut individuel – quels que soient les traits sous lesquels on le rêve – ne se peut, ne se pense en dehors de l’accomplissement social, dont les progrès résonnent, à l’oreille juive, comme les pas mêmes du Messie. Dire de Dieu qu’il est le Dieu des pauvres ou le Dieu de la justice, c’est se prononcer non pas sur ses attributs, mais sur son essence. D’où l’idée que les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple. Le prophète ne parle jamais du tragique humain déterminé par la mort et ne s’occupe pas de l’immortalité de l’âme. Le malheur de l’homme est dans la misère qui détruit et déchire la société. Le meurtre est plus tragique que la mort. (…) C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter. État d’esprit conditionnant le laïcisme, même moderne. Il ne se présente pas comme résultat d’un compromis, mais comme le terrain naturel des plus grandes œuvres de l’Esprit ». 

Emmanuel LEVINAS (1906-1995) : La laïcité et la pensée d’Israël.In Les Imprévus de l’histoire, Éditions Fata Morgana, 1994, pages 181-183.

La Vérité et le fondamentalisme

Le Pape FRANCOIS dénonce avec vigueur la tentation fondamentaliste qui offre un refuge protecteur pour des personnes en crise : « Les fondamentalistes proposent de mettre les gens à l’abri de situations déstabilisantes en échange d’une sorte de quiétisme existentiel. Quiconque se réfugie dans le fondamentalisme a peur de s’engager sur le chemin de la vérité. Il « possède » déjà la vérité et la déploie comme une défense, de sorte que toute remise en question de celle-ci est interprétée comme une agression contre sa personne » A la suite de Romano Guardini, un des penseurs catholiques les plus importants du XXe siècle, sur lequel il a préparé une thèse, François écrit ceci : « Guardini m’a montré l’importance du « pensamiento incompleto », de la pensée inachevée. Il développe une pensée, mais il t’emmène juste assez loin pour t’inviter à t’arrêter afin de laisser place à la contemplation. Une pensée féconde doit toujours rester inachevée afin de laisser place à un développement ultérieur. Avec Guardini, j’ai appris à ne pas exiger des certitudes absolues en toute chose, signe d’un esprit inquiet. Sa sagesse m’a permis d’affronter des problèmes complexes qui ne peuvent pas être résolus en appliquant simplement des normes ».    Il précise ainsi ce qu’il appelle « Tradition » : « J’aime à penser que nous ne possédons pas la vérité autant que la vérité nous possède, nous attirant constamment par le biais de la beauté et de la bonté. (…) La Tradition n’est pas un musée, la vraie religion n’est pas un congélateur, et la doctrine n’est pas statique mais elle grandit et des développe, comme un arbre qui reste le même mais qui grandit et porte toujours plus de fruits (…) J’aime citer Gustav Mahler qui dit que « la tradition c’est la transmission du feu et non l’adoration des cendres »

Pape FRANCOIS : Un temps pour changer, conversations avec Austen Ivereigh, journaliste britannique, éditions Flammarion 2020, pages 84-89.

 Repenser les relations du Religieux et Politique.

Dans un dialogue avec Frédéric Lenoir, le philosophe Paul RICOEUR souhaite que les religions partagent une nouvelle symbolique qui traduise la conviction « qu’il y a de la vérité en dehors de chez soi »

« Après la complicité médiévale, après les querelles des Lumières, peut-on imaginer une relation nouvelle, moderne, des deux mondes, le religieux et le politique ?

Repartons de nos deux points : du côté du religieux, le noyau symbolique ; et du côté du politique, le concept d’autorité, qui est actuellement réduit à un squelette, à une règle du jeu minimaliste et procédurale, avec une grande pauvreté symbolique. Autant un système rationnel de légitimité peut être convaincant, autant son potentiel de recevabilité est sans force. C’est là, à mon sens, que le religieux postmoderne peut retrouver un nouveau rôle : en fondant une symbolique non plus sur le pouvoir, mais sur l’imagination. 

Vous voulez dire : sur une sorte de réenchantement…

Oui, j’accepte le mot. Je voudrais faire une proposition, à laquelle je tiens beaucoup : la démocratie ne pourrait-elle, aujourd’hui, puiser dans les ressources des communautés religieuses ? En France, les guerres de Religion sont terminées. Le conflit entre laïques et croyants également. Hommes religieux, agnostiques, athées, nous pourrions être, tous ensemble, les cofondateurs de la démocratie moderne qui appelle, pour être forte et vivante, une symbolique partagée. 

Mais comment ?

Cela ne peut se faire que dans une société du type « consensuel-dissensuel ». Je m’explique : le consensus sur la règle du jeu de la démocratie est soutenu – presque paradoxalement – par un dissensus permanent entre les différents systèmes de croyance. Nous sommes, en quelque sorte, des survivants des guerres de Religion. Ce qui fut la guerre est devenu la confrontation. De la qualité de la discussion dans la société civile dépendra cette nouvelle contribution du religieux au politique. 

Vous vous situez ainsi dans la continuation des travaux de philosophes comme John Rawls et Jürgen Habermas, qui parlent de la confrontation des valeurs et d’une éthique de la discussion.

Certainement. Et je garde de Rawls deux idées récentes. Tout d’abord, ce qu’il appelle le « consensus par recoupement » : les différentes confessions – religieuses ou non religieuses – ne sont pas étanches les unes aux autres, elles se recoupent, et ce sont ces zones de recoupement qui entrent dans le processus de cofondation d’une nouvelle démocratie. Le deuxième concept, c’est celui de « désaccord raisonnable » : nous acceptons que nos visions du bien diffèrent les unes des autres. Il s’agit d’incorporer le différend. 

Cela rappelle la notion de tolérance que les philosophes avaient développée au XVIIIe siècle.

Il nous faut aujourd’hui aller plus loin que les philosophes des Lumières : ne pas simplement « tolérer », « supporter » la différence, mais admettre qu’il y a de la vérité en dehors de moi, que d’autres ont accès à un autre aspect de la vérité que moi. Accepter que ma propre symbolique n’épuise pas les ressources de symbolisation du fondamental ». 

Paul RICOEUR (1913-2005) : Il y a de la vérité ailleurs que chez soi. Conversation avec Frédéric LENOIR publiée dans l’hebdomadaire L’Express du 23/07/1990,pages 84-89

Repenser la relation entre religion et spiritualité ;

Abdennour BIDAR, présent à notre université d’été et auteur d’un ouvrage intitulé : Génie de la France. Le vrai sens de la laïcité (éditions Albin Michel, 2021) propose de redéfinir les rapports entre spiritualité et religion. Dans un entretien publié dans l’hebdomadaire La Croix-l’Hebdo, il récuse un laïcisme qui prétendrait substituer une « religion civile » pour reléguer les religions dans l’espace privé pour une authentique laïcité « qui est une chance pour la religion » :

« Nous, Français, n’avons pas besoin d’une religion civile qui nous contraindrait à sacraliser ensemble une croyance ou un idéal. Notre ciment, c’est la liberté de penser, qui laisse chacun décider de sa croyance ou de son idéal. (…) 

  En séparant les Églises de l’État, la laïcité a ôté aux religions tout droit à exercer un pouvoir politique. Ce faisant, elle aide les religions à lutter contre leur propre volonté de puissance, présente en chacune dès lors qu’elle se considèrerait comme détentrice d’une vérité supérieure à tout le reste. Cela va faire le plus grand bien à l’islam de voir ainsi récusé son préjugé courant : que la loi de Dieu doit s’imposer. Il gagnera là en substance spirituelle ce qu’il va perdre en puissance temporelle. 

J’appelle à une prise de conscience, celle d’un paradoxe resté très étrangement inaperçu jusque-là : en séparant le religieux et le politique, la laïcité réunit le spirituel et le politique. Car, dans l’État laïque, voilà chacun et chacune libre de s’autodéterminer spirituellement, puisque la religion n’a plus aucun pouvoir de contrainte. La laïcité c’est en réalité, de ce point de vue, l’entrée dans un âge spirituel post-religieux. C’est l’avènement de l’autonomie et de la citoyenneté spirituelle, complémentaire de la citoyenneté politique offerte dans toute démocratie ».

Abdennour BIDAR : La laïcité est une chance pour la religion, in La Croix-l’Hebdo, 4-5 septembre 2021, pages 34-35

L’Université d’été à l’heure des désarrois

Dans son introduction aux travaux de l’Université d’été, Daniel Lenoir, président de D&S a évoqué un thème cher à Albert CAMUS : La pensée de Midi. Plusieurs participants à nos travaux ont témoigné des désarrois de l’époque. Albert CAMUS a vécu le celui de la guerre et des crimes du nazisme après avoir connu une adolescence et une jeunesse « solaire » qu’il célèbre dans la gloire du site algérien de Tipasa. Évoquant une journée de bonheur dans la mer qui baigne les ruines romaines de Tipasa, le jeune homme de 25 ans écrit :

« Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure. Il n’y a qu’un seul amour dans ce monde. Étreindre un corps de femme, c’est aussi retenir cette joie étrange qui descend du ciel vers la mer. Tout à l’heure, quand je me jetterai dans les absinthes pour me faire entrer leur parfum dans le corps, j’aurai conscience, contre tous les préjugés, d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort. Dans un sens, c’est bien ma vie que je joue ici, une vie à goût de pierre chaude, pleine des soupirs de la mer et des cigales qui commencent à chanter maintenant. La brise est fraiche et le ciel bleu. J’aime cette vie avec abandon et veux en parler avec liberté : elle me donne l’orgueil de ma condition d’homme. Pourtant, on me l’a souvent dit : il n’y a pas de quoi être fier. Si, il y a de quoi : ce soleil, cette mer, mon cœur bondissant de jeunesse, mon corps au goût de sel et l’immense décor où la tendresse et la gloire se rencontrent dans le jaune et le bleu. C’est à conquérir cela qu’il me faut appliquer ma force et mes ressources. Tout ici me laisse intact, je n’abandonne rien de moi-même, je revêts aucun masque : il me suffit d’apprendre patiemment la difficile science de vivre qui vaut bien tous leurs savoir-vivre » 

Albert CAMUS : Noces à Tipasa, texte écrit en 1938 in Essais, La Pléiade, éditions Gallimard 1967, pages 58-59.

Après cette célébration de la gloire d’une jeunesse méditerranéenne, Albert Camus va connaître l’Europe, ses guerres, ses camps, ses destructions. 15 ans après avoir écrit ces lignes, il se risque à un Retour à Tipasa pour vérifier si son lyrisme de jeune homme n’était qu’une illusion :

« À midi sur les pentes à demi sableuses et couvertes d’héliotropes comme d’une écume qu’auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. Je retrouvais ici l’ancienne beauté, un ciel jeune, et je mesurais ma chance, comprenant enfin que dans les pires années de notre folie le souvenir de ce ciel ne m’avait jamais quitté. C’était lui qui pour finir m’avait empêché de désespérer. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. Le monde y recommençait tous les jours dans une lumière toujours neuve. Ô lumière ! c’est le cri de tous les personnages placés, dans le drame antique, devant leur destin. Ce recours dernier était aussi le nôtre et je le savais maintenant. Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible.

J’ai quitté de nouveau Tipasa, j’ai retrouvé l’Europe et ses luttes. Mais le souvenir de cette journée me soutient encore et m’aide à accueillir du même cœur ce qui transporte et ce qui accable. À l’heure difficile où nous sommes, que puis-je désirer d’autre que de ne rien exclure et d’apprendre à tresser de fil blanc et de fil noir une même corde tendue à se rompre ? Dans tout ce que j’ai fait ou dit jusqu’à présent, il me semble bien reconnaître ces deux forces, même lorsqu’elles se contrarient. Je n’ai pu renier la lumière où je suis né et cependant je n’ai pas voulu refuser les servitudes de ce temps. Il serait trop facile d’opposer ici au doux nom de Tipasa d’autres noms plus sonores et plus cruels : il y a pour les hommes d’aujourd’hui un chemin intérieur que je connais bien pour l’avoir parcouru dans les deux sens et qui va des collines de l’esprit aux capitales du crime. Et sans doute on peut toujours se reposer, s’endormir sur la colline, ou prendre pension dans le crime. Mais si l’on renonce à une part de ce qui est, il faut renoncer soi-même à être ; il faut donc renoncer à vivre ou à aimer autrement que par procuration. Il y a ainsi une volonté de vivre sans rien refuser de la vie qui est la vertu que j’honore le plus en ce monde. De loin en loin, au moins, il est vrai que je voudrais l’avoir exercée. Puisque peu d’époques demandent autant que la nôtre qu’on se fasse égal au meilleur comme au pire, j’aimerais, justement, ne rien éluder et garder exacte une double mémoire. Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être jamais infidèle ni à l’une, ni aux autres ».

Albert CAMUS (1913-1960) : Retour à Tipasa, texte écrit en 1953in Essais, Bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard Paris 1965 p.873-874. 

Leçons de gouvernance spirituelle (Pape François)

Chronique de Bernard Ginisty du 17 septembre 2021

Recevant, jeudi 16 septembre, les participants à la rencontre des modérateurs de mouvements d’Église et communautés nouvelles, le pape François leur a donné une leçon de gouvernance, afin d’éviter de retomber dans les abus de toutes sortes qui se sont produits en leur sein ces dernières années.

Céline Hoyeau, chef adjointe du service religion au journal La Croix etauteure d’un livre de référence sur ce sujet intitulé La trahison des pères (1) a relevé les « trois maladies spirituelles » qui menacent les responsables des communautés nouvelles que dénonce François.

Tout d’abord, le désir de puissance, notamment la toute-puissance du « berger » qui décide de tout. « Cette volonté de puissance annule toute forme de subsidiarité. Cette attitude est laide et finit par vider de force le corps ecclésial. C’est une mauvaise façon de “discipliner” », a souligné le pape qui ajoute qu’il est « bénéfique et nécessaire de prévoir une rotation dans les postes gouvernementaux et que tous les membres soient représentés dans vos élections ».

L’autre risque contre lequel François a mis en garde est celui de la trahison ou du double jeu. Autrement dit, « nous disons que nous voulons servir Dieu et les autres, mais en fait nous servons notre ego, (…) notre désir d’apparaître, d’obtenir la reconnaissance, l’appréciation ».Des signes de ce double jeu apparaissent quand les responsables de communauté se présentent comme « les seuls interprètes du charisme, les seuls héritiers » du mouvement, lorsqu’ils se débrouillent pour occuper leur fonction à vie ou décider de leur successeur. « Nul n’est maître des dons reçus pour le bien de l’Église, nul ne doit les étouffer », avertit le pape, rappelant que « c’est Dieu qui opère tout en chacun et que notre vrai bien porte du fruit dans la communion ecclésiale ».

Enfin, la troisième tentation est celle de « s’enfermer dans une tour d’ivoire», de « quitter l’aujourd’hui que nous vivons », « de vivre dans un “monde parallèle”, distillé, loin des vrais défis de la société, de la culture et de tous ces gens qui vivent à côté de vous ». « Penser que vous êtes “la nouveauté” dans l’Église, et donc n’avez pas besoin de changement, peut devenir une fausse sécurité. Même les nouveautés vieillissent vite ! », a-t-il interpellé, encourageant à une conversion personnelle constante (2).

