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Chroniques 2019

« Ce voyage est ma thèse de philosophie » Christian Bobin

Chronique de Bernard Ginisty du 20 décembre 2019

Dans la soirée du 24 décembre 2018, l’écrivain et poète Christian Bobin prenait le train dans la gare à demi déserte du Creusot pour aller à Sète rencontrer son ami, le peintre Pierre Soulages. « Cette nuit, j’ai pris le train comme on entre en religion » (1) écrit Bobin dans l’ouvrage où il retrace cette veillée de Noël particulière : « La nuit de Noël, matrone chocolatée, ne me donne à admirer que des quais de gare orangés balayés par de la poussière cosmique » (2). Le roulement du train qui le conduit vers celui qui se définit comme le peintre de « l’outrenoir » accompagne sa réflexion : « Bavardages des roues du train, bavardages des économistes, bavardages des littérateurs. Radotages qui font le monde. Un bâillon de mots qu’on nous fourre dans la bouche. L’essentiel est ceci : sortir d’un coup le cri d’amour de nos entrailles, puis c’en sera fini, nous aurons fait notre journée » (3). Pour ce travail de résistance à l’envahissement des images, des slogans et des marchandises, la peinture de Soulages ouvre un chemin libérateur pour Bobin qui écrit : « Ta peinture apparaît au moment où les puissantes technologies s’apprêtent à recouvrir le monde de housses colorées, marchandes et néantes. Ton noir est un appel à la résistance (4).

Pour Pierre Soulages, « toute œuvre forte touche et révèle en nous des choses essentielles. Si ce n’est pas le cas, eh bien, c’est de l’affiche ou de la décoration » (5). Bien loin de réduire ses toiles à un décor pour donner une illusion de profondeur au salon où l’on cause, il invite à les habiter : « Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposée » (6). C’est ainsi que l’on peut passer des représentations du monde dont pullulent les médias à l’accueil d’une présence : « Le mot clé pour moi dans une œuvre d’art, c’est la présence avant tout chose. (…) C’est le moment où face à elle, on se sent vraiment vivant » (7). Évoquant sa découverte des Outrenoirs qui caractérisent ses dernières œuvres il écrit : « Il y a une parole de saint Jean de la Croix que j’aime beaucoup et qui convient à ce qui m’est arrivé ce jour-là. Elle dit : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure » (8).

Bien loin de s’installer dans le statut d’un des peintres les plus « cotés » du marché international de la peinture, Soulages reste attentif à la visite d’une grâce. « Les gens glorieux, écrit Bobin, poussent leur nom un mètre devant eux, s’appuient sur lui – comme sur un déambulateur. S’ils ne l’ont plus, ils tombent. Soulages ne pousse pas son nom en avant. Ce n’est pas modestie – plutôt l’orgueil de ceux qui savent qu’il y a quelque chose de plus grand qu’eux, quelque chose ou quelqu’un dont la main invisible caresse parfois maternellement, hasardeusement, les tempes. Créer, c’est tout faire pour sentir encore et encore cette proximité d’une fraîcheur surnaturelle » (9).

Le bilan d’une vie ne se définit pas par un compte en banque ou une carrière prestigieuse. « Quand nous fermerons les yeux, écrit Bobin, de tout ce que nous aurons aimé il ne restera qu’une vapeur : c’était l’haleine du dieu qui se rapprochait de nous quand nous étions en capacité d’admirer, de nous étonner et de nous perdre » (10). Au début de son ouvrage Bobin définissait ainsi sa recherche : « le surgissement d’une présence, l’excès du réel qui ruine toute définition » (11). Dans cette nuit de Noël il découvre que : « Cinq minutes de nuit sétoise valent soixante années de théologie. J’entends rire les enfants des étoiles » (12).

(1) Christian BOBIN : Pierre, éditions Gallimard, 2019, page 54.

(2) Id. page 43.

(3) Id. page 41.

(4) Id.page 48.

(5) Pierre SOULAGES : Entretiens avec Françoise JAUNIN, éditions la Bibliothèque des Arts, 2014, page 117. Le 25 décembre prochain on fêtera les cent-ans de Pierre Soulages. A cette occasion, deux expositions de ses œuvres se tiennent au Musée du Louvre et au Centre Pompidou à Paris jusqu’en mars 2020.

(6) Id. page 14.

(7) Id page 136.

(8) Id.page 48.

(9) Christian BOBIN : Pierre, éditions Gallimard, 2019, p. 16.

(10) Id. page 44.

(11) Id. page 7.

(12) Id. page 91.

Invitation aux élites à soigner leur « surdité de naissance » (Germaine Tillion)

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 12 décembre 2019

La crise que traverse actuellement notre pays dépasse le niveau ponctuel des revendications pour une mise en cause, parfois violente, de nos institutions. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk me paraît un des meilleurs analystes de cette situation lorsqu’il écrit : « Après l’effondrement de l’Union soviétique, les social-démocraties européennes ont perdu l’argument selon lesquelles elles incarnaient le moindre mal face à la situation du camp de l’Est. Avec la disparition de la menace, la gestion temporairement efficace de l’inégalité sociale par l’association de la croissance et de politique d’État social a échappé à tout contrôle. A la suite de cela, la dynamique de l’inégalité des structures sociales mues par l’économie financiarisée a de nouveau pu émerger au grand jour sans filtre dans l’hémisphère occidental. Les populations laissées de côté par des espoirs d’amélioration à codage social-démocrate se sentent incitées à porter sur leur situation un regard dégrisé. Leur désillusion de transforme du jour au lendemain en rage contre le « système » dans son ensemble » (1). La faille apparaît de plus en plus béante entre le discours des « élites » et le vécu des citoyens affrontés à cette crise majeure.

En 2009, les éditions du Seuil publiaient un ouvrage posthume de l’anthropologue Germaine Tillion qui reprenait ses textes inédits sur la méthode des sciences sociales (1). Non seulement Germaine Tillion était une grande scientifique, ce fut aussi une résistante déportée durant la seconde guerre mondiale. Au sortir des camps, elle constate que l’expérience qu’elle vient de vivre à Ravensbrück lui donne une vision tout à fait nouvelle de son travail scientifique. Après l’attitude de la spécialiste « observant » de l’extérieur une population indigène, elle connaît une situation limite où elle tente de penser le vécu intolérable qu’elle doit affronter. Cela la conduit à remettre en cause sa conception des sciences humaines :

« Je devais apprendre, écrit-elle, qu’il n’y a qu’une expérience valable pour chacun de nous, celle que nous avons sentie dans nos propres nerfs et dans nos propres os. Depuis l’expérience la plus banale que tout être humain connaît ou croit connaître — la faim — jusqu’à l’expérience la plus haute — celle de ces conflits déchirants dans lesquels une personnalité s’affirme ou se détruit —, rien, absolument rien ne s’invente. Comprendre, imaginer, deviner, c’est associer selon des modalités inépuisablement diverses des sensations acquises par l’expérience, et acquises seulement par l’expérience… Toute la mécanique de notre érudition ressemble aux notes écrites d’une partition musicale, et notre expérience d’être humain, c’est la gamme sonore sans laquelle la partition restera morte. Combien y a-t-il d’historiens, de psychologues, d’ethnologues — les spécialistes de l’homme — qui, lorsqu’ils assemblent leurs fiches, ressemblent à un sourd de naissance copiant les dièses et les bémols d’une sonate? ».

On ne saurait trop inviter nos responsables politiques, s’ils veulent échapper au destin de « sourd de naissance » qu’évoque Germaine Tillion, de suivre ses conseils : « Je tiens à signaler que les rapports «scientifiques» — c’est-à-dire basés sur l’observation des autres — sont faux et factices : pour connaître une population il faut à la fois la «vivre» et la «regarder». C’est pourquoi ceux qui vivent doivent apprendre à regarder, ou ceux qui regardent doivent apprendre à vivre – au choix » (2).

(1) Peter SLOTERDIJK : Réflexes primitifs, éditions Payot, 2019. Extrait publié dans l’hebdomadaire Le Point, 14 mars 2019, page 147.

(2) Germaine TILLION (1907-2008) : Fragments de vie, Éditions du Seuil, Paris 2009. Ces extraits a été publié par Tzvetan TODOROV dans Le Monde Diplomatique d’avril 2009 sous le titre « Vivre pour penser ».

Les chemins de l’innovation sociale.

Chronique de Bernard Ginisty du 6 décembre 2019

La thématique de l’innovation est devenue, depuis des décennies, un lieu commun du discours politique. Trop souvent, elle consiste à juxtaposer deux démarches qui ont beaucoup de difficulté à se rencontrer. Tandis que des administrations centrales s’efforcent, dans une démarche déductive, de rejoindre « le terrain » pour promouvoir l’innovation qu’elles jugent indispensable, des acteurs de ce fameux « terrain » tentent d’inventer localement de nouvelles formes de médiation sociale en se heurtant, trop souvent, à cette même administration. Ce défaut d’articulation entre le « local » et le « global » induit des effets pervers et explique beaucoup d’échecs des politiques publiques. Il consiste à confondre l’innovation avec l’expérimentation.

L’expérimentation cherche à parvenir à un résultat reproductible et généralisable. C’est la démarche habituelle de l’administration qui s’efforce, par voie de textes réglementaires de diffuser les changements. Or, comprendre et promouvoir une innovation suppose que l’on soit autant attentif aux processus qu’aux résultats. Il est aussi important de mettre en lumière, pour les favoriser, les conditions concrètes qui favorisent l’innovation que les résultats qui n’ont de sens que par la démarche qui les a portés. Les “histoires de vie” des innovateurs sont aussi significatives que l’analyse des réalisations auxquelles ils sont parvenus.

La confusion entre ces deux concepts en amène une autre, celle qui consiste à réduire les acteurs de terrain à des exécutants des politiques publiques. Au lieu de favoriser l’émergence d’acteurs, on va édicter des protocoles précis pour généraliser ce qui a été jugé innovant ailleurs dans une scolastique administrative censée faire le bien par décret. L’innovation dépend plus d’un foisonnement en rhizome que d’une impeccable arborescence où chaque branche dépendrait d’un tronc central. La mise en relation d’acteurs, la diffusion d’informations, les contacts directs sont à privilégier par rapport à la mise en place d’une organisation centrale qui imposerait les « nouveautés ».

Le besoin d’innovation qui pousse les acteurs à créer vient le plus souvent de la perte de sens d’institutions chargées de tel ou tel problème social. Il s’agit moins de contenus (si l’on jugeait les institutions sur leurs programmes et intentions, elles sont toutes innovantes !) que d’une dynamique où se tissent de nouveaux rapports entre les personnes et les institutions.

Les chemins de l’innovation supposent une société qui promeut la subsidiarité permettant aux créations des acteurs de terrain d’éviter les deux écueils de la secte fermée sur elle-même ou de la succursale d’une administration centrale. Elle contribue à nous arracher au face à face meurtrier et stérile du tout État et du tout Marché. Elle introduit dans ce jeu la société civile, non pas réduite à un gisement d’électeurs ou de consommateurs, mais en acteur partenaire, porteur de valeurs et de créativité.

L’Évangile libère des enfermements spirituels.

Chronique de Bernard Ginisty du 29 novembre 2019

La multiplication des informations concernant « les abus sexuels » commis par des clercs au sein de l’Église catholique ne devrait pas cacher la source de ces comportements : l’abus spirituel que le pape François nomme « cléricalisme ». Marie-Laure Janssens qui en a été victime, commence ainsi son témoignage : « J’ai passé onze ans dans la communauté des sœurs contemplatives de Saint-Jean. En 2010, j’ai quitté la vie religieuse, un an après l’intervention du Vatican qui a tenté de mettre fin aux dérives de ma congrégation Je n’ai pas été violée. J’ai pourtant été victime d’un crime qui ni le droit pénal ni le droit de l’Église catholique ne reconnaissent : l’abus spirituel. Une variante religieuse de l’emprise affective et psychologique. Un détournement de ce que l’humain a de plus intime : son rapport à la transcendance » (1).

Dans l’Évangile de Luc, on trouve un passage où Jésus répond à trois propositions de devenir son disciple. « Quelqu’un dit à Jésus en chemin : Je te suivrai partout où tu iras. Jésus lui dit : les renards ont des terriers et les oiseaux du ciel des nids ; le fils de l’homme, lui, n’a pas où poser sa tête ». On ne saurait être plus clair : suivre le Christ n’est pas rechercher un « terrier » ou un « nid » institutionnel. C’est rester « passant ». « Il dit à un autre : Suis-moi. Celui-ci répondit : permets-moi d’aller d’abord enterrer mon père. Mais Jésus lui dit : Laisse les morts enterrer leurs morts ». C’est une invitation à une nouvelle naissance au lieu de se perdre dans le ressassement de nos histoires individuelles. « Un autre encore lui dit : Je vais te suivre, Seigneur, mais d’abord permets-moi de faire mes adieux à ceux de ma maison. Jésus lui dit : Quiconque met la main à la charrue, puis regarde en arrière, n’est pas fait pour le Royaume de Dieu ». Il s’agit ici de rester libre pour accueillir l’aujourd’hui en évitant de le polluer par des « regards en arrière » (2).

