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Chroniques 2017

Les risques majeurs de la croissance des inégalités

dans le monde

Chronique de Bernard Ginisty du 20 décembre 2017

Dans une tribune publiée  en juillet 2009 dans le journal Le Monde, l’ancien Premier Ministre, Michel Rocard analysait ainsi le rôle des institutions financières dans la crise mondiale : « En trente ans, c’est une révolution intra-capitaliste qui s’est faite, et pour le pire. Le motif de changement majeur est tout simple : dans le monde bancaire, c’est une avidité démesurée, une orientation viscérale vers la recherche de la fortune, qui explique aussi bien l’extension vertigineuse des produits dérivés que les invraisemblables niveaux de rémunération, comme la tendance évidente à la tricherie et à l’immoralité ». Ces dérives du monde bancaire traduisent un changement de mentalité qu’il caractérise ainsi : « les classes moyennes supérieures des pays développés sont en train de renoncer à l’espoir d’arriver à l’aisance par le travail au profit de l’espoir de réaliser des gains en capital rapides et massifs, bref de faire fortune.  Ce comportement sociologique est incompatible avec le bon fonctionnement et surtout la stabilité du système ». Déplorant que « peuples et gouvernements esquivent le fonds du problème », il concluait ainsi son propos : « Si le détonateur financier – puisqu’on est en train de préserver le système bancaire y compris ses facteurs de déséquilibre – réexplose, il frappera des économies encore plus fragiles et anémiées. Il y a du souci à se faire, je suis désolé de ne pas savoir m’en cacher » (1).

Plus de 8 ans après, le rapport sur les inégalités mondiales 2018, alimenté par un vaste réseau d’une centaine de chercheurs couvrant près de 70 pays, confirme hélas les prévisions pessimistes de Michel Rocard (2) Deux des responsables de l’étude Thomas Piketty et Lucas Chancel déclarent : « Nos données montrent que la tendance inégalitaire des trente dernières années a pris des proportions excessives et néfastes » (3). On apprend, dans ce rapport, que depuis les années 1980 le 1% des personnes les plus riches du monde ont capté 27% de la croissance du revenu, contre 12% pour les 50% les plus pauvres de la planète. Aux Etats-Unis, l’imposition des plus hauts revenus a été divisée par trois sous Reagan avant de se stabiliser. Parallèlement, le pouvoir d’achat du salaire minimum américain a baissé de 25% en cinquante ans.  Dans ce pays, 1% des plus riches détiennent 39% du patrimoine des ménages en 2014 contre 22% en 1980. Le rapport note que  l’Europe est la région du monde où les inégalités ont le moins progressé. « Cela tient beaucoup au modèle social instauré après la seconde guerre mondiale, fait d’un système de redistribution généreux et d’une fiscalité plus progressive. Mais aussi à des politiques salariales plus favorables aux classes populaires et à un système d’éducation relativement égalitaire ».

En cette période de Noël qui se veut la fête de l’enfance, il serait utile de méditer le texte de Denis Clerc, fondateur de l’hebdomadaire Alternatives économiques, intitulé : Le drame de la pauvreté des enfants. A ses yeux, les enfants pauvres sont des « victimes désignées » de ce système inégalitaire : « naître dans une famille pauvre implique par la suite de grandir dans une famille pauvre, car sortir de la pauvreté est relativement assez peu fréquent». Dès lors, « Ne pas mettre en œuvre tout ce qui est possible pour que les enfants pauvres sortent par le haut de la nasse dans laquelle ils se trouvent, ne serait ni juste, ni intelligent. Emile Durkheim, le fondateur de la sociologie moderne, nous donne la clé de ces choix implicites. En 1893, il écrivait : « (…) Pour que les hommes se reconnaissent et se garantissent mutuellement des droits, il faut d’abord (…) que, pour une raison quelconque, ils tiennent les uns aux autres et à une même société dont ils fassent partie » (4).

(1)Michel ROCARD : Les Européens ont voté pour que la crise continue. Peuples et       gouvernements esquivent le fonds du problème in Le Monde du 7 juillet 2009, page 20.

 (2) Ce rapport est le premier produit par le Laboratoire sur les Inégalités Mondiales  basé à l’Ecole d’Economie de Paris. Il sera actualisé tous les deux ans.  

 (3)Entretien dans le cahier Éco&Entreprise du journal Le Monde du 15 décembre 2017, page 3.

 (4) Denis CLERC : Le drame de la pauvreté des enfants  www.alternatives-economiques.fr/denis-clerc <http://www.alternatives-economiques.fr/denis-clerc> . Dans le dossier du journal Le Monde sur le rapport précité, Branko Milanovic, enseignant à la City University of New York publie un texte intitulé :Un risque de désarticulation sociale où l’on peut lire ceci : « Des sociétés dans lesquelles cohabitent des gens aux revenus et schémas de consommation extrêmement différents peuvent-elles rester stables et démocratiques ? De telles sociétés n’auraient-elles pas tendance à exacerber les caractéristiques de ce qui était autrefois considéré comme le fléau du tiers-monde, à savoir la désarticulation sociale, avec une couche supérieure prospère parfaitement intégrée à l’économie mondiale et des couches inférieures stagnantes, progressivement dépassées par les classes moyennes des économies émergentes ? C’est là, me semble-t-il, la question essentielle que devraient se poser les responsables politiques des sociétés  riches actuelles » page 5.

« Le Messie est toujours celui qui arrive.

Son intimité est toujours événement » (Jean GROSJEAN).

   Chronique de Bernard Ginisty du 13 décembre 2017.

 

   Dans ce temps de l’Avent, préparation à la fête de Noël, la liturgie chrétienne invite à nous libérer des représentations idolâtres de Dieu pour devenir disponible à un « Dieu inattendu ». C’est la fragilité d’une naissance dans un abri de fortune chez un jeune couple déplacé suite à un recensement administratif qui annonce la venue du Messie. Pour les Chrétiens, cet humble événement, célébré le jour du solstice où, après les nuits d’hiver de plus en plus longues, la lumière commence à surmonter les ombres, apparaît comme le recommencement du monde. Loin des fanfares triomphales, des grandes réussites économiques et militaires, c’est cette fragilité qui apparaît plus forte que tout.

   Dans un des derniers textes écrits quelques mois avant sa mort, l’essayiste et romancière Christiane Singer s’interrogeait sur ce mystère : « Comment dans cette nuit du solstice d’hiver la plus interminable de l’année, la nuit des tueurs d’Hérode et des longs couteaux tirés, le retournement serait-il possible, seulement pensable ? Comment ? C’est dans cette nuit-là et dans aucune autre que le miracle va advenir. Et il advient ! Car le voilà, le secret des mondes que révèle Noël ! Même si l’homme doit mourir, la vie lui est donnée pour naître, pour naître et pour renaître… C’est la naissance qui lui est promise et non la mort. Tous les chevaux du Roi, tous les tanks et tous les bombardiers de toutes les armées du monde ne sauraient, quand l’heure est venue, retenir les ténèbres ni entraver l’irrésistible montée de l’aube ! Il n’est plus que d’acquiescer pour qu’en toi le miracle s’accomplisse ! » (1).

        Vivre sous le mode naissant, c’est traverser ce qui défigure Narcisse qui, croyant réfléchir, ne fait que se réfléchir. Toute naissance suppose un oubli de soi pour permettre à l’autre d’exister. C’est le privilège des femmes de vivre cette expérience dans leur chair, comme l’écrit avec bonheur Christiane Singer évoquant son expérience de mère :  « A l’instant de la naissance se manifeste avec force ce qu’exprime Levinas quand il dit : « La civilisation commence quand tu donnes la priorité à l’autre sur toi-même. » Dans la naissance et la révélation de l’enfant, cela vous tombe dessus. Cet intérêt porté à vous-même s’éteint d’un coup et tout est là, dans cet être que vous avez là devant vous. C’est-à-dire que vous faites cette expérience bouleversante que désormais vous êtes sorti de votre prison du je et de l’ego. C’est aussi simple : ça ouvre la faille qui va vous mettre dans la relation à autrui. Pour moi, tout le travail spirituel a commencé après. Avant, c’était impensable. J’étais une intellectuelle, ravie et sans doute généreuse, mais il m’a fallu, pour désirer voir plus loin, traverser cette expérience incroyable d’une fracture en moi, où subitement un être a effacé l’intérêt que je me portais. C’est pourquoi je crois tellement au corps ! » (2).

Noël n’est pas l’émouvante évocation d’une belle histoire, il est l’affirmation que Dieu n’est Messie que parce qu’il est celui qui ne cesse de nous « arriver » comme l’exprime avec  bonheur Jean Grosjean : « Si proche que nous soit le Messie, il est celui qui arrive. Son intimité même est toujours événement. Il a fallu être loin de l’évangile pour inventer une ère chrétienne. Pour nous, c’est toujours l’an Un, et chaque jour est le jour de l’An » (3).

    (1)  Christiane SINGER (1943-2007), éditorial de Noël 2006 pour l’hebdomadaire Le Figaro Madame.

     (2)  Christiane SINGER,  L’enfantement, l’éros et la vieillesse » entretien avec Patrice van Eersel in Nouvelles Clés. < http://www.rentrer.fr/archives/                          2012/07/04/24612626.html>

     (3)  Jean GROSJEAN (1912-2006):  L’ironie christique. Commentaire de l’Evangile de Jean, éditions Gallimard, 1991, page 90.

La pauvreté en France en 2017

Chronique de Bernard Ginisty du 6 décembre 2017

 

    Dans son rapport annuel sur l’état de la pauvreté en France,  Le Secours Catholique constate  que « la situation légale, sociale et économique est de plus en plus précaire ». Ayant accueilli plus 1,5 million de personnes en difficulté, l’association souligne que « les plus pauvres sont toujours plus pauvres et, en parallèle, les préjugés se multiplient ». Cette aggravation de la situation économique va de pair avec un accroissement de jugements négatifs sur ceux que certains présentent comme « des profiteurs et des fraudeurs » des aides sociales. Face à ces préjugés, le Secours Catholique constate que  « 62,5% des personnes aidées n’étaient pas au chômage, 40% des accueillis avaient droit au RSA et n’en ont pas fait la demande et le revenu mensuel des ménages reçus par l’association était de 548 euros » (1).

   La période qui a suivi le dernier conflit mondial a été appelée, par  certains économistes, « les trente glorieuses ». Et il est vrai que cette trentaine d’années a connu la concomitance d’une croissance économique et des avancées sociales. Le plein emploi permettait à chacun de trouver, à travers le contrat de travail à durée indéterminée, identité, sécurité, protection sociale, socialisation. Ce que nous connaissons aujourd’hui, c’est une rupture  entre le développement économique et l’art de vivre. La question fondamentale me semble bien posé par ce chômeur accompagné par le Secours Catholique s’exprimant dans un groupe de parole :

   « J’en ai marre de me lever le matin et de savoir que ma vie ne sert à personne (…) Finalement, c’est ça qui vous fout par terre : quand plus personne n’a besoin de vous. (…) Trouver sa place dans la société, c’est être reconnu comme citoyen à part entière, ayant son mot à dire et un rôle, une contribution réelle. Plus que de place, c’est peut-être de rôle qu’il faudrait parler. Un rôle social, une utilité. […] Chacun apporte (ou pourrait apporter, s’il n’en était empêché) sa pierre à l’édifice. […] Nous ne sommes pas appelés à avoir tous la même place, le même rôle dans la société. Mais il est indispensable d’en avoir un, sinon on finit par croire qu’on ne vaut rien, qu’on n’a rien à apporter… Et au bout d’un certain temps, on laisse tomber».

La crise du modèle qui s’effondre fait surgir les paniques de l’individu orphelin d’une croissance ou d’un sens de l’histoire qui le dispensait d’être sujet de son histoire. Le vide politique croissant entre un Etat   ballotté par la mondialisation des échanges économiques et financiers et des citoyens hébétés par les fractures sociétales   constitue un risque majeur pour nos démocraties.  Les crises de ces dernières décennies montrent qu’on ne peut plus se défausser de la responsabilité du vivre ensemble sur l’économie marchande ou une science de l’évolution des sociétés dont serait porteur un parti politique éclairé par un « socialisme » dit « scientifique ». Le programme politique urgent, c’est celui qu’exprime la personne au chômage citée plus haut : « (…) Trouver sa place dans la société, c’est être reconnu comme citoyen à part entière, ayant son mot à dire et un rôle, une contribution réelle. Plus que de place, c’est peut-être de rôle qu’il faudrait parler. Un rôle social, une utilité. […] Chacun apporte (ou pourrait apporter, s’il n’en était empêché) sa pierre à l’édifice ».

   La modernité qui s’essouffle a voulu réduire le citoyen à un individu producteur-consommateur. Nous devons réapprendre à habiter nos appartenances plurielles dont aucune ne peut prétendre donner la totalité  du sens de la vie. Citoyen du monde et de mon territoire, citoyen dans l’entreprise,  dans la culture, dans mes appartenances militantes et spirituelles, citoyen dans ma famille : chacun d’entre nous s’éprouve et se trouve  dans la confrontation permanente de ses appartenances multiples. Cette confrontation féconde est source du renouvellement de l’art de vivre ensemble.

(1) SECOURS CATHOLIQUE : L’état (2017) de la pauvreté en France. Publié le 6 novembre 2017 https://www.secours-catholique.org/actualites/letat-2017-de-la-pauvrete-en-France  <https://www.secours-catholique.org/actualites/letat-2017-de-la-pauvrete-en-France> .

 

En route avec Antoine de Saint Exupéry

Chronique de Bernard Ginisty du 29 novembre 2017

Quelques mois avant de disparaître en Méditerranée abattu par la chasse allemande le 31 juillet 1944, l’aviateur et écrivain Antoine de Saint-Exupéry écrivait ceci à un général de ses amis pour lui dire son désarroi. « Je hais mon époque de toutes mes forces. L’homme y meurt de soif. Ah général, il n’y a qu’un problème, un seul de par le monde. Rendre aux hommes une signification spirituelle. Des inquiétudes spirituelles. Faire pleuvoir sur eux quelque chose qui ressemble à une chant grégorien (…) On ne peut plus vivre de frigidaires, de politique, de belote et de mos croisés, voyez-vous ! Si je suis tué en guerre, je m’en moque bien. (…) Mais si je rentre vivant  il ne se posera  pour moi qu’un problème : que peut-on, que faut-il dire aux hommes ? » (1)

Au soir de sa vie, Stan Rougier, aide-soignant en Afrique, puis prêtre longtemps aumônier de lycée et  de faculté, auteur d’une quarantaine d’ouvrages veut témoigner à quel point son itinéraire  spirituel a été tributaire de la lecture de l’oeuvre  de Saint-Exupéry et notamment de son ouvrage posthume inachevé  Citadelle pour lequel tout ses autres écrits n’étaient, disait-il, que des « préparations » : « A mes yeux, le plus grand mérite d’Antoine de Saint Exupéry est d’avoir proposé le message de l’Evangile avec des mots nouveaux, des mots qui réveillent, des mots qui « mordent ». Il ne dit pas « sauver », il dit « mettre la main sous le menton de celui qui se noie », il ne dit pas « charité », il dit « fraternité », il ne dit pas « rencontrer », il dit « apprivoiser » (2).

Pour ceux qui ont besoin de frontières et d’étiquettes, précise Stan Rougier, « Saint Exupéry ne peut-être classé penseur  chrétien. Il se rattacherait plutôt à un courant spiritualiste universel » (3). Dans ses Carnets, Saint Exupéry note « On fausse le problème en divisant les hommes en croyants et non croyants ». La  vraie frontière existe entre ceux qui font de Dieu le garant de leurs possessions et ceux pour qui Dieu est une question chaque jour nouvelle. Dans Citadelle, il définit ainsi la vocation humaine : « nous, éternels nomades de la marche vers Dieu, car rien de nous ne nous peut satisfaire ». (4). Et cette quête de Dieu est fondatrice de la cité des hommes.

En pleine guerre, pressentant l’avènement d’une société de consommation sourde à toute voie spirituelle, il s’exprime ainsi, dans son Message aux jeunes Américains : « Votre fraternité, vous ne la trouverez qu’en plus vaste que vous. Car on est « frère » en quelque chose. On n’est pas frère tout court (…) Cette construction d’un être plus vaste que vous, il n’est qu’un moyen de la fonder. Un seul. Les plus vieilles religions l’ont découvert, bien avant nous. Il est si vous voulez le « truc » essentiel. Et ce truc on l’avait un peu oublié depuis les progrès matériel. Ce truc c’est le sacrifice. Par sacrifice, je n’entends pas le renoncement aux biens de la vie, ni le désespoir dans la pénitence. Par sacrifice, j’entends le don gratuit. Le don qui n’exige rien en échange. Ce n’est pas ce que vous recevez qui vous fonde. C’est ce que vous donnez » (5).

Stan Rougier nous invite à lire ou à relire Saint Exupéry ; « Ses paroles, écrit-il, étaient criantes de vie. Elles me permettaient de respirer plus haut. Dieu n’était pas là pour nous exaucer, mais pour nous « ex-hausser ». C’est-à-dire  nous conduire à un point de vue élevé, à partir duquel nous pourrions comprendre d’où nous venions et vers quoi nous marchions. Le silence de Dieu n’était plus le signe d’une indifférence ou d’un châtiment, mais d’un immense respect » (6).

(1) Antoine de SAINT EXUPERY: Lettre au Général X in Œuvres complètes, Tome 2, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1999, pages 330-333.

(2)  Stan ROUGIER « Que peut-on dire aux hommes ? » Saint Exupéry en approche de Dieu. Biographie spirituelle, Editions Mame 2017, page 179.

(3)  Id.  page 250

(4)  Antoine de SAINT EXUPERY : Citadelle CLXX, op.cit.  page711

(5)  Antoine de SAINT EXUPERY : Message aux jeunes Américains op.cit. pages 66-67.

        En 1943 Saint Exupéry publiera à New York en français et en anglais Le Petit Prince,  traduit depuis en 270 langues ou dialectes ce qui en fait l’ouvrage de                                littérature le plus vendu au monde et le plus traduit après la Bible.

(6)  Stan ROUGIER : op.cit. page 22

 

Le politique face au « Bien » et au « Mal »

Chronique de Bernard Ginisty du 22 novembre 2017

         En 2010, Le gouvernement britannique a souhaité que l’ancien Premier ministre, Tony Blair, soit entendu par une commission sur les conditions dans lesquelles il a engagé la Grande-Bretagne, aux côtés des Etats-Unis d’Amérique, dans l’invasion de l’Irak. Rendant compte de cette audition dans un article intitulé « Tony Blair, le dernier croisé » le journal Le Monde écrit ceci : « Pour Tony Blair  , cela ne fait pas l’ombre d’un doute. Saddam Hussein était « un monstre ». Le dictateur irakien incarnait « le mal ». (…) Pétri de religion, pratiquant austère tout récemment passé de l’anglicanisme au catholicisme, l’ancien premier ministre britannique est convaincu depuis toujours, « même si ce n’est plus à la mode de l’affirmer tout haut », écrivait-il en 1994, que le monde se divise entre « le bien et le mal », entre « le juste et l’injuste ». La motivation fondamentale de l’invasion anglo-américaine amorcée le 20 mars 2003 est là » (1).

          Une fois encore, au nom de cette science « du bien et du mal »  que le livre de La Genèse nous présente comme la tentation première de l’être humain, des dirigeants politiques s’arrogent le doit de s’affranchir des règles de l’éthique, la fin justifiant tous les moyens. Dès lors, les aventures militaires deviennent des croisades qui annoncent une future guerre des civilisations. N’y aurait-il, en politique, que le choix entre des dirigeants arc-boutés sur la certitude qu’ils sont dépositaires du vrai et du juste et un relativisme gérant les crises au hasard des intérêts à court terme des protagonistes ?

           De la prison où l’avait enfermé le régime communiste en Tchécoslovaquie, le dissident Vaclav Havel écrivait ceci à sa femme, Olga : « Le fait que toutes les tentatives de créer rapidement le « paradis sur terre » aboutissent inévitablement à « l’enfer sur terre » est exprimé très clairement par l’image du royaume céleste qui n’est pas « de ce monde ». C’est vrai : une vie relativement supportable ne peut être assurée que par une humanité qui s’oriente vers « l’au-delà » du monde, une humanité qui, dans tous ces « ici » et « maintenant », se rattache à l’infini, à l’absolu et à l’éternité. Une orientation inconditionnelle vers le « maintenant » et l’ « ici », même si elle est très supportable, métamorphose tous les « maintenant » et tous les « ici » supportables en désolation et finit par les tacher de sang » (2). Huit ans après, le 23 janvier 1990, le Président Havel, dans son premier discours devant l’Assemblée fédérale tchécoslovaque définissait comment il comprenait son rôle : « J’aimerais, dans le cadre de mes possibilités limitées, rappeler toujours l’existence d’un horizon spirituel, désintéressé, ou, si vous voulez, non politique » (3).

           La tâche du politique est de gérer le présent dans toutes ses ambiguïtés en évitant de se draper dans des valeurs dont il serait le seul dépositaire. Les balbutiements vers une régulation des conflits à travers les institutions internationales sont le signe que ce qu’on appelle la « violence légitime » ne soit pas le seul fait des Etats Nations et reste soumise à l’arbitrage international. Pour que les inévitables compromis que suppose la vie des  hommes ne soient pas des compromissions, il est nécessaire de ne cesser de rappeler à l’être humain que son aventure ne s’épuise pas dans le champ du politique.