Si la Résurrection constitue le cœur de la foi chrétienne, elle déstabilise les ordres qui prétendraient enclore la vie de l’homme. Elle est l’invitation faite à chaque être humain de renaître, ce que le Christ apprend à un maître en Israël tout étonné, Nicodème. L’histoire de Jésus ne se réduit pas à la pitoyable aventure d’un de ces innombrables candidats messie prospérant sur les malheurs et les espoirs du temps. Or, jusqu’au bout, ses disciples ont cru que ce leader leur offrirait enfin les bonnes places ! Aussi quel désenchantement, surtout lorsqu’il leur annonce que s’il ne part pas, ils n’accéderont jamais à l’Esprit qui rend libre : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, l’Esprit ne viendra pas à vous » (3)

Ce grand malentendu, qui mène Pierre, le futur premier pape, au reniement, et Judas, le gestionnaire, au suicide, ne cesse d’être la tentation permanente des Églises. Au lieu de se définir comme rampes de lancement pour les aventures de la fraternité universelle, elles se réduisent trop souvent à des institutions qui enferment dans des morales, des sécurités, dans un entre-nous dégoulinant de vertueuses certitudes.

Le Passeur de Pâques nous réveille de ces endormissements. Il désespérera toujours les hommes de pouvoir et de gestion, fussent-ils religieux. Il est celui qui dérange absolument car il fait éclater les chrysalides qui voudraient épargner aux papillons le risque de naître. 

  1. Céline HOYEAU : La trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs de communautés nouvelles, éditions Bayard 2021.
  2. Céline HOYEAU : Le Pape François met en garde les responsables des communautés nouvelles contre trois écueils, site du journal La Croix, 16/09/2021
  3. Évangile de Jean, 16,7

L’ordre entier de nos assurances et de nos confiances est mis à l’épreuve par la pandémie. Jean-Luc NANCY.

 Chronique de Bernard Ginisty du 28 août 2021

 Le 23 août dernier disparaissait, à l’âge de 81 ans, le philosophe Jean-Luc Nancy dont Jacques Derrida disait : « A l’avenir on n’en finira plus, je présume, de le lire et de le penser, et de compter aussi avec lui ». La pensée de la finitude et de la mort qui fonde la singularité et la fragilité de l’existence n’a pas été un simple exercice intellectuel, pour ce philosophe qui a subi une greffe du cœur en 1992 et « un combat au long court contre le cancer » (1).

On ne s’étonnera pas qu’il ait publié, en 2020, une des analyses les plus pertinentes sur la pandémie du Corona virus intitulé Un trop humain virus. Au moment où chacun d’entre nous se voit conduit à essayer de comprendre « ce qui nous arrive » pour tenter d’inventer un futur vivable, je ne saurais mieux faire que de proposer à votre méditation ces lignes extraites de cet ouvrage pour nous libérer des discours « d’experts » qui voudraient nous faire croire que la mort n’est qu’un accident thérapeutique que les techniques médicales pourraient un jour surmonter.

« La crise sanitaire d’aujourd’hui ne vient pas par hasard après plus d’un siècle de désastres accumulés. Elle est une figure particulièrement expressive – bien que moins féroce ou cruelle que beaucoup d’autres – du retournement de notre histoire. Le progrès révèle une capacité de malfaisance depuis longtemps soupçonnée mais désormais avérée. Les avertissements de Freud, Heidegger, Gunther Anders, Jacques Ellul et bien d’autres sont restés lettre morte, de même que tout ce qui a été travaillé pour déconstruire la suffisance du sujet, de la volonté, de l’humanisme. Mais aujourd’hui force est de reconnaître que l’homme fait le mal de l’humain et qu’il ne faut pas s’étonner si un philosophe peut écrire : « Le Mal est le fait premier », comme le fait Mehdi Belhaj Kacem.

Le mal a toujours été pour notre tradition un défaut réparable ou compensable par les soins de Dieu ou de la Raison. Il a passé pour une négativité destinée à se supprimer ou à être surmontée. Or c’est le Bien de notre conquête du monde qui s’avère destructeur – et pour cette raison précise qu’il est autodestructeur. L’abondance détruit l’abondance, la vitesse tue la vitesse, la santé abime la santé, la richesse elle-même est peut-être en train de se ruiner (sans que rien n’en revienne aux pauvres) (2).

Comment en est-on venu là ? Il y a sans doute un moment à partir duquel ce qui avait été une conquête du monde – des territoires, des ressources, des forces – s’est transformé en création d’un nouveau monde. Non seulement au sens où cette expression a jadis désigné l’Amérique mais au sens où le monde devient littéralement la création de notre technoscience qui en serait donc dieu. Cela s’appelle la toute-puissance. Depuis Averroès la philosophie connait les paradoxes de la toute puissance et la psychanalyse en connait l’impasse hallucinatoire. Il s’agit toujours de la possibilité de limiter ou non une telle puissance. 

Qu’est-ce qui pourrait indiquer une limite ? Peut-être justement l’évidence de la mort que le virus nous rappelle. Une mort qu’aucune cause, aucune guerre aucune puissance ne peut justifier – et qui vient souligner l’inanité de tant de morts dues à la faim, à l’épuisement, aux barbaries guerrières, concentrationnaires ou doctrinaires. Savoir que nous sommes mortels non par accident mais par le jeu de la vie et aussi de la vie de l’esprit. 

Si chaque existence est unique, c’est parce qu’elle nait et qu’elle meurt. C’est parce qu’elle se joue dans cet intervalle qu’elle est unique. David Grossman a écrit tout récemment, à l’occasion de la pandémie : « De même que l’amour incite à distinguer un individu au milieu des masses qui croisent nos existences, de même la conscience de la mort provoque en nous le même sentiment.

Or si le mal est manifestement lié, dans ses effets, aux inégalités vertigineuses des conditions, rien peut-être ne donne un fondement plus clair à l’égalité que la mortalité. Nous ne sommes pas égaux par un droit abstrait, mais par une condition concrète d’existence. Nous savoir finis – positivement, absolument, infiniment et singulièrement finis et non indéfiniment puissants : c’est l’unique moyen de donner sens à nos existences » (3).

Au moment où la pandémie voit s’écrouler le rêve cartésien pour l’homme de devenir « maître et possesseur de la nature », Jean-Luc Nancy propose de nous risquer dans nos incertitudes

« Quand le futur déraille, quand la projection du présent ne tient plus, la vie ne peut que se tourner vers l’à-venir en se risquant à ses incertitudes. Il n’est plus ici question de croyance, mais de foi, définie comme ce consentement à l’incertitude qui pose que la vie ne peut que se risquer à vivre. Pour soi-même, pour les générations suivantes qui à leur tour se verront mises au défi du non-savoir radical de la mort, qui ne peut être surmonté autrement que par la transmission de la vie, et non par la course à la prolongation des existences individuelles.

En nous plaçant en ce lieu, le virus ouvre la possibilité d’une véritable révolution de l’esprit, au cœur de laquelle est posée la question de notre capacité à nous accommoder collectivement de la non-maîtrise absolue de notre histoire. La démocratie, avec toutes ses limites et ses imperfections, est à vrai dire le seul régime qui puisse donner un corps politique à cet acte de foi radicalement laïc. Elle est née de l’effondrement des régimes de « certitudes » théocratiques et de l’impasse dans laquelle se trouvaient des régimes despotiques ou tyranniques. Elle est une tentative de trouver comment entrer ensemble – en peuple- dans l’avenir. Non qu’elle soit capable de produire les calculs et les projections qui permettaient de résorber l’inconnu, le non-savoir. Ce   qu’elle peut offrir, et elle seule, c’est le partage à voix égales du poids de la finitude et du non-savoir » (4). 

  1. Cf. David ZERBIB :  Disparitions, Jean-Luc Nancy, Philosophe journal Le Monde, 27 août 2021, page 19
  2. Ces réflexions rejoignent celles d’Ivan ILLICH (1926-2002) sur la corruption des institutions qui veulent faire le bien. Il reprochait aux Églises d’avoir institutionnalisé ce qui, par essence, est gratuit et d’avoir instrumentalisé la charité. Il voyait dans cette perversion l’origine lointaine des  grandes institutions modernes comme l’École et la Santé et n’a cessé d’inciter le monde occidental à repenser celles-ci fondamentalement.  Il développe ces idées dans un livre d’entretiens avec un journaliste canadien : Ivan ILLICH & David CAYLEY : La corruption du meilleur engendre le pire, éditions Actes Sud, 2007.
  3. Jean-Luc NANCY : Un trop humain virus, éditions Bayard 2020, pages 38-40. 
  4.   Id. pages 109-110.   

Sommes-nous collectivement responsables d’«autruicide » ?

Chronique de Bernard Ginisty du 4 août 2021

Dans une tribune signée par les principaux responsables de la prise en charge de ce qu’il est convenu d’appeler les personnes du 4ème âge intitulée :  le grand âge est notre avenir, prenons en soin dès maintenant, on peut lire le constat suivant : « La pandémie de Covid-19 a mis en évidence les conditions souvent difficiles, voire inacceptables, dans lesquelles exercent les professionnels qui interviennent auprès des personnes âgées, en même temps que la souffrance de ceux dont ils prennent soin » (1). Ayant eu l’occasion, ces derniers mois, de prendre contact avec plusieurs Ehpad (2) pour des personnes qui me sont proches, je ne peux que confirmer ce diagnostic de « conditions difficiles, voire inacceptables ». Dès 2018, les professionnels qui accompagnent les personnes très âgées ont lancé un cri d’alarme n’a pas été entendu. Et la tribune rappelle les promesses des responsables politiques et les nombreux rapports restés sans suite. La France compte aujourd’hui 2,6 millions de personnes de 85 ans et plus, et ce nombre va croître de 70% d’ici à 2040.

Le 22 septembre 2020, le président de la République, Emmanuel Macron a fait la promesse, dans l’un de ces Ehpad particulièrement affectés par la crise « de présenter dès le début de l’année prochaine une réponse globale extraordinairement ambitieuse ». Ce propos, comme celui de ses prédécesseurs, est resté sans suite ce qui amène les signataires de la tribune à écrire : « La parole d’un président l’engage, et engage aussi la crédibilité de la parole publique. Et quand il s’agit d’une promesse énoncée après un printemps 2020 marqué par des morts en masse de personnes âgées tant en Ehpad qu’à domicile, après que deux présidents ont déjà très largement fui le sujet, la promesse est d’une particulière gravité. Il faut une loi pour aller à l’essentiel ».

A ce sujet, il est indispensable que s’établisse entre le bénéficiaire et l’intervenant, une relation de confiance, construite sur les échanges, la proximité, le temps passé ensemble. Or, constatent deux universitaires, « l’objectif de la préservation de l’autonomie des personnes est perdu de vue au profit d’une approche purement technicienne et comptable. (…) Aujourd’hui, ce temps si précieux consacré à l’écoute, au lien social, à l’échange est occulté au profit d’un temps fragmenté, morcelé et dissolu, jusqu’à des prestations évaluées par les financeurs par quart d’heure ou demi-heure. Les conséquences sont le plus souvent dramatiques pour les personnels comme pour les bénéficiaires » (3).

Il ne s’agit pas là simplement d’un problème de technique administrative. La tribune que j’évoque commence par ces mots : « Les relations avec ceux qui ont beaucoup vécu nous ramènent à l’essentiel, aux liens personnels, profonds. Elles permettent aussi de créer un lien entre les différentes époques et conditions sociales. Elles questionnent les urgences, rappellent des fondamentaux. Chez les personnes atteintes d’une altération des capacités physiques ou cognitives, l’objectif est de garder les plus vivant et le plus authentique possible le dialogue avec la personne ». Il est urgent que chacun d’entre nous regarde sans concession ses relations avec les personnes âgées dépendantes

Dans son ouvrage intitulé Le Crépuscule de la raison (4), Jean Maisondieu, praticien spécialiste de la maladie d’Alzheimer s’interroge sur le sens profond de cette maladie qui atteint les sociétés développées. Elle lui apparaît témoigner plus ou moins consciemment ce qu’il appelle un « autruicide » causé par la double injonction contradictoire de nos sociétés développées : vivre le plus longtemps possible en restant jeune le plus longtemps possible : « Vieillir sans être vieux : un impératif aliénant. La vieillesse-maladie est un exemple flagrant d’autruicide collectif par langage interposé, avec la complicité de la médecine. La prévention demeurant la meilleure défense contre une maladie, il faut absolument éviter d’attraper la vieillesse en prenant de l’âge, et donc rester jeune à tout prix. Problème : non seulement c’est impossible, mais en plus c’est pathogène. S’efforcer de rester jeune quand on est vieux revient à s’interdire d’être une personne de son âge, c’est-à-dire d’être soi-même. Et c’est aliénant. Le sénescent doit se muer en senior luttant victorieusement – et souvent ostensiblement – contre la vieillesse pour la tenir à distance. Bref, il doit se battre contre lui-même, et il le fait pour ne pas être exclu. Ceci jusqu’au jour où, n’en pouvant plus de cette guerre intestine pour être d’un autre âge que le sien, irrémédiablement coincé dans la multiplicité des double-liens communicationnels qu’engendre l’absurdité de son programme de vie, il perd la tête et devient dément… ou se suicide. (…)La vieillesse et les vieux ne sont pas les bienvenus chez les Occidentaux. Ces derniers peuvent prendre de l’âge. Cela leur est même recommandé : l’accroissement continu de l’espérance de vie représente un titre de gloire pour les sociétés dites « avancées ». Mais s’ils sont ainsi encouragés à vivre longtemps, et s’ils peuvent se procurer toutes sortes de médicaments pour s’efforcer de rester en forme, c’est sous la réserve expresse de ne pas devenir vieux, et encore moins dépendants » (5).

  1. Tribune publiée par le journal Le Monde du 22 juin 2021, page 25. Parmi les signataires  Catherine BARBAROUX, membre du bureau exécutif de la République en marche ; Dominique BUSSEREAU, président de l’Assemblée des départements de France ; Morgan CAILLAULT, président de l’intersyndicale nationale autonome représentative des internes de médecine générale ; Pascal CHAMPVERT, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées ; Jean-Baptiste DE FOUCAULD ; ancien commissaire au plan ; Anne-Sophie DESAULLE, présidente de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne ; Jeanne DUPONT DEGUINE, vice-présidente de l’association nationale des étudiants en médecine ; Louis GALLOIS, ancien président de la Fédération des acteurs de la solidarité ; Yannick MOREAU, ancienne présidente du Conseil d’orientation des retraites ; Jacky RICHARD, coordinateur du Pacte civique, Frédéric VALLETOUX, président de la Fédération Hospitalière de France.
  2. Établissement d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes
  3. Michel DEBOUT et Thierry ROCHEFORT : Les départements peuvent agir pour revaloriser l’aide à domicile, journal Le Monde du 22 juin 2021, page 25.
  4. Jean MAISONDIEU : Le crépuscule de la raison, éditions Bayard 2018 
  5. Jean MAISONDIEU : L’autruicide, un problème éthique méconnu,   revueLaennec 2010/1 (Tome 58), pages 18 à 29. 

La seule réponse à nos questions est l’ouverture d’un chemin (Maurice Bellet)

Chronique de Bernard Ginisty du 2 juillet 2021.