Soit passant, soit naissant, soit libre : telle est la voie évangélique qui peut nous éviter les enfermements psychologiques et spirituels. Bien loin de nous inviter à trouver notre salut dans une installation institutionnelle, l’Évangile nous demande de devenir acteur d’un « hôpital de campagne » expression par laquelle le Pape François définit l’Église. C’est le pauvre qui juge le monde, c’est l’étranger qui réveille le sédentaire. Non pas pour les condamner, mais pour les inviter à naître et leur révéler que le monde et l’histoire sont plus vastes que le périmètre de leur confort. Voilà pourquoi, ce sont les plus faibles, les plus exclus, qui ouvrent la voie vers l’avenir. Non pas au nom de je ne sais quel humanitarisme larmoyant, mais parce que ceux qui possèdent le moins nous invitent à nous tenir dans les commencements de l’humain. Un des thèmes majeurs de l’Évangile se traduit par l’expression, reprise de l’Ancien Testament, « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle ». L’Évangile n’est pas une émouvante esthétique qui justifierait nos enfermements et nos sécurités. Il nous convie à des temps de renaissance, non dans des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui.

(1) Marie-Laure JANSSENS : Le silence de la Vierge. Abus spirituels, dérives sectaires : une ancienne religieuse témoigne, éditions Bayard, 2017, page 15.

(2) Évangile de Luc 9, 57-62

« Faire du simple la seule icône non hypnotisante de Dieu » Christian BOBIN

Chronique de Bernard Ginisty du 15 novembre 2019

Ceux pour qui la rencontre avec des ouvrages de Christian Bobin a été un évènement intellectuel et spirituel seront certainement intéressés par la parution du dernier Cahier de l’Herne, intitulé tout simplement Bobin. Dans son avant-propos, Claire Tiévant, codirectrice du Cahier, en précise le but : « La raison d’être de ce Cahier est la mise à jour des lignes de force d’une œuvre qui, par sa vitalité, coupe les nerfs malades du langage, cisaille les câbles souterrains qui relient si souvent les modes et les dogmes. (…) Écrivains, poètes, philosophes, docteurs en religions, penseurs arabo-musulmans, rabbins, spécialistes du tao, maître zen, universitaires, artistes, compositeurs et interprètes, aventuriers de l’extrême ou lecteurs anonymes : tous témoignent de cette lumière que l’œuvre de Bobin leur a apportée, ». (1)

Parmi ceux-ci, le philosophe André Comte-Sponville écrit ceci : « C’est un évènement trop rare, dans une vie d’homme, une chance trop exceptionnelle, dans une vie de philosophe, pour que je n’aie pas envie, et le mot est faible, de crier à tous la bonne nouvelle. Noël ! Noël ! Un poète nous est donné. (…) Christian Bobin est à mon sens le plus grand poète de sa génération, qui est aussi la mienne, et le seul écrivain, si je peux me permettre cette confidence, qui me fasse regretter d’être philosophe » (2). Le philosophe et écrivain algérien Mohammed Taleb voit dans l’œuvre de Bobin, « la bataille et l’abîme qui sépare l’humain qui mutile et l’humain qui noue avec le réel, un lien de poésie. Parlant des humains mutilés, Bobin souligne : « Ils peuvent tout faire entrer dans leurs calculs, tout sauf la grâce, et c’est pourquoi leurs calculs sont vains » (3).

Dans une époque inondée d’informations et de calculs, Christian Bobin voit dans la poésie une voie du salut : « Les chiffres grignotent les poutres du monde. Ils avancent, ils avancent. Un jour, il ne restera plus que la poésie pour nous sauver. Je ne parle pas ici d’un genre littéraire, ni d’un bricolage sentimental. Je parle de la déflagration d’une parole incarnée. Seuls rendent habitable le monde les bégaiements d’une parole qui ne doit rien à la perfection d’un savoir-faire. Un jour, nous lèverons la tête vers le ciel et nous ne verrons plus qu’un panneau d’affichage avec les prix d’entrée pour le paradis » (4). Bien loin de fuir la quotidienneté du monde pour des envolées lyriques, il convoque le « génie » poétique qu’il définit ainsi : « Le génie c’est de rejoindre le proche comme s’il était au bout du monde. Le génie, c’est de saluer ces compagnons franciscains que peuvent être un verre d’eau, une bête des champs à demi sauvage, famélique … La grâce de l’écriture, le génie de l’écriture – qui ne dépend pas hélas de l’écrivain, qui vient ou qui ne vient pas, et qui va s’enfuir plus souvent qu’elle ne viendra – c’est toujours la même chose : rendre le présent comme il est, c’est-à-dire absolu, pénétré d’absolu. Faire du simple la seule image non hypnotisante de Dieu » (5).

(1) Claire TIEVANT : Avant-Propos, Cahier de l’Herne Bobin, Éditions de l’Herne, 2019, page 11. Parmi les contributeurs on peut citer Ahmed Abdelkrim, Lytta Basset, Alain Borer, Olivier Bogé, Clotilde Courau, Jean-Louis Etienne, François Gautheret, Jérôme Garcin, Sylvie Germain, Philippe Jacottet, Yves Leclair, Serge Linarès, Patrick Minard, Robert Misrahi, Yoko Orimo, Marc-Alain Ouaknin, Ernest Pignon-Ernest, Olivier Py, Anne Queffélec, Jean-Philippe de Tonnac …Par ailleurs, l’ouvrage comporte de nombreux textes inédits de Christian Bobin.

(2) André COMTE-SPONVILLE: Pour saluer un poète, id. page 133.

(3) Mohammed TALEB : Les poètes arabes et l’effondrement des banques. Lecture arabo-musulmane de Christian Bobin, id. page 202

(4) Christian BOBIN: Zhu Xiao-Mei, id. page 184.

(5) Christian BOBIN : Ce n’est pas la gamine qui va gagner. Christian Bobin et la Libraire, id. page 71.

Les ambiguïtés des « paternités spirituelles »

Chronique de Bernard Ginisty du 31 octobre 2019     

         Dans son édition du 22 octobre dernier, le journal La Croix publiait un très intéressant article de Cécile Hoyeau suite aux révélations sur les abus sexuels commis par des personnages influents de l’Église Catholique. Intitulé La trahison des pères, ce texte dresse le constat suivant : « Depuis quelques années, beaucoup de grandes figures qui furent considérées comme des maîtres spirituels et/ou des fondateurs de communautés nouvelles, clercs ou laïcs, semblent tomber les uns après les autres.  Éphraïm, Thierry de Roucy, Marie-Dominique et Thomas Philippe, sœur Alix, Mansour Labaky, Bernard Peyrous, André-Marie Van der Borght, et encore récemment Georges Finet, Jacques Marin… Le choc est d’autant plus violent que, pendant longtemps, ces hommes et ces femmes qui ont émergé dans ce qu’on appelait « le nouveau printemps » de l’Église furent pour beaucoup « la référence » ». Pour Cécile Hoyeau, ces différents personnages « sont influencés par le Renouveau charismatique et se présentent comme prenant leurs intuitions directement du Saint-Esprit. Ils deviennent « le père », « le berger ». Elle reprend le propos de Yann Vagneux, prêtre des Missions étrangères de Paris en Inde, après avoir été membre de Points-Cœur de 1996 à 2002 : « Il n’y a plus de distance entre le Père céleste et eux. Le Renouveau Charismatique inspiré du pentecôtisme évangélique propose une expérience de Dieu immédiate, qui fait fi des médiations ecclésiales et humaines. Mais cette tentation évangélique nous a fait perdre la grande spiritualité chrétienne qui est celle de la patience, du quotidien » (1).

         De l’abbé de la paroisse désormais appelé « père » (traduction du mot abbé), au « pères » devenus « révérends » s’ils appartiennent aux grands ordres religieux, jusqu’au Pape qualifié de « Saint-Père », peut-être faut-il s’interroger sur la confiscation par les clercs du titre de « Père » dans une Église se référant à l’enseignement de Jésus qui affirme : « Ne vous faites pas appeler « Rabbi » : car vous n’avez qu’un Maître, et tous vous êtes des frères. N’appelez personne votre « Père » sur la terre : car vous n’en avez qu’un, le Père céleste » (2) Mt 23 8-9). La seule prière que le Christ a enseignée, s’appelle « Notre Père ». Elle invite à construire une Église de la fraternité de compagnons de route et non une institution où certains s’enferment dans un statut clérical, avec toutes le dérives que cela induit.

         Suite à la révélation d’abus sexuels commis par des clercs dans plusieurs endroits du monde, le pape François, dans sa Lettre au peuple de Dieu du 20 août 2018, propose à l’Église catholique ce chemin de conversion : « Il est impossible d’imaginer une conversion de l’agir ecclésial sans la participation active de toutes les composantes du peuple de Dieu. Plus encore, chaque fois que nous avons tenté de supplanter, de faire taire, d’ignorer, de réduire le peuple de Dieu à de petites élites, nous avons construit des communautés, des projets, des choix théologiques, des spiritualités et des structures sans racine, sans mémoire, sans visage, sans corps et, en définitive, sans vie. Cela se manifeste clairement dans une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme, cette attitude qui « annule non seulement la personnalité des chrétiens, mais tend également à diminuer et à sous-évaluer la grâce baptismale que l’Esprit Saint a placée dans le cœur de notre peuple ». Le cléricalisme, favorisé par les prêtres eux-mêmes ou par les laïcs, engendre une scission dans le corps ecclésial qui encourage et aide à perpétuer beaucoup des maux que nous dénonçons aujourd’hui. Dire non aux abus, c’est dire non, de façon catégorique, à toute forme de cléricalisme ».

(1) Céline HOYEAU : La trahison des pères in journal La Croix du 22 octobre 2019, pages 12 et 13. On trouve en annexe à cet article la recension de l’ouvrage de Sophie DUCREY : Étouffée. Récit d’un abus spirituel et sexuel, éditions Taillandier 2019. « Dans ce récit d’une rare acuité, Sophie Ducrey témoigne du combat qu’il lui a fallu mener, en elle et dans l’Église, pour sortir de l’emprise exercée par un frère de Saint-Jean et faire reconnaître la violence des abus sexuels subis ».

(2) Evangile de Matthieu : 23, 8-9.

Au-delà du spectacle, « retrouver l’homme et la vie de l’esprit »

Chronique de Bernard Ginisty du 24 octobre 2019

Dans une étude intitulée : « l’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation », le philosophe et chef d’entreprise Gaston Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : « Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies…. ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (1).

Et il est vrai que dans nos sociétés où les médias doivent assurer chaque jour le « spectacle » les « cérémonies » des jeux, des stades et des journaux télévisés tiennent une place de plus en plus importante. Les informaticiens ont lancé l’expression « temps réel » pour afficher la volonté de réduire au maximum l’évènement de sa traduction en spectacle.

Une démocratie ne peut fonctionner que si l’émotion télévisuelle « en temps réel » ne dispense pas du travail critique de la lecture de l’évènement. Dans un ouvrage particulièrement incisif, l’ancien vice-Président des Etats Unis, Al Gore, analyse comment la perte du rapport à l’écrit est une des sources de la crise de la démocratie dans son pays. Évoquant le temps record que les Américains passent devant l’écran de télévision, il fait le constat suivant : « Celui qui passe quotidiennement quatre heures et demie devant la télévision aura vraisemblablement un modèle de fonctionnement cérébral fort dissemblable de celui qui lit pendant quatre heure et demie » et il poursuit : « L’axiome bien connu qui préside aux journaux télévisés locaux est « Plus çà saigne et plus ça paye ». Ce à quoi certains journalistes désabusés ajoutent « plus tu penses et plus tu crains »(2).

C’est aujourd’hui un travail non seulement citoyen, mais spirituel, de résister au bavardage médiatique qui nous transforme en spectateurs irresponsables d’un feuilleton dont il faut sans cesse trouver des rebondissements. Ce va et vient permanent entre la construction d’idoles journalistiques et le récit de leur chute, s’il fait vivre des magazines, nous enferme dans de l’imaginaire. Les anthropologues nous apprennent que l’apparition de l’ordre de l’humain se traduit par le passage de la réponse du « temps réel » de l’instinct à un « temps différé », où l’être vivant introduit une question là où l’instinct suffisait à le réguler. La vitesse de réaction fait alors place au temps de la réflexion. C’est d’ailleurs ce à quoi les grands spirituels nous invitent : non seulement accueillir l’événement, mais prendre le temps de le relire pour, comme l’écrit Gaston Berger, « retrouver l’homme et la vie de l’esprit ».

(1) Gaston BERGER (1896-1960) : L’homme moderne et son éducation, Presses Universitaires de France, 1962, page 134.