 

(1) Journal Le Monde du 1er février 2010

(2) Vaclav HAVEL lettre du 4/09/1982 in Lettres à Olga Editions de l’Aube 1990 pages 410-411.

(3) Vaclav HAVEL : Pour un président qui préside. Discours prononcé le 23 janvier 1990 à l’assemblée fédérale de Tchécoslovaquie  in : L’amour et la vérité doivent triompher de la haine et du mensonge, éditions de l’Aube 1990, page 41

« Tout est grâce » (Georges Bernanos).

Chronique de Bernard Ginisty du 15 novembre 2017

 L’originalité fondamentale du Christianisme, par rapport à d’autres chemins spirituels, est d’affirmer le salut par « la grâce » ce qui, explique l’apôtre Paul, constitue un « scandale » pour le Juif attentif au  salut par la Loi et une « folie » pour le Grec le cherchant par la « connaissance » (1). Dans les premiers écrits chrétiens, on constate  cette insistance à se distinguer des légalismes et des gnoses.

Comprendre la Grâce, c’est accueillir une Bonne Nouvelle qui nous surprend. C’est la prise de conscience que quelque chose de radicalement neuf et de radicalement bon est à la base de nos vies, et que ce quelque chose est Quelqu’un. Nous sommes éternellement précédés par un don primordial qui nous fonde dans l’existence. Et quels que soient les erreurs, les fautes ou les malheurs de nos existences, la source génératrice de vie est toujours présente. La grande mystique Catherine de Sienne fait parler ainsi le Christ : « Voilà le péché impardonnable dans ce monde et dans l’autre. C’est celui de l’homme, qui, en méprisant ma miséricorde, n’a pas voulu être pardonné. C’est pourquoi je le tiens pour le plus grave, et c’est pourquoi le désespoir de Judas m’attrista plus (…) que sa trahison. Aussi, les hommes seront-ils condamnés pour ce faux jugement qui leur fit croire que leur péché était plus grand que ma miséricorde » (2).

Comme l’écrit l’apôtre Paul « Là où la faute a abondé, la grâce a surabondé » (3). La générosité créatrice est infiniment plus forte que nos calculs, notre culpabilité et nos renfermements. La civilisation régnante de la marchandise tend à faire de nous des maquignons de l’essentiel. Or ce n’est que l’accessoire qui se vend et l’essentiel est toujours donné. Nous n’avons rien fait pour mériter de vivre, pour rencontrer la beauté et l’amour, pour être pardonné. Tout cela nous arrive comme une grâce. La conscience d’être fondé non pas sur nos savoirs, nos richesses, nos sécurités ou nos supposées vertus, mais sur cet improbable qu’est la Grâce amène à penser nos vies, non comme un plan de carrière, mais comme la participation au flux vital de la gratuité. Dans son très beau livre Théophanie de la gratuité, le philosophe libanais René Habachi écrit : « La grâce n’est pas une force extérieure se greffant du dehors, mais une source surgissant du dedans de la liberté, quand celle-ci enfin se décrispe et se détache de ses adhérences. Alors monte le flot d’une vie plus intérieure que la vie « (4).

Dans une lettre à un ami, Georges Bernanos décrivait ainsi le projet de rédaction de son roman : Journal d’un curé de campagne : “J’ai commencé un beau vieux livre, que vous aimerez, je crois. J’ai résolu de faire le journal d’un jeune prêtre, à son entrée dans une paroisse. Il va chercher midi à quatorze heures, se démener comme quatre, faire des projets mirifiques, qui échoueront naturellement, se laisser plus ou moins duper par des imbéciles, des vicieuses ou des salauds, et alors qu’il croira avoir tout perdu, il aura servi le bon Dieu dans la mesure même où il croira l’avoir desservi. Sa naïveté aura raison de tout, et il mourra tranquillement d’un cancer” (5).

La dernière phrase du livre sera « Tout est grâce ».

(1)  Cf.  1ère Epître aux Corinthiens, 1, 20-24.

(2)  CATHERINE de SIENNE  (1347-1380): Dialogues, chapitre XXXVII. En 1970, le pape Paul VI l’a déclarée « docteur de l’Eglise ».

(3)  Epître aux Romains, 6, 21

(4)  René HABACHI (1915-2003): Théophanie de la gratuité. Philosophie intempestive éditions Anne Sigier 1986, pages. 94-95.

(5)  Georges BERNANOS (1888-1948) : Lettre du 6 janvier 1935 à Robert Vallery-Radot. Journal d’un curé de campagne a été publié en 1936 aux éditions Plon. Ce livre reçoit la même année le Grand prix du roman de l’Académie française. Il a été adapté au cinéma en 1951 par Robert Bresson. .

La condition « passante » de l’homme

Chronique de Bernard Ginisty du 7 novembre 2017

           Chaque année, le début du mois de novembre  invite au souvenir des morts que nous avons connus. Les cimetières se couvrent de chrysanthèmes et les catholiques ont une liturgie spéciale de commémoration des défunts. Dans un petit livre très personnel intitulé « J’ai peur de la mort » le philosophe et théologien protestant Laurent Gagnebin montre comment notre société et, trop souvent, les services religieux funèbres, s’attachent à « contourner » la mort : « On y parle de disparition, départ, dernier voyage ; on vous dit que ce proche a été enlevé (par qui ?) à l’affection des siens et qu’il a été rappelé par Dieu, comme si Dieu décidait de notre mort. Dieu a-t-il véritablement « rappelé » à lui les six millions de juifs exterminés par les nazis ? On vous parle  même de « retour auprès du Père », comme si Dieu n’était pas présent dans notre vie avant notre mort » (1).

           La mort met en question tous nos systèmes d’installation dans des certitudes, dans des relations, dans des modes de vie. Elle nous rappelle fondamentalement notre condition de « passant » comme l’exprime le poète René Char : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai. La seule et même passante » (2).

                Le temps du passant, c’est fondamentalement ce que la tradition judéo-chrétienne appelle le temps de la Pâque. Nous ne fêtons pas à Pâques le couronnement triomphal de la carrière d’un chef religieux. Nous nous remémorons un passage, c’est-à-dire une précarité, un mouvement, une itinérance. Le temps du passant invite à l’arrachement hors des sécurités premières symbolisées par l’esclavage des Hébreux en Egypte, et l’appel  à “avancer en eau profonde “, celle de ces Mers Rouges d’où l’on rejaillit vivant. Itinéraire jamais achevé, toujours à reprendre, où ne cessent d’apparaître les “Veaux d’or”. Itinéraire où la “manne” nourrissante est un étonnement de chaque matin (de l’Hébreu mannou qui signifie qu’est ce que c’est) et ne saurait être capitalisée sous peine de pourrir. L’événement fondateur de Pâques consiste à vivre l’angoisse de la mort comme la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien.

                Vivre ce temps  est très loin de ce que Laurent Gagnebin appelle « la prétendue sagesse de tant d’hommes et de femmes âgés» qui pour lui « est hélas et le plus souvent une forme de démission, de soumission à ce qui est, de lucidité blasée et sans espoir, d’attitude souriante, mais désabusée et résignée » (3). Cet art de vivre le temps est admirablement décrit par Albert Schweitzer qui écrivait ceci dans ses Souvenirs de mon enfance : « Je suis convaincu que notre effort de la vie entière doit viser à conserver à nos pensées et à nos sentiments leur fraîcheur juvénile. Cette conviction fut en tout temps pour moi une source de bons conseils. Instinctivement j’ai toujours veillé à ne pas devenir ce qu’on appelle un homme mûr ; (…) Le spectacle que nous offre d’ordinaire un homme mûr, c’est une raison faite de désillusions et de résignation (…) La peur me saisit alors de me voir, un jour, réduit à regarder mon passé avec la même tristesse. Je résolus de ne pas me soumettre à la tragique nécessité de devenir un homme raisonnable. A ce vœu, qui n’était presque que bravade d’adolescent, j’ai essayé de conformer ma vie » (4).

(1)   Laurent GAGNEBIN : J’ai peur de la mort, éditions Van Dieren, 2016, pages 28-29.

(2)   René CHAR : Feuillets d’Hypnos,   La Pléiade Editions Gallimard Paris I988 p. 178

(3)   Laurent GAGNEBIN : op. cit. page 20

(4)   Albert SCHWEITZER : Souvenirs de mon enfance. Cité  par Laurent Gagnebin, op.cit. pages 20-21

En quête de « radicalité »…

Chronique de Bernard Ginisty du 25 octobre 2017

        Étrange destin que l’utilisation du mot « radical » dans l’histoire politique française. Depuis la troisième République, où il fleurait bon le cassoulet des banquets républicains et les combinaisons politiciennes jusqu’à ces jeunes islamistes « radicalisés » permettant à Ben Laden de proclamer à la face de l’Occident : « il y a autant de jeunes musulmans prêts à mourir que d’américains qui veulent vivre », le mot « radical » a occupé tout le spectre de l’engagement politique. Et, face à cette dérive, la République ouvre, avec plus ou moins de bonheur, des centres de « déradicalisation » !

        La panne de sens d’un monde orphelin des grandes utopies mobilisatrices conduit à rechercher de la radicalité. Poser la question de la « radicalité » c’est poser celle des « racines », c’est-à-dire d’une sève nouvelle qui permettrait enfin de sortir du mal-être pour revitaliser nos  modes de vie personnels, politiques ou sociétaux. On a voulu nous faire croire que la seule croissance économique  dispenserait de nous interroger sur ce qui fait le socle de la vie en société. Nous étions occupés à la production et à la consommation tandis que l’Etat, baptisé État-Providence nous dispensait d’être acteur de lien social et de l’attention à autrui.

        On ne peut plus prolonger indéfiniment des courbes de croissance, on ne peut plus rêver d’un accroissement sans fin d’une consommation universelle qui augmente les désastres écologiques, nous ne pouvons plus continuer de demander aux institutions et aux politiques de faire les évolutions et d’avoir les comportements responsables auxquels nous nous refusons.

        Ce malaise conduit alors certains à se ruer, au nom de la radicalité, dans les impasses les plus diverses : retour agressif à un identitaire nationaliste ou religieux qui fait les beaux jours des partis nationalistes et des religieux fanatiques, rage destructrice de jeunes de banlieues sans perspectives, guerre contre ceux qui incarneraient le mal.

        Toutes ces fausses quêtes de radicalité ont un point commun. Elles oublient que l’évolution de notre monde ne se fera que si chacun d’entre nous devient plus conscient, plus intelligent, plus altruiste. La radicalité n’est pas dans le cri, le discours, la diabolisation de l’autre, la recherche d’un leader charismatique, mais dans le travail spirituel, intellectuel et politique sur nos modes de vie et nos systèmes de pensée et de valeurs.

        C’est ce chemin que propose Maurice Bellet dont toute l’œuvre tend à retrouver la radicalité fondatrice du Christianisme. Pour lui, « Les choses tout à fait premières sont donation et pas objet ». Aussi, poursuit-il « Le progrès se fait – selon la loi de toutes les grandes choses humaines – non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (1).

 

(1) Maurice BELLET : L’Eglise morte ou vive, éditions Desclée de Brouwer, 1991, page 50

La « Réforme » concerne tous les disciples de Jésus-Christ

Chronique de Bernard Ginisty du 18 octobre 2017

     Les récentes célébrations du  500ème anniversaire de la Réforme ont souvent réuni des représentants de plusieurs Eglises chrétiennes. En effet, l’acte fondateur par lequel Luther s’est opposé aux dérives de l’Eglise de son temps concerne tous ceux qui se réclament de la foi en Jésus-Christ. Ainsi, oubliant les anathèmes du passé, le Pape François souhaite « déceler et assumer tout ce qui était positif et légitime dans la Réforme » (1).

      Toute démarche de foi qui ne veut pas rester lettre morte doit s’incarner dans des groupes humains qui instituent des règles de fonctionnement, des liturgies et un énoncé commun de la foi. Le danger mortel pour la foi est que ces institutions, reflets des caractéristiques du temps et de l’espace où elles ont été conçues, deviennent la finalité de la démarche spirituelle au lieu d’en être qu’un des moyens. C’est le danger du cléricalisme à propos duquel Pierre Pierrard, professeur d’histoire à l’Institut catholique de Paris, écrivait ceci : « Actuellement, beaucoup de chrétiens souscriraient à la réflexion de Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social : Dieu seul est laïque ; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses, cléricalement transmissibles » (2).

        En affirmant, dans le chapitre 3 de l’Epître aux Romains, que la foi en Dieu peut justifier aussi bien les circoncis que les incirconcis, Paul relativise toutes les institutions ecclésiastiques. Il place au cœur du christianisme la démarche du croyant avant les appartenances institutionnelles. En langage chrétien, nul ne peut faire partie du Royaume s’il ne renaît de l’Esprit. L’Évangile refuse de faire de la géographie ou de la généalogie d’un être humain un destin. S’y enfermer conduit non seulement aux aberrations personnelles mais à la violence. A ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, le Christ ne cesse de rappeler que le donné de l’histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit. « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « nous avons pour père Abraham ». Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (3).

       L’universalité de la grâce invite chacun à recevoir et assumer ce qu’il a d’unique et non à rêver de conquêtes institutionnelles. Nous sommes tous fondamentalement minoritaires. L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents, en cela “ fils d’un même Père ” et non par la construction d’une tour de Babel religieuse, politique ou économique. Le pluralisme des Eglises interdit à chacune de s’égaler à la totalité du Corps mystique du Christ. Si le désir d’unité des chrétiens, et plus généralement de l’humanité nous habite, il ne saurait conduire à l’enfermement dans une structure qui se définirait en quelque sorte comme la fin de l’histoire. Toutes les Eglises sont provisoires et n’ont de sens que comme éducatrices de l’homme à l’accueil de l’Evangile. Comme l’écrit le théologien dominicain Christian Duquoc dans son Essai d’ecclésiologie œcuménique intitulé : Des Eglises provisoires, « le provisoire qualifie le fait que les Eglises sont historiques et donc mortelles, il n’est pas un jugement péjoratif (…) Le provisoire désigne la condition de l’innovation, de la création continue, de la présence aux situations changeantes ; il s’oppose à l’entêtement dans la volonté d’arrêter l’instant, la mobilité des formes ou la mortalité des relations » (4).

      Le travail de Réforme est une veille nécessaire et permanente dans toutes les Eglises pour qu’elles gardent la distance avec les buts qu’elles prétendent servir au lieu de s’égaler à ces buts et de les coloniser.

       (1) Pape FRANCOIS : Discours du 31 mars 2017 aux participants d’un colloque sur Martin Luther organisé par le Comité pontifical des sciences historiques.

       (2) Pierre PIERRARD (1920-2005) : Anthologie de l’humanisme laïque de Jules Michelet à Léon    Blum, éditions Albin Michel, 2000, page 12. Pierre Pierrard était un historien spécialisé dans  les relations des Eglises avec la modernité. Il a été président de l’Amitié Judéo-Chrétienne de  France de 1985 à 1999.

       (3) Evangile de Matthieu : 3, 9-10.

       (4) Christian DUQUOC (1926-2008): Des Eglises provisoires. Essai d’ecclésiologie œcuménique, éditions du Cerf,  1985, page 99.

Le mal absolu arrive quand on élimine toute imprévisibilité (Hannah Arendt).

Chronique de Bernard Ginisty du 11 octobre 2017

 

           Il y a un an, on pouvait lire sur le site du journal Libération une tribune qui fit grand bruit intitulée : « Puisque tout est fini, alors tout est permis » Elle était l’œuvre d’un collectif de personnes de moins de trente ans qui s’intitulait Catastrophe et commençait ainsi : « Nous avons grandi dans une impasse. (…) Enfants, nous avons pris connaissance du monde en même temps que de sa fin imminente: pas un jour sans qu’on entende à la radio des nouvelles de ces deux sœurs morbides, Mme Dette et Mme Crise, dont les ombres dans nos têtes enflaient sans cesse. Finiraient-elles par exploser? Non: c’est le chômage, le trou de la Sécu et son acolyte de la couche d’ozone qui s’en chargeaient (…).On nous inculquait ce schéma ternaire «prémoderne, moderne, postmoderne», grille de lecture ou tenaille qu’on nous présentait comme neutre quand, insidieusement, celle-là avait déjà décidé pour nous qu’il n’y avait plus rien à faire. On était déjà à l’épilogue du récit mondial de l’humanité. L’hypothèse communiste? Un délire de pyromanes. Mai 1968? Une bataille de boules de neige. L’idéal du progrès ? On avait vu Hiroshima. Les utopies avaient toutes été ridiculisées, la poésie rendue barbare après Auschwitz, les rêves, n’en parlons pas » (1).

           Notre monde connaît une croissance quantitative de richesses, d’informations mais aussi de fractures individuelles et sociales. On nous enseigne tous les jours le dogme de la croissance. Or, l’être humain est un être vivant et comme tel, croît, à un moment donné s’arrête de croître, jouit de sa maturité, vieillit, meurt et se transforme. L’idolâtrie moderne voudrait nous faire croire que la croissance est infinie. Quand, dans un organisme, il y a une croissance infinie, cela s’appelle un cancer. Je crois que le monde est aujourd’hui en grand danger parce que certaines de ses parties veulent une croissance à n’importe quel prix, ce qui dérègle l’ensemble. Notre planète est malade du cancer des riches et de l’anémie des pauvres.

           La question majeure de nos pays développés, c’est le chômage. Il ne s’agit pas d’une baisse de la richesse. Celle-ci a augmenté en France  depuis l’époque du plein emploi. Ce n’est donc pas un problème de pénurie, mais de redistribution de la richesse et du travail. Et par là une redéfinition de notre emploi du temps. Or, le sens de nos vie se lit à travers notre gestion du temps. La panique actuelle de nos pays développés c’est finalement : qu’est-ce qu’on va faire si on n’est pas toute la journée en train de travailler pour gagner de l’argent ? Mais à quoi cela sert-il de gagner de l’argent si l’on n’a pas le temps pour en jouir.

              Face aux religions du destin que sont les pensées uniques faisant de nous des  “désabusés et des cyniques” contre lesquelles s’insurgent les auteurs de la tribune de Libération, il nous faut redécouvrir la capacité d’accueillir l’imprévisible et l’inattendu. . Dans son livre sous-titré « Politique et spiritualité », Marion Muller Colard écrit :  “La conscience de l’imprévisibilité engendre à elle seule un rapport modeste au pouvoir. En outre, il s’agit de se souvenir de cette remarque d’Hannah Arendt à son ami Karl Jaspers : « Le mal s’est  avéré plus radical que prévu (…), le pire mal ou le mal absolu n’a plus rien à voir avec ces thèmes du péché que peuvent comprendre les hommes. Cela arrive quand on élimine toute imprévisibilité ». Je peux tout prévoir sauf les autres. L’ordre plus ou moins aléatoire dans lequel ils rentrent dans ma vie et la bouleversent. Etre capable d’amour commence par admettre l’imprévisible” (2).

(1)    Tribune publiée sur le site www.liberation.fr <http://www.liberation.fr>   le 22 septembre 2016 dont les auteurs sont présentés ainsi : « Ni désabusés ni cyniques, ils ont moins de 30 ans, ils sont une quinzaine à s’engager dans un mouvement qu’ils ont nommé «Catastrophe». Prêts à tout mais pas n’importe comment ».

(2)     Marion MULLER-COLARD : Le complexe d’Elie. Politique et spiritualité, éditions Labor et Fides, 2016, pages 127-128

 

La fraternité humaine fondatrice de droits.

Chronique de Bernard Ginisty du 4 octobre 2017.

               Toute une problématique, toujours actuelle, s’attache à opposer justice et charité. La charité serait cette sorte d’aide paternaliste qui ne toucherait en rien à l’ordre social et aux droits des personnes, tandis que la justice serait seule respectueuse des citoyens. Et il est vrai que les Eglises chrétiennes ont souvent succombé à la tentation de se réfugier dans une pseudo intériorité pour fuir les combats pour la justice comme le dénonce avec vigueur le Pape François : « La Parole de Dieu enseigne que, dans le frère, on trouve le prolongement permanent de l’Incarnation pour chacun d’entre nous (…) Les textes évangéliques expriment la priorité absolue de la sortie de soi vers le frère comme un des deux commandements principaux qui fondent toute norme morale et comme le signe le plus clair pour faire le discernement sur un chemin de croissance spirituelle en réponse au don absolument gratuit de Dieu (1).

                 Dans la tradition chrétienne, l’amour de l’autre, n’est pas ce supplément plus ou moins facultatif laissé à l’altruisme de l’homme, il est la radicalité ontologique de l’être humain. Etre dans la charité, c’est être dans le réel de l’homme qui ne se comprend pas d’abord comme un individu fermé sur soi, mais  dans une filiation et une fraternité premières. Et ce n’est qu’à partir de là que toute connaissance et  toute construction, notamment celle du droit, peuvent prendre sens. S’il est vrai que l’homme est à l’image de Dieu, il exerce sa faculté de création à partir de ce qui définit Dieu, c’est à dire la gratuité du don. Dans cette perspective, la fraternité vécue notamment avec les plus exclus, est fondatrice d’humanité, de pensée et de droit. Elle fait éclater tous les ordres et les enfermements meurtriers  comme l’exprime Emmanuel Levinas : « Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé – c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. Par cette sollicitation de mendiant ou d’apatride n’ayant pas où reposer sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui l’accueille – l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. (…) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers » (2).