Dans une chronique publiée par l’hebdomadaire Réforme intitulée Maurice Bellet nous manque, Jean-Claude Guillebaud nous dit à quel point la pensée de ce prêtre philosophe, théologien et psychanalyste mort en 2018 à l’âge de 94 ans peut nous éclairer dans la phase de mutation qui s’impose aux sociétés et donc aux Églises. Il en souligne l’axe fondamental : l’Évangile est Parole avant d’être écriture : « Gardons ici en tête la première phrase de l’Évangile de Jean: «Au commencement était la Parole, et la Parole était avec Dieu, et la Parole était Dieu.» L’Évangile n’est pas un livre qui aurait été interprété une fois pour toutes. Ce n’est pas un «savoir» intellectuel ni une «érudition» intimidante. Il est vivant, comme toute expérience humaine. Il revit d’une manière différente à chaque lecture. Comme toute parole, il n’a jamais le même grain, le même accent. Depuis deux mille ans, cette parole rebelle défie la mise en cage. Nul ne peut la prendre en otage ou la couler dans le bronze. Elle n’est pas faite pour être enrégimentée. Elle reste magnifiquement subversive » (1).

Évoquant le conflit entre « intégrisme » et « modernisme » qui traverse, les Églises, Maurice Bellet écrit :« En vérité, ce conflit chrétien s’inscrit dans un conflit plus vaste où la modernité se déchire : entre esprit doctrinaire et relativisme. C’est-à-dire entre deux prétentions : à un savoir établi, qui juge de tout, à une position supérieure qui… juge de tout. Rien d’étonnant à ce que ces deux attitudes aient des traits communs ! (…) Apparaît alors que le motif profond de l’intégrisme, du fondamentalisme, des toutes les convictions religieuses apparemment sans fissure, c’est, fondamentalement, l’angoisse. L’angoisse de la perte, la perte de l’absolu, du ce-qui-ne-peut-manquer, du point d’appui qui ne glisse pas. Cette angoisse est chez les humains extrêmement profonde, même lorsqu’elle est dissimulée dans des attitudes en apparence contraires – et c’est justement le cas du relativisme religieux. L’intégrisme est dans l’angoisse de perdre la Vérité ; son ennemi est dans l’angoisse de perdre la Réalité, le « monde contemporain », l’ensemble de relations qui fait qu’on est dans ce réel partagé, qui nous éloigne des délires et des enfermements. La violente surdité des intégristes est bien connue. Mais il y a une intolérance des contestataires et des esprits « libérés » qui n’est pas médiocre non plus ; je crains les contestataires au pouvoir (…). A l’heure où tout un chacun est invité à penser « le monde d’après la pandémie », ce propos me paraît important à méditer par tout « réformateur », bien au-delà des Églises chrétiennes

Maurice Bellet dénonce le danger, pour les Églises et plus généralement pour toute institution de s’enfermer dans ce qu’il appelle des « textes inertes » : « C’est une parole qui n’écoute pas. (…) Le discours se tient par lui-même ; aucun retour de critique ou d’expérience ne saurait vraiment le troubler ; il sait les réponses avant les questions. Son modèle naïf est le catéchisme. Mais on peut argumenter dans l’érudition et l’abstraction en gardant la même structure ». Ne nous y trompons pas. Cette inertie est moins dans le texte que dans la relation de chacun à la parole : « Où est-il, ce texte inerte ? Là où se manifeste son inertie. C’est pourquoi il faut se garder de classer ici les bons et les mauvais ! Ce qui est en cause est la relation à la parole et elle dépend, de façon décisive, de qui entend. La Bible peut être un texte inerte. Inversement, des textes assez misérablement conformistes peuvent éveiller des âmes à la vie mystique » (2). Pour Maurice Bellet, l’essentiel est de rester à l’écoute des paroles premières et fondatrices. 

Cela signifie que la seule réponse à nos questions est la poursuite d’une quête : « Nos questions seront d’emblée celles qui se posent aux humains pour la part que nous pouvons entendre. Et nos réponses ? Pas de réponse. Pas de celles en tout cas qui font mourir la question (…) La question, si, elle est forte, n’est pas autre chose que l’être humain aux prises avec lui-même et tout ce qui l’entoure et tout ce qui, en lui, lui donne de subsister. La question devient quête ; à la place de la solution, le chemin est l’œuvre toujours inaccomplie » (3)

  1. JC GUILLEBAUD <www.reforme.net/chronique/2021/04/29/maurice-bellet-nous-manque-une-chronique-de-jean-claude-guillebaud> 
  2. Maurice BELLET : Translation. Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver ! éditions Bayard, 2011, pages 25-34. 
  3. Maurice BELLET : Un chemin sans chemin, éditions Bayard 2016, page 151. 

Vers le temps libéré

Chronique de Bernard Ginisty du 25 juin 2021

Une société trouve sa cohérence autour de la gestion du temps.  Là se lit sa vraie « religion ». Dans nos sociétés occidentales, les choses sont relativement simples : time is money. Le temps a perdu toute épaisseur pour une signification marchande. Au plan des individus, le contrat de travail régule la “liturgie” d’une vie : la semaine de travail et le week-end, l’année et les vacances, la carrière et la retraite. L’heure de travail signifie non plus la création d’une œuvre, mais du pouvoir d’achat. La violence du chômage exclut de cette pratique “religieuse” collective. Le temps devient alors vide, indéterminé, asocial.

Cette angoisse devant un temps redevenu sauvage suscite des réactions très différentes. La plupart des responsables politiques invoquent la croissance, tandis que les chantres du néo libéralisme nous somment d’accélérer dans une fuite en avant au nom de la dévotion à l’auto régulation du marché. D’autres rêvent de refuges dans le temps immobile des anciennes matrices du sol, de la race, de la nation, de la religion ou dans les sectes. Ceux qui veulent “changer la vie » commencent par modifier leur façon d’habiter le temps pour que celui-ci ne s’épuise pas dans le travail monétarisé et la consommation des marchandises.  Du temps est “libéré” pour la gratuité, l’échange, le rapport au corps, la convivialité, la création, la quête spirituelle.

Dans son ouvrage intitulé « Pourquoi les riches ont gagné », Jean-Louis Servan-Schreiber analyse « la montée des riches comme symptôme de l’époque. N’est-elle pas à la jonction des deux valeurs reines en ce siècle, l’argent et l’individualisme, lesquels sont faits pour s’entendre, l’un au service de l’autre ». Mais, loin de se complaire dans l’amertume critique, il voit des signes, notamment à travers l’essor des ONG, de l’émergence d’une valeur montante dans les aspirations collectives. « Elle a, écrit-il, un joli nom, presque désuet, un peu oublié depuis la Révolution française (…) Peut-être aura-t-elle dû attendre le XXIe siècle pour que son temps arrive : la fraternité » (1)

Nous avons à vivre à la fois le temps de la rupture et celui de la naissance. C‘est là le sens profond du “temps libéré”, comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Nous avons à faire le deuil d’une religion sociétale qui s’écroule. Elle nous a fait croire être dispensés d’inventer, dans la quotidienneté, des rapports sociétaux nouveaux. Le temps libéré n’est pas celui de consommateurs croyant acheter du « bon » temps par de l’argent, mais celui des risques de l’invention et du partage. Il n’est pas le temps vide d’individus zappant devant un écran de télévision, mais celui de citoyens retrouvant le goût du débat dans la cité. Il n’est pas le temps des dispositifs sociaux casant, dans un taylorisme social de plus en plus absurde, les innombrables exclus de la religion sociétale du temps, mais celui de sujets humains vivant la devise évangélique et républicaine de la fraternité. Il est de moins en moins le temps de la transformation des choses dont l’homme se libère par la machine, mais celui de devenir l’artisan  de sa vie personnelle et collective.

  1. Jean-Louis SERVAN-SCHREIBER : Pourquoi les riches ont gagné. Éditions Albin   Michel, 2014, pages 20-21 et 149. 

« Chacun d’entre nous a quelque chose à commencer »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 juin 2021

Dans son ouvrage publié en 1888 intitulé Le Crépuscule des idoles, Friedrich Nietzsche écrivait ceci : « Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées » (1). Cette « fragmentation » n’a cessé de s’étendre.Où trouver alors ce « supplément d’âme » dont le plus borné des apparatchiks a encore besoin pour le vibrato final de son discours ? La « morale » faisant ringard, l’éthique apparaît comme un des discours encore audibles. 

Un peu partout fleurissent des comités d’éthique dont l‘existence fait partie de la panoplie complète du bon manager.  Cette inflation n’est pas sans poser question. Lorsque on entend les proclamations « éthiques » de certains dirigeants ou encore les propos vendus dans des séminaires sur « l’éthique de l’entreprise », on reste quelque peu perplexe sur la fonction de ce discours. L’éthique serait-elle le denier décor en trompe l’œil à la mode capable de donner un horizon de profondeur aux platitudes gestionnaires ?  Bref, l’éthique serait-elle le nouvel « opium du peuple » ? 

Opium du peuple, en effet, si l’éthique se borne à un discours général sur le triste état du monde et à une incitation à la réforme des comportements… des autres ! Par contre, l’éthique prend toute sa signification lorsqu’elle devient une exigence qui me concerne, m’interroge, me dérange, me débusque de mes trop faciles conforts. 

Dans une lettre de prison adressée à sa femme, Vaclav Havel, alors dissident et futur Président de la République tchèque, écrivait ceci : « L’idée de Levinas que « quelque chose doit commencer », que la responsabilité établit une situation éthique asymétrique, et que cela ne peut pas être prêché, mais supporté, correspond en tous points à mon expérience et à mon opinion. Autrement dit, je suis responsable de l’état du monde. J’ajouterai même que si l’on a des exigences étonnamment lourdes vis-à-vis des autres, c’est généralement le signe infaillible que l’on n’est pas prêt à les assumer soi-même. Le conflit entre les paroles et les actes est un des aspects de la crise d’identité et est à lier au phénomène de la spécialisation ; les experts en responsabilité n’ont pas besoin d’être responsables eux-mêmes parce que ce n’est pas pour cela qu’ils sont payés. J’ai souvent posé ce problème dans mes pièces (de théâtre) : tu te souviens peut-être que les discours éthiques les plus cohérents sont souvent prononcés par les personnages les plus faibles et par les plus fieffés coquins » (2). 

L’acteur éthique est celui qui, modestement, prend le risque d’une dissidence, non pas nom d’un je ne sais quel don quichottisme, mais tout simplement parce que, sujet humain responsable, il ne peut se contenter de « répéter », Comme l’affirme Vaclav Havel après Emmanuel Levinas, chacun d’entre nous « a quelque chose à commencer » (3). Et, pour vraiment commencer, peut-être faut-il d’abord se désintoxiquer de ce qui nous est assené quotidiennement comme évidences.

  1. Friedrich NIETZSCHE (1844-1900) : Crépuscule des idoles   in Œuvres philosophiques complètes, tome 8, éditions Gallimard Paris 1974, page103. 
  1. Vaclav HAVEL (1936-2011) : Lettres à Olga, Éditions de l’Aube, 1990, pages 340-341
  1. C’est à partir de la philosophie du « pouvoir-commencer » que Hannah ARENDT (1906-1975) élabore son concept de la démocratie. Hannah Arendt écrit : « Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Pour qu’il y ait eu commencement, un homme fut créé, dit Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est en vérité chaque homme » (Le Système totalitaire Éditions Payot Paris 1996 p.232). La démocratie, garantit que dans l’être-ensemble, chacun conserve une chance de pouvoir poser son propre commencement ; elle est la grande tâche qui consiste à apprendre à vivre dans l’absence d’accord. Lorsque nous nous rencontrons dans un monde commun, ou lorsque nous voulons nous accorder, nous découvrons que chacun de nous vient d’un commencement différent et s’arrêtera à une fin tout à fait différente. La démocratie reconnaît cette diversité, elle est prête accepter que renaisse sans cesse le débat sur la vie en commun.

Retrouver un sens à la mort à l’heure de la pandémie.

Chronique de Bernard Ginisty du 11 juin 2021

Une des conséquences majeures de la pandémie due au Covid est d’avoir replacée la question de la mort aussi bien dans l’univers de l’expertise médicale que dans celui de la politique.  Dans une passionnante conversation publiée par le magazine La Croix-l’Hebdo, Claire Fourcade, présidente de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs explique comment la question de la mort était évacuée dans les pratiques médicales. Elle dit son « choc », lors des stages à l’hôpital dans le cadre de ses études de médecine, sur la façon dont les patients mouraient : « Il y avait beaucoup de pratiques d’euthanasie non dites, et on laissait les étudiants ou les aides-soignants auprès des malades en fin de vie. Le milieu médical montrait un total désintéressement pour la mort (…) Pour beaucoup de services hospitaliers en France, l’épidémie a donné l’occasion de rencontres rudes avec la mort. D’autant plus que la mort n’était pas seulement, comme en soins palliatifs, celle des autres. Elle pouvait atteindre les soignants ». Pour elle : « Apprivoiser la mort prend sans doute toute une vie » (1).

Certains êtres ont été très précoces dans cet « apprivoisement ». Le 4 avril 1787, Mozart écrivait à son père malade, (il décéda le 27 mai,) une lettre d’une maturité étonnante. Il avait trente ans et devait lui-même mourir 4 ans plus tard :« J’apprends (…) maintenant que vous êtes vraiment malade ! Je n’ai pas besoin de vous dire avec quelle impatience j’attends une nouvelle rassurante de votre propre plume ; et je l’espère aussi, fermement – bien que je me sois habitué à imaginer toujours le pire en toutes circonstances. – Comme la mort est l’ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais c’est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur. Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur (vous comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité. – Je ne vais jamais me coucher sans penser (quel que soit mon jeune âge) que je ne serai peut-être plus le lendemain – et personne parmi tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois d’un naturel chagrin ou triste. – Pour cette félicité, je remercie tous les jours mon Créateur et la souhaite de tout cœur à tous mes semblables. (…) » (2). Ce n’est pas seulement les airs du « Requiem » que fredonnait Mozart dans ses derniers jours, mais aussi ceux de la « Flûte enchantée »

Le philosophe Pierre Zaoui, interrogé sur ce surgissement de la mort dans une société qui cherche à la cacher répond : « C’est une des grandes leçons de la philosophie : apprendre à mourir et à faire face à la mort d’autrui n’est pas nécessairement morbide, c’est parfois le seul moyen de conférer à la vie une dignité et une valeur supérieures à la simple survie. Nous ne devons pas nous détourner de la mort pour méditer la vie seule, mais dire encore la vie face à la mort. Ce n’est là rien d’autre que la vie même. La mort peut toujours alimenter l’amour de la vie, c’est à cela que servent tous les rituels de la mort » (3).  

Dans un monde obsédé par la toute puissance et le tout contrôle, nous devons réapprendre ce qu’exprime avec grande justesse le poète René Char :« Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai.

La seule et même passante » (4). 