(2) Al GORE: La raison assiégée, éditions du Seuil 2008, page 29

Redécouvrir l’Europe dans son ambivalence.

Chronique de Bernard Ginisty du 17 octobre 2019

La chute du mur de Berlin et l’effondrement des régimes communistes ont conduit à penser que nous avions atteint « la fin de l’Histoire », avec le triomphe définitif de la démocratie libérale dont les fondements sont le marché et le droit. Force est de constater que la montée des nationalismes et des populismes dans l’Est de l’Europe remet en cause cette analyse un peu trop rapide. Il ne suffira pas de stigmatiser des leaders populistes s’appuyant sur des hiérarchies religieuses et surfant sur des pulsions nationalistes pour construire un avenir à l’Europe.

Dans un Essai très stimulant, Max-Erwann Gastineau s’attache à nous arracher à nos simplismes et à nos aprioris pour nous inviter à comprendre ce qui se joue actuellement en Europe. « Est et Ouest ne sont pas héritiers du même XXème siècle. (…) L’Europe de l’Ouest est hantée par le souvenir de la Seconde Guerre mondiale, l’Europe de l’Est par celui de la guerre froide. L’Europe de l’Ouest par la crainte du retour du nationalisme, l’Europe de l’Est par celui de l’impérialisme. (…) Les nations de l’Est ont imité celles de l’Ouest dans les années 1990, mais désormais s’interrogent. Quelque chose résiste en elles : une inscription culturelle, une intensité religieuse, un attachement civilisationnel, un esprit communautaire, un rapport poétique et tragique au monde et à son avenir » (1). Pour lui, la force des petites nations, c’est qu’elles se savent vulnérables. La faiblesse des grandes nations c’est qu’elles se croient éternelles.

Cela le conduit à mettre en lumière un clivage qui fracture l’Europe et divise les nations de l’intérieur : « Deux camps transcendent le traditionnel clivage gauche-droite : d’un côté, le camp des « procéduralistes » (qui raisonnent essentiellement en termes juridiques) ; de l’autre, le camp des « substantialistes » (qui raisonnent essentiellement en termes culturels » (2). Ce nouveau clivage traverse les débats les plus vifs au sein de l’Europe : l’immigration, l’intégration, l’identité, la laïcité, l’appartenance nationale. « A notre conception de la nation comme simple étape dans le processus des sociétés humaines, comme modalité d’organisation sociale aujourd’hui dépassée par les exigences de la mondialisation, s’oppose la nation comme intermédiaire indispensable entre l’homme et l’universel » (3).

Les guerres civiles qui ont jalonné l’histoire européenne ont eu le plus souvent pour origine les identités religieuses et nationales. L’avenir de l’Europe passe par la coexistence féconde des héritiers de deux histoires majeures du XXe siècle. « Nous ne sommes pas les descendants du même traumatisme. Ainsi, ne sommes-nous pas hantés par les mêmes ombres. A l’Ouest, le souvenir du nazisme continue d’entretenir nos craintes de voir le politique réinvestir le champ de la volonté humaine sous les feux des drapeaux et des racines fantasmagoriques. A l’Est, c’est le souvenir du communisme qui continue de travailler la mémoire collective et forger une culture de la résistance valorisant l’ancrage national. A l’Ouest, ce sont les limites du droit qui, pense-t-on, protègent l’Europe de l’autoritarisme nationaliste d’hier. A l’Est, ce sont les limites non pas juridiques mais culturelles, contenu dans les traditions de l’homme ordinaire, qui font office de meilleur rempart au rouleau compresseur de l’utopie communiste hier, libérale aujourd’hui » (4).

Il n’est pas alors anodin que, dans ce contexte, fasse retour en Europe la pensée du philosophe européen Baruch Spinoza qui connut en son temps la persécution religieuse et communautaire. Il nous montre la voie à suivre lorsqu’il écrit : « Ne pas se moquer, ne pas se lamenter, ne pas détester, mais comprendre » (5).

(1) Max-Erwann GASTINEAU: Le nouveau procès de l’Est, éditions du Cerf, 2019, pages 15-17.

(2) Id. page 71

(3) Id. page 150

(4) Id. page 134

(5) Baruch SPINOZA (1632-1677). Propos cité en exergue de l’ouvrage de Frédéric LENOIR : Le miracle Spinoza. Une philosophie pour éclairer notre vie, éditions Fayard, 2017. Paru en Livre de poche en 2019.

Pour une créativité citoyenne.  

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 octobre 2019

                  Il est deux mots qu’affectionnent les élites de notre pays et dont peu de discours, surtout électoraux, se dispensent : un adjectif : « incontournable » et un adverbe : « effectivement ». Comme si chaque discours voulait constamment se rassurer en se définissant comme le seul possible (« c’est incontournable ») et en prise sur le réel (« effectivement »). Ainsi, depuis des lustres, on nous a appris que les règles des marchés financiers étaient « incontournables » et « qu’effectivement », nous devions nous y soumettre. On nous a informé, l’air un peu désolé, qu’il convenait de ranger au magasin des accessoires les velléités de transformation sociétale. Désormais, la concurrence généralisée « non faussée » serait le socle fondamental de notre vivre ensemble, le politique se réduisant progressivement à la gestion de l’ordre public et des œuvres sociales de la nation.

                  Nous touchons là au cœur de la crise : l’affirmation progressive de la vanité de tout engagement civique et éthique au profit des prouesses économico-financières. Il s’agit de faire paraître « naturel » ou « incontournable », ce qui est le produit historique de l’action humaine.

                  Or la vie politique suppose que les hommes refusent ce qui se donne comme un destin, mettent à jour les conflits d’intérêt et se donnent des moyens de transformation sociale. Il y a aujourd’hui des citoyens pour qui, par exemple, le « droit au logement » est plus « incontournable » que les spéculations immobilières. Il y a aujourd’hui des militants qui inventent de nouveaux rapports économiques et financiers et qui pensent – quelle naïveté ! – que le mot commerce désigne d’abord un échange de culture, d’utilité sociale, de convivialité, de solidarité et non la monétarisation généralisée des rapports humains. Il y a aujourd’hui des acteurs dans la société qui pensent que ceux que les catégories administratives classent comme « chômeurs en fin de droits » ou « déboutés du droit d’asile » ont toujours des droits.

                  Ainsi, chaque jour, sur le terrain, des femmes et des hommes nous montrent que « l’incontournable » cher à nos technocrates n’est que le fruit de nos peurs et de nos démissions. Ils se battent pour affirmer la place des exclus, des humiliés et les rendre « incontournables » dans les décisions gestionnaires. Ce travail constitue, pour Emmanuel Levinas, le socle d’une politique : « La justice, écrit-il, n’est pas une légalité naturelle et anonyme régissant les masses humaines dont se tire une technique de l’équilibre social mettant en harmonie, à travers cruautés et violences transitoires, les forces antagonistes et aveugles (…). Rien ne saurait se soustraire au contrôle de la responsabilité de « l’un pour l’autre » qui dessine la limite de l’État et ne cesse d’en appeler à la vigilance des personnes qui ne sauraient se contenter de la simple subsomption (gestion) des cas sous la règle générale dont l’ordinateur est capable » (1).

(1) Emmanuel LEVINAS : Altérité et transcendance Éditions Fata Morgana, 1995, page 150.

Invitation au voyage

Chronique de Bernard Ginisty du 2 octobre 2019

Jamais on n’a autant parlé de communication aussi bien dans le monde des affaires que dans celui de la politique et de la religion. Cette question était au cœur de la réflexion du théologien et du philosophe Maurice Bellet. Évoquant ce propos tenu par un évêque français : « Notre parole ne parle plus », ce qui pour lui est « la pire des disgrâces », il analyse le « conflit profond » qui habite le christianisme.

C’est celui qui oppose, sous les noms d’intégrisme et modernisme, au sens précis que ce mot eut au début du XXe siècle, deux attitudes. L’une consiste à maintenir coûte que coûte un tout dont on ne peut rien soustraire ni rien modifier. Rien ne saurait ébranler ces certitudes, ce qui, dans un monde aussi mouvant que le nôtre, assure une certaine sécurité. Si l’intégrisme a le souci unique du dedans, le modernisme est axé sur le dehors. La croyance religieuse devra s’adapter à l’homme réel de l’âge moderne pour se rendre acceptable.

Pour Maurice Bellet, ces deux attitudes ont des traits communs, à savoir deux prétentions : celle d’un savoir établi qui juge de tout, celle d’une position supérieure qui prétend tout relativiser : « L’intégrisme est dans l’angoisse de perdre la Vérité ; son ennemi (le modernisme) est dans l’angoisse de perdre la Réalité, le monde contemporain (…) La violente surdité des intégristes est bien connue. Mais il y a une intolérance des contestataires et des esprits « libérés » qui n’est pas médiocre non plus ». Finalement, ces deux attitudes qui s’opposent se retrouvent dans le fait qu’elles engendrent ce qu’il appelle « une parole qui n’écoute pas, qui sait les réponses avant les questions. Son modèle naïf est le catéchisme. Mais on peut argumenter dans l’érudition et l’abstraction en gardant la même structure » (1).

Le grand philosophe et théologien que fut Hans Urs von Balthasar déplorait la tendance, chez certains esprits, de réduire les problèmes fondamentaux de l’existence, « comme s’il leur était proposé un sujet de concours de mathématiques. Devant certaines « solutions », on serait tenté de dire : Dommage ! C’était un beau problème ! » (2).

Une certaine éducation nous a habitué à chercher rapidement les « bonnes réponses » avant d’avoir médité suffisamment les interrogations. Notre vie ne saurait se réduire à des travaux pratiques dictés par des clercs ou des experts. Elle est tissée d’interrogations, de rencontres, de peurs, de joies, d’ennuis, de découvertes. Sa richesse n’est pas constituée par une addition de bonnes réponses que nous capitaliserions pour traverser l’existence, mais de notre capacité à rester attentif aux questions qui nous habitent.

Dès lors, il n’y a pas ceux « qui savent », et ceux « qui ne savent pas », il n’y a que des itinéraires. La vraie frontière ne passe par entre ceux qui croient ou ne croient pas à telle ou elle proposition, mais entre ceux qui sont toujours en recherche, et ceux qui pensent qu’ils sont arrivés et n’ont plus besoin d’interroger leurs certitudes.

Le philosophe chrétien Maurice Blondel, écrivait :« Au moment où l’on semble toucher Dieu par un trait de pensée, il échappe, si on ne le garde, si on ne le cherche par l’action. Son immobilité ne peut être visée comme un tout fixe que par un perpétuel mouvement. Partout où l’on reste, il n’est pas ; partout où l’on marche, il est. C’est une nécessité de passer toujours outre, parce que toujours il est au-delà. Sitôt qu’on ne s’en étonne plus comme d’une inexprimable nouveauté et qu’on le regarde du dehors comme une matière de connaissance ou une simple occasion d’étude spéculative sans jeunesse de cœur ni inquiétude d’amour, c’en est fait, l’on n’a plus dans les mains que fantôme et idole. Tout ce qu’on a vu et senti de lui n’est qu’un moyen d’aller plus avant ; c’est une route, l’on ne s’y arrête donc pas, sinon ce n’est plus une route. Penser à Dieu est une action » (3).

(1) Maurice BELLET (1923-2018) : Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver ! Éditions Bayard, 2011, pages 25-34.

(2) Hans URS VON BALTHASAR (1905-1988) : Grains de blé, éditions Arfuyen, 2003, page 67.

(3) Maurice BLONDEL (1861-1949) : L’Action,1893, Presses Universitaires de France, 1950, page 352.

« Initier des processus plutôt que posséder des espaces » Pape François.

Chronique de Bernard Ginisty du 18 septembre 2019

Début septembre, le journal La Croix annonçait ainsi la parution de l’ouvrage d’un de ses journalistes, correspondant permanent à Rome : « Notre journaliste Nicolas Senèze a enquêté sur la tentative de « coup d’État » contre le pape François, menée depuis les États-Unis par des groupes catholiques conservateurs influents, liés à des puissances financières. En août 2018, un ancien ambassadeur du pape aux États-Unis (Mgr Vigano) publiait une diatribe sans précédent contre François, l’appelant à la démission. (…) Une frange puissante et active du catholicisme américain lui reproche pêle-mêle sa critique du capitalisme néo-libéral, son opposition à la peine de mort, son dialogue avec les « rouges » de Cuba ou Chine, son ouverture vis-à-vis des personnes homosexuelles. S’ils n’ont pas réussi cette fois à le renverser, ses opposants préparent déjà l’après François » (1).

Il est vrai que bien des initiatives de François mettent en cause les dogmes conservateurs. « En 2018, les organisateurs de la Rencontre mondiale des familles de Dublin, où le pape doit se rendre, annoncent que le jésuite James Martin y tiendra une conférence sur le thème « accueillir et respecter dans nos paroisses les personnes LGTB (Lesbiennes, Gays, Transgenres, Bisexuelles) et leurs familles ». La « Civilta Cattolica », revue jésuite dont les épreuves sont relues avant publication par le Vatican, publie un brûlot contre la théologie de la prospérité. Début août, le pape supprime toute légitimation de la peine de mort par le « Catéchisme de l’Église Catholique (2).