        Au fronton des mairies françaises, après les mots égalité et liberté, il y a celui de fraternité.  Nous avons pensé qu’il s’agissait d’un vœu pieux. Or, les combats toujours nécessaires pour la liberté et  l’égalité, sans une fraternité concrète, deviennent stériles et mortels. Cette fraternité, comme le notait Charles Péguy  reste un préalable : « Par la fraternité, nous sommes tenus d’arracher à la misère nos frères les hommes; c’est un devoir préalable; au contraire, le devoir d’égalité est un devoir beaucoup moins pressant. (…)Pourvu qu’il y ait vraiment  une cité, c’est à dire pourvu qu’il n’y ait aucun homme  tenu en exil dans la misère économique, tenu dans l’exil économique ! » (3)

        Cela ne veut pas dire que cette charité serait propriété d’institutions, fussent-elles religieuses, qui prétendraient régenter l’ordre du politique. Elle est d’abord une expérience de l’être humain découvrant la grâce de la filiation et de la fraternité. Autrement dit, le travail spirituel de charité, au sens le plus fort du terme, assure la veille sur les droits de l’homme toujours en danger de se dénaturer. En 1941, en plein cœur du dernier conflit mondial, Pierre Teilhard de Chardin, voyait ainsi l’avenir de l’humanité : « La socialisation dont l’heure semble avoir sonné pour l’Humanité, ne signifie donc pas du tout, pour la Terre, la fin, mais bien plutôt le début de L’Ere de la Personne. Toute la question en ce moment critique est que la prise en masse des individualités s’opère non point (à la méthode « totalitaire ») dans quelque mécanisation fonctionnelle et forcée des énergies humaines, mais dans une « conspiration » animée d’amour. L’amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. Il faudra bien qu’on se décide un jour à reconnaître en lui l’énergie fondamentale de la Vie » (4).

(1)   Pape FRANCOIS : La joie de l’Evangile §179. Et il ajoute : « La contemplation qui se fait sans les autres est un mensonge » (§ 281).

(2)   Emmanuel LEVINAS : Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre Editions Grasset, Paris 1991, p.71.

(3)   Charles PÉGUY : De Jean Coste in Oeuvres complètes en prose    tome1 Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard  Paris 1993, p. 1033.

(4)   Pierre TEILHARD DE CHARDIN : La grande option écrit à Pékin en 1941 in L’avenir de l’homme, éditions du Seuil, 1960, page 75.

Mondialisation et identités religieuses.

Chronique de Bernard Ginisty du 27 septembre 2017

 Dans un ouvrage récent intitulé « Civilisation : comment nous sommes devenus américain » (1) l’écrivain et philosophe Régis Debray s’attache à démontrer que notre culture nationale comme celle de beaucoup de pays européens se transforme par l’influence croissante des paradigmes  de la civilisation états-uniennes. Son dernier livre, « Le nouveau pouvoir » prolonge cet essai et analyse l’événement politique de l’élection d’Emmanuel Macron comme une illustration de sa thèse au plan de la culture religieuse (2).  Dans un débat avec le philosophe protestant Olivier Abel, ami de Paul Ricoeur, portant sur « la synchronisation de la mondialisation avec la culture protestante américaine » Régis Debray précise son analyse : « Parce que le nouvel état de lieux qui règne dans notre pays, marqué par l’individualisme, c’est à dire la « désintermédiation », le contournement des institutions par l’accès à l’information, rencontre le rapport direct entretenu par les protestants avec la divinité. Par ailleurs, la culture de l’émotion s’accorde assez bien avec le protestantisme évangélique » (3)

Olivier Abel reconnaît une grande part de vérité dans ce point de vue : « Il est vrai que le néoprotestantisme est le seul qui coche toutes les cases de la postmodernité : le marché, la pluralité, l’immédiateté sans transmission hiérarchique, la primauté du son, la place des femmes et celle faite aux rescapés. C’est une religion « portative » légère, qui correspond à l’augmentation mondiale des populations déplacées, déracinées et précaires ». Mais, écrit-il, « il y a d’autres aspects que je combats, notamment un rapport antiherméneutique et fondamentaliste aux Écritures qui est très dangereux et que l’on retrouve dans l’islamisme. Comme les canaux de la transmission ont été brisés par «l’immédiateté de la « com. » (…) le risque est que ces textes soient considérés comme un témoignage immédiat, qui permet de « faire l’expérience » de Dieu, alors que pour les protestants européens classiques, Dieu est justement ce dont on ne fait pas l’expérience. Il est radicalement transcendant, sinon absent. (…) Le style religieux du néoprotestantisme américain me gêne et m’inquiète » (4).

Régis Debray affirme que les deux religions montantes mondiales sont l’islam et le néoprotestantisme, compris comme courant protestant évangélique. Dans ce contexte, Olivier Abel marque  sa différence en plaidant pour ce qu’il appelle des « identités feuilletées » : « L’évangélisation, c’est souvent l’idée que, au bout de toutes les conversions possibles, il n’y aura plus qu’une seule religion qui sera la religion évangélique. C’est un postulat que l’on retrouve dans l’islam, dans le catholicisme et d’autres traditions. C’est cet imaginaire de l’unification religieuse que je trouve dangereux. Je pense au contraire que l’on peut être religieusement mixte. On peut être catholique et protestant par exemple, ou même protestant et musulman. Culturellement, cela existe de plus en plus, et même en termes de « foi » ; mais l’optique fondamentale des protestants évangéliques ne laisse aucune place pour ces identités feuilletées » (5).

(1)  Régis DEBRAY : Civilisation : comment nous sommes devenus américains, éditions Gallimard 2017.

(2)  Régis DEBRAY : Le nouveau pouvoir, éditions du Cerf, 2017

(3)  Régis DEBRAY « Aujourd’hui, sur le plan géopolitique et culturel, deux religions dominent : l’islam d’un côté et les protestantismes (à dominante américaine) de l’autre. Pour faire face, pour s’adapter à l’état des lieux, l’Eglise catholique se « protestantise » à toute vitesse. La décentralisation à laquelle François est en train de procéder en donne un extraordinaire aperçu ». In Notre pays est-il gagné par la culture protestante ? Entretien croisé avec Régis DEBRAY et Olivier ABEL, Réforme du 21 septembre 2017, page 4.

(4)  Olivier ABEL : L’analyse de Debray est un avertissement utile » Entretien dans le journal Le Monde du 30 août 2017, page 21. Olivier Abel poursuit « Debray a raison de dire qu’un train peut en cacher un autre. L’Afrique qui vient sera une Afrique massivement néoprotestante. Kinshasa, qui est la plus grande ville francophone du monde, plus grande que Paris, est à majorité protestante. Les Français n’imaginent pas la bombe  démographique néoprotestante qui leur arrive ».

(5)  Olivier ABEL : Id.

« Quand un homme ou une femme n’est pas en chemin, c’est une momie » (Pape François)

Chronique de Bernard Ginisty du 20 septembre 2013

 Le grand mystique médiéval, Maître Eckhart, évoquant le nom de Père que les chrétiens donnent à Dieu, écrivait ceci: « Qui dit Père, ne dit pas ressemblance, mais naissance ». Et il ajoutait qu’on ne peut comprendre Dieu qu’à travers l’expérience d’une naissance et dans la fidélité à l’étonnement d’exister. Et cet étonnement, que d’aucuns qualifient d’absurde, le croyant le vit comme la trace d’une grâce. Dès lors, l’attention à l’autre, et d’abord à l’étranger, à laquelle ne cesse d’inviter la Bible, traduit dans la vie concrète la  conscience d’une continuelle naissance.  Le don premier d’exister qui m’a été fait « sans pourquoi », me rend solidaire de tout homme, et d’abord du plus exclu. C’est la conscience d’être toujours en route qui ouvre à la fraternité universelle des pérégrinants.

Dans un passionnant dialogue avec Dominique Wolton, le Pape François, rappelle ces fondamentaux, souvent avec humour, car, pour lui « le sens de l’humour est ce qui, sur le plan humain, s’approche le plus de la grâce divine » (1). Interrogé sur les faiblesses de l’Eglise catholique, il répond ceci : « Les voici, les deux faiblesses graves : le cléricalisme et la rigidité (…) Si tu es un pasteur, c’est pour servir les gens. Pas pour te regarder dans le miroir. La vraie richesse, ce sont les faibles, les petits, les pauvres, les malades, les prostituées qui se laissent toucher par Jésus » (2). Ce qui le conduit à prendre ses distances avec ceux qu’il appelle des « pasteurs amidonnés » (3).

Pour François, « les péchés les plus graves sont ceux qui ont beaucoup d’angélisme. Les autres ont peu d’angélisme et beaucoup d’humanité. J’aime utiliser le mot « angélicalité », parce que le pire des péchés, c’est l’orgueil. Celui des anges » (4). Cela le conduit à dénoncer le cancer du fondamentalisme qui dit-il, n’est pas nouveau : « C’est le même problème qu’au temps de Jésus (…) Les docteurs de l’Eglise de ce temps-là étaient fermés. Fondamentalistes. C’est le combat que je mène aujourd’hui avec l’exhortation Amoris Laetitia. Parce que certains  disent encore : « ça, on peut, çà, on ne peut pas » Jésus ne respectait pas les habitudes qui étaient devenues des commandements. (…) Est-ce Jésus qui ne respectait pas la loi, ou bien la loi des autres qui n’était pas dans le vrai ? Elle était dégénérée, oui. Par le fondamentalisme. Et Jésus-Christ a répondu en prenant une direction inverse (5).

C’est la rencontre de l’autre, et d’abord du plus exclu qui, aux yeux de François constitue le cœur de la voie de l’Evangile. Il faut vivre les différences, non pas dans la recherche d’une synthèse commune, mais  par « un cheminement commun, un aller-ensemble » (6) dans une espérance commune. « Notre théologie, écrit-il, est une théologie de migrants. Parce que nous le sommes tous depuis l’appel d’Abraham (…) La dignité humaine implique nécessairement « d’être en chemin ». Quand un homme ou une femme n’est pas en chemin, c’est une momie. C’est une pièce de musée. La personne n’est pas vivante. Ce n’est pas seulement « être » en chemin, mais « faire » le chemin » (7) On ne s’étonnera pas alors de voir ce pape évoquer, comme « grand chrétien »  le poète Charles Péguy, pèlerin de Chartres resté aux portes de l’institution catholique : « Péguy est celui qui a bien compris le rôle de l’espérance dans le christianisme. Il était plus chrétien que moi ! » (7).

(1)                  Pape FRANCOIS Rencontres avec Dominique WOLTON : Politique et société,  éditions de l’Observatoire 2017, page 62.

(2)                  Id. pages 61-62.

(3)                  Id. page 226

(4)                  Id. pages 143-144

(5)                  Id. page 139. Amoris laetitia (« La joie de l’amour ») est une exhortation apostolique publiée le 8 avril 2016 portant sur l’amour dans la famille, suite aux synodes sur la famille. Ce document qui cherche à donner une nouvelle approche pastorale pour la famille a suscité de vives polémiques au sein de certains milieux de la hiérarchie catholique.

(6)                  Id. page 33

(7)                  Id. pages 26-27

(8)                  Id. page 111

La gratuité fondatrice

Chronique de Bernard Ginisty du 13 septembre 2017

           Dans la  lettre à l’une de correspondantes, le poète  Rainer Maria Rilke écrivait ceci : « ma production littéraire provient de l’admiration la plus immédiate de la vie, d’un étonnement quotidien, inépuisable devant elle » (1). Socrate disait déjà que la philosophie naissait de « l’étonnement », c’est-à-dire qu’elle est le contraire d’une attitude blasée. L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil.  Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs.

           La monétarisation généralisée de nos sociétés conduit à gérer nos vies comme une marchandise. Principe de précaution, assurances en tout genre, judiciarisation croissante de la vie collective : tout nous pousse à ne rien risquer, mais à tout compter. La gratuité infinie de la vie et le risque de la générosité deviennent hétérodoxes dans ces comptabilités rationnelles que seraient devenues nos vies. Parfois même, une certaine éducation religieuse a encouragé des comptabilités de mérites ou de sacrifices jusqu’à faire de la vie spirituelle une variété de maquignonnage !

           Accueillir cette gratuité fondatrice au milieu des foires aux marchandises et des foires d’empoigne qui occupent les medias, c’est reconnaître que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que  nos institutions ne sombrent dans la sclérose et nos relations dans l’insignifiance. Nous avons tous à être « original », c’est-à-dire à nous tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître, nous tentons le plus souvent de le conjurer à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement, nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.

           Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin.  La hiérarchie évangélique exprimée par Le Magnificat affirme que le plus humble geste de gratuité et de don est un commencement de l’humain irréductible à nos savoirs, nos ordres ou nos sarcasmes.

           Le philosophe suisse, handicapé de naissance, Alexandre Jollien, nous indique le chemin de ce qu’il appelle « le sacré  métier d’homme » : « Je dois me battre contre l’esprit de pesanteur. Cette gangrène intérieure voudrait suivre des modèles,  se cramponner aux fausses certitudes, prétendre tout maîtriser pour éviter la crainte qu’inspire cet éternel combat. Sacré métier d’homme, je dois être capable de combattre joyeusement sans jamais perdre de vue ma vulnérabilité ni l’extrême précarité de ma condition. Je dois inventer chacun de mes pas et, fort de ma faiblesse, tout mettre en œuvre pour trouver les ressources d’une lutte qui, je le pressens bien, me dépasse sans toutefois m’anéantir. (…) Le métier d’homme, sujet grave, austère parfois, réclame donc un engagement constant, une légèreté qui veut jeter un regard neuf sur le monde » (2).

(1)   Rainer Maria RILKE (1875-1926) : Correspondance, éditions du Seuil, 1976, page 469

(2)   Alexandre JOLLIEN : Le métier d’homme, éditions du Seuil, 2002, pages 90-91

Sommes-nous entrés dans l’âge de la « fatigue de la démocratie » ?

Chronique de Bernard Ginisty du 6 septembre 2017

 « Nous sommes aujourd’hui les témoins d’une frénésie universelle de peur et d’aversion, car la révolution démocratique s’est diffusée  jusqu’aux endroits les plus reculés de la planète. Cette rage égalitaire se combine à une poursuite générale de la prospérité – une quête administrée par l’économie consumériste globale, qui en a fait son mandat – pour aviver au maximum les tensions et contradictions affligeant au plus intime les existences individuelles. Du coup, ces tensions et contradictions se voient comme précipitées dans la sphère publique ; (…) La modernité est aujourd’hui partout vécue  comme expérience du chaos, ce qui ne peut qu’intensifier cette passion triste qu’est le ressentiment. (…) Le ressentiment qui était une maladie européenne ou américaine, s’est transformée en une épidémie globale » (1).  

Ce sombre diagnostic de la situation mondiale est porté par le journaliste et écrivain indien Pankaj Mishra dans un ouvrage collectif portant le titre L’âge de la régression. Pourquoi nous vivons un tournant historique. Ce livre regroupe les analyses de quinze intellectuels de renommée internationale et vient de paraître simultanément en treize langues. L’éditeur allemand, coordonateur de l’ouvrage précise son projet : il s’agit de faire face à plusieurs événements survenus depuis l’automne 2015 dont, entre autres, l’évolution du conflit syrien, le vote en faveur du Brexit, l’attentat de Nice, les succès électoraux en Europe des partis nationalistes, la répression politique en Turquie, le nationalisme agressif de Vladimir Poutine, l’élection de Donald Trump à la Maison Blanche. Tout ceci conduit à s’interroger sur ce que l’un des auteurs appelle « une fatigue de la démocratie » : « La grande question que pose notre époque consiste à savoir si nous assistons, oui ou non, à un rejet à l’échelle mondiale de la démocratie libérale et à son remplacement par une forme ou une autre d’autoritarisme politique » (2).

Le journaliste britannique Paul Mason compare la situation de l’Occident à celle qui se produisit en Russie au cours de la Perestroïka. « A la fin des années 1980, sous Gorbatchev, de nombreux Russes firent l’expérience d’une « dépression » brutale, lorsqu’ils  réalisèrent que l’effondrement était imminent. Pourtant, jusqu’à ce qu’il survienne, la plupart d’entre eux se comportaient, parlaient et même pensaient comme si le système soviétique allait durer à jamais ; (…) Depuis la victoire de Trump, un effondrement similaire est envisageable en Occident, et il est envisageable que la globalisation, les valeurs sociales libérales, les droits de l’homme et l’Etat de droit connaissent un sort semblable » (3).  

Face à cette situation, Bruno Latour, professeur à Sciences Po Paris, voit dans l’Europe une chance d’apprendre à habiter autrement le monde qu’au gré du va et vient entre les opérations des multinationales et des marchés financiers, et les pulsions fondamentalistes et nationalistes. Pour lui, un des événements historiques le plus important c’est l’accord à la fin de la conférence sur le climat, la COP 21, le 12 décembre 2015 à Paris : « L’important, c’est que ce jour-là, tous les pays signataires, au milieu des applaudissements, ont compris qu’il n’existait pas de planète compatible avec leurs espoirs de développement et leurs plans de modernisations respectifs » (4). Pour Bruno Latour, c’est à l’Europe d’inventer un art de vivre : « Peter Sloterdijk a dit un jour que l’Europe était le club des nations qui avaient renoncé définitivement à l’empire. Laissons les Brexiteurs, les électeurs de Trump, les Turcs, les Chinois, les Russes s’adonner aux rêves de domination impériale. Nous savons que s’ils souhaitent encore régner sur un territoire au sens de la cartographie, ils n’ont pas plus de chance que nous de dominer cette Terre qui nous domine aujourd’hui au même titre qu’eux. Le défi à relever est donc taillé pour l’Europe (…) L’Histoire appartient à ceux qui seront capables d’atterrir les premiers sur une terre habitable – à moins que les autres, les rêveurs de la Realpolitik à l’ancienne, l’aient fait disparaître pour de bon » (5).

 

(1) Pankaj MISHRA : La politique à l’heure du ressentiment. Le sombre héritage des Lumières, in       ouvrage collectif : L’âge de la régression, éditions Premier Parallèle, 2017, pages 163-164.  Ce livre       publié sous la direction de Heinrich GEILSELBERGER réunit les contributions de Arjun       APPADURAI, Zygmunt BAUMAN, Nancy FRASER, Eva ILLOUZ, Ivan KRASTEV, Bruno      LATOUR, Paul MASON, Pankaj MISHRA, Robert MISIK, Oliver NACHTWEY, Donatella della      PORTA, César RENDUELES, Wolfgang STREECK, David VAN REYBROUCKJ, Slavoj ZIZEK.

 (2) Arjun APPADURAI : Une fatigue de la démocratie, id. page 17.

 (3) Paul MASON : Surmonter la peur de la liberté, id. page 149.

 (4) Bruno LATOUR : L’Europe refuge, id. page 117

 (5) Bruno LATOUR, id. pages 125-126.

     Evoquant l’élection de Donald Trump – soutenu par plus de 80% des chrétiens évangéliques blancs et la majorité des catholiques (cf. « Trump triomphe chez  les évangéliques blancs et remporte le vote catholique », site du journal La Croix, 9 novembre 2016  <www.la-croix.com>,) Kamel DAOUD, écrivain algérien d’expression française déclarait récemment ceci : « Nous nous sommes fait  une construction de l’Occident comme incarnant l’empire, la raison, la culture… Et voilà que l’Occident qui proclame avoir inventé la rationalité cède au petit diable, à la facilité du populisme, à des illusions, à de la magie ! Face aux agissements de Trump, nous avons l’impression de voir Kadhafi réincarné de l’autre côté de l’Atlantique.  Il y a là un retournement de sort incroyable. C’est pour cela  que croire que les démocraties chez vous sont stables et définitives, c’est vraiment vous bercer d’illusions ».         

    Propos recueillis par Marie Lemonnier in l’Obs, n°2728 du 16-22 février 2017 sous  le titre : Il   faut arracher aux islamistes le monopole de Dieu.

 

 

« Vacances » : apprentissage d’un nouvel art de vivre.

   Chronique de Bernard Ginisty du 5 juillet 2017

           Avec le mois de juillet commence le temps des vacances et des voyages d’été qui bousculent nos rythmes de vie trop souvent devenus des « rengaines » de vie ! Mais faut-il encore, à travers ces temps et ces espaces nouveaux, que le voyage soit autre chose que la consommation de produits, définis par des agences de tourisme, que l’on  s’approprie au moyen de  cameras de téléphones portables brandis comme des outils de conquête !  Tout vrai voyage expose à rencontrer de l’inédit, du neuf, du non prévu et peut donc amener à remettre en question nos conforts habituels.