  1. Claire FOURCADE : Apprivoiser la mort prend sans doute toute une vie Conversation avec Isabelle de Gaulmyn in La Croix-L’Hebdo des 5-6 juin 2021, pages 11-17. Elle ajoute « Nous avions demandé, comme étudiants, à suivre une formation pour savoir comment parler de la mort aux malades. Nous étions alors dans les années 1980 et on a pris notre demande à la légère, en nous disant que c’était le genre de formation « pour faire bien dans les médias »
  2. Wolfgang Amadeus MOZART (1756-1791) : Correspondance, Tome V, éditions Flammarion, 1992, pages 181-182. Deux mois avant sa mort, revenant d’une représentation de La Flûte Enchantée écrit ces mots à sa femme qui était en cure :  » Je reviens à l’instant de l’Opéra ; il était plein comme toujours. Le duo Mann und Weib et le glockenspiel ont été bissés comme d’habitude. De même que le trio des jeunes garçons, au 2e acte – mais ce qui me fait le plus plaisir, c’est le succès silencieux » (Lettre à sa femme des 7 et 8 octobre 1791 in Correspondance, Tome V, éditions Flammarion 1992, page 251. 
  3. Pierre ZAOUI : La vie nous oblige à l’aimer in La Croix-l’Hebdo des 5-6 juin 2021, page 35.
  4. René CHAR (1907-1988) : Feuillets d’Hypnos in Œuvres complètes éditions Gallimard, La Pléiade, page 178. 

 

« Un je ne sais quoi qui se trouve d’aventure » (Saint Jean de la Croix)

Chronique de Bernard Ginisty du 28 mai 2021

Nous n’en finissons pas, dans cette période « d’après » le Covid, de revisiter l’adéquation des institutions avec les valeurs qu’elles prétendent incarner. Le grand poète et mystique chrétien de langue espagnole du 16eme siècle que fut Jean de la Croix nous dit dans un de ses poèmes, à chaque strophe, que le chemin conduit vers « un je-ne-sais-quoi qui se trouve par aventure » (1). Il ne s’agit ni d’additionner des expertises, ni de rameuter des troupes dans nos institutions. Une Église chrétienne, avant de chercher à compter ses adhérents, doit se comprendre au service de « l’Esprit qui souffle où il veut », ce qu’exprime avec justesse un autre poète et traducteur de la Bible du 20eme siècle Jean Grosjean : « S’il y avait une Église visible unique dans le temps et dans l’espace elle serait l’idole séductrice. La miséricorde du Père à la fois si intime et si intimidante serait éclipsée par une société maternante. L’accès au Fils ne serait plus que grégaire ou congressiste. Un confort dogmatique et un égoïsme collectif remplaceraient nos démêlés avec le Paraclet ». (2) Nous découvrons par-delà nos enracinements et nos histoires personnelles, une fraternité d’itinérants qui se reconnaissent plus dans le partage de leurs aventures que dans celui de leurs certitudes. 

L’écrivaine et journaliste Nathalie Calme a conversé avec dix femmes qu’elle qualifie « d’aventurières de l’esprit » : la navigatrice et romancière Isabelle Autissier, la pianiste H.J.Lim, l’écrivaine Dominique Loreau, l’experte en droits humains Byron Katie, la « nomade de la paix » Amandine Roche, la bouddhiste zen sœur Chân Không, l’ermite catholique sœur Catherine, la cheffe d’orchestre Claire Gibaut, la théologienne protestante Lytta Basset et la théologienne orthodoxe Annick de Souzenelle. « Ces femmes, écrit Nathalie Calme, sont de remarquables tisserandes ! Le fil de leur tissu – comme celui d’Ariane- nous aide à sortir des labyrinthes, ceux du monde, et ceux de nos vies intérieures. Agir et non-agir, action et contemplation. C’est entre ces deux polarités que nos dix femmes déploient leur être. Elles naviguent entre l’acte créateur, la naissance, et les temps de pure simplicité, de pause, de recommencements. Leurs aventures ne sont jamais des lignes droites, mais plutôt des spirales, des courbes, des arabesques, des volutes. (…) Ces femmes nous offrent des leçons de vie » (3).

A la fin de chaque conversation, Nathalie Calme interroge ces « aventurières » sur les leçons qu’elles tirent de la pandémie que nous sommes en train de vivre. Je retiendrai trois réponses. 

Celle de la théologienne Lytta Basset : « il y a en chacun de nous un « moi », que personnellement j’appelle l’ego divin, qui nous oriente vers notre propre chemin, vers notre vérité (…) Sans ce travail de vérité, il n’y a pas de vie individuelle épanouie, pas de vie en société harmonieuse. Les milieux ecclésiastiques ont beaucoup insisté sur l’Amour. Mais dans mes conférences, lorsque je demande aux participants : « que préférez-vous : « être aimés » ou « être cru » ? La majorité répond « être cru ». Qu’est-ce que vaut une déclaration d’amour si on ne vous écoute pas dans votre vérité, si on ne vous croit pas ? (4).

La cheffe d’orchestre Claire Gibaut, à propos du confinement provoqué par la pandémie déclare : « Le plus souvent possible, j’étais en visioconférence avec mon équipe de musiciens ce qui nous a permis de nous projeter dans l’avenir. Aider les autres m’a aidé à dépasser mes propres fragilités. Je ne crois pas aux philosophies qui disent qu’il faut d’abord être en paix avec soi-même avant d’aider les autres. Je crois au contraire qu’aider les autres vous aide à aller bien » (5). 

A la question, « êtes-vous optimiste ou pessimiste pour notre avenir ?», la navigatrice, Isabelle Autissier répond : « Si vous êtes optimiste, vous pensez que tout va s’arranger et vous ne faites rien ; et si vous êtes pessimiste, vous pensez que rien ne va s’arranger et vous ne faites rien non plus. Moi, je me bats. Se battre est agréable car on agit, on est dans la convivialité, la joie, la bonne humeur et le mouvement collectif. Je me bats, mais, après, je ne sais pas ce qui va se passer » (6). 

  1. JEAN DE LA CROIX (1542-1591) :  Gloses « a lo divino », in Œuvres complètes, éditions du Cerf, 1990, pages 208-212
  2. Jean GROSJEAN (1912-2006) : Araméennes, éditions du Cerf, 1988, page 108
  3. Nathalie CALME : Aventurières de l‘esprit. Conversations avec Nathalie Calme, éditions du Relié, 2021, pages 6-7
  4. Id. page 212
  5. Id. page 166
  6. Id. page 30

Chronique du 28 mai 2021  Corrections

Dans la précédente rédaction, il y a eu confusion dans la présentation de Byron Katie et Amandine Roche. Il faut corriger la troisième et quatrième ligne du 2ème paragraphe de la chronique par les expressions soulignées

L’écrivaine et journaliste Nathalie Calme a conversé avec dix femmes qu’elle qualifie « d’aventurières de l’esprit » : la navigatrice et romancière Isabelle Autissier, la pianiste H.J.Lim, l’écrivaine Dominique Loreau, l’enseignante américaine Byron Katie, l’experte en « droits humains » Amandine Roche, la bouddhiste zen sœur Chân Không, l’ermite catholique sœur Catherine, la cheffe d’orchestre Claire Gibaut, la théologienne

Retrouver « l’épiphanie du visage » (Levinas)

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 21 mai 2021

Dans les chantiers qui s’ouvrent pour « tenter de vivre »,  après le traumatisme mondial du Covid, apparaissent deux questions majeures : celle du rapport à l’argent pour conjurer la succession des crises financières et celle du rapport au temps avec la réforme des régimes des retraites.  Personne ne conteste la nécessité de révisions profondes dans ces deux domaines, mais tout le monde pense que c’est principalement à « d’autres », qu’ils s’appellent « l’État », « les riches » ou « la croissance » de faire les efforts nécessaires. Nos médias sont remplis de tribunes de militants de la réforme…mais de la réforme des autres, en oubliant la nécessité du changement du paradigme plus ou moins conscient sur lequel fonctionne nos sociétés.

La crise actuelle touche en effet au socle de nos institutions. Elle fait surgir la panique de l’individu orphelin d’une croissance économique et d’un sens de l’histoire qui le dispensaient d’être sujet et citoyen. L’écroulement des sociétés communistes et la montée du chômage et de l’exclusion en Occident arrachent brutalement l’individu à ce sommeil du sens dans ce que le poète Arthur Rimbaud nomme, dans son poème Le bateau ivre, des « aubes navrantes » (1) en lieu et place des « lendemains qui chantent » si souvent annoncés. Cette phase de désenchantement peut conduire aux pires régressions identitaires, intégristes ou sectaires ou, pour ceux qui le peuvent, au refuge dans le cocooning de militants désabusés. D’où les dérives fondamentalistes, claniques, nationalistes ou sectaires dans lesquelles l’individu aux abois pense trouver chaleur humaine et sens de la vie. 

Réformer les institutions financières et les régimes de retraites suppose d’abord que soient remis en cause le fait que l’argent soit la seule mesure de l’activité économique et que la vieillesse soit seulement une charge et non une autre modalité de l’échange sociétal. La cité démocratique est celle où l’être humain reconnaît l’autre, non pas d’abord comme répertorié dans un dispositif, mais comme un sujet porteur de signification. Voilà le déplacement majeur à effectuer, devenir un acteur de « reconnaissance » sociétale, c’est-à-dire, au-delà de la tolérance minimale, accepter et apprécier l’autre d’exister dans sa singularité qui m’oblige à inventer la mienne. Après une pandémie où l’on nous a invité à être des « guerriers masqués » nous devons retrouver ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelle : « l’épiphanie du visage » (3). 

  1. Arthur RIMBAUD (1854-1891) : Le Bateau ivre, vers 89.
  2. Emmanuel LEVINAS (1906-1995) : « Nous avons pensé que l’unicité et l’altérité de l’unique est concrètement le visage de l’autre homme dont l’épiphanie originelle n’est pas dans sa visibilité de forme plastique. La pensée éveillée au visage de l’autre homme n’est pas une pensée de…, une représentation, mais d’emblée une pensée pour…, une non indifférence pour l’autre, rompant l’équilibre de l’âme égale et impassible du pur connaître, un éveil à l’autre homme dans son unicité indiscernable pour le savoir, une approche du premier venu dans sa proximité de prochain et d’unique. (…) Visage qui n’est pas dévoilement, mais pur dénuement de l’exposition sans défense Exposition comme telle, exposition extrême à la mort, la mortalité même. Extrême précarité de l’unique, précarité de l’étranger. Nudité de pure exposition qui n’est pas simplement emphase du connu, du dévoilé dans la vérité : exposition qui est expression, premier langage, appel et assignation » Altérité et transcendance, éditions Fata Morgana, 1995, page 146.

« Éloge de la « pensée inachevée »

Chronique de Bernard Ginisty du14 mai 2021

La crise mondiale due au corona virus n’appelle pas simplement de nouveaux managements et des ajustements structurels. Elle atteint les schémas de pensée et les aprioris que nous utilisions auparavant pour naviguer dans notre monde. Nous n’aurions jamais imaginé l’effondrement de l’environnement, une pandémie mondiale et le retour en force des populismes et des fondamentalismes.

Le Pape François dénonce avec vigueur la tentation fondamentaliste qui offre un refuge protecteur pour des personnes en crise : « Les fondamentalistes proposent de mettre les gens à l’abri de situations déstabilisantes en échange d’une sorte de quiétisme existentiel. Quiconque se réfugie dans le fondamentalisme a peur de s’engager sur le chemin de la vérité. Il « possède » déjà la vérité et la déploie comme une défense, de sorte que toute remise en question de celle-ci est interprétée comme une agression contre sa personne » (1)

A la suite de Romano Guardini, un des penseurs catholiques les plus importants du XXe siècle, François écrit ceci : « Guardini m’a montré l’importance du « pensamiento incompleto », de la pensée inachevée. Il développe une pensée, mais il t’emmène juste assez loin pour t’inviter à t’arrêter afin de laisser place à la contemplation. Une pensée féconde doit toujours rester inachevée afin de laisser place à un développement ultérieur. Avec Guardini, j’ai appris à ne pas exiger des certitudes absolues en toute chose, signe d’un esprit inquiet » (2). 

Cet appel à rester disponible au lieu de s’enfermer dans des dogmes, des rites ou des institutions est le fondement de toute prière comme l’exprime avec bonheurle Baal-Shem Tov, fondateur dans le judaïsme, du mouvement hassidique au XVIIe siècle, le Baal-Shem Tov : “ Si nous ne croyons point que Dieu renouvelle chaque jour l’œuvre de création, alors l’action de prier et d’accomplir les commandements devient vieille et machinale et lassante pour nous. Ainsi qu’il est dit dans le livre des Psaumes : « Ne me rejette pas, aux jours de la vieillesse », c’est-à-dire : fais que mon monde ne devienne pas vieux pour moi. Et dans le livre des Lamentations nous lisons : « Elles sont neuves chaque matin, grande est ta fidélité. » Que chaque matin, le monde devienne neuf pour nous, voilà ta grande fidélité » (3). 

À ceux qui ont quitté un monde sous le mode de l’avoir, de la possession, de la compétition, il est donné de retrouver un monde sous le régime de la grâce en donnant à ce mot les trois significations que la langue française exprime : le don, la gratuité, la beauté. La quête de la vérité n’est pas celle de la formule magique qui encapsulerait l’univers dans des formules définitives. Comme l’écrit avec beaucoup de justesse François : « J’aime à penser que nous ne possédons pas la vérité autant que la vérité nous possède, nous attirant constamment par le biais de la beauté et de la bonté » et il ajoute « j’aime citer Gustav Mahler qui dit que « la tradition c’est la transmission du feu et non l’adoration des cendres » (4).

L’histoire de Nicodème, que l’Évangile nous présente comme un « maître en Israël », illustre la nécessité de cet itinéraire. Nicodème, intellectuel ouvert de l’époque, s’attendait probablement à ajouter quelques éléments nouveaux à sa synthèse. Au lieu d’une discussion d’expert, il s’entend dire : « à moins de naître de nouveau, nul ne peut voir le Royaume de Dieu », ce qui le déstabilise. Face à cette aventure, Nicodème se réfugie derrière deux objections, qui sont deux peurs, celle d’être « trop vieux » pour renaître, celle de la régression dans une matrice originaire « faudra-t-il   rentrer une seconde fois dans le sein de ma mère ». Et le Christ va le déstabiliser davantage lorsqu’il lui dit : « Ne t’étonne pas si je t’ai dit : il vous faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut, et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il ne vient ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’Esprit » (5). De tels propos ne peuvent que déconcerter les fonctionnaires des cléricatures qui prétendent enfermer le rapport à Dieu dans leurs concepts et leurs institutions.

  1. Pape FRANCOIS : Un temps pour changer. Conversations avec Austen Ivereigh, éditions Flammarion, 2020, pages 84-85.0 A propos de l’histoire récente du catholicisme, François écrit ceci : « Depuis le concile Vatican II, nous avons eu des idéologies révolutionnaires suivies d’idéologies restaurationistes Dans tous les cas, ce qui les caractérise, c’est la rigidité.   La rigidité est le signe du mauvais esprit qui cache quelque chose. Ce qui est caché peut ne pas être révélé pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un scandale éclate. Ces dernières années, nous avons vu finir une quantité non négligeable de groupes dans l’Église – des mouvements toujours marqués par leur rigidité et leur autoritarisme. Les dirigeants et les autres membres se présentaient comme des restaurateurs de la doctrine et de l’Église, mais ce que nous apprenons plus tard de leur vie nous dit le contraire. Tôt ou tard, il y aura une révélation choquante concernant le sexe, l’argent et le contrôle des esprits » pages 106-107
  2. Id. page 86. Romano GUARDINI (1885-1968) prêtre, écrivain et universitaire allemand. La thèse inachevée du pape François se concentrait sur un des premiers travaux d’anthropologie philosophique de Guardini. La thèse non présentée de Jorge Mario Bergoglio était intitulée « l’opposition polaire comme structure de la pensée quotidienne et de la proclamation chrétienne ».  
  3. Cité dans Martin BUBER : Vivre en bonne entente avec Dieu selon le Baal-Shem-Tov, éditions du Rocher 1990, page 45. 
  4. Pape FRANCOIS : op.cit. pages 84-87
  5. Évangile deJEAN, 3, 1-11

« Le Covid est notre « moment de Noé ». Ne le gâchons pas » Pape François. 