Conscients du poids financier du catholicisme états-unien, premier contributeur du Vatican, « les grands laïcs qui ont mis la main sur le catholicisme américain », avec la complicité de certains évêques et cardinaux, voyant qu’ils n’arrivent pas à faire changer le pape, décident de changer de pape « tels des actionnaires licenciant brutalement leur PDG » (3). On comprend que François ait pu répondre à des journalistes qui l’interrogeait dans l’avion qui l’amenait à Maputo que c’était pour lui « un honneur » d’être attaqué par certains catholiques américains.

Au début de son pontificat, François avait défini ainsi sa vision de l’Église : « Je vois avec clarté que la chose dont a le plus besoin l’Église d’aujourd’hui c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Église comme un hôpital de campagne après une bataille. (…) Nous devons soigner les blessures. Il faut commencer par le bas » (4).

Loin de se laisser enfermer dans des intrigues de courtisans et les conflits de territoire si fréquents dans la Curie vaticane, François prend ses distances avec ceux qui en vivent. Dans son exhortation apostolique « La joie de l’Évangile », il écrivait ceci : « Un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique consiste à privilégier des espaces de pouvoir plutôt que les temps de processus. Donner priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces » (5).

(1) Nicolas SENEZE : Comment l’Amérique veut changer de pape, éditions Bayard, 2019

(2) Id. page 207

(3) Id.page 208

(4) Pape FRANCOIS : Interview à Civilta Cattolica publié dans la revue Études, octobre 2013.

(5) Pape FRANCOIS : La joie de l’Évangile. Exhortation apostolique, éditions Bayard, Cerf, Fleurus-Mame 2013, § 222-223.

L’Evangile nous libère des fondamentalismes

Chronique de Bernard Ginisty du 10 septembre 2019

Dans l’homélie qu’il a prononcée à Madagascar le 8 septembre dernier, le Pape François, s’est élevé contre les fondamentalismes familiaux, nationaux ou idéologiques qui minent trop souvent le message évangélique. « Lavie nouvelle que le Seigneur nous propose semble inconfortable et se transforme en injustice scandaleuse pour ceux qui croient que l’accès dans le Royaume des Cieux peut seulement se limiter ou se réduire aux liens du sang, à l’appartenance à un groupe déterminé, à un clan ou à une culture particulière. Quand la “parenté” devient la clé décisive et déterminante de tout ce qui est juste et bon, on finit par justifier et jusqu’à “consacrer” certaines pratiques qui aboutissent à la culture du privilège et de l’exclusion (favoritismes, clientélismes et puis corruption). L’exigence du Maître nous amène à élever notre regard et nous dit : quelqu’un qui n’est pas capable de voir l’autre comme un frère, d’être ému par sa vie et par sa situation, au-delà de son origine familiale, culturelle, sociale « ne peut pas être mon disciple » (Luc 14, 26) » (1).

Le philosophe et penseur talmudiste, Emmanuel Levinas, n’a cessé de voir dans cette responsabilité la source de l’identité humaine. Au « je pense donc je suis » de Descartes, il substitue, « je suis responsable, donc je suis ». Pour lui, l’identité ne vient pas de l’appartenance à une culture, à une idéologie, à une religion ou à une nation, mais de ce qu’il appelle, reprenant un terme biblique, « l’élection »qu’il définit comme la responsabilité inconditionnelle pour autrui : « Où est mon unicité ?écrit-il.Au moment où je suis responsable de l’autre, je suis unique. Je suis unique en tant qu’irremplaçable, en tant qu’élu pour répondre de lui. Responsabilité vécue comme élection. (…) J’ai appelé cette unicité du moi dans la responsabilité, son élection. Dans une grande mesure, bien entendu, il y a ici le rappel de l’élection dont il est question dans la Bible. C’est pensé comme l’ultime secret de ma subjectivité. Je suis moi, non pas en tant que maître qui embrasse le monde et qui le domine, mais en tant qu’appelé d’une manière incessible, dans l’impossibilité de refuser cette élection(2).

Dans une époque qui voit renaître des populismes de plus en plus agressifs auxquels succombent hélas certains dignitaires religieux, le message du Pape François rappelle « Le Seigneur veut préparer ses disciples à la fête de l’irruption du Règne de Dieu, en les libérant de cet obstacle dangereux, en définitive, un des pires esclavages : le vivre pour soi-même. C’est la tentation de se replier dans son petit univers qui finit par laisser peu d’espace pour les autres (…) Beaucoup de personnes en se renfermant, peuvent se sentir “apparemment” en sécurité, mais finissent par se transformer en personnes amères, plaintives, sans vie. Ce n’est pas l’option d’une vie digne et pleine, ce n’est pas cela le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité » (3).

S’ouvrir à la relation avec Dieu et avec les autres comporte toujours des risques. Aussi, la tentation est grande de coloniser notre avenir en le bétonnant de certitudes, de peur « qu’il ne nous arrive quelque chose ». Combien de désastres personnels ou collectifs ont été causés par cette prétention d’enclore nos histoires personnelles ou celles des peuples dans des systèmes a priori ! Or, notre seule chance est qu’il nous arrive des événements, des relations, des émotions, des pensées qui nous surprennent et que nous n’avions pas prévus. C’est le sens du mot Évangile : une bonne nouvelle qui nous transforme et nous met en route, et non une idéologie qui conforte nos acquis et nos installations.

(1) Pape FRANCOIS : Homélie pour la messe du 8 septembre 2019 à Antananarivo (Madagascar). On peut trouver le texte intégral de cette homélie sur le site : www.garriguesetsentiers.org

(2) Emmanuel LEVINAS in Emmanuel Levinas, qui êtes-vous. Entretiens avec François Poirié. Éditions de la Manufacture, 1987, pages115-116.

Habiter ensemble le même monde

Chronique de Bernard Ginisty du 4 juillet 2019

Avec l’été vient le temps des vacances, celui où, pendant quelques semaines, nous pouvons vaquer à autre chose qu’à nos occupations quotidiennes. Arrêtons-nous un instant sur ce mot « vacances ». Lorsque nous disons qu’un poste est vacant, nous comprenons qu’il est disponible. Se sentir en état de vacances, c’est cultiver sa capacité à l’étonnement et à la rencontre.  Alors que nos sociétés marchandes ne cessent de nous inciter à consommer afin de continuer à faire tourner un système dont la logique est d’accumuler sans fin des échanges monétarisés, cette « vacance » devrait permettre de nous risquer à l’hospitalité de l’inattendu.

Ce thème de l’hospitalité est au cœur de la pensée des philosophes Emmanuel Levinas et Jacques Derrida. Pour échapper aux pensées de la totalité qui deviennent si facilement totalitaires, Levinas ne cesse de nous dire d’être attentif au visage de l’autre qui est ouverture vers les chemins infinis du sens.  C’est par la vulnérabilité acceptée dans la rencontre de l’autre que nous avons quelques chances d’échapper à nos obsessions et à nos clôtures. Levinas nous convie à un véritable retournement de la démarche philosophique lorsqu’il écrit « Nous sommes habitués à une philosophie où esprit équivaut à savoir, c’est-à-dire au regard qui embrasse les choses, à la main qui les prend et les possède, à la domination des êtres. (…) Dans la vision que je développe, l’émotion humaine et sa spiritualité commencent dans le pour-l’autre, dans l’affection par l’autre » (1). 

Jacques Derrida a consacré plusieurs textes à cette question de l’hospitalité. Il introduit la distinction entre l’hospitalité conditionnelle qu’il appelle « invitation », et l’hospitalité pure qu’il nomme « visitation ». L’hospitalité conditionnelle s’adresse non pas au visiteur mais à l’invité annoncé. L’hôte accueilli est inscrit dans un cadre et un moment préparé pour lui.  L’hospitalité pure et inconditionnelle est d’avance ouverte à quiconque n’est ni attendu ni invité, et arrive en visiteur absolument étranger, imprévisible. L’hospitalité pure n’est pas un programme, ni une règle de conduite, ni une notion politique ou juridique. Elle ne relève pas de la morale, mais plutôt de la culture en tant qu’elle implique une manière d’être chez soi et avec les autres. Pour Jacques Derrida, l’hospitalité inconditionnelle ou visitation est un principe lié à la structure de messianité qui caractérise l’expérience humaine de la croyance : nous sommes irréductiblement exposés à la venue de l’autre (2). 

Dans la mesure où nous sommes ouverts à ces « visitations », souvent dérangeantes, tant au plan personnel que collectif, nous pourrons nous libérer des enfermements que ne cessent de susciter la peur et l’ignorance. « Les hommes éveillés habitent le même monde » disait Héraclite, un sage grec de l’antiquité. En ces temps de crise de l’idée européenne, il n’a jamais été aussi urgent, par-delà le fatras des relents nationalistes, de retrouver cet éveil de la conscience. Les Européens doivent se libérer du dogme de cette nouvelle providence que serait « la main invisible du marché » permettant de transformer les vices privés en vertus publiques ! Seul cet éveil peut nous faire lâcher prise sur nos crispations identitaires et marchandes pour nous risquer à inventer de nouvelles façons d’habiter ensemble le même monde.

  1. Emmanuel LEVINAS in François Poirié : Emmanuel Levinas, qui êtes-vous ? Éditions La Manufacture, 1987, page 100. 
  2. Cf. site DERRIDEX, index des mots de l’œuvre de Jacques Derrida. 

L’écologie politique, lieu de la dynamique des savoirs et du savoir-être (André GORZ). 

Chronique de Bernard Ginisty du 27 juin 2019

Une des leçons des dernières élections pour le Parlement européen a été les succès, dans plusieurs pays, de partis se revendiquant de l’écologie politique. André Gorz a été un des intellectuels précurseurs dans ce domaine. La récente réédition d’un de ses articles intitulé L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, dans un petit livre intitulé Éloge du suffisant, me paraît d’une grande actualité. Il y aborde le cœur de la question écologique qui est celle de savoir comment un modèle sociétal bâti sur les principes de l’écologie pourrait constituer un horizon d’émancipation visé initialement par le marxisme. Pour y répondre, il analyse l’articulation de « l’écologie scientifique » et de « l’écologie politique ». 

Pour lui, l’écologie scientifique « cherche à déterminer scientifiquement les techniques et les seuils de pollution écologiquement supportables, c’est-à-dire les conditions et les limites dans lesquelles le développement de la technosphère industrielle peut être poursuivi sans compromettre les capacités aurorégénératrices de l’écosphère. La prise en compte de contraintes écologiques (…) aura donc pour effet de renforcer l’hétérorégulation du fonctionnement de la société (…) L’hétérorégulation fiscale et monétaire a, selon ses partisans, l’avantage de conduire au but de l’éco-compatibilité sans que les mentalités, le système des valeurs, les motivations et les intérêts économiques des acteurs sociaux aient à changer. Au contraire, c’est en faisant fond, tout en les manipulant, sur ces motivations et ces intérêts, que le but sera atteint. (…) La prise en compte des contraintes écologiques se traduit ainsi, dans le cadre de la logique de marché, par une extension du pouvoir techno-bureaucratique » (1). 

Or, constate André Gorz, « le mouvement écologique est né bien avant que la détérioration du milieu et de la qualité de vie pose une question de survie à l’humanité. Il est né originellement d’une protestation spontanée contre la destruction de la culture du quotidien par les appareils de pouvoir économique et administratif » (2). Il se réfère aux travaux d’Ivan Illich (3) pour définir cette culture du quotidien comme l’ensemble des savoirs intuitifs, des habitudes, des normes, des conduites allant de soi grâce auxquels un individu peut comprendre et assumer le monde qui l’entoure.  Cette culture du quotidien était porteuse d’une régulation qui a été balayée par une économie mondialisée dont le ressort est la foi dans une croissance infinie. Dès lors, « la norme du suffisant, faute d’ancrage traditionnel, est à définir politiquement (…) L’écologie politique fait ainsi des changements écologiquement nécessaires dans la manière de produire et de consommer, le levier de changements normativement souhaitables dans le mode de vie et les relations sociales. La défense du milieu de vie au sens écologique et la reconstitution d’un monde vécu se conditionnent et se soutiennent l’une l’autre. L’une et l’autre exigent que la vie et le milieu de vie soient soustraits à la domination de l’économique. Cette exigence, en vérité, est aussi vieille que la civilisation (…) Ce qui revient à dire : l’activité économique n’a de sens qu’au service d’autre chose qu’elle même » (4). 