            La « vacance » de notre quotidien peut être la chance d’une prise de conscience de tout ce qui nous éloigne de l’essentiel et notamment du règne de l’injonction à consommer au nom, entre autres, de la création de richesses et d’emplois. Pour cela, je ne saurais trop conseiller la lecture du petit ouvrage de Laetitia Vasseur et Samuel Sauvage intitulé : Du jetable au durable. En finir avec l’obsolescence programmée que les auteurs définissent ainsi « L’obsolescence programmée renvoie à l’ensemble des techniques qui visent à raccourcir la durée de vie d’un produit en vue d’en renouveler l’achat. En rendant nos objets quotidiens défaillants, elle est à la racine d’un gaspillage collectif qui nous concerne tous (…) Elle est la clef de voûte d’un modèle obsolète d’organisation économique » (1)

            L’ouvrage met en lumière les stratégies industrielles qui visent à provoquer cette obsolescence. Mais, plus fondamentalement, il analyse les comportements et les valeurs inconscientes qui les rendent possibles et acceptables. Et tout d’abord, ce « règne de la quantité » que dénonçait René Guénon (2) selon lequel « plus on possède, mieux on se porte » et qui conduit à ce que « la plupart de Français possèdent chez eux un trésor d’objets non utilisés, qui représenterait jusqu’à près de 2000 euros, laissés au placard, sur le balcon, au grenier ou à la cave » (3). Selon le sociologue Zygmunt Bauman, la consommation sert d’abord à être perpétuellement en mouvement et à lutter contre l’ennui (4). Nous sommes alors dans ce « cercle vicieux » que dénoncent les auteurs : « Nous passons plus de temps (à travailler) pour nous offrir des choses qui sont censées nous faire gagner du temps (libre). Autant dire, un cercle vicieux et même de plus en plus vicieux puisque les stratégies visant à limiter la durée de vie des produits impliquent que les objets durent moins longtemps, il faut donc consacrer d’autant plus de temps à gagner assez d’argent pour payer des choses rendues obsolètes rapidement » (5).

            C’est donc à un art de vivre nouveau que nous sommes conviés : « A l’heure où de nombreux auteurs critiquent l’accélération du temps dans notre société, notre combat contre l’accélération du taux de renouvellement des produits n’est-il pas un combat plus global pour une réhabilitation de la présence au temps, c’est-à-dire un art de vivre par la prise de conscience de soi, de la qualité de nos échanges avec les autres et les choses qui nous entourent ? » (6).  Quel meilleur programme de « vacances » !

(1) Laetitia VASSEUR, Samuel SAUVAGE : Du jetable au durable. En finir avec l’obsolescence programmée, éditions Gallimard, collection Alternatives, 2017, pages 9-10. Les                           deux auteurs on créé l’Association Halte à l’obsolescence programmée (HOP) qui « promeut un modèle de société fondé sur des modes de consommation et production sobres et responsables,                             propose des solutions aux décideurs publics et privés, fédère et communique sur les initiatives locales citoyennes, publiques et entrepreneuriales <www.halteobsolescence.org>.

(2) Cf. René GUENON (1886-1951) : Le Règne de la Quantité et les signes des Temps, 1945, Nouvelle édition, Gallimard,  2015.

(3) Laetitia VASSEUR, Samuel SAUVAGE,  op.cit. page 66.

(4) Cf. Zygmunt BAUMAN : L’Ethique a-t-elle une chance dans un monde de consommateurs, éditions Climats, 2009.

(5)  Laetitia VASSEUR, Samuel SAUVAGE op.cit. page 72.

(6)   Id. page 147.  

 

Utopie et Expertise dans le champ politique.

Chronique de Bernard Ginisty du 21 juin 2017

La proximité affichée par le nouveau président de la République avec la pensée de Paul Ricoeur a redonné à son œuvre  une actualité certaine. La parution récente d’un ouvrage regroupant douze entretiens et dialogues  réalisés entre 1981 et 2003 témoignent, à l’heure de la mort annoncée des utopies et du triomphe de l’économisme, de l’effort du philosophe pour construire une pensée politique (1). Dans la préface de l’ouvrage, Michaël Foessel donne une des lignes de force de ces échanges :

« La responsabilité de l’intellectuel consiste à réintroduire du conflit. Ce maître mot ricoeurien signe l’apport du philosophe à une critique du technicisme et de l’économisme. Derrière le rendement des machines et les logiques apparemment anonymes de la croissance, on trouve des décisions prises dans un contexte conflictuel qui a été refoulé » (2).

Parmi les textes publiés figure un dialogue de Paul Ricoeur avec Michel Rocard intitulé Justice et Marché (3). Pour le philosophe, « La double critique des sociétés totalitaires et de l’Etat-providence doit être poursuivie autant qu’il faudra, mais elle est derrière nous d’une certaine manière. Ce qu’il faut commencer par contre aujourd’hui et sans tarder, c’est la critique du système capitaliste qui identifie la totalité des biens à des biens marchands. S’il est vrai qu’il n’y a pas d’alternative à la démocratie, il est urgent de ne pas se contenter d’une opposition entre un discours moral et une logique économique livrée à elle-même, le premier intervenant comme contrepoint du second » (4).

Michel Rocard, alors Premier ministre, reprend à son compte cette analyse : « La mort annoncée des idéologies me semble être une des nombreuses illustrations du refus de penser qui encombre hélas, trop souvent, la sphère intellectuelle. Sont mortes les idéologies totalitaires qui ont fait preuve de leur totale faillite. Mais elles ont été aussitôt remplacées par une idéologie libérale resplendissante, qui nous régit partout, qui est absolument dominante. Il n’y a pas du tout mort des idéologies. Il y a faiblesse momentanée des idéologies de mouvement » (5).

Face cette difficulté de penser,  les hommes politiques invoquent le plus souvent des « experts ». Contre cette abdication, Paul Ricoeur met en lumière le rôle fondamental de la discussion publique pour contrer cette confiscation du sens général du vivre ensemble au nom des expertises : « Il ne s’agit pas de nier l’existence de domaines où des compétences juridiques, financières ou socio-économiques très spécialisées sont nécessaires pour saisir les problèmes. Mais il s’agit de rappeler aussi, très fermement, que, sur les choix des enjeux globaux, les experts n’en savent pas plus que chacun d’entre nous. Il faut retrouver la simplicité des choix derrière ces faux mystères. (…) La tâche d’un éducateur politique est aussi de remettre constamment dans le courant de la discussion publique ce qui est monopolisé abusivement par les spécialistes » (6).

On comprend alors pourquoi Paul Ricoeur met au cœur de sa pensée éthique et politique, ce qu’il appelle « la notion de capacité » : « C’est dans la capacité d’être Homme que réside le caractère respectable. (…) Nous sommes dans une société dans laquelle on mesure les gens à leur performance, et non pas à leurs capacités, dont certaines sont empêchées par la société, par la vie, par la maladie. J’essaie de rejoindre ce que j’appelle l’homme capable, derrière l’homme inefficace, derrière l’homme impuissant » (7).

(1)    Paul RICOEUR : Philosophie, éthique et politique. Entretiens et dialogues, éditions du Seuil 2017.

(2)     Id. page 10

(3)     Texte issu d’un projet d’ouvrage commun qui ce serait appelé Le Philosophe et le politique, ce dialogue entre Paul Ricoeur et Michel  Rocard s’est réduit, faute de temps et de disponibilité de Michel                             Rocard, alors premier ministre, à un article publié dans la revue Esprit de janvier 1991

(4)    Id. page 98

(5)    Id. page 117

(6)    Paul RICOEUR : La Cité est fondamentalement périssable. Sa survie dépend de nous. Entretien avec Roger-Pol Droit, octobre 1991, Id. page 72.

(7)    Paul RICOEUR : L’éthique entre le mal et le pire. Dialogue avec le Pr. Yves PELICIER, psychiatre, 1994, Id. page 187.

 

 La politique à l’heure de la « société civile ».

 Chronique de Bernard Ginisty du 14 juin 2017

 La fin du XXe siècle a vu s’effondrer les dogmes dont s’enchantaient les élites dirigeantes pour gouverner le monde. L’histoire retiendra probablement que cette époque fut « monomaniaque ». Elle a subi les fondamentalismes contraires, celui de la toute puissance de l’Etat au nom de l’égalité, celui du totalitarisme du Marché au nom de la liberté. La chute du mur de Berlin, les dysfonctionnements croissants de la société mondiale, l’accroissement  de l’écart entre riches et pauvres témoignent de la vanité de ces dogmes qui font fi de la complexité des sociétés humaines.

 Face à ces échecs, les décideurs en appellent de plus en plus à la « société civile », concept qui, trop souvent, relève plus de l’incantation verbale que d’une nouvelle analyse du fonctionnement sociétal. « La notion de «société civile», écrit Frantz Durupt dans le journal Libération, est ambiguë, suffisamment pour que, aussi bien chez Macron que chez Mélenchon, on s’en revendique sans avoir exactement la même chose en tête. «C’est un terme à géométrie variable, de sorte que sa définition dépend du locuteur, du moment et du lieu», relève Gautier Pirotte, dans son ouvrage sur la Notion de société civile » (1).

Nicanor Perlas, économiste philippin engagé dans des programmes de développement de son pays, a publié un ouvrage majeur pour clarifier ce concept. Alors que les systèmes politiques et économiques sont des constructions qui vivent de la concurrence, pour lui, « la société civile est fondamentalement auto-organisatrice et essentiellement coopérative, comme tout système vivant en bonne santé ». Sa sphère est celle des valeurs, de la culture et de la spiritualité, elle ne sépare pas la transformation de la société du travail sur soi. Pour Nicanor Perlas, « la bataille de Seattle », en 1999, contre l’Organisation Mondiale du Commerce vit « la société civile du monde entier recadrer tout le débat sur la mondialisation, en posant la question des valeurs et du sens et en se démarquant du discours élitaire dominant qui croyait asseoir sa légitimité en rationalisant un désir de pouvoir sans borne et une avidité immodérée pour l’argent. Par cet acte de défi qui couronnait des années de résistance, la société civile du monde entier marquait solennellement l’entrée dans un monde tripolaire et la naissance d’une nouvelle histoire » (3).

La société civile ne saurait donc se réduire à des populations sur lesquelles se « pencheraient » des élites plus ou moins bienveillantes ou à un vivier pour recruter des adeptes. Nicanor Perlas renverse ce rapport entre la société civile et les dirigeants. Celle-ci lui apparaît comme le creuset où peuvent s’inventer de nouvelles pratiques économiques et sociétales : « La société civile est actuellement ce pouvoir qui pousse les forces dominantes de la société à réaliser l’équivalent d’un « rite de passage ». Les pouvoirs dominants doivent être rendus humbles. De cette humilité, (…) de nouvelles possibilités éclosent pour la société. Ainsi, la société civile devient le lieu de l’« initiation » de la prochaine génération de dirigeants de la société au sens large – des dirigeants qui tiendront mieux compte des besoins réels de tous les citoyens » (4).

L’avenir nous dira si les bouleversements électoraux que nous connaissons actuellement permettront cette indispensable « initiation » de la classe politique française.

(1)     Frantz DURUPT : Société civile, modernité ou poudre de perlimpinpin ?  Site du journal Libération du 19 mai 2017 www.liberation.fr <http://www.liberation.fr> . Gautier Pirotte, professeur à l’université de Liège  a publié: La Notion de société civile, éditions La Découverte, 2008.

(2)     La « bataille de Seattle » désigne une des premières manifestations altermondialistes d’envergure qui a pris corps les 29 et 30 novembre 1999 à Seattle, à l’occasion d’un sommet de l’Organisation Mondiale du Commerce

(3)     Nicanor PERLAS : La société civile : le 3e pouvoir. Changer la face de la mondialisation, Editions Yves Michel 2003, pages 32-33.

(4)      Nicanor PERLAS : Id. page 184.

Vivre la « grâce de la crise »pour échapper à la décadence.

Chronique de Bernard Ginisty du 7 juin 2017

       Dans son dernier ouvrage intitulé Brève apologie pour un moment catholique, le philosophe Jean-Luc Marion affirme «  Il se pourrait que, contre toute attente et toutes les prédictions des sages, des experts et des élites supposées, nous allions au devant d’un extraordinaire moment catholique de la société française » (1). Une telle proclamation peut susciter de légitimes interrogations sur les dangers d’un néo cléricalisme.  Or ce n’est pas le propos de l’auteur : « Que signifierait pour l’Eglise de réussir ? Etablir un royaume chrétien sur terre, (…) Intégrer dans une « symphonie » l’ordre spirituel et l’ordre naturel ? Il suffit de formuler ces mots pour en voir l’inadéquation théologique manifeste, pour devoir y dénoncer des idoles et des blasphèmes. D’ailleurs le Christ lui-même ne parvint pas à réussir en ce sens ; il n’y parvint pas parce qu’il ne le voulut jamais ; bien plus, il dénonçait ce trop humain et ce trop politique « rétablissement du royaume d’Israël » (Actes 1,6) comme la tentation et le contresens les plus contraires à la proclamation que « le Royaume de Dieu est tout proche » (2).

       Jean-Luc Marion analyse la situation actuelle de nos sociétés occidentales comme celle d’une décadence et non pas d’une crise. « Nous ne vivons pas en France, en Europe, une crise, mais nous endurons notre impuissance à rentrer en crise – à en sortir au prix d’une décision. (…) Il n’y a plus de crise depuis quarante ans, si crise signifie le moment où il devient possible, et donc nécessaire, de sortir par une décision inaugurale de l’impuissance vitrifiée et du conflit sans issue. Nous ne roulons même pas à l’abîme, nous étouffons d’une décadence immobile ». Or, poursuit, Marion, « l’Eglise se trouve bénéficier encore et toujours de la grâce de rencontrer une « véritable crise » (…) non pas d’une crise apparente, telle que l’envisage le monde, telle qu’elle ne conduit qu’à l’éternel retour répétitif du pareil, mais d’une crise où nous pouvons nous décider, (…) où il dépend que de nous de répondre à la vocation de fils du Père dans la vie de l’Esprit » (3).

       Une Eglise chrétienne reste vivante et évite la décadence par  sa capacité de traverser des crises comme des invitations permanentes à se réformer. A l’heure où les fondamentalismes religieux menacent les sociétés, la laïcité qui pose en principe la séparation entre le pouvoir politique et le pouvoir religieux devient une des conditions majeures du vivre ensemble. Or, note Marion, c’est dans les pays de culture judéo-chrétienne que cette séparation a été affirmée.  C’est pourquoi il qualifie d’apostasie « la tentation  de s’ériger en église nationale, de se fonder sur un pouvoir politique particulier et non plus sur la promesse universelle (catholique) de Dieu, bref de se dresser contre la séparation des pouvoirs » (4).

       Attribuer au catholicisme une fonction de pédagogie de l’art de vivre la crise et la laïcité pour ouvrir la société française à l’universel peut paraître très optimiste.  Dans un débat avec Jean-Luc Marion publié dans l’OBS, Christine Pedotti, directrice de Témoignage Chrétien et cofondatrice de la Conférence des baptisé-e-s catholiques s’exprime ainsi : « Je suis dubitative sur ce «moment catholique » que vous discernez. Il me semble davantage appuyé sur une idée de ce que devrait ou pourrait être le catholicisme, que sur l’observation du réel. Je voudrais vous croire mais ce que je vois ne m’y engage pas. J’ai plutôt le triste sentiment que les catholiques français les plus affirmatifs – identitaires –  ne cherchent pas à être utiles ou à être “pour”, mais défendent un mode vie particulier, une civilisation contre une autre » (5).

(1)  Jean-Luc MARION : Brève apologie pour un moment catholique, éditions Grasset 2017, page 47. Jean-Luc Marion, professeur émérite à la Sorbonne est enseignant actuel  à l’Université de Chicago où il a succédé à Paul Ricoeur. Il  a été élu en 2008 à l’Académie Française au fauteuil du Cardinal Lustiger

(2)  Id. page 26

(3)  Id. pages 32-34

(4)  Id. page 60

(5) Id. page  « Mais où vont les catholiques ? ». Entretien croisé entre Jean-Luc MARION et Christine PEDOTTI publié dans l’hebdomadaire L’OBS du 1-7 juin 2017, page74.  

Invitation aux commencements

Chronique de Bernard Ginisty du 31 mai 2017

       Le 25 mai dernier, Mark Zuckerberg, créateur et PDG du réseau social en ligne Facebook qui compte plus d’un milliard d’utilisateurs actifs quotidiens,  a prononcé un discours à l’université d’Harvard à l’attention des diplômés de l’année (1). Dans son intervention, il définit ainsi la mission de sa génération : « Pour que notre société continue d’aller de l’avant, nous avons face à nous un défi générationnel : il ne s’agit pas simplement de créer de nouveaux emplois, mais de redonner du sens. Il ne suffit pas d’avoir votre propre raison d’être. Vous devez créer une raison d’être pour les autres ». Pour relever ce défi, Mark Zuckerberg indique trois chemins : identifier des engagements, créer des communautés, élargir nos horizons.

       Parmi les engagements les plus urgents, il cite entre autres la lutte contre le réchauffement climatique et la prévention des maladies :    « aujourd’hui, nous dépensons 50 fois plus pour traiter les personnes malades que pour chercher à prévenir les maladies. Cela n’a aucun sens ». Mais ce qui lui semble le plus fondamental, dans une société où chacun, à son niveau, sera confronté à la nécessité de créer et non simplement de répéter le passé, c’est de « définir un nouveau contrat social », car « si chacun n’a pas la possibilité de transformer une idée en entreprise historique, nous sommes tous perdants ». Ce qui le conduit à demander « d’explorer des idées comme le revenu universel afin de donner à chacun une sécurité permettant d’essayer de nouvelles choses » (2). Cette dernière idée, défendue lors des élections présidentielles par Benoît Hamon, méritait certainement plus que les sarcasmes faciles dont elle a le plus souvent fait les frais.

       Pour Mark Zuckerberg, l’essentiel consiste à promouvoir une articulation entre le local et le global, les communautés locales et la citoyenneté du monde. Pour lui, « le sens n’est pas nécessairement lié au travail. Une des façons dont nous pouvons créer du sens pour chacun est de créer une communauté, un sentiment d’appartenance ». Au moment où les communautés traditionnelles sont en crise, il affirme, à partir de son expérience, « je sais que nous pouvons rebâtir des communautés et en créer de nouvelles (…) C’est aussi mon histoire. Un étudiant dans une résidence universitaire qui connecte une communauté à la fois et qui continue jusqu’à ce qu’un jour nous connections le monde entier ».

       La surinformation, en temps prétendument « réel », sur l’ampleur des problèmes de notre planète, risque d’amener beaucoup d’entre nous au scepticisme et au découragement.  Face à cette tentation, le créateur d’un des plus importants réseaux sociaux mondiaux invite à s’investir d’abord au niveau local : « Le changement commence au niveau local. Même les changements mondiaux commencent à petite échelle, avec des personnes comme nous. Pour notre génération, la question de savoir s’il faut se connecter davantage et saisir nos opportunités majeures se résume à notre capacité à créer des communautés et un monde où chacun trouve sa raison d’être ».

       Aucune institution, aucun parti politique, aucune religion, aucun réseau social, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de risquer personnellement l’épreuve concrète des valeurs qui donnent du sens. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit à des impasses. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de boucs émissaires. Il est ce que nous allons commencer ensemble.

(1)   Mark Zuckerberg : Ensemble, redéfinissons l’égalité des chances, in journal Le Monde du 28-29 mai 2017, page 27.

(2)   Idem : « Nous savons tous qu’il ne suffit pas d’avoir une bonne idée ou de travailler dur pour réussir. La réussite est aussi liée à la chance. Si j’avais dû m’occuper de ma famille au lieu de consacrer mon temps libre au codage, si je n’avais pas su que tout irait bien pour moi si Facebook ne fonctionnait pas, je ne serais pas là aujourd’hui. Si nous sommes honnêtes, nous savons tous que nous avons eu de la chance. Chaque génération élargit la définition de l’égalité. Les générations précédentes se sont battues pour le droit de vote et les droits civiques. Elles ont dû créer le New Deal et la Great Society. C’est désormais notre tour de définir un nouveau contrat social pour notre génération ».

Le droit de chaque homme à dire le sens du vivre ensemble.

Chronique de Bernard Ginisty du 24 mai 2017

                   Dans une  tribune publiée au lendemain des élections présidentielles, François Soulage, Président du collectif Alerte qui regroupe 38 associations qui luttent contre l’exclusion, écrit ceci : « Nous vivons dans une France à plusieurs vitesses où les politiques à mettre en œuvre ne peuvent se résumer à des slogans simplistes. (…) Une politique de lutte contre les fragilités est encore à inventer. Il s’agit de savoir si nous avons encore assez de choses en commun à partager pour « vivre ensemble » et s’il existe une volonté pour aller dans ce sens » (1).

              Il n’y a pas de droits qui ne soient le fruit d’une volonté éthique et du respect de chaque être humain comme l’affirme le préambule de la déclaration universelle des droits de l’homme : « considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde  » (2)

              Dans cette perspective, la fraternité vécue notamment avec les plus exclus est fondatrice d’humanité, de pensée et de droit. Elle fait éclater tous les ordres et les enfermements meurtriers : « Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé – c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. Par cette sollicitation de mendiant ou d’apatride n’ayant pas où reposer sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui l’accueille – l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. (…) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers » (3).

            Les inégalités les plus profondes qui sont repartis à la hausse depuis 10 ans, note François Soulage « portent sur l’accès au pouvoir et au savoir. Aux inégalités matérielles s’ajoutent de plus en plus les inégalités culturelles. Or celles-ci sont très difficiles à combattre et nécessitent un travail de fond qui n’a pas commencé, ni dans les discours, ni dans les faits ». Dans ce combat, le mouvement ATD Quart-Monde est en première ligne. Son fondateur, Joseph Wresinski apostrophait ainsi ceux qui sont un peu trop pressés de « faire le bien  ». «Qu’est -ce qui nous a pris à toujours vouloir régler le monde ? Quelle puissance religieuse nous a-t-elle été donnée, quelle part de vérité nous a-t-elle été transmise, qui nous permettent de toujours tout décider ? De tout décider pour les autres, de savoir mieux que tout le monde ce que les autres désirent et la manière dont ils veulent l’obtenir. Quand aurons-nous enfin l’humilité de reconnaître que les décisions doivent venir d’en bas, doivent venir de ceux à qui nous sommes voués, à qui nous nous sommes donnés ? » (4).