Chronique de Bernard Ginisty du 7 mai 2021

Fruit de longues conversations avec le journaliste britannique Austen Ivereigh, l’ouvrage publié sous la signature du Pape François intitulé Un temps pour changer me paraît particulièrement utile en ces temps où tout un chacun s’interroge sur « le monde d’après ».

« Le Covid 19 est notre « moment Noé », à condition que nous puissions trouver notre chemin vers l’Arche des liens qui nous unissent : l’arche de l’amour et d’une appartenance commune. L’histoire de Noé dans la Genèse ne parle pas seulement de la façon dont Dieu a proposé un chemin pour sortir de la destruction, mais aussi de tout ce qui a suivi. La régénération de la société a signifié un retour au respect des limites (…) L’introduction du sabbat et du jubilé – moments de relèvement et de réparation, de remise des dettes et de rétablissement des relations – a été la clé de cette régénération, donnant le temps à la terre de renaître, aux pauvres de trouver un nouvel espoir, aux gens de retrouver leur âme » (1).

Pour illustrer son propos, François évoque « trois Covid » qui ont traversé son histoire personnelle : une maladie grave à l’âge de 21 ans, le déracinement qu’il a connu lorsqu’il est allé en Allemagne pour faire des recherches sur sa thèse, le « licenciement » de ses fonctions de provincial et de recteur chez les Jésuites en Argentine (2). De ces expériences, il conclut que si on se laisse transformer, on s’améliore, mais si on s’enfonce, on en ressort pire. Or, constate -t-il « en ce moment, j’en vois beaucoup qui s’enfoncent. C’est précisément ce que font les personnes les plus investies dans la manière actuelle de faire les choses. Il y a des dirigeants qui parlent de faire quelques ajustements ici et là, mais ils plaident essentiellement pour le même système qu’auparavant. Quand ils parlent de « restauration », ils veulent mettre un peu de vernis sur l’avenir, retoucher la peinture ici et là, mais en gros, s’assurer que rien ne change. Je suis convaincu que cela conduira à un échec encore plus grand, qui pourrait déclencher une énorme explosion sociale » (3). 

Pour François, si l’on veut sortir de la crise, le chemin est clair : « Tu dois aller aux périphéries de l’existence si tu veux voir le monde tel qu’il est. J’ai toujours pensé que le monde semblait plus net depuis les marges, mais depuis ces sept dernières années, en tant que pape, ça me saute aux yeux. Tu dois te rendre aux marges pour trouver un avenir nouveau » (4). 

Mais, pour François, aller aux périphéries ne peut se faire de manière abstraite. Il s’agit de dépasser le travail caritatif et social, certes indispensable, pour un authentique débat politique et citoyen : « Quand je parle de changement, je ne veux pas seulement dire que nous devons mieux nous occuper de tel ou tel groupe de personnes. Je veux dire que ces personnes qui sont aujourd’hui aux périphéries doivent devenir les protagonistes du changement social. Voilà ce que j’ai dans le cœur » (5). 

(1) Pape François : Un temps pour changer. Conversations avec Austen Ivereigh, éditions Flammarion, 2020, page 29.

(2) Id. pages 64-71. 

(3) Id. page 71

(4) Id. page 24

(5) Id. page 33

De l’évènement de Pâques à l’universalité de la Pentecôte

Chronique de Bernard Ginisty du 30 avril 2021 

La liturgie chrétienne nous fait vivre une période de 50 jours entre la célébration de la résurrection du Christ et celle de l’accueil de l’Esprit Saint avec lors de la Pentecôte. Ce temps est une pédagogie pour nous apprendre à échapper trois dérives mortelles pour toute vie spirituelle : l’identification à un gourou, la confusion avec une identité nationale ou raciale, l’aliénation à un Dieu transcendant perdu dans un autre monde. 

Au cours de sa courte vie, le Christ a cherché à éveiller l’homme enfermé dans sa justice, sa loi, son malheur, sa tradition, sa nation, ses appartenances. Cet éveil a suscité, dans un premier temps, une fascination pour celui qui en est le messager. Loin de vouloir l’exploiter à son avantage, le Christ n’a cessé de casser cet enchantement pour renvoyer chacun à son itinéraire. A des disciples paniqués par l’annonce de sa mort, le Passeur de Pâques affirme : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, l’Esprit ne viendra pas en vous ; si, au contraire je pars, je vous l’enverrai » (Jean 16,7). Cette liaison entre l’effacement du messager de la « bonne nouvelle » et la venue de l’Esprit constitue le fondement de toute relation éducative et spirituelle. Le surgissement de l’Esprit dans les flammes de la Pentecôte ne peut se faire qu’après la déception surmontée de ceux qui pensaient que la proximité avec un maître spirituel les dispenserait de se risquer eux-mêmes dans la liberté de l’Esprit. 

La deuxième libération de la Pentecôte consiste à nous libérer de la liaison mortelle du religieux et du national, liaison plus que jamais génératrice de corruption et de crimes. A des disciples qui, à la veille de l’Ascension, attendent enfin la concrétisation de leur plan de carrière (« Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume pour Israël »), les derniers mots du Christ seront de les inviter à « recevoir une puissance, celle de l’Esprit qui viendra sur vous » pour témoigner « jusqu’aux extrémités de la terre » (Actes des Apôtres1,8). L’événement de la Pentecôte annonce l’invitation à tout être humain, quelle que soit sa langue maternelle, d’accueillir l’Esprit. La confiscation du spirituel par une caste nationaliste ou sacerdotale est abolie : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » (Id 2,17). Certes, l’histoire montre la tentative toujours recommencée des institutions religieuses et nationales de récupérer cette liberté de l’Esprit. Mais, elle témoigne aussi de sa renaissance permanente qui bouscule les laborieux efforts des pouvoirs pour colmater la brèche radicale ouverte par la Pâques du Christ et proclamée à la Pentecôte.

De là découle la troisième « révolution » de la Pentecôte. Cette libération de l’être humain par la force de l’Esprit ne s’accomplit pas dans quelque odyssée solitaire et gnostique. Dans le texte des Actes des apôtres, le premier signe concret donné après l’événement de la Pentecôte, c’est le partage : « Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun » (Id 2,45). Si tout être humain, est porteur de l’Esprit, il est donc porteur de sens pour l’ensemble de l’humanité. Et désormais, aucun ordre humain ne sera acceptable qui ne fasse sa place aux plus exclus. Aux disciples le nez pointé vers le ciel pour tenter de combler le vide créé par la disparition de leur maître, il est dit pour toujours « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (Id 1,11) Et l’épître de Jean précise où se trouve le vrai chemin vers Dieu : « Dieu, nul ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous » (4,12).

Crise du COVID et explosion des inégalités.

Chronique de Bernard Ginisty du 23 avril 2021

Dans sa publication d’avril 2021, le magazine américain Forbes donne un certain nombre d’informations sur l’évolution de la santé financière des milliardaires au plan mondial depuis le début de la crise du Covid 19. Deux associations très engagées dans la lutte contre les inégalités et la domination des marchés financiers sur l’économie réelle, ATTAC France (1) et OXFAM France (2), commentent ces données dans une note intitulée « l’indécent enrichissement des milliardaires français pendant la pandémie » : « La crise sanitaire aurait fait basculer un million de françaises et de français dans la pauvreté qui s’ajoutent aux 9,3 millions de personnes vivant déjà au-dessous du seuil de pauvreté. Les ultra-riches ont au contraire connu une spectaculaire augmentation de leur fortune Entre mars 2020 et mars 2021, la fortune des milliardaires français a augmenté en moyenne de 40% et la France compte 4 milliardaires de plus dont le fondateur du Laboratoire Moderna » (3) ».

Les auteurs de cette note expliquent cette spectaculaire évolution non pas d’abord par la performance économique des entreprises, mais avant tout « grâce à la politique monétaire généreuse de la Banque Centrale Européenne qui a injecté des centaine de milliards d’euros sur les marchés financiers, sans réelles contreparties, afin d’éviter un effondrement boursier (…) et les aides massives accordées par l’État français aux entreprises du CAC 40 sans contrepartie sociale, fiscale ou environnementale ». Par ailleurs, « les ultra-riches rivalisent d’imagination pour échapper à l’impôt. Parmi les 50 familles les plus riches de France, 37 ont une présence au Luxembourg et y détiennent 535 sociétés avec au moins 70 milliards d’euros d’actifs ». ATTAC et OXFAM regrettent qu’à ce jour « le gouvernement français refuse tout débat sur une juste contribution des plus riches. Pourtant, même le Fonds monétaire international, qui était partisan des politiques d’austérité il y a encore peu, vient de recommander d’augmenter, au moins provisoirement, les impôts sur les plus riches et les entreprises ayant fait le plus de bénéfices pendant cette période afin d’aider les gouvernements à juguler les effets de la crise économique liée à la pandémie. Un appel secondé par le secrétaire général de l’ONU ».

Je voudrais laisser le dernier mot à un chef d’entreprise, Nicolas Hazard, fondateur de INCO (société d’investissement d’un réseau mondial d’incubateurs d’entreprises sociales) qui confirme cette analyse à partir de son expérience entrepreneuriale dans une vingtaine de pays : « La mondialisation et le néolibéralisme ne sont plus capables d’endiguer les inégalités sociales grandissantes et le réchauffement de notre planète. Les solutions d’hier sont les problèmes d’aujourd’hui et peut-être les tragédies de demain. Rien de plus faux que cette croyance en un espace-temps infini où nous pourrions extrapoler indéfiniment les principes qui nous ont réussi au XXe siècle (…).  Le salut nous viendra d’un passage à l’action, d’une myriade d’initiatives venues de la société qui, en se multipliant, feront à terme basculer le système, tout en donnant immédiatement du sens à nos vies !». (4).

  1. ATTAC : Association pour la Taxation des Transactions financières et pour l’Action Citoyenne < https://france.attac.org>
  2. OXFAM: Oxford Committee for Relief Famine <www.oxfam.org/fr>
  3. Au sujet des milliardaires français, « la France détient le record d’Europe de la concentration des richesses entre les mains des milliardaires : ainsi, selon le magazine Alternatives Économiques, si on calcule la somme par nationalité des fortunes européennes classées dans les 500 personnes les plus riches de la planète, la fortune des milliardaires français s’élève à 354,3 milliards d’euros, loin devant les milliardaires allemands (280,6 milliards d’euros) ou du Royaume Uni (146,6 milliards d’euros ».
  4. Cf. Nantes Innovation Forum. Les crises, moteur de la citoyenneté ? Supplément de 4 pages dans le journal Le Monde du 8 octobre 2020. Depuis juillet 2020, Nicolas Hazard est conseiller spécial en charge de l’économie sociale et solidaire à la Commission Européenne. 

« Il n’est pas déraisonnable d’espérer » Bernard PERRET

Chronique de Bernard Ginisty du 16 avril 2021

Face au malaise d’une épidémie qui ne cesse de rebondir, certains « experts » nous promettent, si nous sommes patients, de « retrouver le monde d’avant ». D’autres nous annoncent que « le monde d’après » ne saurait être un retour à celui d’avant ! Des responsables politiques se hasardent à fixer, avec plus ou moins de bonheur, des dates de sortie de la crise. Mais jusqu’ici, la plupart des discours voudraient nous faire croire que nous traversons une de ces crises passagères qui ponctuent régulièrement notre marche glorieuse vers une croissance permanente.  Dans un des meilleurs ouvrages écrits sur la pandémie, Bernard Perret analyse « ce qui se profile derrière la crise » : « La pandémie nous a brutalement rappelé notre dépendance à l’égard des équilibres qui régissent notre milieu de vie, d’où découle l’interdépendance de tous les humains. Elle nous renvoie à l’urgence de vivre en paix avec la nature et de mieux coopérer avec nos semblables, faisant apparaître au grand jour la fragilité d’un monde unifié par le marché, mais totalement inorganisé sur d’autres plans. (…) La crise sanitaire peut être vue comme une sorte de répétition générale, un signal d’alerte avant des catastrophes de plus grande ampleur qui nous trouverons tout aussi surpris » (1). 

Pour lui, « c’en est fini d’une humanité qui dispose à sa guise d’une nature aux ressources infinies. N’est-ce pas le sens même de l’aventure humaine qui est à reconsidérer ? (…) Le fait pour l’humanité d’être confrontée à la finitude du monde aura des conséquences anthropologiques : c’est la figure de l’individu issue de la modernité qui est atteinte. Nous allons être encore plus interdépendants, obligés de tenir compte les uns des autres dans un nombre croissant de situations et d’inscrire plus consciemment nos projets personnels dans le cadre d’un devenir collectif » (2) 

Nous sommes invités à une militance de l’art de vivre qui suppose ce minimum de lucidité avec soi-même permettant d’éviter que l’espace public devienne le refuge des névroses de ceux qui le construisent. Si le combat pour « les lendemains qui chantent » est révolu, il laisse place à des luttes concrètes sur des enjeux de citoyenneté, de culture, de solidarité. L’acteur sociétal n’oublie pas qu’il est un sujet dont l’engagement prend sa signification par un « dégagement préalable » par lequel il est un être de désir et de sens. L’écroulement des grandes idéologies permet de sortir du tout ou rien du maximalisme pour entrer dans des démarches intermédiaires. L’engagement a perdu ses petits soldats sans problèmes et ses gourous auto-proclamés porteurs du sens de l’histoire. Au schéma hiérarchique et doctrinaire d’une théorie surplombant des pratiques qui en découlent se substitue le schéma dialectique où l’action elle-même et l’événement sont porteurs de significations pour travailler à la construction patiente et quotidienne de la fraternité.

A l’heure de « l’épuisement du cœur du réacteur de l’économie capitaliste, à savoir le processus de marchandisation des besoins, qui permet de convertir ces besoins en demandes de biens marchands, en flux monétaires et en profits financiers »(3)Bernard Perret nous invite à une pensée « apocalyptique » comprise comme « révélation et philosophie de l’évènement » : « Le réel s’impose parfois à nous sans que nous l’ayons préalablement imaginé, obligeant à concevoir de nouvelles idées et, parfois à inventer un nouveau langage. (…) En fin de compte, notre d’existence, dans ce qu’elle de vraiment vivant et créatif, n’est qu’une suite d’évènements au travers desquels nous devenons nous-mêmes en devenant autres, en réponse à des défis toujours nouveaux » (4). Cela amène Bernard Perret à définir ce que serait aujourd’hui un discours politique responsable : « Transformer un constat d’impasse collective en énergie politique, inciter à se préparer, à la fois moralement et par le développement d’un nouvel imaginaire et de nouveaux savoir-faire, à des évènements dramatiques qui nous feront faire ce que nous ne sommes pas prêts à faire aujourd’hui : voilà  le cahier des charges d’un discours politique qui prendrait en compte le caractère apocalyptique de notre situation historique » (5). 