André Gorz situe cette tension au cœur de l’action politique : « Le politique ne peut rien être d’autre que la médiation publique sans cesse recommencée entre les droits de l’individu, fondés sur son autonomie, et l’intérêt de la société dans son ensemble qui à la fois fonde et conditionne ces droits. Toute démarche tendant à abolir la tension entre ces deux pôles est une négation du politique et de la modernité à la fois » (5) Comme l’écrit Christophe Gilland dans son commentaire : « André Gorz n’est pas en quête d’un système philosophique qui produirait des théories englobantes dans l’espoir d’unifier le savoir. (…) Par son souci de donner corps à ses idées, il reconduit la philosophie sur l’agora où les modèles théoriques ne sont toujours qu’une simplification de réalités complexes et dynamiques et où savoirs et savoir-être sont indissociés » (6).

  1. André GORZ (1923-2007) : Éloge du suffisant, présenté et commenté par Christophe Gilliand, Presses Universitaires de France, 2019, pages 23-25. On peut signaler également la parution de André GORZ : Penser l’avenir, éditions La Découverte 2019. Cet ouvrage retranscrit un long Entretien avec François Noudelmann diffusé sur France Culture en 2005 qui constitue une bonne introduction à son œuvre. 
  2. Id. page 27.         
  3. André Gorz se réfère à 3 ouvrages d’Ivan ILLICH (1926-2002) publiés aux éditions du Seuil : Nemesis médicale, le Travail fantôme, le Chômage créateur.
  4. Id. pages 48-49.
  5. Id. page 26. 
  6. Christophe GILLAND, La décroissance, ou comment « décoloniser » le monde vécu, in Éloge du suffisant, op.cit. page 79

Méditation sur un cimetière marin

Chronique de Bernard Ginisty du 20 juin 2019

Si elle ne fait plus la une de l’actualité, la mort des migrants en mer Méditerranée se poursuit. Dans un récent ouvrage intitulé « Face aux migrants : le silence et le regard », le philosophe italien Vincenzo Sorrentino précise ainsi son propos : « C’est de notre disposition intérieure face à ces personnes dont je veux parler. Quel rapport existe-t-il entre eux et notre vie à nous ? Entre leurs besoins, opportunités, espérances, désirs et les nôtres ? Entre leur naissance, leur mort et les nôtres ? » (1). Loin de constituer un superflu pour « belles âmes », l’attention à l’errant, à l’exclu est au cœur de tout évolution des sociétés vers plus d’humanité. C’est le plus grand angle possible pour sortir de nos routines excluantes et de nos compétitions meurtrières. Ceux que nous laissons dériver et mourir sur des embarcations de fortune ou végéter dans le quart-monde de nos sociétés, ne témoignent pas seulement des failles de nos ordres établis, mais sont un appel à une compréhension plus grande du monde.  

C’est ce qu’exprimait Michel Serres, ce grand éveilleur intellectuel qui vient de nous quitter.  Évoquant sa rencontre avec le mouvement ATD Quart-Monde et les écrits de son fondateur, le père Joseph Wresinski, il écrivait ceci : « Comme tout le monde, quand on est très loin de ces choses, on attend un discours presque convenu, ce discours que dans les journaux on appelle « caritatif » et je m’attendais, comme tout le monde, à ce genre de discours. Eh bien, pas du tout. J’ai trouvé dans ces textes une pensée qui interrogeait avec une vivacité surprenante et une vigueur extraordinaire – ce justement dont j’avais besoin – qui interrogeait réellement l’histoire, les sciences humaines, la sociologie, l’ethnologie même, l’économie, la politique, la culture, l’apprentissage, la pédagogie, et qui les interrogeait de telle façon que je conseille désormais à mes étudiants de lire les écrits du père Joseph » (2). Mettre les exclus au cœur de notre engagement dans la société, non pas d’abord pour les « expliquer », mais d’abord pour entendre leur parole constitue le moteur essentiel de son renouvellement. 

Le verset biblique qui nous dit : « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » (3) n’exprime pas seulement une vérité spirituelle, mais le fondement de toute pensée de l’humanisation de nos sociétés. Pour Emmanuel Levinas, « c’est l’unique modalité possible de la transcendance » : « L’idée d’une vérité dont la manifestation n’est pas glorieuse, ni éclatante, l’idée d’une vérité qui se manifeste dans son humilité, comme la voix de fin silence selon l’expression biblique – l’idée d’une vérité persécutée n’est-elle pas,  dès lors, l’unique modalité possible de la transcendance (…) Se manifester comme humble, comme allié au vaincu, au pauvre, au pourchassé – c’est précisément ne pas rentrer dans l’ordre. (…) Par cette sollicitation de mendiant et d’apatride n’ayant pas où poser sa tête – à la merci du oui ou du non de celui qui l’accueille – l’humilié dérange absolument ; il n’est pas du monde. (..) Se présenter dans cette pauvreté d’exilé, c’est interrompre la cohérence de l’univers. Percer l’immanence sans s’y ordonner » (4)

Si la parole de l’exclu évite de succomber au totalitarisme de la pensée pour ouvrir à la transcendance, la défense des droits de l’homme qui en découle permet d’échapper au totalitarisme de l’État : « La défense des droits de l’homme répond à une vocation extérieure de l’État, jouissant, dans une société politique, d’une espèce d’extra-territorialité, comme celle de la prophétie devant les pouvoirs politiques de l’Ancien Testament. (…) La possibilité de garantir cette extra-territorialité et cette indépendance, définit l’État libéral et décrit la modalité selon laquelle est, de soi, possible la conjonction de la politique et de l’éthique » (5). 

  1. Vincenzo SORRENTINO : Face aux migrants : le silence et le regard », éditions François Bourin, 2019. Cf. l’analyse de l’ouvrage par Elodie Maurot : Polyphonie pour les migrants. Dans un essai choral au ton méditatif, le philosophe italien Vincenzo Sorrentino cherche à réveiller la compassion pour les migrants, in journal La Croix du 6 juin 2019, page 11.
  2. Michel SERRES : Autour du Père Joseph Wresinski, in revue Quart Monde n°145, 1992, page 11
  3. Psaume 118, 22-23et Évangile de Matthieu, 21, 42. 
  4. Emmanuel LEVINAS : Un Dieu Homme ? in Entre nous. Essais sur le penser-à-l’autre, éditions Grasset, 1991, page 71. 
  5. Emmanuel LEVINAS : Les droits de l’homme et les droits d’autrui in Hors sujet, éditions Fata Morgana, 1987, page 185

Les Églises sont faites pour des pécheurs

Chronique de Bernard Ginisty du 13 juin 2019

Le lundi 3 juin dernier, frère Alois, prieur de la communauté œcuménique de Taizé depuis le décès de son fondateur frère Roger en 2005, a signalé au Procureur de la République cinq accusations d’agressions à caractère sexuel qui auraient été commises sur des mineurs par trois frères, dans les années 1950 à 1980. Interrogé sur le sens de cette démarche, il a déclaré dans un entretien donné au journal La Croix : « Je suis conscient que cette nouvelle va faire du mal à beaucoup : j’aimerais qu’ils me le disent. Mais j’espère surtout que cette démarche, que nous devons aux victimes et à leurs proches, contribuera à éviter toute fausse idéalisation et permettra que les jeunes continuent à trouver à Taizé un lieu d’écoute et de confiance. Nous voulons apporter notre pierre au travail de vérité dans l’Église » (1).

Chaque année, plus de 60 000 jeunes du monde entier viennent à Taizé pour des séjours d’une semaine, un mois ou un an. Le frère Jasper, chargé des relations avec la presse précise les règles voulues par le fondateur sur les modalités de « l’accompagnement spirituel » : « La séance hebdomadaire ne peut se faire que dans lieux précis, et notamment dans des parloirs vitrés voulus par le frère Roger. Les frères accompagnent les garçons ; et les sœurs de Saint-André, une congrégation apostolique et ignatienne installée dans le village voisin, les filles.  Quant à l’écoute ponctuelle des jeunes de passage, elle ne peut se faire qu’au moyen d’entretiens courts. Nous répondons à leurs questions quand ils en ont mais il ne s’agit pas de devenir des « maîtres spirituels » (2). 

Depuis des mois se multiplient les informations concernant des abus spirituels et sexuels commis dans des institutions catholiques parfois prestigieuses par des clercs dont certains étaient aussi « prestigieux ». Pour la première fois, les plus hauts responsables de l’Église catholique ont publiquement demandé que cesse « l’omerta » trop souvent pratiquée au nom de la défense de l’institution ou d’un clerc éminent et pour éviter « le scandale ». Tout ceci dans une société médiatique friande à la fois de lieux et de personnages idéalisés un jour et pourfendus un autre jour à l’occasion de la révélation d’une faille ou d’une faute. Je serai tenté de reprendre ici le vers de Racine dans Britannicus : ces institutions et ces personnages ne méritent probablement « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ».

La démarche de vérité de la communauté de Taizé doit nous interroger sur notre propension à nous identifier à des lieux ou à des personnes qui seraient exempts de toute faille et toute complexité. Le bien et le mal, le péché et la grâce traversent chacun d’entre nous. La vie spirituelle consiste dans le combat permanent entre ces forces qui nous traversent. La tentation la plus antiévangélique consiste à vouloir extérioriser ce combat en le projetant sur des êtres humains et des institutions que nous idéalisons tantôt comme des « anges » ou tantôt des « démons ». 

Le propos de frère Alois indique les deux points essentiels pour éviter la dérive des institutions chrétiennes : la « prise en compte de la parole des victimes » et le travail pour « éviter toute fausse idéalisation » de l’institution. « Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs pour qu’ils se convertissent » nous dit le Christ (3). Une Église n’est pas un club de justes ou un gestionnaire de certitudes. Elle est le lieu de la reprise permanente du travail de conversion à la lumière de l’Évangile. 

  1. Frère ALOIS : Nous devons la clarté aux jeunes qui viennent à Taizé, entretien dans le journal La Croix du 5 juin 2019, pages 18 et 19. Il précise plus loin : « Lorsque j’ai partagé avec mes frères mon désir de faire, d’un point de vue judiciaire, la clarté sur ces situations, nous avons réfléchi en petits groupes, en y associant nos frères vivant dans nos fraternités à l’étranger. Bien sûr nos étions préoccupés des conséquences, mais aucun n’a exprimé de réticences. Même si cela nous coûte, la décision de signaler les faits au procureur s’est rapidement imposée. Très vite aussi, nous avons compris l’importance de mener en même temps un travail de vérité auprès de nos proches et des dizaines de milliers de jeunes et de moins jeunes qui viennent chaque année à Taizé. A eux aussi, nous devons la vérité sur ces agressions qui font partie de notre histoire. Les jeunes nous font confiance : c’est une immense responsabilité et il ne faudrait pas qu’un non-dit flotte sur la colline ».  
  2. Des règles strictes pour protéger les jeunes, id. page19. 
  3. Évangile de Luc, 5, 32. 

Pentecôte : la liberté de l’Esprit 

Chronique de Bernard Ginisty du 6 juin 2019

L’événement de la Pentecôte que la liturgie nous invite à célébrer apparaît décisif pour écarter trois dérives mortelles de la vie spirituelle : l’identification à un « directeur spirituel », la confusion avec une identité nationale ou raciale, l’aliénation à un Dieu transcendant perdu dans un autre monde. 

Au cours de sa courte vie, le Christ a cherché à éveiller l’homme enfermé dans sa justice, sa loi, sa culpabilité et ses appartenances nationales et religieuses. Cet éveil a suscité, dans un premier temps, une fascination pour celui qui en est le messager. Loin de vouloir l’exploiter à son avantage, le Christ n’a cessé de casser cet enchantement pour renvoyer chacun à son itinéraire. A des disciples paniqués par l’annonce de la mort de celui dont ils voudraient faire un dirigeant institutionnel, le Passeur de Pâques affirme : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, l’Esprit ne viendra       pas en vous ; si, au contraire je pars, je vous l’enverrai » (1). Cette liaison entre l’effacement du messager de la « bonne nouvelle » et la venue de l’Esprit constitue le fondement de toute saine relation éducative, psychologique et spirituelle. Le surgissement de l’Esprit dans les flammes de la Pentecôte ne peut se faire qu’après la déception surmontée de ceux qui pensaient que la proximité avec le porteur de la « Bonne Nouvelle » les dispenserait de se risquer eux-mêmes dans la liberté de l’Esprit. 

La deuxième libération de la Pentecôte délivre de la liaison mortelle du spirituel et du national. A des disciples qui, à la veille de l’Ascension, attendent enfin la concrétisation de leur plan de carrière (« Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume pour Israël »), les derniers mots du Christ seront de les inviter à « recevoir une puissance, celle de l’Esprit qui viendra sur vous » pour témoigner « jusqu’aux extrémités de la terre » (2). L’événement de la Pentecôte va se manifester par la capacité de tout être humain, quelle que soit sa langue maternelle, d’accueillir l’Esprit. La confiscation de Dieu par une caste cléricale est abolie : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » (3). Certes, l’histoire montre la tentative toujours recommencée des institutions religieuses et nationales de récupérer cette liberté de l’Esprit. Mais, elle témoigne aussi de sa renaissance permanente qui bouscule les laborieux efforts des pouvoirs pour colmater la brèche radicale ouverte par la Pâques du Christ et proclamée à la Pentecôte. C’est ce qu’a su exprimer, avec passion, l’écrivain et philosophe Maurice Clavel : « Fameuse annonce qu’il n’y a plus de Grecs, ni Juifs, ni Romains, ni barbares, ni esclaves (…). C’est fait. Ce ne sera jamais fini, mais c’est fait. En langage familier, c’est parti. Il n’y a plus de nations ni de religions ni de races, mais enfin des individus absolus, seule Humanité. Nous sommes tous nés ce jour-là » (4). 