          L’histoire montre la fécondité de ce que le philosophe tchèque Jan Patocka appelle « la solidarité des ébranlés « . Vaclav Havel, disciple de Patocka,  dissident ayant connu la prison avant de devenir Président de la République tchèque écrivait ceci : »Il s’agit d’un pouvoir qui ne réside pas dans la force de tel ou tel groupe politique particulier, mais avant tout de potentialités répandues à travers toute la société, y compris dans les structures du pouvoir politique en place. (…) C’est en quelque sorte une arme bactériologique grâce à laquelle, la situation étant mûre, un seul civil peut désarmer une division entière. Cette force donc, ne participant d’aucune manière à la course au pouvoir, agit dans cet espace obscur de l’existence humaine « (5).

          Le premier droit de l’homme, celui qui fonde tous les autres et rend possible une démocratie qui soit autre chose que la juxtaposition de manipulations médiatiques, c’est de  reconnaître chacun comme sujet porteur de sens dans l’espace public au lieu de le réduire à un objet de nos savoirs, à un client de nos bonnes œuvres ou à un militant de nos causes.  

(1) François SOULAGES : Quelle place pour les plus fragiles ? dans La Lettre de Témoignage Chrétien du 11 mai 2017.

(2) Déclaration universelle des droits de l’homme  Préambule, 1er paragraphe.

(3) Emmanuel LEVINAS : Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre Ed. Grasset, Paris 1991 p.71.

(4) Joseph WRESINSKI : Ecrits et Paroles. Aux volontaires Tome I Editions Saint Paul-Quart-Monde Paris 1992, p.533.

(5) Vaclav HAVEL : Essais politiques  Editions Calmann Lévy, Paris 1989, pages 89-90.

« La gymnastique compliquée à laquelle sont condamnés les détenteurs de pouvoir dans les démocraties d’aujourd’hui » (Marcel Gauchet).

Chronique de Bernard Ginisty du 17 mai 2017

         Dans la récente campagne pour les élections présidentielles, la laïcité est revenue au cœur du débat, au point que certains hommes politiques voudraient qu’elle soit ajoutée à notre devise républicaine. Si les menaces de l’islamisme radical expliquent cet intérêt, il s’agit plus fondamentalement d’une crise de l’art politique dans nos démocraties. C’est ce qu’analyse depuis de longues années le philosophe et historien Marcel Gauchet.

        En 1985, il publiait Le Désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion (1).  Il y montrait comment le christianisme était « la religion de la sortie de la religion, » et qu’il fallait nous habituer à vivre dans un monde désenchanté. En 1998, son ouvrage La religion dans la Démocratie. Parcours de la laïcité  va plus loin dans l’analyse des ruptures. En effet, le processus a continué avec l’écroulement des religions séculières qui ont prétendu, au cours du XXe siècle, se substituer aux discours des religions anciennes. Nous assistons à « l’épuisement des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante  » et sommes en train d’apprendre « la politique de l’homme sans le ciel, ni avec le ciel, ni à la place du ciel, ni contre le ciel  » (2). Face à cette affaissement ultime du collectif c’est « la déferlante individualiste « libérale qui submerge l’espace public. Mais comme l’homme ne peut vivre sans but collectif, le mot « sens » connaît une fortune nouvelle.

            Mais, fait nouveau dans l’histoire, « la légitimité a basculé de l’offre de sens à la demande sens  » (3). Il n’y a plus le « déjà là » des religions, des idéologies, des partis que l’on pouvait intégrer ou combattre. N’étant plus porteurs d’une légitimité « religieuse » laïque ou cléricale, les hommes politiques se livrent à « des efforts pathétiques » pour rejoindre les citoyens à travers sondages et techniques de communications. « Jamais  on ne s’est autant tracassé de l’opinion des peuples et cela sans que les dits peuples aient l’impression, pour finir, d’être entendus » (4). A ce stade ultime de l’écroulement des discours englobants collectifs, nous avons une société « qui se sait incomparablement dans son détail sans se comprendre dans son ensemble » (5).

          La pensée de Marcel Gauchet est une stimulante contribution à l’analyse du malaise actuel de nos sociétés occidentales. Elle nous place au cœur de la contradiction actuelle du pouvoir politique : »La puissance publique est plus que jamais vouée à la neutralité ; il est exclu par définition que s’incarne en elle quelque notion du bien ultime que ce soit. De l’autre côté, elle a besoin de référence à des fins qui ne peuvent venir que du dehors d’elle, tout en étant suffisamment intégrées dans la sphère officielle pour la sustenter  » (6). Ce que propose l’auteur, c’est un nouvel âge des rapports entre le politique et le religieux qu’il appelle la reconnaissance : « cette gymnastique compliquée à laquelle sont condamnés les détenteurs de pouvoir dans les démocraties d’aujourd’hui « (7).  Cette « gymnastique » concerne tous les citoyens à travers ce travail que Gauchet appelle « la double subjectivation » : « Devenir sujet pour un individu passe par la déprise de soi-même, qui permet de prendre en charge les règles constitutives du contrat social. (…) La politique, dans le cadre démocratique, n’est rien d’autre que cette dynamique qui fait communiquer l’individuel et le collectif » (8).

(1) Marcel GAUCHET : Le désenchantement du monde. Une histoire politique de la religion, éditions Gallimard, 1986

(2) Marcel GAUCHET : La religion dans la Démocratie. Parcours de la laïcité. Editions Gallimard, Paris 1998, p.65.

(3) Id. page 107

(4) Id. page 125

(5) Id. page 127

(6) Id. page 104

(7) Id. page 99

(8 Alain BADIOU et Marcel GAUCHET : Que faire ? Dialogue sur le communisme, le capitalisme et l’avenir de la démocratie, Philo éditions, 2014. Pages 146-147

Le philosophe et le nouveau président

 Chronique de Bernard Ginisty du 10 mai 2017

Le nouveau président de la République, Emmanuel Macron, revendique une relation particulière avec le philosophe Paul Ricoeur. Jean-Philippe Pierron,  spécialiste de l’œuvre de ce dernier, cite ce propos du nouvel élu : « C’est Ricoeur qui m’a poussé à faire de la politique parce ce que lui-même ne l’avait pas fait ». Il n’est pas inintéressant de voir comment des lignes de force de la pensée de Ricoeur se retrouvent dans la vision politique d’Emmanuel Macron.

A l’opposition binaire front contre front, Ricoeur substitue une dialectique qui ne soit pas « au service de la grande synthèse gouvernementale autoritaire »  parce que pour lui « la dialectique est toujours à synthèse ajournée, en raison de la complexité des situations et du tragique de l’histoire avec lesquels il faut composer. C’est pourquoi la politique demeure un processus, et non l’application de procédures » (1). L’art politique consiste alors d’avoir le courage d’affronter la complexité, au risque de décevoir les fonctionnaires des simplismes. Pour Ricoeur, il faut assumer «l’étrange paradoxe dans lequel les sociétés avancées se trouvent aujourd’hui enfermées : d’une part, c’est pour survivre que les nations modernes doivent entrer dans la compétition technologique ; mais, dans cette mesure même, elles se livrent à l’action dissolvante exercée par la technologie devenue souveraine sur le noyau éthico-politique de ces sociétés. L’homme des sociétés industrielles avancées, placé au carrefour de l’économique et du politique, souffre de la contradiction entre la logique de l’industrialisation et la vieille rationalité relevant de l’expérience politique des peuples. C’est pour fuir cette contradiction que tant de gens, jeunes et moins jeunes, refluent vers la vie privée, cherchant la survie dans la « privatisation » du bonheur » (2).

Ricoeur a commencé son œuvre philosophique en méditant sur le problème du mal et de la finitude humaine.  Il a conscience de la fragilité de la démocratie : « La démocratie étant le seul régime politique qui soit fondé sur le vide, je veux dire sur nous-mêmes et notre vouloir vivre, mon inquiétude est que la croyance publique ne la porte plus. Or c’est un système qui ne fonctionne que si les gens y croient. (…) Il repose sur la confiance. Et désormais, beaucoup trop de gens croient que la démocratie est solide, qu’elle fonctionne par une sorte d’inertie institutionnelle » (3). Pour revivifier cette démocratie, Ricoeur invite à fuir le consensus introuvable et plaide « pour une pratique du dissensus mise en œuvre par une éthique de la discussion » (4).  Pour cela, « il nous faut aller plus loin que les philosophes des Lumières : ne pas simplement  « tolérer », « supporter » la différence, mais admettre qu’il y a de la vérité en dehors de moi, que d’autres ont accès à un autre aspect de la vérité que moi. Accepter que ma propre symbolique n’épuise pas les ressources de symbolisation du fondamental » (5).

Si la plupart de ces intuitions se retrouvent chez Emmanuel Macron, il reste que l’on peut s’interroger sur l’hypertrophie donnée à l’économie qui serait la nouvelle science de l’action et l’impasse sur l’écologie comme question centrale pour notre avenir commun, au risque de «l’oubli que la politique est précisément, pour Ricoeur, une tension entre le souci de la réforme et l’exigence de la révolution » (6).

(1) Jean-Philippe PIERRON : Que dirait le philosophe Paul Ricoeur de son ancien  assistant éditorial Emmanuel Macron ? sur le site  <www.nonfiction.fr>  25/04/2017. Il est                        l’auteur de l’ouvrage : Paul Ricoeur : Philosopher à son école,  éditions Vrin, 2016.

 (2) Paul RICOEUR : Ethique et Politique, in Les cahiers du christianisme social n°5, 1985,  pages 58-70.

 (3) Paul RICOEUR : L’unique et le singulier Entretien avec Edmond Blattchen Alice  Editions, Bruxelles, 1999 p. 70.

 (4) Paul RICOEUR : Entretien avec François Ewald in Magazine littéraire n°390  septembre 2000, page 25.

 (5) Paul RICOEUR : Entretien avec Frédéric Lenoir publié dans L’Express du 23/07/1998.

 (6) Jean-Philippe PIERRON : op.cit.

Au-delà du spectacle médiatique, le travail démocratique

Chronique de Bernard Ginisty du 3 mai 2017

 La campagne électorale qui s’achève témoigne de l’usure des institutions de la 5ème République. L’élimination des représentants des deux partis de gouvernement au premier tour de scrutin, la suprématie du rapport conflictuel entre ouverture à l’Europe et à la mondialisation et retour à l’identitaire national sur le clivage traditionnel gauche et droite, la focalisation infantile sur la recherche d’un homme providentiel, la perspective d’une abstention et d’un vote blanc importants, tout cela annonce  la nécessité d’une mutation profonde des outils institutionnels pour un bon fonctionnement de nos démocraties.

Et cela passe par la critique  de la pensée binaire dans lesquelles s’enferme trop souvent la vie politique française. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique.  La pensée binaire divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu constitue une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain.

Dans une chronique publiée dans l’hebdomadaire protestant Réforme, Olivier Abel, philosophe spécialiste et ami de Paul Ricoeur s’interroge sur la proximité qu’il y aurait entre Emmanuel Macron et le philosophe Paul Ricoeur (1). Sa réflexion me paraît aller au-delà du choix de tel ou tel candidat.  A ses yeux, le point de plus grande proximité lui semble résider dans la fameuse formule souvent caricaturée d’Emmanuel Macron : « en même temps » : « Vouloir par exemple en même temps la libération du travail et la protection des plus précaires, cette manière d’introduire une tension soutenable entre deux énoncés apparemment incompatibles, est vraiment très ricoeurienne ».

Certes, cet « en même temps » a fait aussi les beaux jours des banquets républicains radicaux-socialistes et a conduit la République à l’incapacité d’affronter les crises majeures. Les exemples historiques d’une chambre des députés  radical-socialiste, abandonnant en 1940 tous ses pouvoirs au Maréchal Pétain, et  celui  du parlement de 1958, englué dans l’affaire algérienne, faisant appel à l’homme providentiel De Gaulle sont là pour en témoigner. Mais si cet « en même temps » est le fruit « d’une sagesse pratique cherchant sans cesse à intégrer la pensée des conséquences au sens de l’initiative », il est l’outil  d’un travail de refondation de notre vivre ensemble.

C’est par là que la pensée politique remettra en cause ce qu’Olivier Abel appelle, suite à Paul Ricoeur, « deux apothéoses » : celle du « travail » qui méconnaît « le besoin de parole, de faire cercle autour de toute question, de faire chœur pour s’émerveiller d’habiter ensemble le monde » et celle des « questions économiques qui semblent aujourd’hui, comme dans le marxisme de jadis, la sphère des sphères, la sphère « totale ».

Par delà les coups médiatiques et les manipulations en tout genre, nous avons tous à travailler pour accéder à une maturité démocratique que Jean-Vincent Holeindre, professeur à Science Po Paris défini ainsi : « L’incertitude et le goût de l’inachevé sont le prix à payer pour le mouvement et la liberté démocratique. D’où le sentiment que la crise, en démocratie, est un mal récurrent, voire permanent. « Rien n’échoue comme le succès », disait Gilbert Chesterton. Cet aphorisme s’applique bien à nos vieilles démocraties, qui ont triomphé mais souffrent de n’avoir jamais atteint leur but » (2).

(1)  Olivier ABEL : Macron et Ricoeur, in Réforme, 20 avril 2017, page 7

(2)  Jean-Vincent HOLEINDRE : Dynamiter ou dynamiser la démocratie ? Revue Sciences Humaines, mai 2009.

Christiane SINGER : « du bon usage des crises ».

Chronique de Bernard Ginisty du 26 avril 2017

       Il y a dix ans disparaissait Christiane Singer,  auteur d’une quinzaine  de romans et d’essais, passionnée par la quête de sens et les chemins  d’une authentique spiritualité (1). Dans une époque obsédée par le principe de précaution et les assurances pour qu’il « ne nous arrive rien », elle affirme que notre chance passe par « le bon usage des crises » : « J’ai gagné la certitude, en cours de route, que les catastrophes sont là pour nous éviter le pire. Le pire, c’est bel et bien d’avoir traversé la vie sans naufrages, d’être resté à la surface des choses, d’avoir dansé au bal des ombres,  d’avoir pataugé dans ce marécage des on-dit, des apparences, de n’avoir jamais été précipité dans une autre dimension. (…) La crise sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être » (2).

       Bien loin de se réduire  aux travaux pratiques d’une pensée dogmatique ou à un enfermement institutionnel, la vie spirituelle consiste à une attention quotidienne à l’imprévisibilité de la grâce : «  Cette fulgurance, cette surgie d’éternité, qui a lieu dans les circonstances les plus imprévisibles, bouleverse tout ce qui a précédé.  Que la volonté de s’en saisir et de la mettre sous le boisseau apparaisse aussitôt n’étonnera personne. C’est ainsi que se fonde toute religion. Se saisir de la grâce ! Oui, la voilà – voilà la Vérité détenue, prisonnière de l’institution ! Or la vérité, on s’en doute, s’est volatilisée depuis longtemps et s’en est allée agir ailleurs. Quand on demande «  Montre-moi la Vérité » à ceux qui la détiennent, on ne parvient pas à leur faire ouvrir leur poing serré. Depuis longtemps, ce qu’ils tiennent si fort dans leur main fermée est écrasé, mort…Il leur faut désormais dissimuler la triste vérité » (3).

       Dans les six derniers mois de sa vie, Christiane Singer  affronte le cancer qui devait l’emporter et tient un journal publié sous le titre : Derniers fragments d’un long voyage dans lequel elle écrit ceci : « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé à vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. C’est un immense espace de liberté. (…) On peut aussi monter en maladie vers un chemin d’initiation, à l’affût des fractures qu’elle opère dans tous les murs qui nous entourent, des brèches qu’elle ouvre vers l’infini. Elle devient alors l’une des plus hautes aventures de la vie. Si tant est que quelqu’un veuille me la disputer, je ne céderais pas ma place pour un empire » (4).

       On comprend alors la passion avec laquelle elle dénonce tout ce qui, dans le monde moderne constitue une atrophie de la Vie : « Notre « institution » idéologique moderne – socialement et économiquement programmée – commet une exaction : celle de surestimer la réalité aux dépens du Réel, d’amputer l’homme de sa puissance imaginale et de la fertilité de son esprit et de l’ensevelir sous le poids d’un trop de matière. Mon irritation est grande à voir les jeunes gens confondre la réalité socio-économique avec…la Vie, l’immense Vie, et projeter leur situation du moment sur l’avenir, cette plage infinie où aucune de trace de pas n’a jamais été repérée » (5).

(1)          Le journal La Croix des 22 et 23 avril 20017 lui a consacré une double page sous le titre : Christiane Singer, un feu qui brûle encore

(2)          Christiane SINGER (1943-2007): Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996, pages 41-42

(3)          Christiane SINGER : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, éditions Albin Michel, 2005, pages 118-120

(4)          Christiane SINGER : Derniers fragments d’un long voyage, éditions Albin Michel, 2007, page 28

(5)          Christiane SINGER : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, op.cit. pages 23-24

La lutte contre les inégalités est aussi un combat spirituel

Chronique de Bernard Ginisty du 19 avril 2017

       Dans une chronique intitulée « De l’inégalité en France » publiée dans le quotidien Le Monde, Thomas Piketty, professeur à l’école d’économie de Paris, dénonce « une légende tenace » selon laquelle « la France serait un pays profondément égalitaire, qui aurait échappé, comme par miracle, à l’explosion des inégalités observée partout ailleurs ». Si celle-ci est moins massive qu’aux Etats-Unis d’Amérique, Thomas Piketty rappelle qu’en France, entre 1983 et 2015, le revenu moyen  des 1% les plus aisés a progressé de 100%, et celui des 0,1% des plus aisés de 150 % contre à peine 25% pour le reste de la population. A ses yeux, la rupture avec ce qu’on a appelé les trente glorieuses est frappante : « Entre 1950 et 1983, les revenus progressaient de 4% par an pour l’immense majorité de la population, et ce sont au contraire les plus hauts revenus qui devaient se contenter d’une croissance d’à peine 1% par an ». En cette période de campagne pour les élections présidentielles, on ne peut qu’insister sur la conclusion de cette chronique : « Il est urgent d’en finir avec le déni inégalitaire français » (1).

       Il ne s’agit pas là d’une question purement  politique, elle atteint la dimension spirituelle de l’homme. C’est ce qu’affirme la théologienne Lytta Basset dans son dernier ouvrage où elle s’exprime longuement sur sa quête spirituelle : « Ma surprise a été de constater que l’écrasante majorité des passages bibliques mentionnant « chercher Dieu » sont liés à la quête de la justice ». Pour elle, ce propos du prophète Isaïe : « Vous avez beau multiplier les prières, Je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang (…) apprenez à bien agir, à rechercher la justice » (2), évoque un Dieu « qui a en horreur les bondieuseries censées dispenser de la pratique de la justice ». Face à tous ceux qui se désolent de la baisse de la « pratique » dans les Eglises, Lytta Basset s’insurge : « Les enquêtes sociologiques sur l’état de santé du christianisme m’agacent. C’est pour moi une distorsion du message biblique que d’appeler « pratiquants » exclusivement les personnes qui fréquentent les Eglises : le Vivant, lui, valorise par-dessus tout les pratiquants de la justice » (3).

       Comment ne pas évoquer ici ce magnifique texte d’Emmanuel Levinas : « La connaissance de Dieu consiste selon le verset 16 du chapitre 22 de Jérémie « à faire droit au pauvre et au malheureux ». Le Messie se définit, avant tout, par l’instauration de la paix et de la justice (…) Dire de Dieu qu’il est le Dieu des pauvres ou le Dieu de la justice, c’est se prononcer non pas sur ses attributs, mais sur son essence. D’où l’idée que les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple (…). C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter » (4).

(1)   Thomas PIKETTY : De l’inégalité en France dans le journal Le Monde du 16-17 avril 2017, page 24

(2)   ISAÏE : 1, 15

(3)   Lytta BASSET : La Source que je cherche, éditions Albin Michel, 2017, page 76

(4)   Emmanuel LEVINAS : La laïcité et la pensée d’Israël dans l’ouvrage : Les imprévus de l’histoire, Editions Fata Morgana, 1994,         pages 181-183.

Pâques, « l’heure de vous arracher au sommeil »

Romains 13, 11

Chronique de Bernard Ginisty du  12 avril 2017

        Dans son livre d’entretiens avec Anne Soupa, André Gouzes, l’animateur inspiré des liturgies pascales à l’Abbaye de Sylvanès déclarait ceci : « Ce que je trouve terrible chez mes frères chrétiens, c’est qu’ils font de la résurrection un événement ponctuel, alors qu’elle a lieu tous les jours, à chaque minute du jour et de la nuit. (…) Toute  notre vie est résurrectionnelle (…) Pour chacun et pour tous, cet amour qui tue la mort, qui fait fondre nos égoïsmes, est la source fraîche de notre capacité à nous supporter les uns les autres. Soyons témoin de la gratuité de la résurrection. (…) La résurrection m’emmène vers la part à venir de moi-même, celle que je ne connais pas encore » (1).