  1. Bernard PERRET : Quand l’avenir nous échappe. Ce qui se profile derrière la crise, éditions Desclée de Brouwer, 2020, pages 15 et 18 
  2. Id. page 44
  3. Id. page 54
  4. Id. page 190
  5. Id. page 208

Témoigner de la résurrection

Chronique de Bernard Ginisty du 9 avril 2021

La liturgie chrétienne nous invite à vivre les prochaines semaines comme un « temps pascal ». Dans un monde où le règne de la marchandise réduit nos années et nos jours à une alternance de production et de consommation des choses, elle nous aide à retrouver les pulsations les plus fondamentales de nos vies. Car une vie humaine n’est pas l’addition indifférenciée de semaines ou d’années, mais un rythme à la fois biologique, intellectuel et spirituel.

Être témoin de la résurrection du Christ rend toutes les résurrections possibles : voilà le message fondamental de ce temps pascal. Une résurrection n’est pas une conquête ou l’addition des performances de telle ou telle institution religieuse. Elle n’est pas la revanche de Celui qui a été injustement et ignominieusement condamné. C’est l’expérience qu’au sein des pires désastres demeure intacte la capacité de renaître. Le message de Pâques rend caduques les religions du destin qui voudraient que nos vies obéissent aux seules logiques économiques, financières, militaires, où les forts éliminent les faibles. 

La résurrection ne se vit pas dans le triomphe des armes, mais dans la fraîche lueur d’une aube de printemps où quelques femmes découvrent un tombeau vide. Nous avons connu dans des pays de tradition chrétienne, l’alliance du sabre et du goupillon et plus récemment celle de certains courants dits « évangéliques » avec des croisades guerrières. Lorsqu’au nom d’idéaux politiques ou religieux, on confie à la force des armes la pédagogie de la renaissance des peuples, on ne fait que progresser dans l’oppression. Il suffit de relire l’Évangile, promu par certains comme une arme, pour découvrir que chaque fois que les disciples du Christ ont voulu transformer en machinerie administrative ou guerrière le message qu’ils entendaient, ils se sont fait rabrouer par celui qui enseignait à ne pas confondre Dieu et César.

Nous portons tous en nous, ce « duel de la vie et de la mort » évoquée dans la liturgie de Pâques. Le Christ a été victime, lui aussi, d’une folie identitaire à dominante religieuse. On ne lui a pas pardonné d’avoir ouvert les voies du salut, et donc la paix, à la totalité des hommes. Si la lumière de Pâques ne nous donne pas de solutions toute faites, elle nous habite comme une source de vie plus radicale que toutes les morts. Elle nous apprend que seule la fraternité de ceux qui vivent des résurrections, par-delà les pulsions de domination et de mort, permet d’inventer un monde nouveau.

Dans l’épître aux Colossiens l’apôtre Paul écrit “ vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur ” (4,10) Il définissait ainsi une nouvelle modalité de la pensée : accéder à la connaissance n’est possible qu’en gardant le contact avec le renouvellement créateur. Paul annonce ainsi que le réel déborde éthiques et idéologies. Il est d’abord événement qui nous arrive et dépasse tout ce que nous pourrions attendre. Le rôle central occupé par la Résurrection dans la foi chrétienne est de l’ordre de la naissance dans une vie d’homme. C’est un commencement absolu qu’aucune nécessité n’exige. Il n’est pas plus possible de coloniser cet événement que de négocier sa propre naissance. On ne peut que l’accueillir et en témoigner. 

« Du bon usage des crises » Christiane SINGER

Chronique de Bernard Ginisty du 26 mars 2021. 

Il est des moments, dans la vie des êtres humains, qu’on appelle dépressifs. Tous les observateurs notent que l’épidémie du Covid 19 engendre un nombre croissant de problèmes psychiques et de comportements suicidaires. Un à quoi bon généralisé s’empare des consciences et les mots qui désignaient le   sens ou les valeurs deviennent soudainement dérisoires. Le fameux « trou » de la Sécurité sociale, chiffrant la somme du coût des pathologies individuelles, pourrait alors figurer la panne de sens qui habite nos sociétés : le « trou noir » où l’angoisse d’exister cherche, à travers la pharmacopée, la Providence perdue. 

Croire trouver la solution dans quelque nouveau dispositif administratif ou l’invocation rituelle à la croissance, serait nous leurrer. Ce qui est en question, c’est le rapport de chacun d’entre nous au travail, à l’argent, au temps, au rythme de vie. Lorsque j’ai vu et entendu à la télévision ce chômeur qui suppliait : « pas de charité, du travail, du travail, du travail », et un commerçant réclamant non pas des aides financières, mais le droit de continuer à travailler, je ne pouvais m’empêcher de penser à ces propos d’Hannah Arendt : « L’époque moderne s’accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté » (1).

A une époque où les rapports de force, ceux des armes et ceux de l’argent, bousculent avec cynisme toutes les constructions juridiques et sociétales bâties depuis des décennies, tant au plan national qu’international, il ne suffit pas de nous lamenter où de se complaire dans une certaine lucidité critique.  Nous ne surmonterons les dépressions qu’en retrouvant le goût de naître qui, par-delà résignations et les peurs, rend disponible pour de nouvelles créations collectives dans la société. Le confinement de chacun chez soi, le culte de la « distance sociale », les masques sur les visages, risquent, au nom de la peur de la mort causée par le virus, de nous éloigner des chemins de vie vers ces nouvelles naissances.

C’est le moment de relire le livre si lumineux de Christiane Singer intitulé Du bon usage des crises : « J’ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres, d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension. Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, pour entrer dans l’autre dimension (…).  Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer dans la profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être » (2).

  1. Hannah ARENDT (1906-1975) :  Condition de l’homme moderne, éditions Pocket, collection Agora, p.37.
  2. Christiane SINGER (1943-2007) : Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996, pages 41-42. Dans les six derniers mois de sa vie pendant laquelle elle lutté contre le cancer, elle a tenu un journal publié sous le titre Derniers fragments d’un long voyage (éditions Albin Michel, 2007). L’ouvrage se termine par ces lignes écrites un mois avant sa mort : « Le voyage – ce voyage-là au moins – est pour moi terminé, mieux : à partir de cet instant, tout est neuf. Je poursuis mon chemin. Demain, comme tous les jours d’ici ou d’ailleurs, sur ce versant ou sur l’autre, est désormais mon jour de naissance. (…) J’ai reçu par ce livre le lumineux devoir de partager ce que je vivais dans ce temps imparti pour que la coque personnelle se brise et fasse place à une existence dilatée. Ce faisant, j’ai sauvé ma vie en l’ouvrant à tous, puisque toute vie, aussi longtemps qu’on la considère comme quelque chose de séparé et de « solide », se laisse égarer pour finir comme une paire de gants ou un parapluie dans la confusion des choses du dehors (pages 135-136).                                                                  

La « pierre d’angle » du « monde d’après »

Chronique de Bernard Ginisty du 19 mars 2021

Les bouleversements produits par la pandémie mondiale du Covid suscitent de nombreux discours d’experts pour envisager plus ou moins sereinement « le monde d’après ».  Si ces différentes analyses ont leur utilité, elles ne sont pas à la mesure de la crise que nous vivons.  Il ne s’agit plus simplement de réparer les failles d’un système, mais de nous interroger sur sa cohérence. L’addition des expertises ne peut plus nous dispenser d’un travail philosophique si l’on veut bien se rappeler que l’étymologie du mot « philosophie » suggère la liaison fondamentale de « l’amitié de la sagesse » avec « la sagesse de l’amitié » comme l’écrit Emmanuel Levinas :

« La philosophie permet à l’homme de s’interroger sur ce qu’il dit et sur ce qu’on se dit en pensant. Ne plus se laisser bercer ni griser par le rythme des mots et les généralités qu’ils désignent, mais s’ouvrir à l’unicité de l’unique dans ce réel, c’est-à-dire à l’unicité d’autrui. C’est-à-dire, en fin de compte, à l’amour. Déjà, le philosophe Alain nous mettait en garde contre tout ce qui, dans notre civilisation prétendument lucide, nous venait des « marchands de sommeil ». Philosophie comme insomnie, comme éveil nouveau au sein des évidences qui marquent déjà l’éveil, mais sont encore et toujours des rêves. L’éveil est je crois le propre de l’homme » (1). Pour lui, « une nouvelle philosophie, c’est avant tout la parole rendue à ceux qui l’ont perdue dans la rhétorique où sombrent les grands projets » (2). 

Le XXe siècle a été le théâtre l’écroulement de plusieurs de ces « rhétoriques conceptuelles » qui ont nourrit idéologies, totalitarismes et pensées uniques. Dès lors, nos fragilités et nos incertitudes, nous interdisent de nous enfermer dans un rôle de maîtrise intellectuelle ou politique pour nous inviter à considérer tout être humain, non pas comme un futur disciple, adhérent ou client, mais comme un compagnon de route. C’est dans ce compagnonnage que peuvent prendre sens les différentes expertises. Le théologien et paléontologue Pierre Teilhard de Chardin lisait les convulsions du monde moderne comme « la fin du néolithique », c’est-à-dire la fin d’une ère où l’homme s’est installé dans un espace et défini par ses engrangements. Tout indique qu’une nouvelle ère « nomade » s’annonce dans cette « noosphère » évoquée par Teilhard et que les réseaux prodigieux de télécommunications mettent à portée de conscience. En plein cœur du dernier conflit mondial, Teilhard de Chardin, voyait ainsi l’avenir de l’humanité : « La socialisation dont l’heure semble avoir sonné pour l’Humanité, ne signifie donc pas du tout, pour la Terre, la fin, mais bien plutôt le début de L’Ère de la Personne. Toute la question en ce moment critique est que la prise en masse des individualités s’opère non point (à la méthode « totalitaire ») dans quelque mécanisation fonctionnelle et forcée des énergies humaines, mais dans une « conspiration » animée d’amour. L’amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. Il faudra bien qu’on se décide un jour à reconnaître en lui l’énergie fondamentale de la Vie » (3).

                 L’avenir ne viendra pas d’un ralliement à quelque système que ce soit, mais de la volonté d’acteurs de vivre ensemble. C’est de la disponibilité, de l’imagination et de l’amitié des acteurs que dépendra l’évolution de nos sociétés et non de synthèses définitives qui prétendraient nous éviter cette permanente co-construction de l’avenir La phrase biblique « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » (4) constitue non seulement une vérité spirituelle, mais le fondement même de l’humanisation de nos sociétés et du développement du psychisme humain. C’est en intégrant ce qu’il refoule au plan psychologique, c’est en interrogeant une théorie scientifique régnante à partir d’un phénomène dont elle ne rend pas compte, c’est en faisant place à l’exclu dans la société que l’homme progresse en humanité.

  1. Emmanuel LEVINAS (1906-1995) : Les imprévus de l’histoire. Éditions Fata Morgana, 1994, pages 199-200
  2. Id. page 149
  3. Pierre TEILHARD DE CHARDIN (1881-1955) : La grande optionécrit à Pékin en 1941 in L’avenir de l’homme, éditions du Seuil, 1960, page 75.               
  4. Évangile de Matthieu, 20, 41

Aller vers nos commencements

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 12 mars 2021

Le grand philosophe et théologien que fut Hans Urs von Balthasar déplorait la tendance de certains esprits à réduire les problèmes les plus fondamentaux de l’humanité « comme s’il leur était proposé un sujet de concours de mathématiques ». Et il ajoutait : « Devant certaines « solutions », on serait tenté de dire : « Dommage ! C’était un beau problème » (1). 

Il est vrai qu’une certaine pédagogie nous a habitués à chercher rapidement les bonnes réponses avant d’avoir médité suffisamment les interrogations. S’agissant des questions touchant au sens de la vie, à la recherche spirituelle, aux relations entre les personnes, l’expérience montre qu’il est important de les habiter longtemps pour qu’elles travaillent en nous, avant de se précipiter pour donner les prétendues bonnes solutions. Le travail d’une vie ne se réduit pas à des réponses à un système de Questions à Choix Multiples, ces fameuses QCM qui font les beaux jours des grands concours ! 

Toute interrogation fissure le champ clos de notre confort intellectuel et spirituel dans lequel nous sommes toujours tentés de nous enfermer. Et avant de colmater rapidement ces brèches ouvertes dans nos trop faciles certitudes, il est important de se laisser apprivoiser par ces mises en question. Ainsi, on découvrira qu’il s’agit moins de remettre une bonne copie ou d’engranger des réponses définitives, que de se mettre en route. En effet, chaque étape de notre recherche conduit à la découverte de nouveaux horizons qui sont aussi de nouvelles questions. 

S’ouvrir à la relation avec Dieu et avec les autres comporte toujours des risques. Aussi, la tentation est grande de coloniser notre avenir en le bétonnant de certitudes, de peur « qu’il ne nous arrive quelque chose ». Combien de désastres personnels ou collectifs ont été causés par cette prétention d’enclore nos histoires personnelles ou celles des peuples dans des systèmes a priori ! Or, notre seule chance est qu’il nous arrive des événements, des relations, des émotions, des pensées qui nous surprennent et que nous n’avions pas prévus. C’est le sens du mot Évangile : une bonne nouvelle qui nous transforme et nous met en route, et non une idéologie qui conforte nos acquis et nos installations. 

Notre vie ne saurait se réduire à des travaux pratiques dictés par des savants et des experts. Elle est tissée d’interrogations, de rencontres, de peurs et de joies, d’ennuis et de découvertes. Elle ne se déroule jamais selon ces fameux « plans de vie » ou « plans de carrière » qu’on m’incitait à construire dans ma jeunesse. Sa richesse n’est pas constituée des bonnes réponses que nous capitaliserions pour traverser l’existence, mais de notre capacité à rester éveillé aux questions qui nous habitent. C’est en restant veilleur, même et surtout dans nos nuits, que nous serons disponibles pour accueillir ce qui nous arrive comme une grâce.

Une amie vient de me transmettre cette belle citation de l’écrivain et universitaire britannique C.S. Lewis (1898-1963) : « Vous ne pouvez pas revenir en arrière et changer le début, mais vous pouvez commencer là où vous êtes et changer la fin »

(1) Hans URS VON BALTHASAR (1905-1988) : Grains de blé Éditions Arfuyen Paris        2003, page 67. 

« Pour moi, le confinement est bel et bien une répétition générale » Bruno LATOUR

Chronique de Bernard Ginisty du 5 mars 2021

La crise interminable que nous traversons suscite les réactions les plus diverses. Selon les spécialistes des sondages, le sentiment qui domine aujourd’hui en France pourrait se définir par la lassitude et la perplexité. Les « bouts du tunnel » que nous laissent entrevoir experts et politiques se révèlent de plus en plus lointains. Nul doute que cette crise oblige à un réexamen fondamental de notre façon d’être au monde. 

Depuis plusieurs années, Bruno Latour, professeur émérite associé au Medialab de Sciences Po, à travers des ouvrages traduits dans le monde entier, des expériences théâtrales et des expositions d’art contemporain propose des pistes pour vivre sur notre Terre menacée par la crise écologique. Son dernier ouvrage intitulé : Où suis-je ? Leçons de confinement à l’usage des terrestres (1)est fondamental pour tous ceux qui pensent qu’il ne s’agit pas de revenir au monde d’avant grâce à une « reprise » aussi rapide que possible. Pour lui, l’économie a cessé d’être l’horizon indépassable de notre temps : « Tout ce qu’on nous disait il y a un an sur les « lois de l’économie », le budget, l’obsolescence programmée du rôle des États, a été suspendu par la crise immense dans laquelle nos pays sont plongés. Oui, on parle de « reprise », mais cela sonne comme une incantation, pas comme un projet mobilisateur. Il s’agit d’une tout autre question : comment maintenir les conditions d’habitabilité de la planète. J’ai l’impression qu’il n’y a rien dans l’Économie avec un grand E qui permette de poser ces questions. C’est en ce sens que nous sommes en train de nous « déséconomiser » (2). 