De là découle la troisième « révolution » de la Pentecôte. Cette libération de l’être humain par la force de l’Esprit ne s’accomplit pas dans quelque odyssée solitaire et gnostique. Le premier signe concret donné après l’événement de la Pentecôte, c’est le partage : « Ils vendaient leurs propriétés et leurs biens, pour en partager le prix entre tous, selon les besoins de chacun » (5). Si tout être humain, est habité par l’Esprit, il est porteur de sens pour l’ensemble de l’humanité. Et désormais, aucun ordre humain ne sera acceptable qui ne fasse sa place aux plus démunis et aux plus exclus. Aux disciples le nez pointé vers le ciel pour tenter de combler le vide créé par la disparition de leur maître, il est dit pour toujours « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » (6).  L’épître de Jean montrera le chemin « Dieu, nul ne l’a jamais contemplé. Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous » (7).

  1. Évangile de Jean, 16, 7
  2. Actes des Apôtres,1,8
  3. Id. 2,17
  4. Maurice CLAVEL (1920-1979) : Ce que je crois, éditions Bernard Grasset, 1975, page 286
  5. Actes des Apôtres, 2, 45
  6. Id. 1,11
  7. Ière Épître de Jean, 4,12

Quelle identité européenne ?

Chronique de Bernard Ginisty du 30 mai 20129

Les résultats des élections des députés au Parlement européen traduisent la crise de fond que traverse la communauté européenne.Le philosophe Allemand Jürgen Habermas avait diagnostiqué ainsi cette crise : « Le processus d’unification bute sur l’absence d’une identité européenne. Les problèmes que nous avons à résoudre aujourd’hui sont des problèmes politiques et l’on ne s’en débarrassera pas en se contentant d’espérer une intégration indirecte générée par des impératifs fonctionnels liés à l’unification des marchés et au jeu des décisions cumulées (…) Ce qui est célébré aujourd’hui comme « modèle social européen » ne peut être défendu que si, dans le cadre même de l’Europe, la politique est capable de revenir à la hauteur des marchés. Ce n’est qu’au niveau européen que l’on pourra récupérer tout ou partie de la capacité de régulation politique de toute façon perdue au niveau de l’État-Nation »[1].

Au moment où le citoyen européen perçoit les solidarités concrètes qu’entrainent les différents plans de « sauvetage » de certains pays de la communauté et les politiques d’accueil des migrants, il ne peut y souscrire qu’à partir d’un acte de responsabilité citoyenne qui ne découle pas automatiquement du jeu des marchés et des décisions technocratiques ou administratives. Cette responsabilité entraine la remise en cause de la seule définition de son identité par l’État Nation au profit de la prise de conscience d’une solidarité et d’une interdépendance plus vaste. C’est d’ailleurs ce qu’écrivait un des « Pères de l’Europe », Jean Monnet, au terme de ses Mémoires : « Ai-je assez fait comprendre que la Communauté que nous avons créée n’a pas sa fin en elle-même ? Elle est un processus de transformation qui continue celui dont nos formes de vie nationale sont issues. …… Les nations souveraines du passé ne sont plus le cadre où peuvent se résoudre les problèmes du présent. Et la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation du monde de demain [2].

Les leçons majeures de ce scrutin illustrent deux mouvements constitutifs de la crise de l’Europe qui ont tendance à se diaboliser mutuellement. : le retour populiste aux identités nationales perçues comme protectrices face à une mondialisation technocratique sans âme et la conscience de la nécessité d’un élargissement des régulations politiques bien au-delà de l’Europe au niveau planétaire qu’exprime la forte progression des partis écologistes. Bien loin des simplismes ou de ce qu’il appelle « je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant », le philosophe Paul Ricœur nous montre le chemin : « Je voudrais faire une proposition, à laquelle je tiens beaucoup : la démocratie ne pourrait-elle, aujourd’hui, puiser dans les ressources des communautés religieuses ? En France, les guerres de Religion sont terminées. Le conflit entre laïques et croyants également. Hommes religieux, agnostiques, athées, nous pourrions être, tous ensemble, les cofondateurs de la démocratie moderne qui appelle, pour être forte et vivante, une symbolique partagée. Cela ne peut se faire que dans une société du type “consensuel-dissensuel”. Je m’explique : le consensus sur la règle du jeu de la démocratie est soutenu – presque paradoxalement – par un dissensus permanent entre les différents systèmes de croyance. Nous sommes, en quelque sorte, des survivants des guerres de Religion. Ce qui fut la guerre est devenu la confrontation. De la qualité de la discussion dans la société civile dépendra cette nouvelle contribution du religieux au politique» [3].

On ne saurait mieux dire que l’avenir de l’Europe passe par l’évolution de la conscience des Européens. Certes, les débats d’experts, qui occupent l’essentiel des médias, est important. Mais ils resteraient dérisoires si chaque citoyen ne se sentait pas personnellement concerné dans la mise en question de son confort intellectuel et institutionnel. Voilà de quoi nourrir le renouveau d’un engagement européen.

  • [1]Jürgen HABERMAS : Sur l’Europe, éditions Bayard, 2006, page 51.
  • [2]Jean MONNET : Mémoires, Tome 2, éditions Le livre de poche, 1976 n°5183, page 794
  • [3]Paul RICOEUR : Il y a de la vérité ailleurs que chez soi. Entretien avec Frédéric Lenoir publié dans l’hebdomadaire L’Express du 23 juillet 1998. Ricœur préciser ainsi sa « méthode » en s’inspirant du philosophe politique américain John RAWLS (1921-2002) : « Je garde de Rawls deux idées récentes. Tout d’abord, ce qu’il appelle le « consensus par recoupement » : les différentes confessions – religieuses ou non religieuses – ne sont pas étanches les unes aux autres, elles se recoupent, et ce sont ces zones de recoupement qui entrent dans le processus de cofondation d’une nouvelle démocratie. Le deuxième concept, c’est celui de « désaccord raisonnable » : nous acceptons que nos visions du bien diffèrent les unes des autres. Il s’agit d’incorporer le différend. Il nous faut aujourd’hui aller plus loin que les philosophes des Lumières : ne pas simplement « tolérer », “supporter” la différence, mais admettre qu’il y a de la vérité en dehors de moi, que d’autres ont accès à un autre aspect de la vérité que moi. Accepter que ma propre symbolique n’épuise pas les ressources de symbolisation du fondamental »

La crise comme « rupture instauratrice »

Chronique de Bernard Ginisty du 23 mai 2019

Parmi les nombreux ouvrages suscités par la crise aigüe que traverse actuellement l’Église catholique suite à la révélation de l’ampleur des abus sexuels commis en son sein, celui de Véronique Margron, religieuse dominicaine, théologienne et présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, me paraît particulièrement pertinent. Au début de son ouvrage, elle rappelle ce qui est pour elle « une expérience fondatrice » de sa vie spirituelle comme de sa pensée : « J’ai eu l’opportunité de suivre une partie de mes études de théologie en continuant à travailler avec des mineurs en danger. Ce fut sûrement une expérience fondatrice : je plongeais dans la théologie sans pour autant décoller du réel. Comment parler de Dieu, dont j’affirme qu’il s’est fait solidaire de l’histoire des hommes, si je n’ai pas les pieds dans la glaise ? Avant que la raison puisse tricoter le monde des écrits et des concepts avec la réalité, c’est la vie, en chair et en os, la vie par le corps et par les pieds qui fait pont entre deux complexités : celle de la pensée et celle de l’existence concrète » (1).

Son propos est de trouver des mots et des voies pour sortir de ce qu’elle considère « un scandale et un désastre » : « Scandale que le silence assourdissant d’une institution dont la raison d’être est le témoignage de Dieu engagé pour les fragiles (…) Elle a piétiné ce qui la fonde : la bonne nouvelle d’un Dieu fait homme en faveur de ceux qui n’ont rien pour défendre leurs droits, leur dignité et leur intégrité. Au scandale initial du mal commis par un clerc ou un religieux s’en ajoute un second. Car ces abus relèvent d’une dimension collective. S’il faut un village pour éduquer un enfant, il faut aussi un village, une communauté, des complicités pour le laisser être violenté dans l’impunité. Voilà l’ébranlement qui atteint alors l’Église tout entière, questions abyssales pour la théologie, pour la façon dont est organisée, pensée l’institution catholique » (2). Après avoir analysé sans concessions les « forfaitures » et «la maladie du secret » qui mine son Église, elle lui propose « douze travaux » pour se relever. Le fil conducteur est de travailler à « transformer la crise en mutation ». Véronique Margron reprend ici les analyses de Michel de Certeau sur ce qu’il appelle « la rupture instauratrice » (3).  Et cette rupture doit concerner d’abord, comme le Pape François l’a écrit, le cléricalisme qui conduit certains clercs à « courir le risque soit de développer un syndrome de persécution soit a contrario un délire de toute-puissance » (4).

Sans cesse, l’évènement nous conduit à des ruptures par rapport à nos conforts intellectuels et institutionnels. La vie chrétienne ne consiste pas à siéger dans des institutions, mais à rester en marche. C’est à cette existence chrétienne que nous convie Véronique Margron : « La rupture instauratrice, c’est notre capacité à donner un sens à ce qui se passe avec ces crimes et ces drames, avec la façon dont l’Église les a trop souvent occultés ou niés. Interpréter pour inaugurer enfin un temps nouveau, loin des certitudes fermées, au profit d’une quête toujours ouverte et hospitalière, d’une attention vive au débat et à la critique, une vigilance qui se fasse agissante en faveur des plus vulnérables » (5). 

  1. Véronique MARGRON : Un moment de vérité, éditions Albin Michel, 2019, pages 18-19.
  2. Id. pages 27-28. 
  3. Cf. Michel de CERTEAU : La rupture instauratrice, ou le christianisme dans la culture contemporaine publié dans la Revue Esprit en juin 1971, repris dans le chapitre 7 de son ouvrage La Faiblesse de croire, éditions du Seuil 1987. 
  4. Véronique MARGRON : Un moment de vérité, éditions Albin Michel, 2019, page 65. 
  5. Id. pages 147-148. 

Totoche, Merzavka, Filoche et les autres.

Chronique de Bernard Ginisty du 16 mai 2019

Dans un des plus beaux livres écrits sur l’amour maternel, l’écrivain, aviateur, compagnon de la Libération et diplomate que fut Romain Gary raconte l’éducation reçue de sa mère, russe juive émigrée, séparée de son mari et vivant dans la précarité. Alors qu’il était enfant, au lieu de lui parler des personnages de contes de fées, elle le mit en garde contre « une cohorte ennemie à la recherche de quelque signe de défaite et de soumission» dont les personnages, écrit Romain Gary, « ne me quittèrent plus jamais». Tout au long de sa vie, il combattit, entre autres, trois « dieux » membres de cette cohorte qu’il décrit ainsi : « Il y a d’abord Totoche, le dieu de la bêtise, avec sa tête d’intellectuel primaire, son amour éperdu des abstractions ; sa ruse préférée consiste à donner à la bêtise une forme géniale.Il y a Merzavka, le dieu des vérités absolues. Chaque fois qu’il tue, torture ou opprime au nom des vérités absolues, religieuses, politiques et morales, la moitié de l’humanité lui lèche les bottes avec attendrissement. (…) Il y a aussi Filoche, le dieu de la petitesse, des préjugés, du mépris, de la haine, en train de crier « Sale Américain, sale Arabe, sale Juif, sale Russe, sale Chinois, sale Nègre » c’est un merveilleux organisateur de mouvements de masses, de guerre, de lynchages, de persécutions, habile dialecticien, père de toutes les formations idéologiques, grand inquisiteur et amateur de guerres saintes(…) Ma mère les connaissait bien ; dans ma chambre d’enfant, elle venait m’en parler souvent (… )Nous sommes aujourd’hui de vieux ennemis» (1).

Totoche, Merzavkaet Filoche et tant d’autres, sont des idoles qui nous empêchent de créer et d’aimer. Les campagnes électorales ressemblent trop souvent au face à face stérile entre ce que le philosophe Peter Sloterdijk appelle « une production plus ou moins explicite d’idoles suggestives » et «la demande plus ou moins ouverte d’illusions édifiantes »(2). L’alternance de messianismes totalitaires et agressifs et de désillusions sauvages a été une des caractéristiques du XXème siècle.