       Si la résurrection constitue le cœur de la foi chrétienne, elle déstabilise  les ordres qui prétendraient enclore la vie de l’homme. Elle est l’invitation faite à chaque être humain de renaître, ce que le Christ apprend à un maître en Israël tout étonné, Nicodème. L’histoire de Jésus ne se réduit pas à la pitoyable aventure d’un de ces innombrables candidats messie prospérant sur les malheurs et les espoirs du temps. Or, jusqu’au bout, ses disciples ont cru que ce leader leur offrirait  enfin les bonnes places ! Aussi quel désenchantement, surtout lorsqu’il leur annonce que s’il ne part pas, ils n’accéderont jamais à l’Esprit qui rend libre (2).

       Ce grand malentendu, qui mène Pierre, le futur premier pape, au reniement, et Judas, le gestionnaire, au suicide, ne cesse d’être la tentation permanente des Eglises. Au lieu de se définir comme rampes de lancement  pour les aventures de la fraternité universelle, elles se réduisent parfois à des institutions qui enferment dans des morales, des sécurités, dans un entre-nous dégoulinant de vertueuses certitudes. Le Passeur de Pâques nous réveille de ces endormissements. Il est celui qui dérange absolument  car il fait éclater les chrysalides qui voudraient épargner aux  papillons le risque de naître.

       Les matins de Pâques sont aussi fragiles que des jeunes pousses de printemps. Tout Jérusalem ne fait que parler de l’exécution de celui qui, un temps, avait apporté de l’espoir.  Et les voyageurs d’Emmaüs ruminent leur désillusion. Nous pouvons aussi passer notre vie à ressasser nos espoirs perdus et à gémir sur les malheurs du temps. Pâques nous invite au surgissement. Il n’a pas le fracas des triomphes des puissants, mais la vigueur entêtée de l’enfance. Des  femmes montrent le chemin des renaissances à ceux qui se sont bouclés dans leur Cénacle. Celui qu’elles voudraient encore définir comme le « gardien du jardin » de leur univers rétréci, les ouvre à la vie la plus grande: « ne me retiens pas… Pour toi va trouver des frères  ». (3).

       Quand le chorégraphe Maurice Béjart parvint à l’âge qu’avait son père, le philosophe Gaston Berger, lors de sa mort accidentelle, il publia un ouvrage où il mêle ses notes personnelles avec le journal intime de son père. Ce livre commence par ces mots qui me semblent définir avec bonheur une existence « pascale » : « Je n’en finis pas de commencer ma vie, quand je pense qu’il y en a qui n’attendent pas d’avoir  vingt ans pour commencer leur mort» (4).

(1)      André GOUZES, Anne SOUPA : L’Ange de la force au chevet de l’amour, éditions Bayard 2016, pages 128-131

(2)      « C’est votre avantage que je m’en aille; en effet si ne pars pas, l’Esprit ne viendra pas à vous » Evangile de Jean 16,7.

(3)      Evangile de Jean : 20, 15-17

(4)     Maurice BEJART (1927-2007), Gaston BERGER (1896-1960) : La mort subite. Journal intime,  éditions Librairie Séguier, 1990, page 15. Maurice Béjart cite cet extrait des carnets inédits de son père : « Je ne sais pas ce que sera mon âme après ma mort. Mais cela n’est pas plus indispensable à ma liberté que la connaissance de ce qu’il m’adviendra demain. Au contraire, cette ignorance est liée à ma liberté. Dans une lumière totale, il me semble difficile de croire que la volonté puisse être encore mauvaise. L’Orgueil de Satan ne se laisse pas concevoir – et pourtant mon hésitation devant l’abandon à Dieu n’est-elle pas un peu de la même nature ? Je voudrais tout savoir avant de me donner – cela revient à désirer être Dieu avant de m’offrir à Dieu. La foi n’exige pas la lumière, c’est pour cela qu’elle est libre. Mais    elle n’est pas absurde car elle enveloppe l’amour de la lumière. (7 mars 1957), page  173.

« Fécondité de la quête spirituelle : elle me met de plain-pied avec tout être humain » Lytta Basset.

Chronique de Bernard Ginisty du 5 avril 2017

   Dans son dernier ouvrage intitulé La Source que je cherche, la théologienne protestante Lytta Basset écrit ceci : « Jadis, le « non-hasard » a voulu que je mène de front une thèse de doctorat en théologie sur le mal subi et un travail psychanalytique décapant sur mon enfance. Plus j’avançais, plus me sautait aux yeux l’incohérence entre mon expérience de vie et l’enseignement traditionnel sur Dieu. J’ai revisité la Bible avec une exigence de cohérence que j’étais désormais incapable de renier » (1).

   Cette exigence va la conduire à se découvrir « compagne » de tous les chercheurs de ce qu’elle appelle La Source, c’est-à-dire de ceux qui, comme elle, sont assoiffés d’autre choses que d’eux-mêmes. « Ne s’étripe-t-on pas, encore et toujours, entre témoins qui, persuadés d’avoir trouvé « Dieu », ne Le cherchent plus ? En revanche, on s’enrichit d’autant plus des expériences spirituelles des autres qu’on demeure profondément des chercheurs » (2).

   Pour Lytta Basset, « finie la civilisation de l’affirmation, voici la civilisation de la question » car, pour elle « Quoi de plus rassembleur que la quête de la Source ? ». Ce sentiment de solidarité avec tous les êtres humains l’éloigne d’un discours soi-disant « spirituel » qui cultive la défiance à l’égard « du monde ». Entrer dans la fraternité avec des semblables en quête « d’autre choses qu’eux-mêmes » permet l’ouverture la plus grande à la réalité concrète du monde tel qu’il est et non comme nous le rêvons.  Reprenant un propos de Bernard Feillet : « On peut douter de ses certitudes, on ne doute pas de son désir », elle écrit «  Il me serait impossible de parler du Divin que je cherche sans faire l’expérience concrète de ce qui me met en chemin » (3).

L’introduction de son ouvrage constitue une sorte de discours de la méthode pour chercheurs spirituels. Il s’agit d’ouvrir un espace à partir de « refus » qui ne définissent pas des certitudes mais ouvrent des itinéraires. Refus de l’inauthenticité  d’une langue de bois religieuse qui ne s’incarne pas dans la vie concrète; refus de l’incohérence qui oublie le travail d’unification progressive de soi ; refus du dogmatisme qui conduit à : « se renier devant une vérité soi-disant « objective » révélée à certains » ; refus de valoriser « Dieu » au détriment de l’humain : « Plus notre  juste perception de nous-mêmes nous rend vivants, plus nous nous ouvrons à une autre perception de « Dieu », plus vivante elle aussi » (4).

   Nous pourrons ainsi échapper à ce que Lytta Basset appelle, après Maurice Bellet souvent cité dans son ouvrage, « le dieu pervers ». Bien loin de conduire à s’enclore dans une institution, une dogmatique ou une aventure individualiste, le chemin spirituel ouvre à l’universel concret : « Il se trouve que les perceptions de Plus grand que soi se vivent largement en dehors des Eglises. Mais de quel droit les invaliderait-on ? Jésus lui-même n’avait-il pas lui-même une expérience du « Père » immédiate, sans chercher une légitimation auprès des autorités religieuses ? N’annonçait-il pas le temps où l’on irait à la Source « dans un souffle et dans l’authenticité », sans passer par le Temple ou quelque autre institution religieuse ? Quant il appelait « Père » ce Plus grand que lui dont il ne se désolidarisait jamais, je crois qu’il avait le sentiment intense d’être précédé et désiré, de venir de Quelqu’un » (5).

     A l’opposé des dérives sectaires et fondamentalistes, Lytta Basset nous rappelle : « Nous nous en sortirons tous ensemble…ou pas du tout. La quête de la Source n’est de loin pas à l’usage exclusivement personnel ! » (6).

(1) Lytta BASSET : La Source que je cherche, éditions Albin Michel 2017, page 14. Lytta Basset, née en1950, est une philosophe et théologienne protestante suisse. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages se spiritualité qui ont reçu une importante audience. On peut citer  entre autres : Le pouvoir de pardonner, éditions Albin Michel 1999 ; Sainte Colère, éditions Bayard/Labor et Fides 2002 ; « Moi,je ne juge personne » : l’Évangile au-delà de la morale, éditions Albin Michel  2003 ; Ce lien qui ne meurt jamais, éditions Albin Michel 2007 (livre écrit à la suite du suicide de son fils de 24 ans) ; Aimer sans dévorer, éditions Albin Michel 2010 ; Oser la bienveillance, éditions Albin Michel 2014.

(2) Id. page 7

(3) Id. page 27

(4) Id. page 15-16

(5) Id. page 25

(6) Id. page17

Le débat démocratique au risque des simplismes

et des  dogmatismes.

Chronique de Bernard Ginisty du 29 mars 2017

Le cœur d’une société démocratique consiste à poser comme principe l’égalité de la «voix» de tous dans le débat public, quel que soit son niveau de richesse ou de savoir. Non pas en termes d’expertise, mais de capacité de sens. C’est ce que traduit le suffrage universel non censitaire, que le « cens » soit l’argent, le patrimoine ou le diplôme. Chaque point de vue est reconnu comme ayant droit à s’exprimer dans la mesure où il accepte que le débat et non la violence, régisse les rapports entre les citoyens.

Dans l’étrange campagne pour les élections présidentielles que nous connaissons, il est important, plus que jamais, d’analyser la parole qui circule entre les hommes. Et sur cette question, les écrivains me semblent particulièrement compétents. Dans un  entretien qu’il a donné au journal Libération , le romancier Jérôme Ferrari, Prix Goncourt en 2012, se désole du « décalage grandissant entre langage et réalité en politique et sur la contagion du cynisme et de la bêtise dans un monde qui n’admet plus que des raisonnements simplistes ». Et il ajoute « Ce qui me frappe et me désespère depuis des mois est la façon dont tous les débats sont pris au piège du principe de réduction dichotomique où les problèmes sont posés de façon à interdire toute réponse complexe »(1).

Cet abandon à une pensée binaire primaire se traduit par une réaction hostile envers les sciences sociales de la part de certains politiques. « Il est mystérieux qu’on puisse confondre « expliquer » et « excuser ». (…) Cette confusion semble être un symptôme du règne hégémonique de l’émotion (…) On en vient à nier l’existence de contradicteurs de bonne foi, on criminalise le débat politique qui est réduit à une opposition binaire et radicale à laquelle il devient impossible d’échapper ».

Cette déconnexion des mots et de la réalité a atteint un sommet avec le nouveau président des Etats Unis d’Amérique : « L’expression de « faits alternatifs », utilisée par l’équipe de Trump, est la marque même de cette dangereuse évolution. Ce mépris de plus en plus assumé pour les faits rend l’exercice démocratique périlleux car il corrompt notre rapport aux choses ».

L’autre façon de pervertir le débat démocratique passe par le dogmatisme scientiste que dénonce avec justesse l’économiste Thomas Piketty : « Une partie de notre déception démocratique moderne vient du fait que les questions économiques ont été captées par une poignée d’experts qui prétendent avoir construit une science tellement scientifique que personne d’autre ne peut en parler. C’est une blague complète car l’économie est une science sociale, comme l’histoire ou la sociologie. (…) Dans l’histoire, il y a plein de bifurcations possibles, plein de façons de régler une crise de la dette, une crise des inégalités. Remettre l’économie dans cette approche historique et politique peut être de nature à réconcilier les citoyens et la démocratie » (2).

(1) Jérôme FERRARI : « Jusqu’à récemment, des mécanismes d’inhibition pouvaient agir pour empêcher de dire des inepties » Entretien dans le journal Libération des 25 et 26 mars 2017, pages 26-27. Jérôme Ferrari a reçu le prix Goncourt pour son ouvrage : Le Sermon sur la chute de Rome, éditions Actes Sud, 2012. Il vient de publier un recueil des chroniques écrites en 2016 pour le journal La Croix  sous le titre : Il se passe toujours quelque chose, éditions Flammarion, 2017.

(2) Thomas PIKETTY : Aux citoyens de reprendre le contrôle de l’Europe Entretien dans le Journal Libération des 25 et 26 mars 2017, page 5. Il est l’auteur d’un best-seller mondialement connu : Le Capital au XXIe siècle, éditions du Seuil 2013.

Thomas More, François Rabelais et Vaclav Havel

à l’heure des présidentielles.

Chronique de Bernard Ginisty du 22 mars 2017

Lundi dernier, nous avons pu  assister au premier débat télévisé réunissant ceux que les instituts de sondage désignent comme des « grands candidats » à la prochaine élection présidentielle. Hésitant entre la « politique spectacle » et la « politique comptable » les candidats ont présenté, généralement de façon courtoise, leurs propositions pour  notre vie collective. Certains observateurs ont noté l’absence de grands desseins capables de mobiliser les peuples  autour des réformes proposées. La vie collective se réduirait à une logique de conseil d’administration : foin des grandes utopies : le sérieux passe la prise en compte du poids de la dette et le combat de notre économie pour les parts de marché.

Dans une période où nous allons être abreuvés de discours politiques voire politiciens, il n’est pas inintéressant de nous interroger sur ce mot : utopie. Il entre dans la langue française avec Rabelais (1), à partir du latin Utopia utilisé par Thomas More (2). Celui-ci, humaniste, juriste, homme politique, et homme du monde, fut  aussi un esprit intransigeant sur les valeurs fondamentales, ce qui l’amènera à être mis à mort par le roi d’Angleterre Henri VIII, dont il fut le Chancelier. Dans un de ses ouvrages, Thomas More imagine, sur l’île d’Utopie, un régime politique idéal. Mais, étymologiquement, Utopie désigne ce qui ne saurait être en aucun lieu. Dès lors, ce mot a pris souvent une connotation péjorative. Soit il désigne d’inoffensifs contes de fées à l’usage d’esprits incapables d’affronter les réalités. Ou bien il vise de dangereux politiques qui, persuadés d’être dans le Vrai et dans le Bien, chercheront par tous les moyens, y compris par le fer et par le feu, à réaliser leurs rêves.

Or, l’utopie peut aussi être créatrice.  Les deux « pères fondateurs » de ce mot me paraissent en assumer la contradiction féconde : Rabelais le « joyeux curé de Meudon », médecin et humaniste et Thomas More l’homme politique capable d’affronter la mort pour ses valeurs, nous mettent au cœur de ce que représente l’utopie. Elle affirme des valeurs indiscutables, mais suppose que soit maintenue la distance entre la valeur affirmée et les institutions qui prétendent la réaliser. Parler d’utopie créatrice c’est congédier les rêveurs inefficaces et les intarissables discoureurs des « y-a-qu’à » et « faut qu’on », mais aussi les fondamentalistes et autres sectaires qui confondent leurs valeurs avec telle ou telle institution qui prétend les incarner. Vaclav Havel (3), un des hommes politiques les plus importants de la fin du 20ème et du début du 21ème siècle, a témoigné de cette capacité rare d’être à la fois un des meilleurs auteurs de ce qu’on a appelé « le théâtre de l’absurde » et un dissident risquant des années de prison face au totalitarisme communiste, avant de se confronter aux plus hautes responsabilités politiques de son pays.

Peut-être est-ce le moment de revisiter ce thème de la vie politique sous le triple parrainage de Thomas More, François Rabelais et Vaclav Havel. L’être humain ne peut se comprendre sans un horizon et des valeurs qui donnent sens à son aventure. Le chemin vers cet horizon suppose des hommes libres qui savent conjuguer à la fois l’ironie libératrice face à la scolastique des pouvoirs et des cléricatures avec les risques de l’engagement concret dans la complexité de la vie collective.

(1)  François RABELAIS (1494-1553) : A la fois ecclésiastique, médecin et écrivain  humaniste de la Renaissance, il                           est le témoin et acteur de la transition entre la fin du Moyen-Age et l’avènement de la Renaissance. Il lutte en faveur de la                           tolérance et d’une foi évangélique. Il s’en prend aux abus des princes et des hommes d’Eglise. Ses œuvres majeures Pantagruel                       (1532) et Gargantua (1534) tiennent à la fois du conte et de la satire philosophique.

(2)  Thomas MORE (1478–1535) : Humaniste et homme politique anglais, grand ami d’Erasme, il participe au renouveau de la pensée de la Renaissance. Nommé Chancelier du roi par Henri VIII, il désavoue son divorce et refuse de cautionner l’autorité que celui-ci s’était arrogé en matière religieuse. Il démissionne de sa charge. Devant la persistance de son attitude, il est emprisonne, puis décapité comme « traître ». Il est l’auteur d’une œuvre écrite considérable dont l’ouvrage intitulé L’Utopie publié en 1516.

(3)   Vaclav HAVEL (19352011) dramaturge, essayiste et homme d’Etat tchécoslovaque, puis tchèque.  Son théâtre est inspiré par le théâtre de l’absurde et l’influence de Frantz Kafka.

« Plus tard, je serai un enfant »  

(Eric-Emmanuel Schmitt)

Chronique de Bernard Ginisty du15 mars 2017

 Eric-Emmanuel Schmitt est aujourd’hui un des auteurs français contemporains les plus lus dans le monde. Dans une série d’entretiens qu’il vient de publier sous le titre Plus tard, je serai un enfant, il montre comment le cœur de son œuvre est au service de la grâce reçue lors de la Nuit de feu (1) qu’il vécut dans le désert du Hoggar où il s’était égaré : « Une présence m’incendie. Je comprends que tout a un sens. La grâce de cette nuit ne me quitte plus. (…) J’ai décidé de devenir le scribe de cette joie. (…) Platon assurait que la qualité originelle du philosophe consiste à s’étonner. Si je colore son postulat d’affectivité, cela donne ma position d’écrivain : l’émerveillement. Mes personnages vivent chaque jour comme si c’était le premier. Ils disent bonjour au monde, pas adieu » (2).

Elevé  à Lyon par des parents qui pratiquent le théâtre et la musique,  il  intègre l’Ecole Normale Supérieure et obtient une très brillante place au concours de l’agrégation de philosophie. Il découvre la foi chrétienne à 28 ans. « Aujourd’hui, le croyant que je suis devenu ne se juge pas très différent du garçon incroyant et néanmoins confiant que j’étais. La foi ne m’apprend rien – elle ne dispense pas de savoir supplémentaire au sens ou la science en fournit – elle rénove le rapport à l’inconnu. Je fais crédit à ce qui m’échappe. Croire m’a rendu l’émerveillement et la déférence des premiers temps face au mystère » (3).

Au moment où les réseaux médiatiques d’information en continu nous entretiennent de la permanence de la menace terroriste, Eric Emmanuel Schmitt nous dit « c’est l’occasion de redonner à notre existence normale une saveur de première fois : sortir, circuler, voyager, étudier, festoyer, rejoindre des amis, embrasser nos familles » (4).

Cette attitude le met en porte-à-faux avec une époque où le désenchantement a pignon sur rue et qui « assimile l’optimiste à l’idiot du village ». Ainsi , écrit-il, « L’enfant faillit mourir plusieurs fois en moi : l’enfant créatif fut enseveli sous des enseignements ; l’enfant philosophe, qui s’étonne, qui s’interroge, qui réfléchit, se persuada à vingt ans de détenir la science et se dispensa de chercher encore ; l’enfant joueur risque d’être broyé par l’esprit de sérieux » (5). C’est à l’art de vivre de commencements en commencements qu’il nous invite : « Je refuse la fatigue de vivre. Je proscris le sentiment de déjà-vu ou de déjà-entendu. Je casse toute habitude. J’entends cultiver la fraîcheur, la saveur de la première fois, la naïveté éternelle. L’art m’y aide. Quand j’admire un tableau ou que j’écoute une musique, je deviens vierge, neuf, j’assiste à une épiphanie. L’aube scintille » (6).

Pour lui, « dans ce monde, ce ne sont pas les occasions de s’émerveiller qui manquent, mais les émerveillés » (7).

(1)  Eric-Emmanuel SCHMITT : La nuit de feu, éditions Albin-Michel 2015.

(2)  Eric-Emmanuel SCHMITT : Plus tard, je serai un enfant. Entretiens avec Catherine Lalanne, éditions Bayard, 2017, page 96. A la question : quel est le plus beau cadeau de cette nuit, il répond : « Un talent demeure vain s’il ne s’enrôle qu’au service de lui-même. Je dois vivre et écrire à partir de mon âme qui a vu. A l’heure actuelle, alors qu’on tue en se réclamant de Dieu, j’agis pour respecter en l’autre le même que moi. Les amis de Dieu restent ceux qui le cherchent, pas les usurpateurs qui jacassent en son nom en prétendant l’avoir trouvé (…) Dieu ne se prouve pas par la raison et aucune religion n’est vraie ou fausse. Tolérer la croyance d’autrui découle de l’acceptation de notre ignorance commune (…) Pour ma part, j’ai conscience que je ne sais rien mais j’habite l’inconnaissance sous la lumière de Dieu et de la révélation chrétienne » pages 118-119.  

(3)  Id. pages 105-106.

(4)  Id. page 103.

(5)  Id. page 12

(6)  Id. page 137

(7)  Id. page 120

« Dans le mystère de Dieu, tout est commencement » (Bernard Feillet)

Chronique de Bernard Ginisty du 8 mars 2017  

 Tous les amoureux de la lecture ont dans leur bibliothèque, certains ouvrages vers qui ils reviennent régulièrement comme vers une source toujours aussi rafraîchissante. Parmi ces livres qui, périodiquement, m’aident, comme dirait René Char, à « laver mes yeux », il y a L’errance de Bernard Feillet, prêtre catholique qui a traversé les ruptures et les mutations du catholicisme, et plus généralement des sociétés contemporaines.