Pour cela, Bruno Latour invite à abandonner des modes de pensée qui prétendraient surplomber les problèmes, pour retrouver l’incarnation et la modestie du « proche en proche » : « J’ai toujours eu la volonté de ralentir, de payer le prix des déplacements. L’expression « de proche en proche » apparaît beaucoup dans mon dernier essai « Où suis-je ? ». Mon travail consiste en effet en une espèce d’atterrissage de la pensée aussi bien que des actions. (…) Mon obsession a toujours été de relocaliser les énoncés qui, paraissent flotter en l’air, dont on ne sait pas à qui ils s’adressent, d’où ils viennent, et dont, par conséquent, on ne peut mesurer ni la pertinence, ni la solidité ». Il ne s’agit pas pour lui de « relativisme » mais ce qu’il appelle du « relationnisme » qu’il définit ainsi : « Une vérité n’est formulable que parce qu’elle a été collectée, instituée, qu’elle s’inscrit dans un réseau de relations, qui permet de lui donner une certaine extension dans l’espace et dans le temps. L’actualité nous donne un exemple de phénomène sur lequel la connaissance scientifique n’est pas encore stabilisée : le Covid-19 » (3). 

A son interlocuteur qui l’interroge sur la référence à la religion très présente dans son œuvre et notamment dans Où suis-je ? Bruno Latour répond : « On ne peut pas être religieux tout seul dans son coin, cela n’a aucun sens. Ce serait comme vouloir faire de la recherche en physique fondamentale sans laboratoire » (4). Il voit dans la tradition chrétienne dans laquelle il se situe « un mouvement de descente, d’incarnation, qui nous amène à comprendre que notre tâche est ici-bas » que traduit à ses yeux l’encyclique du Pape François Laudato si sur la sauvegarde de la « maison commune ».

Pour Bruno Latour, le nouveau régime climatique est bel est bien un nouveau régime politique qui fait éclater les catégories comme souveraineté, État-Nation et frontières. A la lutte entre les bourgeois et les prolétaires s’est substituée celle entre ceux qu’il nomme les « extracteurs » et les « ravaudeurs ». Les premiers poursuivent le développement de l’économie extrativiste dans le déni du réchauffement climatique tandis que les ravaudeurs doivent se battre pour recréer un autre tissage des territoires que leurs ennemis ont abandonnés, après les avoir occupés et saccagés : « Ce qui rend toutes les batailles actuelles si étranges,  c’est que nous  sommes bel et bien en guerre, et c’est  une  guerre à mort, une guerre d’éradication et que, pourtant, je me sens incapable de l’organiser en deux camps, en imaginant la victoire de l’un sur l’autre. (…) Les ennemis sont partout et d’abord en nous (5). 

  1. Bruno LATOUR : Où suis-je ? Leçons du confinement à l’usage des terrestres,éditions La Découverte, 2021, 190 pages, 15 euros . 
  2. Bruno LATOUR : Le Covid-19 offre un cas admirable et douloureux de dépendance, entretien dans le journal Le Monde du 13 février 2021, page 24 
  3. Bruno LATOUR : Nous sommes en situation de guerre planétaire, entretien dans le mensuel Philosophie Magazine, mars 2021, page 10 
  4. Id. page 14  
  5. Bruno LATOUR : Où suis-je ? op.cit. pages 147 -150  

« Quelques questions que ma foi pose à mon Église » Jacques Noyer 

 Chronique de Bernard Ginisty du 26 février 2021

Jacques Noyer, évêque émérite d’Amiens est décédé en juin 2020 alors qu’il venait de fêter ses 93 ans. Il était en train de terminer un ouvrage sur son itinéraire de croyant et de responsable épiscopal dans l’Église catholique intitulé : Le goût de l’Évangile (1).Ordonné évêque en 1987, il découvre la Conférence des évêques de France portée par l’enthousiasme suscité par le Concile Vatican II. Mais il va constater la lente érosion du dynamisme conciliaire. « Peu à peu, avec la prudence de Jean-Paul II, puis l’inquiétude de Benoît XVI, l’épiscopat français, comme d’autres épiscopats, se replie sur une théologie traditionnelle et doucement efface le concile de l’horizon. Même si je suis un témoin moins attentif depuis que je suis en retraite, je constate la capitulation sans conditions des ambitions conciliaires devant les courants préconciliaires » (2). 

Loin de sombrer dans la morosité ou la nostalgie d’ancien combattant conciliaire, il analyse les raisons de cet échec : « Il m’apparaît comme une évidence que nous n’avons pas pris la bonne méthode. (…) On a voulu réussir Vatican II avec les méthodes de Vatican I. (…) Le Pape François m’aide à comprendre notre erreur : nous voulions faire la leçon au peuple de Dieu pour le changer selon notre rêve, changer la doctrine pour la rendre moderne. (…) Nous avions eu la naïveté de penser que c’était par les clercs que nous allions réveiller le peuple de Dieu. Non, c’est le cri des hommes qui réveillera les clercs. Ma foi au Christ trouve un nouvel élan ? Nous avons perdu une bataille, nous n’avons pas perdu la guerre. Le combat continue » (3).

Pour Jacques Noyer, la nouveauté de l’Évangile est d’ouvrir la filiation divine à tout homme et non pas à condition que cet homme appartienne à telle ou telle institution. Une Église particulière n’est pas propriétaire de ses membres : « Comme les parents qui présentent l’enfant au baptême se disent simples dépositaires d’un enfant qui n’est pas leur propriété mais l’enfant de Dieu, ainsi, la communauté ecclésiale qui baptise n’en est-elle pas non plus propriétaire. Au lieu de se penser comme l’Église des Aimés de Dieu, chaque Église se pense comme l’instrument de salut. Chacune compte ses « sauvés » comme de tristes administrations bureaucratiques au lieu de partager la fête commune » (4).

Pour lui, l’eau du baptême n’est pas un rituel d’entrée dans une organisation particulière, mais dans la fraternité universelle : « En quittant mes vieux déguisements de comédie que m’impose la vie sociale, en me jetant dans l’eau du baptême, je me débarrasse de toute appartenance particulière. Je ne suis qu’un pauvre homme que Dieu aime comme un fils. Je deviens frère de tous. Certains supportent mal ma nudité, car nous ne savons vivre qu’au milieu des uniformes. Et si la liturgie couvrait les baptisés de vêtements blancs, ils étaient sans insigne et sans marques. Vous pouvez chercher : il n’y a nulle part une petite étiquette qui signalerait « Made in Roma » ou « Made in Constantinople » (5). 

A chaque page de l’Évangile, le message du Christ est un appel à faire naître des « sujets », c’est à dire des « fils » et des « frères », et non des adhérents moutonniers demandant à des institutions d’assumer à leur place leurs responsabilités spirituelles et citoyennes.

(1) Jacques NOYER (1927-2020) : Le goût de l’Évangile. Quelques questions que ma foi pose à mon Église, éditions TempsPrésent, 2020, 150 pages, 16 euros.

(2) Id. page 137

(3) Id. pages 22-24

(4) Id. pages 57-58

(5) Id. page 58 

Invitation à un « travail de Carême »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 19 février 2021

Toute grande tradition religieuse propose régulièrement des exercices pour que la démarche spirituelle ne reste pas individualiste, intellectuelle ou sentimentale, mais s’incarne dans le corps et dans la vie sociale.  Dans les pays occidentaux, ces exercices spirituels sont peu à peu tombés en désuétude. A cette période de l’année, les chrétiens sont invités à entrer dans un temps de Carême.  Il y a belle lurette que le Carême n’évoque plus qu’un temps vague entre les fêtes de Carnaval et les ruées de Pâques sur les routes. L’Occidental a inventé la notion de « croyant non pratiquant » qui lui permet de s’assurer un vague horizon spirituel, cerise sur le gâteau de ses consommations, sans se risquer à la moindre épreuve qui engage l’être humain dans toutes ses dimensions. 

Certes, ce qu’on appelle la « pratique religieuse » a souvent versé dans le formalisme, le juridisme, la soumission aux hiérarchies et la perte de la signification symbolique des rituels.  Mais il n’en reste pas moins vrai que nous sommes malades de ces séparations. Cet évitement de l’incarnation d’une foi dans le corps et la vie sociétale réduit peu à peu le spirituel au marché du New Age.  Il conduit par ailleurs à suspecter de fondamentalisme tout groupe humain qui, à travers des nouveaux rapports aux rythmes du temps et à l’acte de produire et de consommer, tente de vivre une autre cohérence que celle de l’exacerbation marchande du désir. Dans nos sociétés démocratiques, il est sain et normal que les autorités sanctionnent les infractions aux lois de la République.  Mais pas au prix d’une paranoïa qui voit une secte dans toute création collective pour sortir de la religion dominante de l’individu réduit à sa fonction de producteur et de consommateur. 

Pour éviter qu’une pratique religieuse ne verse dans le ritualisme, elle doit se traduire dans l’ouverture à autrui. L’idée de partage est indissociable d’une authentique recherche spirituelle. Une des maladies de nos sociétés réside dans la séparation ente ceux qui, au nom de l’engagement politique, ont considéré toute démarche spirituelle comme ce que Marx appelait « le soupir de l’âme accablée » et ceux qui, au nom de leur recherche spirituelle, se sont abrités des remous du monde et de la société. Pour le chrétien, l’épreuve de la relation à l’autre, qui s’appelle « charité », reste le critère fondamental. Dans une de ses phrases fulgurantes dont il a le secret, Pascal écrit : « Tout ce qui ne va pas à la charité est figure » (1). Le vocabulaire courant a édulcoré ce qu’il y a de plus radical dans ce mot de « charité ». Il ne s’agit pas d’un altruisme plus ou moins facultatif, mais de la radicalité ontologique de l’être humain perçu dans une filiation et une fraternité première.  Cette radicalité s’exprime ainsi dans la Ière Épitre de Jean : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort dans la vie, puisque nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la mort » (2).

Il y a quelques années, dans le désert de Mauritanie, un ami musulman soufi m’a donné ce texte de sa tradition qui exprime ce lien fondamental entre recherche spirituelle et engagement dans la fraternité humaine. Il me parait particulièrement adapté pour un authentique « travail de carême ».

« Cherche-toi, jusqu’à ce que tu te trouves

Puis quitte-toi lorsque tu te seras trouvé

Car si la connaissance ne t’enlève pas à toi-même pour être dans la fraternité,

Alors, il vaut mieux rester ignorant ».     

  1. Blaise PASCAL : Pensées in Œuvres complètes, Éditions La Pléiade, Gallimard, 1954, page 1274
  2. 1ère Épitre de Jean, 3, 14

A la recherche de « l’essentiel »

Chronique de Bernard Ginisty du 5 février 2021

Les « confinements » et autres « couvre-feux » qu’imposent la pandémie du corona virus ont conduit nos gouvernants à décider de ne laisser ouvert que les lieux qui s’occupaient de « l’essentiel ». Voilà qu’au détour d’une disposition qui se veut purement technique, notre administration et nos fonctionnaires sont invités à se risquer à la métaphysique ! 

Notre condition humaine fait que nous nous constatons existants, nous nous éprouvons vivants avant de savoir, intellectuellement, si cette vie à un sens et quel est l’essentiel. Dans ce domaine, il n’y a pas ceux qui « savent », et ceux qui « ne savent pas », il n’y a que des itinéraires.  Et la vraie frontière ne passe par entre ceux qui croient ou ne croient pas à telle ou elle proposition, mais entre ceux qui sont toujours ouverts à l’échange, et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et qui n’ont pas besoin d’interroger leurs certitudes.  Le philosophe Friedrich Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les « culs-de-plomb« . « Être cul-de-plomb, écrit-il, voilà, par excellence, le péché contre l’esprit ! Seules les pensées que l’on a en marchant valent quelque chose » (1). 

Le spectacle du monde que nous donne à voir chaque soir le journal télévisé risque de faire de nous des « culs-de-plomb » calés dans nos fauteuils et distribuant bons et mauvais points à ceux qui luttent et se battent. Si l’on sort de ce confort pour accueillir les multiples rencontres qu’offre toute existence, on découvre que les antagonismes fondamentaux entre le bien ou le mal, le vrai ou le faux, le beau et le laid n’opposent pas un être humain à un autre, une institution à une autre, une religion à une autre, mais traversent chaque être humain, chaque institution, chaque religion. On quitte alors les postures de pourfendeurs de l’erreur ou de croisés du bien, pour apprendre à vivre l’ambiguïté et la complexité de toute situation humaine. 

Dès lors, on s’aperçoit que « l’essentiel » qui peut nous faire vivre et évoluer passe par des rencontres, des interrogations. Parmi ces lieux modestes porteurs d’art de vivre, il y a les « cafés » dans lesquels Georges Steiner voyait une particularité européenne : « Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la « notion d’Europe ». Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète et métaphysicien armé de son carnet. Il est ouvert à tous et pourtant c’est aussi un club, une franc-maçonnerie de reconnaissance politique ou artistique et littéraire, de présence programmatique. Une tasse de café, un verre de vin, un thé au rhum donnent accès à un local où travailler, rêver, jouer aux échecs ou simplement passer la journée au chaud. C’est le club de l’esprit et la poste restante des sans-abri ». 

Une autre caractéristique de l’Europe, nous dit Steiner, c’est la marche à pied : « La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres, des horizons accessibles à des jambes. (…) Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine, elles peuvent être franchies par le voyageur à pied, par le pèlerin de Compostelle, par le promeneur qu’il soit solitaire ou grégaire (…) Il semble que jamais le voyageur ne se trouve totalement hors de portée des cloches du prochain village ». Steiner évoque les grands esprits européens dont la pensée est rythmée par la balade : Kant et sa promenade quotidienne, Rousseau promeneur solitaire, Péguy, le pèlerin de Chartres, dont le style littéraire rappelle la scansion de la marche.

A l’heure où l’impérialisme du « temps réel » des ordinateurs rend suspect tout travail de méditation, Georges Steiner pense que c’est peut-être en Europe, « chez les enfants souvent las, divisés et confus, d’Athènes et de Jérusalem que nous pourrions revenir à la conviction qu’une « vie qui n’est pas soumise à l’examen » ne vaut pas la peine d’être vécue » (2). Il n’est pas indifférent de se rappeler que l’Europe est beaucoup plus qu’un espace à conquérir pour des marchés. Elle est aussi ce paysage où la citoyenneté se vit dans des humbles activités aussi peu « rentables » que la fréquentation des cafés et le goût de la marche. Et que c’est peut-être par-là que passe aussi « l’essentiel ». 

  1. Friedrich NIETZSCHE (1844-1900) : Crépuscule des Idoles. Maximes et traits, n°34. In Œuvres philosophiques complètes, Tome 8, Éditions Gallimard, 1974, page 66. 
  2. Georges STEINER (1929-2020) : Une certaine idée de l’Europe. Éditions Actes Sud, 2005, pages 23-28.    