En 1941, en plein conflit mondial, le jésuite, paléontologue et théologien Pierre Teilhard de Chardin écrivit un texte prophétique intitulé La Grande Option: « La socialisation dont l’heure semble avoir sonné pour l’Humanité, ne signifie donc pas du tout, pour la Terre, la fin, mais bien plutôt le début de L’Ère de la Personne. Toute la question en ce moment critique est que la prise en masse des individualités s’opère non point à la méthode « totalitaire » dans quelque mécanisation fonctionnelle et forcée des énergies humaines, mais dans une « conspiration » animée d’amour. L’amour a toujours été soigneusement écarté des constructions réalistes et positivistes du Monde. Il faudra bien qu’on se décide un jour à reconnaître en lui l’énergie fondamentale de la Vie» (3) Près d’un demi-siècle après, Vaclav Havel, dissident et futur Président de la République tchèque déclarait ceci : “ Nous avons une tâche fondamentale à remplir dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques (…) à faire confiance à la voix de notre conscience plutôt qu’à toutes les spéculations abstraites et à ne pas inventer de toutes pièces une autre responsabilité en dehors de celle à laquelle cette voix nous appelle ; à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens ” (4).

(1)Romain GARY (1914-1980) : La promesse de l’aube,éditions Gallimard, collection folio, 2018, pages 16-20. Il est le seul romancier à avoir reçu deux fois le prix Goncourt : en 1956 pour Les racines du cielet en 1975, sous le pseudonyme d’Émile AJAR, pour La vie devant soi,en faisant passer cet ouvrage pour l’œuvre d’un tiers

(2)Peter SLOTERDIJK: Réflexes primitifs. Considérations psychopolitiques sur les inquiétudes européennes, éditions Payot, 2019, page 18

(3)Pierre TEILHARD DE CHARDIN (1881-1955) : La grande optionécrit à Pékin en 1941 in L’avenir de l’Homme, éditions du Seuil 1960 pages 75-76.

(4)Vaclav HAVEL (1936-2011): La politique et la conscience, discours de réception du diplôme de docteur honoris causa lu en son absence le 14 mai 1984 à l’université de Toulouse-Le Mirail, in Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, page 243.

Le temps des commencements

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty 25 avril 2019

Il y a plusieurs façons d’habiter le temps. Pour certains, il se vit dans les registres apparemment contraires mais finalement complices de la nostalgie d’un âge d’or perdu ou de la fuite en avant vers des lendemains qui devraient chanter. En rappelant, chaque année, l’histoire de ce que les théologiens appellent « l’économie du salut », la liturgie chrétienne n’invite pas à la répétition, au ressassement ou à l’évasion, mais à vivre des « commencements ». 

La lecture des Actes des Apôtres   amène à méditer sur les commencements du christianisme où se révèle déjà tous les risques d’une institutionnalisation qui se substituerait au message. La mort et la résurrection du Christ témoignent de l’impossibilité d’enfermer dans une institution temporelle le « royaume » annoncé. Toute sa vie, le Christ n’a cessé de dénoncer un messianisme politico-religieux et il faut dire qu’il n’a pas été souvent compris. Jusqu’au bout, et à la veille de l’Ascension, les disciples ont cru au messianisme terrestre. A ceux qui demandent un royaume terrestre où ils pourraient vivre une chaleur humaine et religieuse, le Christ répond en annonçant « la force de l’Esprit saint » qui conduit « jusqu’aux confins de la terre » (1). Chaque fois que ses disciples marquent une volonté de se repérer, de se compter, de s’enclore dans leur groupe, le Christ les renvoie sur les chemins du monde. 

La vie de fraternité à laquelle nous convie l’Évangile n’est pas un syndicat de défense mutuelle, un lobby contre l’épreuve de la solitude ou une communauté rituelle. Elle appelle chacun à devenir sujet. Dans l’Épitre aux Colossiens, Paul définit ainsi les « commencements » auxquels nous sommes invités : « Vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui s’achemine vers la vraie connaissance en se renouvelant à l’image de son créateur. Là, il n’est pas question de Grec ou de Juif, de circoncision ou d’incirconcision, d’esclave ou d’homme libre » (4). L’homme est « à l’image de Dieu » dans la mesure où il se reçoit à chaque instant dans une gratuité toujours nouvelle qui lui évite les enfermements nationaux, idéologiques ou religieux. Comme le rappelle le théologien Joseph Moingt : « La résurrection est un processus humain et cosmique continu. Nous ressuscitons dès maintenant par l’existence qu’à la fois nous nous donnons et recevons de Dieu dans l’invisible du monde, et non dans un autre monde invisible, par notre charité, notre liberté, notre travail avec les autres » (3).

L’incendie qui vient de meurtrir la cathédrale Notre-Dame de Paris a suscité une émotion qui dépasse largement les milieux chrétiens. D’aucuns souhaitent une reconstruction dans les cinq ans qui viennent afin que la carte postale de Paris soit restaurée pour les Jeux Olympiques.  Méditant sur un autre désastre du patrimoine chrétien, la destruction au XIXe siècle de l’Abbaye de Cluny par des marchands de biens pour en revendre les pierres, le philosophe Pierre Boudot écrivait ceci : « Tout peut donc devenir d’Église. A une condition draconienne : que l’homme maîtrise le temps de sa vie pour parler, se réunir, échanger et rêver. Si la parole humaine est, comme je le pense, le lieu essentiel de l’art et du sacré depuis que les églises se vident, s’effondrent, se vendent ou se ferment, quiconque défend le mot est de plein droit membre de l’assemblée. En son âme convergent l’élan des pèlerins de Compostelle s’arrêtant à Cluny, la patience des tailleurs de pierres, la méditation des grands abbés, le goût de Marie pour la voix dont Marthe s’écartait (…) Les touristes qui passent ne se doutent pas toujours que l’absence de l’abbaye est aussi l’espoir du futur. Beaucoup quittent la bourgade comme s’ils avaient visité Waterloo. Et pourtant, à la porte du Tombeau vide, des femmes en deuil virent sourire l’Esprit-Saint quand la nuit de lumière éclaire la mort de la mort » (4). 

(1) Actes des Apôtres, 1, 8

(2) Épitre aux Colossiens4, 10-11

(3) Joseph MOINGT : Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme. Éditions Temps Présent, 2010, page 224

(4) Pierre BOUDOT (1930-1988) : Au commencement était le Verbe, éditions Grasset, 2006, pages 171 et 178

L’Église catholique traverse une des crises les plus graves.

Chronique de Bernard Ginisty du 4 avril 2019.

La Lettre de Témoignage Chrétien du 28 mars rend compte d’un sondage sur la réaction des Français aux récents scandales sexuels qui éclaboussent l’Église catholique (1). 62% d’entre eux déclarent que l’image de l’Église s’est dégradée ainsi que celle des évêques et des prêtres de France pour 69% des Français et de l’ensemble des catholiques. « La défiance à l’égard de l’Église en France a augmenté de 24 points en l’espace de 8 ans. C’est colossal ». Réalisée au lendemain du refus par le Pape de la démission du cardinal Barbarin, après sa condamnation en première instance à 6 mois de prison avec sursis pour non dénonciation de crimes à caractère sexuel, 65% des Français et 58% des catholiques pensent qu’il gère mal la crise. Suite à la diffusion sur la chaîne de télévision ARTE, du documentaire Religieuses abusées, l’autre scandale de l’Église, Anne-Marie Saunal, psychologue clinicienne, psychanalyste et chrétienne engagée déclare : « Comme femme et comme chrétienne, j’ai été profondément bouleversée et scandalisée. L’Église a des exigences morales très élevées pour les laïcs, et parallèlement, des prêtres se comportent de façon ignominieuse » (2)

Dans un commentaire de ce sondage, Véronique Margron, présidente de la Conférence des religieux et religieuses de France, tout en soulignant qu’il y aurait une injustice certaine à généraliser les abus constatés à l’ensemble de l’Église catholique, constate : « Cette crise est sans nul doute une de plus graves que nous ayons eu à affronter. Bien sûr, l’Église en a traversé et surmonté d’autres, mais nous avons aujourd’hui trois spécificités majeures : l’Église en est entièrement responsable, elle est mondiale et elle touche les plus vulnérables, les enfants spécialement ou des personnes en situation de vulnérabilité comme des religieuses. Le hiatus entre ce qui est dit, prôné, et ces réalités est insupportable » (3). 

L’ouvrage de Frédéric Martel Sodoma. Enquête au cœur du Vatican publié simultanément en huit langues et dans une vingtaine de pays analyse comment un cancer institutionnel constitue une des maladies les plus graves dans l’Église catholique qui neutralise le message évangélique. A ceux qui se choquent de cette analyse des perversions de l’appareil central de l’Église catholique, je rappellerai le fameux discours du Pape François à la Curie romaine du 22 décembre 2014 où il détaillait ce qu’il appelait les 15 maladies qui la minent  dont entre autres: « la maladie de celui qui se sent immortel, immunisé ou tout à fait indispensable, la maladie de la pétrification mentale et spirituelle, la maladie de la rivalité et de la vanité, la maladie de la schizophrénie existentielle de ceux qui ont une double vie, la maladie de la rumeur,  de la médisance et du commérage, la maladie qui consiste à diviniser les chefs, la maladie de l’indifférence envers les autres, la maladie qui consiste à accumuler, la maladie des cercles fermés, la maladie du profit mondain, des exhibitionnistes » (4). L’essentiel de Sodoma consiste en un travail de 4 ans sur les cinq continents et avec des centaines d’entretiens de responsables catholiques pour donner corps au diagnostic que faisait François au début de son pontificat (5).

Il n’est plus possible à une Église qui prétend se référer à l’Évangile de continuer de s’appuyer sur le cléricalisme de personnages « consacrés » gérés par l’appareil central du Vatican. Pour Christine Pedotti, directrice de Témoignage Chrétien : « Il n’y a pas d’autre solution qu’une révolution culturelle. Pourquoi les exigences de transparence, de sincérité, de parité, de démocratie qui parcourent nos sociétés ne seraient-elles pas bonnes pour l’Église catholique ?» (6).

  1. La Lettre de Témoignage Chrétien, n°3816, 28 mars 2019
  2. Anne-Marie SAUNAL : Des vies fracassées id. page 5aa
  3. Véronique MARGRON, Propos recueillis par Sophie Bajos de Hérédia, id, page 5. 
  4. Pape FRANCOIS : Discours lors de la présentation des vœux à la Curie romaine, le 22 décembre 2014. 
  5. Frédéric MARTEL : Sodoma. Enquête au cœur du Vatican, éditions Robert Laffont, 2019
  6. Christine PEDOTTI : Révolution culturelle, op.cit. page 2

Pour une Europe des réseaux au-delà des populismes et des mégalomanies.

Chronique de Bernard Ginisty du 28 mars 2019

Dans l’élan de renouveau qui les portait, les jeunes révolutionnaires français de 1792 affirmaient : « le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’aujourd’hui, les débats européens ne sont pas des moments de grand bonheur ou de ferveur.Le grand philosophe allemand Peter Sloterdijk vient de publier un ouvrage très stimulant sur l’Europe (1) où il nous invite à quitter les rêves de grandeur impériale au profit de la prise de conscience de la patiente construction d’un réseau européen tissé par des dizaines de millions de fils et de nœuds plus stables que les paragraphes du traité de Maastricht: «On nous raconte sans arrêt des histoires de désaccords entre chefs d’État en Europe, alors que c’est un fait mineur. L’Union européenne comprend 27 membres : autant de caprices, autant de névroses, autant de ressentiments des plus petits contre les plus grands ! Mais en même temps, les interactions de ces 27 pays ont pour conséquence une armée de fonctionnaires et d’experts qui ont compris, eux, que l’Europe incarne un miracle politique dans l’histoire humaine. Rendons-nous compte : une entité regroupant 500 millions de personnes sans empereur ni projet impérial ((…) Gardons-nous d’une vision surpolitisée du fait européen : l’Europe est le résultat de l’échec historique d’une dizaine de projets nationaux-impériaux. L’Europe concrète a vu le jour au moment de son écroulement, en 1945, alors que l’Europe en soi, utopique est un fantôme de l’historiographie ». Pour illustrer son propos, Sloterdijk évoque « des mariages mixtes qui produisent des centaines de milliers d’Europe en miniature », « les résidences secondaires d’Européens dans un autre pays européen », « l’Europe des festivals, des livres, des cuisines et des grandes lignes ferroviaires ». Quant’ au programme Erasmus, c’est une invention « des plus rentables et des plus sympathiques » de la construction européenne.

Pour Sloterdijk, « le monde est déchiré par le conflit des déprimés et des mégalomanes. Le populisme, c’est la fuite compulsive des déprimés vers une attitude de « force en colère ». Le mégalomanes se recrutent parmi ceux qui ne se sont pas suffisamment confrontés à leurs défaites et à leurs humiliations. (…) Le grand avantage de l’Europe c’est son équilibre relatif par rapport à ces deux énergies noires. Nous, Européens, serons sauvés par notre médiocrité énergique » (2).