De son expérience de prêtre, « je retiens, écrit-il, après toutes ces interrogations, que l’individu devant Dieu ne peut laisser à personne le droit de prononcer le dernier mot sur sa vie. Même si ce mot rejoint celui de Jésus en croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? ». Il appartient à chacun  de se prononcer et l’on ne peut s’en remettre aux prêtres et à quiconque. (…) Une vieille obstination du christianisme a été de convertir le monde, au point qu’il en a oublié de se convertir lui-même, en tant que religion, à la spiritualité de l’homme devant Dieu » » (1).

Pour Bernard Feillet, les religions ont toujours la tentation de s’institutionnaliser au détriment du respect de l’entreprise singulière de chaque homme de naître à lui-même et au mystère de Dieu. « Comme on aimerait, écrit-il, que ce soit une attitude spontanée dans l’Eglise de contempler les oiseaux du ciel qui ne sèment, ni moissonnent, de lire leur trace dans le ciel, sans penser un instant qu’il vaudrait mieux pour eux d’être enfermés dans une basse-cour pour qu’ils soient mieux nourris » (2).

La condition humaine est celle d’un être nomade et voyageur, avec la mort pour perspective. La fatigue de nos itinéraires peut nous amener à céder à la tentation de nous enfermer dans des institutions et des certitudes qui nous dispenseraient de continuer notre route. Pour Bernard Feillet, « le croyant pourra être éclairé par sa propre foi, non pour se considérer comme supérieur à l’autre ou détenteur d’une plus grande vérité, mais pour être émerveillé par le visage d’autrui, questionné au plus profond de son être, averti selon la parole superbe d’Emmanuel Levinas que « rencontrer un homme, c’est être tenu en alerte par une énigme » (3).

Rappelant le propos fameux de Maurice Blanchot selon lequel «  la réponse est le malheur de la question », Bernard Feillet pense que les institutions religieuses et spirituelles  doivent favoriser  la rencontre entre les  chemins différents de chacun. Il s’agit « d’un itinéraire partagé avec tous les bouseux de la foi, une connivence de terroir. Ce mot superbe de connivence échappe au contour trop défini des concepts. Il exprime le lien qui unit des inconnus dans ce qu’ils ont de plus secret et de moins facilement repérable »  (4).

 Aux chrétiens désabusés, « se découvrant à marée basse, quand la trace de la procession s’est effacée sur le sable, seuls devant la mer », il lance un appel à rejoindre « le réseau indéchiffrable de résistance contre toute occupation autoritaire de l’espace spirituel au nom de la religion »  où se partage ce que le poète René Char appelle : « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communauté de nos aurores » (5).

(1)  Bernard FEILLET : L’errance, éditions Desclée de Brouwer, 1997, pages 75-76

(2)  Id.  page 81

(3)  Id. page 150

(4)  Id. page 91

(5)  Id. pages 92-94

« La religion est un transport collectif,

et moi je préfère aller à Dieu tout seul et à pied »

(Kamel Daoud).

Chronique de Bernard Ginisty du 1er mars 2017

Notre monde connaît actuellement une période de crispations nationalistes et religieuses qui se traduit par l’importance grandissante des partis d’extrême droite et des fondamentalismes religieux dans plusieurs pays. Dans ce contexte, il est urgent d’entendre la parole d’esprits suffisamment libres pour ne pas se laisser aller à dévaler l’une ou l’autre pente des pensées binaires qui structurent l’espace médiatique. L’écrivain algérien Kamel Daoud, est de ceux-là (1). Dans un long entretien publié par l’hebdomadaire L’Obs (2), il témoigne de sa quête spirituelle et de sa lutte contre l’intégrisme et l’instrumentalisation de la religion par les pouvoirs.

A son interlocuteur lui rappelant qu’on le présente parfois comme un pourfendeur de la foi religieuse, Kamel Daoud répond : « Je défends ma liberté, ma vie, mes convictions. Il est vrai que je ne supporte pas le dogme ou l’expression politique de la religion, mais la quête théologique est permanente chez moi (…) Je voudrais « démonopoliser » Dieu. J’ai le droit de parler du ciel sans passer par la mosquée (…) La figure qui me serait la plus proche, pour être traduisible en Occident, ce serait sans doute celle d’un protestant absolu». Il désigne « les signes cliniques » de l’intégrisme universel qui mine nationalismes et  religions : « un rapport pathologique à la femme ;  un rapport maladif à l’histoire qu’on imagine jamais comme futur, mais comme restauration ; une adoration de l’uniforme et de l’effacement de la différence ; une pathologie de l’altérité, l’autre étant construit comme l’ennemi d’où viennent tous les maux ».

Face à cette situation, on ne s’étonnera pas que la question prioritaire pour Kamel Daoud soit celle de « l’altérité ». « Quand je dis réfléchir sur l’altérité, ne pas traduire : l’Occident doit réfléchir sur l’autre, parce que nous sommes ses victimes. Non, l’altérité n’est pas à sens unique, nous y sommes impliqués nous aussi, nous sommes les responsables d’une vision de l’Occident qui a des conséquences. A cet égard, je pense que la mort de l’orientalisme nous a été catastrophique (…) Maintenant que nous n’avons plus de Jacques Berque (3) ou d’Henry Corbin (4) et qu’il  n’existe plus d’instituts de théologie en Allemagne, en France ou ailleurs, le discours sur l’islam est abandonné aux islamistes et à des petits imans de banlieue qu’on propulse porte-parole. On ne parle pas assez en France de cette mort de la théologie comme champ de réflexion (…) Il faut réactiver les études théologiques dans les universités et se réapproprier la réflexion sur le religieux, c’est de l’ordre du vital ».

Evoquant l’élection de Donald Trump – soutenu par plus de 80% des chrétiens évangélistes blancs et la majorité des catholiques (5) – cet intellectuel habitué à entendre les leçons de démocratie de la part de pays occidentaux déclare ceci : « Nous nous sommes fait une construction de l’Occident comme incarnant l’empire, la raison, la culture… Et voilà que l’Occident qui proclame avoir inventé la rationalité cède au petit diable, à la facilité du populisme, à des illusions, à de la magie ! Face aux agissements de Trump, nous avons l’impression de voir Kadhafi réincarné de l’autre côté de l’Atlantique.  Il y a là un retournement de sort incroyable. C’est pour cela que croire que les démocraties chez vous sont stables et définitives, c’est vraiment vous bercer d’illusions ».

(1) Kamel DAOUD, né en Algérie en 1970 est un écrivain et journaliste d’expression française. Son roman Meursault, contre-enquête, éditions Actes Sud 2014 a obtenu le prix François Mauriac et le      prix Goncourt du premier roman,

 (2) Kamel DAOUD : Il faut arracher aux islamistes le monopole de Dieu. Propos recueillis par Marie Lemonnier in l’Obs, n°2728 du 16-22 février 2017, pages 65 à 70.

 (3) Jacques BERQUE (1910-1995) est un anthropologue orientaliste Il a été titulaire de la chaire d’histoire sociale de l’Islam contemporain au Collège de France de 1956 à 1981. Membre de           l’académie  de langue arabe du Caire depuis 1989, il a traduit le Coran. Il a décrit l’utopie d’une « Andalousie », celle d’un monde arabe renouvelé retrouvant à la fois ses racines classiques et sa capacité  de tolérance. « J’appelle,  écrit-il, à des Andalousies toujours recommencées, dont nous  portons en  nous à la fois les décombres amoncelés et l’inlassable espérance ».

 (4) Henry CORBIN (1903-1978) philosophe, traducteur et orientaliste français. Il est spécialiste de l’islam iranien et de la gnose chiite. En 1954, il est nommé directeur d’études « Islamisme et religions  de  l’Arabie » à l’Ecole pratique des hautes études où il succède à Louis Massignon. Il prendra la succession de Jung aux Rencontres d’Ascona, ville suisse du Tessin où se sont réunis, pendant plusieurs années, les plus grands spécialistes mondiaux de l’expérience religieuse.

 (5) « Trump triomphe chez les évangéliques blancs et remporte le vote catholique », site du journal La Croix, 9 novembre 2016 <www.la-croix.com>.

L’Europe à l’heure de l’élection présidentielle

Chronique de Bernard Ginisty du 22 février 2017

Dans une récente émission de télévision, Yannick Jadot, candidat écologiste à l’élection présidentielle a déploré que les jeux d’appareil, les querelles d’egos et les déboires judiciaires fassent l’essentiel d’une campagne présidentielle qui devrait être l’occasion, pour le pays, de débattre des enjeux du vivre ensemble dans un monde de plus en plus incertain. A l’heure où les nationalistes populistes Donald Trump et Vladimir Poutine rivalisent d’attaques ou de sarcasmes contre l’union européenne, Yannick Jadot regrettait que l’horizon européen soit absent de cette campagne, sauf pour s’en servir comme bouc émissaire.

En 1792, dans l’élan de renouveau qui les portait, les jeunes révolutionnaires français de 1792 affirmaient : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui, les débats européens ne sont pas des moments de grand bonheur ou de ferveur. A force de réduire la politique à la gestion économique et financière, l’Europe ressemble au conseil de gestion d’une holding chargée d’optimiser les performances du groupe des pays membres.

Comment une Europe notariale où chacun défend son pré-carré pourrait-elle constituer une nouvelle frontière pour nos engagements citoyens ? S’il est prudent qu’un notaire apporte sa contribution à toute union, il serait désolant que ce soit lui qui fixe les buts du vivre-ensemble. Les Européens ne sont plus les colonisateurs et les donneurs de leçons de l’univers. Cela doit-il les conduire  à se replier pour « cultiver leur jardin » et à perdre le goût de la création et des valeurs universelles ?  L’Europe a-t-elle un projet à proposer, non seulement pour elle-même, mais pour le monde ? Il faut méditer ces propos de Jean Monnet, un des pères fondateurs de l’Europe, qui écrivait dans ses Mémoires: « Si l’Européen vit concentré sur lui-même, il ne pourra plus, ni pour son propre bonheur ni pour la civilisation, apporter la contribution qu’il a toujours fournie dans le passé, et qu’il ne peut apporter à nouveau qu’à condition de vivre en harmonie avec le rythme du monde qui l’entoure« .

 Le grand européen que fut le Président tchèque Vaclav Havel s’exprimait ainsi dans un discours sur “ l’âme de l’Europe ”: « Depuis longtemps, l’Europe n’est plus le chef d’orchestre universel (…) Une mission nouvelle s’offre à elle, et par là, un contenu nouveau de sa propre existence. Cette mission ne consiste plus à diffuser – pacifiquement ou par la force – sa propre religion, sa propre civilisation, ses propres inventions ou sa propre puissance. (…) Si l’Europe en a la volonté, elle peut accomplir une tâche plus modeste et bien plus utile : à savoir servir d’exemple, par sa propre manière d’être, pour démontrer que toute une variété de peuples peuvent coopérer pacifiquement, sans perdre pour autant une once de leur originalité. (…) Une autre occasion encore s’offre à elle : celle de se rappeler ses meilleures traditions spirituelles et les racines de ces traditions, pour chercher ce qu’elles ont en commun avec les racines des autres cultures ou sphères de civilisation ” (1).

Voilà de quoi nourrir le renouveau d’un engagement politique à la hauteur des problèmes de notre époque.

(1) Vaclav HAVEL : Discours sur L’âme de l’Europe prononcé le 15 mai 1996 à Aix-la-Chapelle.

« Oser être Chrétien ? »

Chronique de Bernard Ginisty du 15  février 2017

        Il y a quelques années, le responsable d’une revue m’a invité, avec d’autres, à répondre à la question : Oser être Chrétien ? Le mot « oser » supposait qu’être chrétien n’allait plus de soi et qu’il convenait d’en rendre compte. Dans la liturgie catholique de la messe, il y a un moment où l’on invite le chrétien à « oser » : il s’agit de la récitation de la prière collective du « Notre Père », la seule prière que le Christ ait enseignée. Et je pense que le « oser être Chrétien » a quelque chose à voir avec la signification spirituelle du « Notre Père ».

       Notons d’abord que cette prière ne  comprend pas le mot « Dieu ». En invoquant celui que les religions appellent Dieu par l’expression « Notre Père », le christianisme affirme sa voie propre. Ce n’est pas celle de « Mon Dieu », colloque singulier entre mon Ego et Dieu, dont la psychanalyse a montré la profonde ambiguïté. Il ne s’agit pas non plus de prier « Notre Dieu », qui renvoie trop souvent aux dieux meurtriers des tribus et communautés humaines. Ce « notre Dieu »  n’en finit de faire des victimes.

       Prier Dieu en l’appelant « Notre Père », c’est affirmer qu’il est illusoire de prétendre rejoindre celui que l’on appelle Dieu en faisant l’impasse sur la fraternité universelle. C’est dire aussi que rien de ce qui est humain, de ce qu’est la création, n’est étranger à la démarche spirituelle. A la Samaritaine qui l’interrogeait pour savoir si le vrai culte était en Samarie ou à Jérusalem, le Christ répond : « L’heure vient, et c’est maintenant, où les véritables adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité » (1).  

            Dans la langue si concise et si forte du XVIIe siècle, Blaise Pascal écrivait : « Tout ce qui ne va point à la charité est figure. L’unique objet de l’Ecriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l’unique but en est la figure» (2). Il serait présomptueux de penser que par naissance, religion ou intelligence, nous ne serions pas dans des « figures », mais, d’emblée, dans cette réalité centrale appelée par Pascal « charité ». Aucune religion ne saurait prétendre s’égaler à ce qu’elle vise.  La vie spirituelle, bien loin de gérer des certitudes, conduit à vivre la grande fraternité des randonneurs. S’il y a une frontière, elle ne passe pas entre les différentes voies, mais, au sein de chacune d’elles, entre ceux qui  sont installés et ceux qui cheminent avec des compagnons de route.

            J’ose être chrétien lorsque je trace mon itinéraire, avec tous les chercheurs spirituels, dans la fraternité issue de « Notre Père » révélée par le Christ. Ce qu’exprime avec justesse le théologien catalan Raimon Panikkar : « Pour moi le Christ n’est pas un obstacle ou un mur qui sépare, mais le symbole de l’union, de la fraternité et de l’amour. Jésus est certainement un signe de contradiction, mais l’est, non parce qu’il me sépare des autres, mais parce qu’il s’oppose à mon hypocrisie, à mes craintes et à mon égoïsme ; il me rend vulnérable comme il l’est lui-même. Plutôt que d’éviter les autres parce qu’ils sont païens, incroyants, pécheurs – alors que je suis juste – Jésus m’entraîne vers eux »(3) .

(1) Evangile de Jean 4, 19-21

(2) Blaise PASCAL (1623-1662): Pensées n°583   La Pléiade, éditions Gallimard  1957, page 1274.

(3) Raimon PANIKKAR (1918-2010) : Une christophanie pour notre temps. Ed. Actes Sud 2001 pages 40-41. Né d’une mère catalane catholique et d’un         père hindou, Raimon Panikkar était docteur en philosophie, en chimie et en théologie. Ordonné prêtre en 1946, il enseigne en Inde à partir de 1954. En 1966, il         devient professeur  de philosophie orientale aux Etats-Unis d’Amérique à Harvard et à Santa Barbara en Californie. En 1987, il s’installe définitivement en         Catalogne où il avait créé une Fondation chargée de promouvoir la tolérance et le dialogue entre les religions. Auteur de plus de 80 ouvrages parmi lesquels on         peut citer : Le Christ et l’hindouisme, Centurion 1972 ; Eloge du simple. Le moine comme archétype universel, Albin Michel 1995 ; Entre Dieu et cosmos ; une        vision non dualiste de la réalité, Albin Michel 1997 ; La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Cerf 2003 ; Le silence du Bouddha ; une introduction à       l’athéisme religieux, Actes Sud 2006 ; La plénitude de l’homme Actes Sud 2007.

D’une épargne « terroriste » à une épargne solidaire.

Chronique de Bernard Ginisty du 8 février 2017

        Le thème du terrorisme prend de plus en plus d’importance dans les discours électoraux et justifie  la croissance des partis populistes dans de nombreux pays. C’est au nom de la menace terroriste que  Donald Trump a signé un décret interdisant l’accès de son pays aux ressortissants de certains pays musulmans, décret heureusement désavoué par les autorités judiciaires et des grandes entreprises de son pays. Ceci dit, la plus grande déstabilisation mondiale  depuis de nombreuses années, a été perpétrée, non par des barbus illuminés, mais par de très « civilisés » opérateurs des marchés financiers. Derrière ce qu’on appelle pudiquement les crises financières, il y a des millions de vies brisées  et des salariés jetés dans une spirale désespérante qui fait dire à Gaël Giraud, chef économiste de l’Agence française de développement : « On court le risque de suivre le même chemin que dans les années 1930 » (1).

        Les medias mettent en cause les spéculateurs mondiaux qui se jouent des frontières et des gouvernements. Cette analyse reste un peu courte car la force de nuisance des grands opérateurs financiers est faite de la capitalisation des logiques individualistes.  Le libéralisme triomphant a décidé de confier, non plus au lien social géré politiquement, mais à l’épargne de chacun, la gestion de notre peur de l’avenir et plus particulièrement de notre angoisse de vieillir.

        Dans le quatrième  tome de son œuvre majeure sur l’Avènement de la démocratie (2) qu’il vient de publier, le philosophe Marcel Gauchet analyse comment le triomphe de la logique individualiste mine la démocratie de l’intérieur : « Que représente la personne de Donald Trump, sinon l’exacerbation d’une logique individualiste propre aux sociétés démocratiques ? Trump, c’est l’outrecuidance individuelle hyperbolique. Au bout de l’individualisme radical, il y a l’autoritarisme radical. C’est une chose qui a des prémices dans l’histoire de l’anarchisme (…). Je n’ai jamais autant vu de personnalités autoritaires que dans le monde libertaire !  Trump n’a pas dû beaucoup lire Nietzsche, mais il a une philosophie nietzschéenne de la surhumanité par le business !» (3). Il serait  trop facile de nous défausser sur de vilains spéculateurs internationaux, comme si nous étions indemnes des pulsions qui engendrent leurs comportements « terroristes ». Gagner par l’épargne le plus, le plus vite et le plus sûrement possibles quels que soient les sinistres économiques et sociaux produits : tel est le credo engendré par notre peur.

        Inlassablement, et malgré les ricanements des « réalistes » et les diktats des marchés,  nous devons travailler à la gestion politique du lien social, seule voie pour éloigner les terrorismes de tous ordres. Travail politique, mais aussi travail personnel sur nos peurs afin de passer d’une épargne « terroriste » à une épargne solidaire.

(1)  « Les perdants de la mondialisation seront les premières victimes de Trump ». Entretien avec le prix Nobel Joseph STIGLITZ et                  l’économiste Gaël GIRAUD in journal Le Monde du 3 février 2017, page 2.

(2)  Marcel GAUCHET : Le nouveau monde. L’avènement de la démocratie IV, éditions Gallimard 2017

(3)  Marcel GAUCHET : Nous, Occidentaux, sommes porteurs de promesses qu’on ne peut pas refuser. Entretien dans le journal Le Monde                                 du 27 janvier 2017, page 7

Les leçons de l’élection présidentielle états-unienne.

Chronique de Bernard Ginisty du 1er février 2017

« Les Américains n’ont p as seulement élu un président sans expérience politique : il ont également ignoré l’avis de l’écrasante majorité des journalistes, des artistes, des experts, des universitaires ». C’est par ce constat que s’ouvre le très intéressant dossier de décembre du mensuel Le Monde diplomatique pour expliquer l’échec du camp démocrate et plus généralement de l’intelligentsia états-unienne qui ont permis la victoire de Donald Trump. Comme le note Serge Halimi, directeur du mensuel, « il existe un pays au moins où les élections ont des effets rapides. Depuis la victoire de Donald Trump, le peso mexicains s’écroule, le coût des prêts immobiliers s’élève en France, la Commission européenne desserre l’étau budgétaire, les sondeurs et les adeptes du microciblage électoral rasent les murs, le peu de crédit accordé aux journalistes agonise, le Japon se sent encouragé à réarmer, Israël attend le déménagement de l’ambassade américaine de Tel-Aviv à Jérusalem, et le partenariat transpacifique est mort » (1).

La campagne électorale, comme les premières mesures prises par le Président Donald Trump, illustrent l’analyse de l’ancien vice-président Al Gore qui, dans son ouvrage traduit en français sous le titre La raison assiégée, dénonçait la dérive de la démocratie dans son pays par la disparition du débat d’idées au profit de  l’industrie du spectacle : « une information assujettie aux règles du divertissement représente un danger pour la démocratie » (2).

Selon l’universitaire américain, Ibrahim Warde, « Milliardaire, M. Trump l’est devenu non du fait de ses talents d’homme d’affaires, mais grâce à la télé-réalité. A la fois producteur et vedette d’une émission déclinée en France sous le nom « Qui décrochera le job », (…) il sait mettre en scène les attentes et les peurs du public. Le point d’orgue reflète la méthode Trump. On y voit le magnat lancer au perdant, impitoyable : « Vous êtes viré ». L’émission remporte un succès planétaire » (3).