L’unité des Chrétiens n’est pas la construction d’une « megachurch ».

Chronique de Bernard Ginisty du 29 janvier 2021

Depuis 1908, à l’initiative du prêtre épiscopalien américain Paul Watson, des Églises chrétiennes vivent chaque année, entre le 18 et le 25 janvier, une semaine de prière pour leur unité. En 1933, l’abbé Paul Couturier de Lyon, a donné à cette manifestation sa forme actuelle interconfessionnelle et internationale.

L’histoire du Christianisme a connu beaucoup de ruptures entre les Églises. Si la géopolitique a souvent été le terreau de ces crises, le besoin de réforme contre les dérives des institutions ecclésiastiques existantes en a été aussi le moteur. En Occident, l’intention de Luther et des réformateurs n’était pas de substituer une Église à une autre, mais de ramener le christianisme à sa pureté évangélique. Comme le note avec justesse le théologien catholique Yves Congar, l’Église catholique a toujours besoin de l’interpellation réformée : « Un grand nombre de textes officiels, de déclarations du pape et des évêques sont des exposés où la Parole de Dieu n’est pas interrogée et entendue d’abord comme la source et la norme, l’inspiration et la lumière de ce qui sera dit. On la cite plutôt en illustration. Nous avons encore besoin d’être interpellés par Luther (1).  

Plus fondamentalement, le pluralisme des Églises interdit à chacune d’entre elles de s’égaler à la totalité du Corps mystique du Christ. Si le désir d’unité des chrétiens, et plus généralement de l’humanité nous habite, il ne saurait conduire à l’enfermement dans une « megachurch » qui se définirait en quelque sorte comme la fin de l’histoire. Toutes les Églises sont provisoires et n’ont de sens que comme éducatrices de l’homme à l’accueil de l’Évangile, qui ne peut être que libre et entièrement personnel. L’universalité de la grâce invite chacun à recevoir et assumer ce qu’il a d’unique et non à rêver de conquêtes institutionnelles. Nous sommes tous fondamentalement minoritaires. L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents, en cela “ fils d’un même Père ”.

A l’occasion de la fusion historique des Églises réformées et luthériennes en 2013, pour constituer l’Église protestante unie de France, Laurent Schlumberger élu premier président de cette nouvelle Église déclarait ceci : « Les affiliations sont désormais individuelles et fluctuantes. Plus personne ne veut d’institution qui dicte ou délimite. Il y a donc une pluralité spirituelle que nous ne connaissions pas il y a encore une génération et demie. Nos contemporains sont à la recherche de témoins et non d’institutions qui encadrent. Notre union est le fruit de cette évolution. Mais, notre réponse n’est pas identitaire. Souvent, mais pas toujours, la poussée évangélique ou ce qui touche à la nouvelle évangélisation catholique est identitaire. Nous affirmons l’hospitalité en faisant vivre, au sein d’une même Église, deux traditions de style différents » (3). 

La crise, depuis des lustres, est à la Une des media, comme d’ailleurs, bien souvent, elle traverse nos vies personnelles. Le mot grec crisis signifie le moment de la hiérarchie des critères et des choix. La crise nous engage donc à sortir d’un certain flou confortable qui nous éviterait ces choix, parfois difficiles. La vie chrétienne ne se définit pas par une appartenance institutionnelle mais en vivant une continuelle « re-formation », une authentique formation permanente à l’écoute de la Parole de Dieu qui, nous dit l’épître aux Hébreux « est vivante, énergique et plus tranchante qu’aucun glaive à double tranchant. Elle pénètre jusqu’à diviser âme et esprit, articulations et moelles » (4) etne cesse de renouveler la face de la terre. 

  1. Laurent GAGNEBIN : La fête de la Réformation in Revue Évangile & Liberté, n°192,octobre 2005
  2. Yves CONGAR (1904-1995) : Martin Luther, sa foi, sa réforme. Études de théologie historique, éditions du Cerf, 1983, page 80. Yves Congar, religieux dominicain, fut un des théologiens catholiques les plus influents du 20e siècle. Il est connu pour ses travaux en ecclésiologie et œcuménisme. Sanctionné par la Curie romaine, il fut réhabilité et nommé expert au concile Vatican II et élevé au cardinalat par le pape Jean-Paul II.
  3. Laurent SCHLUMBERGER : interview pour le journal Le Figaro 11 mai 2013.
  4. Épître aux Hébreux, 4, 12.

Communautés chrétiennes pour « le monde d’après ».

Chronique de Bernard Ginisty du 22 janvier 2021

          Dans le travail sur « le monde d’après la pandémie » qui est aujourd’hui une urgence pour toutes les institutions, la pensée d’Andrea Riccardi, historien spécialiste du christianisme et des religions, fondateur de la communauté Sant’ Egidio connue pour son engagement dans des régions touchées par des conflits, présente un grand intérêt.  Dans son ouvrage « Périphéries. Crises et nouveautés dans l’Église » (1) publié en 2016, il propose à l’Église catholique ce qu’il appelle « le retour des périphéries »   que le pape François définissait ainsi dans un discours aux supérieurs généraux des communautés religieuses :

          « Je suis convaincu d’une chose : les grands changements de l’histoire se sont produits quand la réalité a été vue non depuis le centre, mais depuis la périphérie. C’est une question herméneutique : on ne comprend la réalité que si on la regarde depuis la périphérie, et non pas si notre regard est placé dans un centre à égale distance de tout. Pour comprendre vraiment la réalité, nous devons nous éloigner de la position centrale de calme et de tranquillité et nous diriger vers la zone périphérique » (2).

           Pour Andrea Riccardi, les périphéries et les êtres en marge sont constitutifs du Christianisme. C’est ce que montre l’histoire de ce peuple « périphérique » par rapport aux grands empires qu’est Israël, le thème du « petit reste » dans ce peuple sur lequel se fonde les espoirs des prophètes, l’apparition de Jésus, « galiléen périphérique » sur lequel s’interroge un futur disciple : « Quelque chose de bon peut-il sortir de Nazareth ? » (3). Pour lui, la politique de « décentralisation » menée, dans le catholicisme à la suite du Concile, est restée dans le schéma ancien « d’une Église gouvernée par le centre, qui avait besoin de dimensions plus humaines et moins vastes. En réalité, le vrai problème n’est pas de réduire les grands diocèses en circonscriptions plus réduites, mais de faire renaître l’Église dans la périphérie : en somme, de donner naissance à des communautés et des expériences chrétiennes qui fleurissent dans ces lieux » (4). A ses yeux, il s’agit moins d’adapter que de « recommencer » : « Recommencer depuis la périphérie avec l’Évangile, c’est répondre aux exigences profondes du chemin chrétien dans l’histoire. Ce n’est pas tant une stratégie pour arriver par paliers au centre de la société, qu’un passage décisif pour parvenir au cœur du message chrétien » (5).  

          Ce « passage décisif » c’est l’engagement dans la fraternité universelle que vient de rappeler avec force le Pape François dans son encyclique « Tous Frères : « Le coup dur et inattendu de cette pandémie hors de contrôle a forcé à penser aux êtres humains, à tous, plutôt qu’aux bénéfices de certains. Aujourd’hui, nous pouvons reconnaître que nous nous sommes nourris de rêves de splendeur et de grandeur, et que nous avons fini par manger distraction, fermeture et solitude. Nous sommes gavés de connexions, et nous avons perdu le sens de la fraternité. Prisonniers de la virtualité, nous avons perdu le goût du réel. La douleur, l’incertitude, la peur et la conscience des limites de chacun, que la pandémie a suscitées, appellent à repenser nos modes de vie, nos relations, l’organisation de nos sociétés et surtout le sens de notre existence » (6). 

          Nous sommes probablement à l’heure annoncée par ces paroles prophétiques de Martin Luther King prononcées quelques jours avant son assassinat : « Nous devons apprendre à vivre ensemble comme des frères, sinon nous allons mourir ensemble comme des idiots » (7).

     (1) Andrea RICCARDI : Périphéries. Crises et nouveautés dans l’Église, éditions du Cerf, 2016.

       (2) Pape FRANCOIS, cité pages 145-146

       (3) Évangile de Jean, 1, 45-46

       (4) Andrea RICCARDI : op.cit. pages 143-144

       (5) Id. page 151

       (6) Pape FRANCOIS, encyclique Fratelli tutti, 2020, § 33

       (7) MARTIN LUTHER KING (1920-1968) : Discours du 31 mars 1968

Petites réflexions sur « le monde d’après »

Chronique de Bernard Ginisty du 15 janvier 2021

         Alors que les pouvoirs publics mondiaux sont loin de contrôler la pandémie due au Covid, de nombreuses voix nous invitent à réfléchir au « monde d’après ». Cette réflexion se traduit le plus souvent par la critique des institutions qui constitue en France un sport national. Que ce soit au niveau politique où l’on n’en finit plus de nous expliquer qu’il faut réformer le système ou au niveau éducatif où l’on ne compte plus les projets de réforme suivies immanquablement de déceptions et de manifestations, peu d’organisations trouvent grâce face à notre regard critique.

         L’histoire montre qu’il y a comme une sorte de destin des institutions. Dans un premier temps, l’époque de la création, elles se remettent sans cesse en cause au nom des valeurs qui les ont fait naître. Vient le second temps, celui du corporatisme, où ceux qui les font fonctionner adaptent peu à peu les valeurs fondatrices à leur confort. Vient enfin la troisième phase contre-productive : l’obsession de leur fonctionnement et des intérêts de ceux qui y travaillent fait qu’elles deviennent un contre-témoignage par rapport aux valeurs auxquelles elles se réfèrent. Combien d’institutions créées dans la ferveur militante, spirituelle, révolutionnaire ont fini en refuge pour caciques ou prébendes pour fonctionnaires. Il est donc sain que se développe leur analyse critique. Cependant, celle-ci apparaît trop souvent comme la manifestation d’un dépit d’amoureux déçus qui en attendaient « le salut ». On exècre ce qu’on a adoré.

         Il convient donc, si l’on veut promouvoir une authentique réforme, de ne pas s’enfermer dans des pensées binaires mais aussi de s’interroger sur ses propres motivations comme nous y invite l’écrivain et poète Charles Juliet : « Il est parfois effarant de voir à quel point des personnes qui ont pourtant accès aux livres, à la culture, à une certaine réflexion, vivent dans l’ignorance de ce qui les meut. Mais dans notre société matérialiste, déshumanisée et déshumanisante, rien n‘est conçu pour nous inviter à travailler en nous-même. (…) Il est des êtres surchargés de savoir, mais en qui vécu et pensée ne communiquent pas. C’est à eux que pourrait s’appliquer cette formule : ils savent tout mais ils n’ont rien compris » (1). Cet avertissement peut permettre d’éviter de radoter indéfiniment dans les débats stériles, et de mourir ancien combattant de ses propres blocages ou notable décoré d’organisations arthritiques.

         Ce qui a mené le Christ à sa jeune mort, c’est d’avoir interrogé les institutions religieuses de son temps au nom des valeurs qu’elles prétendaient incarner. L’histoire montre que, comme tant d’autres, la révolution chrétienne s’est institutionnalisée. Mais, régulièrement, surgissent des croyants, qui, plutôt que de s’obséder sur les tares de l’institution, ouvrent à nouveau un chemin du possible.

         Nous pensons trop souvent que les institutions redeviendraient bonnes si elles étaient gouvernées par des gens qui pensent comme nous. Ainsi, le monde pourrait à nouveau marcher vers des lendemains qui, à défaut de chanter, pourrait tout au moins fredonner ! Le développement des sociétés modernes n’a été possible qu’à partir du terreau d’une lente et longue éducation à quelques valeurs éthiques unanimement partagées. La radicalité n’est pas dans le cri, le discours, la diabolisation de l’autre, mais dans le travail spirituel et politique sur nos modes de vie et nos systèmes de pensée et de valeurs.

(1) Charles JULIET : Ce long périple. Éditions Bayard 2001, pages 47-49.    

« Initier des processus plutôt que posséder des espaces » Pape François

Chronique de Bernard Ginisty du 8 janvier 2021

          En ce début d’année, la coutume veut que l’on s’échange des vœux pour la réussite de nos projets. Certes, nous devons prévoir nos activités, nos budgets, nos sécurités, mais il me semble plus important encore de nous souhaiter de rester des êtres de désir et de passion. Or, trop souvent, les sociétés modernes nous poussent à désirer ce qui serait finalement la pire des choses : « qu’il ne nous arrive rien » par peur de nous perdre. Dans son livre d’entretiens sur la foi, intitulé « le Chant du Cœur », André Gouzes, promoteur de liturgies de qualité et créateur de ce haut lieu de la musique sacrée qu’est l’Abbaye de Sylvanès, cite ce propos de Saint Augustin : « Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion » (1).

          « Ce qui nous arrive », est souvent ce que nous n’avions pas prévu et dérange nos conforts intellectuels et matériels, nos habitudes, nos relations. Qu’il s’agisse d’une découverte, d’un amour, d’une nouvelle compréhension de la vie, d’un accident de parcours, d’une intuition spirituelle, « ce qui nous arrive » réveille des passions que nos sages planifications prétendraient éliminer à tout jamais. Le besoin de sécurité nous pousse à prendre des assurances contre le surgissement de ce qui est Autre. Nous risquons alors de nous fermer à des visitations de l’évènement, à des invitations au voyage, à cet appel lancé jadis à Abraham et qui continue de retentir dans la conscience de tout croyant : quitte ce que tu connais pour aller vers ce que tu ne connais pas. Pour le théologien Joseph Moingt, « Jésus n’a légué à ses disciples ni rituel ni code législatif ni corpus doctrinal ni enseignement écrit, rien qu’ils n’auraient plus qu’à répéter et qu’ils devraient immuablement conserver – rien que la perpétuelle nouveauté d’une Bonne Nouvelle à annoncer, son « Évangile », illustrée par des paraboles à déchiffrer inépuisablement » (2). 

          Au début de son pontificat, le pape François publiait un texte (3) où il analysait « un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique qui consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps de processus. Donner priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que posséder des espaces (§ 222-223).

          Nous avons là une des clés des crises que nous traversons face auxquelles, trop souvent, Églises, partis politiques ou autres organisations répondent par des questions de boutique. Il ne s’agit pas de quitter l’installation dans un système institutionnel sécurisant pour un autre jugé plus performant, mais de se mettre en mouvement.  La vraie frontière entre les êtres humains est celle qui sépare les nomades des sédentaires, ceux qui sont en marche et ceux qui se croient arrivés.  On ne saurait trop se réjouir de lire sous la plume du premier responsable de l’Église catholique : « L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas » (§ 21).

          Nous devons contribuer à ce que les institutions où nous militons n’épuisent pas leur énergie à défendre leur territoire, mais deviennent ce que le poète René Char appelle des « communautés de nos aurores ».  

(1) André GOUZES : Le Chant du cœur. Conversation sur la foi, Éditions du Cerf, 2003, page 128. 

(2) Joseph MOINGT : Croire quand même. Libres entretiens sur le Présent et le futur du catholicisme. Éditions Temps Présent, 2001, page 58.

       (3) Pape FRANCOIS : La joie de l’Évangile. Exhortation     apostolique. Éditions Bayard 2013. Les références des citations correspondent aux numéros des paragraphes de cette édition.