Alors qu’au niveau national, Hillary Clinton a bénéficié de plus de deux millions de votes que son rival, Donald Trump doit son élection à sa victoire  dans les quatre Etats de qu’on appelle « la ceinture de rouille » (4) qui ont le plus souffert de la crise mondiale et de la désindustrialisation. Ce n’est pas tomber dans la facilité du discours anti élite ou l’anti-intellectualisme que de voir dans les populismes qui progressent dans le monde une rupture de plus en plus grande entre les conditions de vie de millions de citoyens bousculés par les crises et celles des « faiseurs » d’opinions.

Face à ce divorce, les élites ont deux attitudes possibles : celle, à coup sûr perdante, d’Hillary Clinton déclarant lors d’une levée de fond à New York : « On peut mettre la moitié des partisans de Trump dans ce que j’appelle le panier des gens déplorables » (4). Ou bien celle  de Frédéric Beigbeder, ancien publicitaire devenu écrivain et journaliste qui déclarait le 10 novembre dernier sur France-Inter : « La semaine dernière, j’expliquais, avec toute l’assurance des ignares, que Donald Trump allait perdre l’élection américaine.(…) Aucun intellectuel n’a rien pu écrire pour empêcher sa victoire. Le Gouvernement du peuple par le peuple est le seul système dans lequel j’ai envie de vivre, mais au fond, qu’est-ce que je connais du peuple ? Je vis totalement déconnecté de la souffrance du peuple. Ce n’est pas une autocritique, c’est un simple constat sociologique » (5).

On l’aura compris, dans la période d’élections présidentielles que nous vivons, ces propos sont loin de ne concerner que les Etats-Unis d’Amérique.

(1)    Serge HALIMI : La déroute de l’intelligentsia, Le Monde Diplomatique, décembre 1976.

(2)    AL GORE : La raison assiégée (titre original anglais The Assault on Reason), éditions du Seuil 2008, page 26

(3)    Ibrahim WARDE : Triomphe du style paranoïaque, Le Monde Diplomatique op.cit. page 17

(4)    Jerome KARABEL, professeur de sociologie à l’Université de Californie à Berkeley : Comment perdre une élection id. page 19. Les quatre Etats sont le Michigan, l’Ohio, la Pennsylvanie           et le Wisconsin.

(5)    Propos cités par Serge HALIMI, article cité, page 20.

Des hommes politiques « décomplexés »

dans la complexité  du monde !

Chronique de Bernard Ginisty du 26 janvier 2017

La longue période électorale que nous vivons est fertile en discours les plus divers. Depuis les déclarations nobles et bien senties jusqu’aux injures, rien ne nous est épargné. Je voudrais m’attarder sur un propos  de plus en plus fréquent d’hommes politiques qui proclament assumer « sans complexe » leur choix. Par ce type de discours, les candidats qui se présentent à nos suffrages nous disent qu’ils ont su se libérer de leurs « complexes », ce que la psychologie nomme un ensemble de contenus inconscients susceptibles de venir perturber leur activité. Le bricolage sans fin entre les pulsions du désir et les différents « sur-moi » issus de l’histoire de chacun constitue la trame d’une existence humaine. Notre activité consciente ne cesse de conclure des armistices, toujours provisoires, entre ces instances. Cet inconfort, fondement de la condition humaine, peut conduire chacun d’entre nous, au nom de la libération de ses « complexes » à céder à la tentation d’échapper à la très réelle complexité du monde. Top souvent, quand l’homme politique prétend être sans « complexes », c’est pour se précipiter dans une pensée binaire, plutôt simpliste, qui le libère enfin des incertitudes humaines.

Edgar Morin a consacré une grande partie de son œuvre à élucider cette pensée de la complexité. Il la définit ainsi :  « Je dirais que la pensée complexe est tout d’abord une pensée qui relie. C’est le sens le plus proche du terme complexus (ce qui est tissé ensemble). Cela veut dire que par opposition au mode de penser traditionnel, qui découpe les champs de connaissances en disciplines et les compartimente, la pensée complexe est un mode de reliance. Elle est donc contre l’isolement des objets de connaissance; elle les restitue dans leur contexte et, si possible, dans la globalité dont ils font partie. » (1).

La pensée complexe est constitutive de la vie démocratique dont le principe est de donner sens à une opposition par rapport à une majorité. Elle est la condition de base pour échapper aux dogmatismes religieux, politiques ou économiques qui sont à la source des manichéismes meurtriers. Dans un dialogue avec Alain Finkielkraut, le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits ». (2).

Nous devons constater aujourd’hui que ce travail démocratique, difficile et permanent, s’essouffle et que partout renaissent les pensées binaires et les rapports de force « sans complexes ». Les deux  plus grandes puissances militaires du monde sont aujourd’hui présidées par deux hommes  qui s’affichent totalement « décomplexés », l’un, Donald Trump, au nom de ses milliards de dollars que des « théologiens de la prospérité » interprètent comme une bénédiction divine (3), l’autre Vladimir Poutine au nom de  ses forces militaires et du nationalisme russe béni par la hiérarchie orthodoxe (4).

Commentant le propos de l’économiste indien Amartya Sen pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf soulignait que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres» (5). C’est dire que la démocratie est bien un processus permanent et non une oscillation au hasard des élections, des oligarques, du populisme et de la démagogie. Elle ne vit pas de spectacles médiatiques mais du travail de chacun pour affronter la complexité du monde.  Pour Charles Péguy, les chemins de la démocratie sont : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité » (6).

    

     (1) Edgar MORIN : La pensée complexe : Antidote pour les pensées uniques. Entretien  avec  Nelson Vallejo-Comez  dans la revue Synergies Monde n°4, 2008.

       (2) Alain FINKIELKRAUT  Peter SLOTERDIJK : Les battements du monde. Dialogue  Editions Pauvert Paris 2003 p.74.

      (3) Cf. Deux pasteures américaines à l’ère Trump in Réforme du 19 janvier 2017. « La pasteure  Paula White sera présente à l’investiture de Donald Trump alors que sa consœur Jennifer  Butler mène le combat contre le milliardaire. Paula White et Jennifer Butler sont toutes deux  blondes, originaires du sud des États-Unis et pasteures. Pourtant, presque tout les sépare.  Vendredi 20 janvier, la première se tiendra fidèlement aux côtés du nouveau président  américain qui l’a choisie, avec cinq autres leaders religieux, pour officier lors de la  traditionnelle cérémonie d’investiture à Washington. Le lendemain, la seconde a prévu de  descendre dans les rues de la capitale, aux côtés de 200 000 femmes, pour protester contre  Donald Trump. Le profond désaccord qui sépare ces deux femmes n’est pas seulement  politique mais aussi théologique. Télévangéliste à succès, Paula White est une adepte de la  doctrine  de la prospérité, selon laquelle la richesse et le succès des hommes sont le  signe d’une récompense divine, liée à leur foi et à leur contribution (financière) aux  ministères chrétiens. Certains adeptes de cette théorie vont jusqu’à en déduire que la pauvreté  serait une forme de punition divine. Le révérend Jennifer Butler, affiliée au courant  presbytérien, insiste au contraire, sur l’importance de la justice sociale et de la compassion  envers les plus pauvres, valeurs, qui se trouvent selon elle, au cœur du message des  évangiles. (…) Au lendemain de la victoire de Trump, Paula White annonçait d’ailleurs à la presse qu’il était « difficile de ne pas voir dans son élection la main de Dieu ».

      (4) Henri TINCQ : Cyrille, le bras religieux du nationalisme de Poutine in Slate.fr 8/12/2014  « Sous l’effet de la crise ukrainienne en particulier, le patriarche Cyrille est devenu l’un des  principaux relais du discours nationaliste triomphant dans la Russie poutinienne. C’est lui qui  promeut la doctrine du «monde russe» (Russkiy mir), englobant non seulement la Russie, la  Biélorussie et l’Ukraine, mais «s’étendant sur les espaces de l’Eurasie» (discours du 14 mars  2014). C’est lui encore qui entretient la mémoire de la résistance d’autrefois aux envahisseurs  polonais et aux risques d’une «latinisation» (occidentalisation, catholicisation) qui «aurait  signifié la  destruction totale des fondements civilisationnels de la Russie, sa soumission  à des forces extérieures (…)Intraitable défenseur de l’«identité spirituelle» du pays contre la  «décadence morale» de l’Occident –illustrée, entre autres, par le développement des  mariages gays–, contre le libéralisme économique débridée qui y règne, contre  l’«hégémonisme» américain et la menace de l’islam dans le Caucase et en Europe de  l’Ouest, le patriarche «de toutes les Russies», qui  avait déjà apporté son soutien à  Vladimir Poutine lors de la campagne présidentielle de 2012,  est devenu l’allié numéro un  du maître du Kremlin”.

       (5) Hervé KEMPF : L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. Éditions du Seuil 2011, page 148.

       (6) Charles PEGUY : Œuvres en prose complètes. Éditions Gallimard, La Pléiade, Tome 1,  page 1261

L‘Evangile vient des périphéries.

Chronique de Bernard Ginisty du 19 janvier 2017

Andrea Riccardi, historien spécialiste du christianisme et des religions,  est le fondateur de la communauté Sant’ Egidio connue pour son engagement dans des actions diplomatiques et pacifistes dans des régions touchées par des conflits. Son dernier ouvrage « Périphéries. Crises et nouveautés dans l’Eglise » (1) est une réflexion qui fait suite à ce qu’il appelle « le retour des périphéries » dans l’Eglise catholique proposé par le pape François qui, s’adressant aux supérieurs généraux des communautés religieuses, leur déclarait ceci :

« Je suis convaincu d’une chose : les grands changements de l’histoire se sont produits quand la réalité a été vue non depuis le centre, mais depuis la périphérie. C’est une question herméneutique : on ne comprend la réalité que si on la  regarde depuis la périphérie, et non pas si notre regard est placé dans un centre à égale distance de tout. Pour comprendre vraiment la réalité, nous devons nous éloigner de la position centrale de calme et de tranquillité et nous diriger vers la zone périphérique » (2).

C’est un appel fait à l’Eglise catholique d’abandonner une position de surplomb et de centralisation qui se prétendrait « dans un centre à égale distance de tout ». Pour Andrea Riccardi, les périphéries et les êtres en marge sont constitutifs du Christianisme. C’est ce que montre l’histoire de ce peuple « périphérique » par rapport aux grand empires qu’est Israël, le thème du « petit reste » dans ce peuple sur lequel se fonde les espoirs des prophètes, l’apparition de Jésus, « galiléen périphérique » sur lequel s’interroge un futur disciple : « Quelque chose de bon peut-il sortir de Nazareth ? » (3). C’est ensuite par les « périphéries » que le Christianisme se répand dans le bassin méditerranéen.

La « bonne nouvelle » est annoncée aux pauvres dit le texte évangélique. Reprenant un remarque d’Olivier Clément, Riccardi écrit « en Europe, le vrai drame a été le divorce entre le sacrement de l’autel et le sacrement du pauvre dont l’espérance a été déçue ou encore non reçue » (4). Pour illustrer ce propos, il analyse, comment, dans l’Eglise catholique, alternent des attitudes d’engagement et de crispation par apport aux périphéries. Il évoque, entre autres, l’histoire de l’Eglise de France après la seconde de guerre mondiale avec l’expérience des prêtres ouvriers arrêtée brutalement par Rome, ou encore la figure de Madeleine Delbrêl, qui fait le choix de créer une communauté de vie dans la banlieue rouge de Paris (5).

Pour André Riccardi,  la politique de « décentralisation » menée à la suite du Concile dans le catholicisme, reste dans le schéma ancien  «  d’une Eglise gouvernée par le centre, qui avait besoin de dimensions plus humaines et moins vastes. En réalité, le vrai problème  n’est pas de réduire les grands diocèses en circonscriptions plus réduites, mais de faire renaître l’Eglise dans la périphérie : en somme, de donner naissance à des communautés et des expériences chrétiennes qui fleurissent dans ces lieux » (6).

A ses yeux, il s’agit moins d’adapter que de « recommencer » : « Recommencer depuis la périphérie avec l’Evangile, c’est répondre aux exigences profondes du chemin chrétien dans l’histoire. Ce n’est pas tant une stratégie pour arriver par paliers au centre de la société, qu’un passage décisif pour parvenir au cœur du message chrétien » (7).  Ce « passage décisif » c’est celui qu’annonce l’apôtre Pierre au Grand-Prêtre devant qui il comparaît au lendemain de la Pentecôte : « C’est lui, Jésus-Christ, la pierre que vous, les bâtisseurs, avez dédaignée, et qui est devenue la pierre d’angle » (8).

     (1) Andrea RICCARDI : PERIPHERIES. Crises et nouveautés dans l’Eglise, éd. du Cerf, 2016.

       (2) Pape FRANCOIS, cité pages 145-146

       (3) Evangile de JEAN, 1, 45-46

       (4) Andrea RICCARDI : op.cit. page 53

       (5) Madeleine DELBRÊL, (1904-1964) Convertie au Christianisme à 20 ans, elle devient  assistante sociale et fonde une communauté de jeunes femmes dans la banlieue ouvrière  d’Ivry-sur-Seine pour rencontrer les gens où ils vivent. « Notre foi, écrit-elle, devait faire de  nous les plus contemporains de tous les hommes ».

        (6) Andrea RICCARDI : op.cit. page 143-144

        (7) Id. page 151

        (8) Actes des Apôtres, 4, 11

« Est pervers celui qui vit dans un monde sans autre »

   Chronique hebdomadaire  Bernard Ginisty du le 12/01/17

Les temps de crises  conduisent chacun d’entre nous à  faire l’épreuve de ce que nous considérons comme essentiel et, par là, nous confrontent à notre identité. Celle-ci ne passe pas d’abord par l’appartenance à un clan ou la faveur des magazines ou celle des puissants, mais elle s’exprime dans notre capacité à assumer nos responsabilités tant  au plan privé que dans l’espace public.

Le journal Le Monde, dans son numéro du 1er janvier, publie un entretien entre Boris Cyrulnik  et Tzvetan  Todorov, deux intellectuels qui ont rencontré dans leur histoire personnelle les barbaries du XXe siècle (1).

Pour Todorov, historien, « la tentation du Bien semble beaucoup plus dangereuse que la tentation du Mal (…) Tous les grands criminels de l’histoire ont été animés par le désir de répandre le Bien. Hitler, notre mal exemplaire, souhaitait le Bien pour la race élue germanique aryenne. C’est encore plus évident pour le communisme qui est une utopie universaliste, même si pour réaliser cette universalité, il aurait fallu éliminer plusieurs segments sociaux de cette même humanité qui ne méritaient pas d’exister Le djihadistes d’aujourd’hui ne me paraissent pas animés par le désir de faire le Mal, mais de faire le Bien, par des moyens que nous jugeons absolument abominables ». Ce qui l’amène à définir la barbarie non pas comme un retour à l’état primitif de l’humanité, mais par « le refus d’accorder la pleine humanité à l’autre ».

Le neuropsychiatre Boris  Cyrulnik s’interroge pour savoir comment une idéologie ou une religion peut conduire   à la tuerie. « La bascule se fait, écrit-il, lorsqu’on se soumet à la théorie de l’Un. Si l’on en vient à penser qu’il n’y a qu’un vrai dieu, alors les autres sont des faux dieux. Ceux qui y croient sont des mécréants dont la mise à mort est quasiment morale ». Au nom de la théorie de la race germanique comme Unique expression de la parfaite humanité, « on peut être parfaitement éthique avec ses proches, mais les Juifs, ce n’est pas les autres, Les Tziganes, ce n’est pas les autres. (…) Il est moral d’éliminer les Juifs comme il est moral de combattre la souillure d’une société pour que notre belle race blonde aux yeux bleus aryens puisse se développer sainement » . Cyrulnik définit ainsi la source de toutes nos perversions : « est pervers celui qui vit dans un monde sans autre ». Et c’est pourquoi il y a un Dieu pervers, comme l’a admirablement décrit Maurice Bellet (2), des morales perverses,   des solidarités meurtrières.

Le philosophe et penseur talmudiste, Emmanuel Levinas, n’a cessé de voir dans la responsabilité pour autrui la source d’une identité humaine qui refuse les barbaries. Au « je pense donc je suis » de Descartes, il substitue, « je suis responsable, donc je suis ». Pour lui, l’identité  ne vient pas de l’appartenance à une culture, à une idéologie, à une religion ou à une nation, mais de ce qu’il appelle, reprenant un terme biblique, « l’élection » qu’il définit comme la responsabilité inconditionnelle pour autrui.  « Où est mon unicité ? écrit-il. Au moment où je suis responsable de l’autre, je suis unique. Je suis unique en tant qu’irremplaçable, en tant qu’élu pour répondre de lui. Responsabilité vécue comme élection. (…) J’ai appelé cette unicité du moi dans la responsabilité, son élection. Dans une grande mesure, bien entendu, il y a ici le rappel de l’élection dont il est question dans la Bible. C’est pensé comme l’ultime secret de ma subjectivité. Je suis moi, non pas en tant que maître qui embrasse le monde et qui le domine, mais en tant qu’appelé d’une manière incessible, dans l’impossibilité de refuser cette élection » (3).

(1) Boris CYRULNIK et Tzvetan TODOROV : La tentation du Bien est beaucoup plus dangereuse que celle du Mal, entretien dans Le Monde du 1er janvier 2017

 (2) Maurice BELLET : Le Dieu pervers, éditions Desclée de Brouwer 1998

 (3) Emmanuel LEVINAS in Emmanuel Levinas, qui êtes-vous. Entretiens avec François Poirié. Éditions de la Manufacture, 1987, pages115-116

Mon souhait pour la nouvelle année : Oser l’émerveillement

Chronique de Bernard Ginisty du 4 janvier 2017   

        

        André Gouzes, promoteur de liturgies de qualité et animateur  de ce lieu cistercien inspiré qu’est  l’Abbaye de Sylvanès, aime citer ce propos de Saint Augustin : « Celui qui se perd dans sa passion est moins perdu que celui qui perd sa passion ». En ce début d’année, la coutume veut que l’on prenne de bonnes résolutions et que l’on s’échange des vœux pour la réussite de nos projets. S’il est important de prévoir nos activités et les modifications de nos modes de vie, il me semble plus essentiel encore de nous souhaiter de rester des êtres de désir et de passion. Trop souvent, les sociétés modernes nous poussent  à chercher  ce qui serait finalement la pire des choses : « qu’il ne nous arrive rien ». Par peur de nous perdre, nous réfrénons notre disponibilité  à l’inattendu. Le besoin de sécurité nous pousse à prendre des assurances contre le surgissement de ce qui est Autre. Nous risquons alors de nous fermer à des visitations de l’événement, à des invitations au voyage, à cet appel lancé jadis à Abraham et qui continue de retentir dans la conscience de tout croyant : quitte ce que tu connais pour aller vers ce que tu connais pas.

 La source de nos évolutions passe par l’accueil de  ce que nous n’avions pas prévu et  qui, souvent, dérange nos conforts intellectuels et matériels. Qu’il s’agisse d’une découverte, d’un amour, d’une nouvelle compréhension de la vie, d’un accident de parcours, d’une intuition spirituelle, ce qui nous arrive réveille des passions que nos prudentes planifications prétendaient éliminer à tout jamais. Les grands moments de notre vie, de notre naissance jusqu’à notre mort, ne sont pas le fruit des planifications d’experts ou de laborieuses  constructions : cela nous arrive. L’exaltation et l’exultation de Marie dans son Magnificat ne viennent pas de ses conquêtes ou de ses prouesses spirituelles. Mais de l’accueil de ce qui lui arrive : une Parole qui se fait chair.

  Ceux qui se prétendent les témoins de l’Evangile ne peuvent être que des témoins et des révélateurs de ces « bonnes nouvelles ». Elles n’ont rien à voir avec la récitation de catéchismes, la défense d’un ordre institutionnel ou moral ou la construction d’un ego fût-il spirituel. Dans son ouvrage où il s’interroge sur l’avenir du Christianisme, Maurice Bellet envisage plusieurs possibilités : sa disparition dans la culture,  une auto dissolution, une restauration et un replâtrage. Il développe une « quatrième hypothèse » qui prend acte de la disparition d’un système religieux lié à l’âge moderne de l’Occident, mais laisse intact le surgissement « inouï », parce que inaudible dans une institution cléricale, de l’Evangile. Cette parole « déloge de toute installation chrétienne » vécue comme « l’analogue de ce que fut le judaïsme » pour les premiers chrétiens. Car, écrit-il,  toute religion peut devenir « le grand Inceste meurtrier, où l’homme voudrait asservir son inaccessible source » (1).

 En ce début d’année, ce n’est pas la puissance, la richesse ou le refuge fondamentaliste  qu’il faut nous souhaiter mais le maintien  en nous de la capacité d’accueil à  ce qui nous arrive comme trace de Celui qui vient et qui ne cesse de créer et de recréer toute chose.  Il s’agit  de garder en nous la passion de l’éveil ou, pour reprendre le titre d’un récent ouvrage qui regroupe des entretiens avec des chercheurs spirituels, « Oser l’émerveillement » (2).  

 

(1) Maurice BELLET : La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme. Editions Desclée de Brouwer,    

2001, page 114

(2) Frédéric LENOIR et Leili ANVAR : Oser l’émerveillement. Entretiens avec Bruno GIULIANI, Thierry JANSSEN, Alexandre JOLLIEN, Jacqueline KELEN, Edgar MORIN, Marion MULLER-COLARD, Christiane RANCE, Editions Albin Michel/France Culture, 2016.