Le danger en effet, pour l’Europe, serait de vouloir rentrer dans un concours de mégalomanie avec les présidents Trump, Poutine, Xi Jinping ou Erdogan. Dans un ouvrage intitulé « Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue à l’Amérique dans notre imaginaire » qui reste d’une grande actualité, l’essayiste américain Jeremy Rifkin écrit ceci : « L’Union européenne est la première expérience d’institution gouvernementale dans un monde qui renonce progressivement au niveau géographique pour accéder à la sphère planétaire. Elle ne régit pas des relations de propriété au sein de territoires, elle gère bien davantage une activité humaine incessante et constamment mouvante dans des réseaux mondiaux. Elle se caractérise par des négociations et un dialogue constant entre tous les acteurs des multiples réseaux qui composent sa sphère d’influence économique, sociale, politique en constante évolution. Le nouveau genre de responsable politique tient davantage du médiateur que du commandant militaire. La coordination se substitue à l’ordre dans le nouveau monde politique (…) Les dynasties d’autrefois étaient destinées à commémorer et ritualiser le passé, les États-nation modernes chargés d’organiser un avenir sans limite de durée ; les nouvelles institutions politiques, comme l’UE cherchent à faire face à un présent en perpétuelle mutation. Les grands méta-récits – de ceux qui motivaient la loyauté citoyenne à l’époque de l’État-nation – sont révolus dans l’ère nouvelle. Ils cèdent la place à un grand nombre d’histoires plus modestes, dont chacune reflète les perspectives et les objectifs des différents électorats. Trouver un terrain d’entente entre des acteurs disparates, nouer un dialogue durable et établir un consensus périodique susceptibles de les faire progresser sous les traits d’une communauté soudée sans sacrifier pour autant leurs identités individuelles – voilà le mandat et la mission de l’Union européenne » (3).

On ne peut que souhaiter que ces enjeux soient au cœur de la campagne pour les élections européennes qui s’annonce.

  • Peter SLOTERDIJK :Réflexes primitifs. Considérations psycho-politiques sur les inquiétudes européennes, éditions Payot, 2019
  • Peter SLOTERDIJK : La médiocrité sauvera l’Europe. Entretien dans l’hebdomadaire Le Point du 14 mars 2019, pages 143-148
  • Jeremy RIFKIN :Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire, éditions Fayard, 2005, pages 288-294

  « Ne vous faites pas appeler « Maître », « Père » ou « Docteur » (Évangile de Matthieu)

Chronique de Bernard Ginisty du 28 février 2019

Dimanche 24 février s’est clôturée au Vatican la rencontre des présidents des commissions épiscopales sur les abus sexuels sur mineurs. Dès le début, le Pape François a analysé cette question comme le symptôme d’une dérive au sein de l’Église catholique. Le 24 août dernier il adressait une Lettre au peuple de Dieu dans laquelle il mettait en cause « une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience – comme l’est le cléricalisme » (1).  

Dans un entretien dans le journal La Croix, le dominicain Gilles Berceville qui enseigne la théologie spirituelle à l’Institut catholique de Paris déclarait ceci : « L’agression commise par un prêtre n’est pas uniquement sexuelle. Elle est souvent le symptôme qui révèle quelque chose de plus profond : l’abus spirituel. (…) Lorsque l’abuseur agit au nom d’un principe absolu, que la personne maltraitée elle-même reconnaît comme absolu (Dieu, l’Amour…), il vient ébranler les fondements mêmes de la psyché.  Ce qui structure l’esprit humain, lui donne sa cohérence et lui permet de se confier est atteint. Or, sans confiance, on est mort (…) Le prêtre abuseur détourne les fondamentaux de la confiance à son propre usage. C’est la pire des manipulations, l’emprise spirituelle » (2)

Sœur Geneviève Medevielle, professeur honoraire de théologie morale à l’Institut catholique de Paris, accompagne depuis de nombreuses années des religieuses dont certaines ont été abusées par des clercs. « Les abus sexuels des religieuses par des prêtres ont lieu la plupart du temps dans une relation qui est, au départ, spirituelle. C’est parce qu’il est le confesseur, l’aumônier, l’évêque… Quand un confesseur vient prêcher une retraite dans une communauté, il peut jouer de sa séduction intellectuelle, spirituelle, surtout sur des jeunes encore peu formées. Il s’agit d’abord d’une emprise psychologique ou spirituelle. La jeune religieuse va également idéaliser le prêtre qu’on lui donne comme accompagnateur spirituel. Si elle tombe sur un prédateur, il prendra le meilleur de la relation spirituelle pour faire d’elle une proie sexuelle ». Et elle poursuit : « Il est aussi de la responsabilité des formatrices et des supérieures de savoir à qui elles confient leurs sœurs, de ne pas être naïves face aux phénomènes d’adulation de tels prêtres. De grandes vedettes dans l’Église se sont révélées être des prédateurs. Le pape dénonce une Église cléricale et nous demande de changer notre image du prêtre, de le sortir du registre du sacré »(3). 

Peut-être faut-il alors s’interroger sur l’ambiguïté d’expressions telles que « père spirituel » ou « directeur de conscience » si courantes dans le catholicisme. Frère Roger, fondateur de la communauté œcuménique de Taizé, avait tout à fait conscience du danger lorsqu’il écrivait : « Accueillir avec mes frères tant de jeunes à Taizé, c’est avant tout être pour eux des hommes d’écoute, jamais des maîtres spirituels. Qui s’érigerait en maître pourrait bien entrer dans cette prétention spirituelle qui est la mort de l’âme. Oui, se refuser à capter quiconque pour soi-même.  (…) Souvent nous ne connaissons pas grand-chose du contexte dans lequel se déroule l’existence de ceux qui se confient. De toute manière, leur répondre par des conseils ou par des catégoriques « il faut » mènerait sur des chemins de traverse. Les écouter, pour déblayer le terrain et préparer en eux les chemins du Christ » (4).

C’est d’ailleurs le ferme conseil de Jésus à ses disciples : « Ne vous faites pas appeler « Maître », car vous n’avez qu’un seul Maître et vous êtes tous frères. N’appelez personne sur la terre votre « Père », car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste. Ne vous faites pas non plus appeler « Docteur », car vous n’avez qu’un seul Docteur, le Christ » (5).

  1. Pape FRANCOIS : Lettre au peuple de Dieu, 24 août 2018
  2. Gilles BERCEVILLE : L’abus spirituel atteint les fondamentaux de l’âme, entretien dans lejournal La Croix du 21 février 2019, page 3
  3. Geneviève MEDEVIELLE : Les abus sexuels des prêtres sur des religieuses naissent d’une relation au départ spirituelle. Entretien avec Christophe de Galzain, site du journal La Croix, 17 janvier 2019
  4. Frère ROGER, de Taizé(1915-2005) : Aux côtés des plus pauvres éditions Les Presses de Taizé 2017, pages. 143-144
  5. Évangile de MATTHIEU23, 8-10. 

 Au cœur de la crise, les chemins de la création

Chronique de Bernard Ginisty du 14 février 2017

La période de crise sociale et culturelle grave que nous traversons porte à la fois sur l’économie, le lien social et le sens. Elle nous oblige, comme l’écrivait le philosophe et homme d’entreprise Gaston Berger, à être tous des inventeurs : »Là où l’invention sera inutile, la machine, progressivement, remplacera l’homme, et le drame ce sera comment savoir employer ceux qui n’auront pas ces capacités d’invention »[1]

Dès lors, la formation des jeunes ne devrait plus se définir par une accumulation de savoirs, de plus en plus rapidement obsolètes et qu’il conviendra de réactualiser tout au long de la vie. Elle devrait laisser une place beaucoup plus importante aux activités artistiques. Loin de se réduire à des « loisirs », la pratique artistique me paraît une des meilleures préparations au monde qui vient en nous apprenant à modifier le « logiciel » avec lequel nous vivons.

Le modèle dutravaivécu comme transformation des choses dans une quête qui consiste à produire des quantités indéfinies qui saturent les marchés, arrive aujourd’hui à une impasse. L’art nous apprend un rapport àl’œuvre à travers laquelle la transformation des choses n’a de sens que s’accompagnant de la transformation de soi. Au règne totalement réducteur de la quantité, elle répond par la notion de plénitude, de finitude, d’équilibre.

On nous a appris que le temps c’est de l’argent, durée indifférenciée à remplir par la production et la consommation. En rupture avec cette frénésie, toute œuvre d’art commence par un rythmeoù la vie exprime ses pulsions les plus secrètes. A la course à la compétition, elle substitue le respect et l’écoute de son propre souffle. Bien des poètes et des musiciens expliquent qu’à l’origine de leur œuvre, il y a une sorte de rythme qui sourd d’eux-mêmes, s’impose à eux et les obsède jusqu’à la création,

La jungle économiste mondialisée induit unecompétition toujours plus stressante. L’autre est un adversaire à qui je dispute les mêmes valeurs quantifiées L’œuvre d’art postule l’idée dedifférence. Elle vise à révéler la vision originale d’un être humain. Elle n’est ni cumulative, ni excluante, mais elle ouvre à la diversité des mondes.

L’accumulation des savoirs conduit à des “embouteillages de connaissances” au point de perdre toute vision globale d’une signification. L’œuvre d’art postule un sens, un horizon, un engagement personnel dans la signification du monde, car le sens y est vécu dans toute sa sensualité et non dans la schizophrénie abstraite où le savoir sur les choses dispenserait d’uneexpérience du monde.

La modernité a exacerbél’individualisme. L’œuvre d’art ne saurait se concevoir sans perspective de lien humain. Le poète le plus solitaire, le peintre le plus personnel s’exprime pour que sa production retentisse dans des consciences individuelles. Toute œuvre d’art crée un espace-temps d’une micro société, formelle ou informelle, consciente ou non, permettant des médiations vers de nouvelles façons d’être au monde.

La pensée moderne qui se veut pragmatique prétend incarner le “cercle de la raison” hors duquel il n’y aurait que de la pulsion irresponsable. De là le règne, dans tous les domaines, de lapensée unique, et des réalités dites “incontournables”. L’œuvre d’art ouvre aufoisonnement du sens en reconnaissant dans l’œuvre plus que la subjectivité de son créateur.

Loin de se réduire à un passe-temps plus ou moins élégant, l’initiation artistique permet de maintenir un espace où la grâce d’exister puisse se dire et s’exprimer, espace hors duquel l’éducation risque de sombrer dans l’insignifiance de la marchandise. Comme l’écrivait le poète chrétien Jean Mambrino : «Le créateur ne doit point croire qu’il tire tout de lui-même.  Œuvrer, c’est au contraire être en proie au réel, de telle façon que nous ne savons plus exactement si c’est nous qui travaillons sur lui, ou si c’est lui qui travaille sur nous. Ainsi le poète est-il celui qui s’établit dans un état permanent d’offrande et de disponibilité. En recevant il se donne. En donnant, il reçoit. Et par là il renoue le « lien nuptial avec la vie », il retrouve les sources sacrales du monde »[2]

[1]Gaston BERGER (:L’homme moderne et son éducationP.U.F.1962 p. 145.

[2]Jean MAMBRINO (1923-2012) :La Patrie de l’âme.Lecture intime de quelques écrivains du XXe siècle. Éditions Phébus, Paris 2004 page 131. Jean Mambrino est jésuite, écrivain, auteur d’une œuvre importante poétique et de critique littéraire.

Démocratie et spiritualité :

25èmeanniversaire de la création de l’association Démocratie &Spiritualité.

Chronique de Bernard Ginisty du7 février 2019.

Les 2 et 3 février derniers s’est tenu à Paris un colloque pour célébrer le 25èmeanniversaire de l’association Démocratie et Spiritualité. Les initiateurs de cette association définissaient ainsi leur projet : les crises actuelles nécessitent « un double effort d’approfondissement de l’exigence démocratiqueet de renouvellement spirituel. L’alliance de l’un et de l’autre et leur fécondation mutuelle constituent une idée-force ». Pour cela ils se proposaient de « réunir des chercheuses, chercheurs de sens et d’un enrichissement de leurs engagements citoyens dans une société sécularisée et dans une république laïque » (1).

Nos temps sont orphelins de visions universalistes idéologiques censées réconcilier les hommes avec eux-mêmes.La question de l’identité devient centrale : elle oscille entre replis identitaires, individualisme débridé et capitulation devant des flux mondiaux financiers qui balaient toute velléité de résistance. Sommes-nous des clones de nos identités d’origine ou de nos catégories socioprofessionnelles ou des sujets de liberté irréductibles à tout autre ? Par ailleurs, Freud a brisé le rêve d’une identité sereine en introduisant le soupçon : ce moi dont je suis si sûr, n’est-il pas qu’un armistice provisoire entre deux forces que je ne contrôle pas : le « çà » et le « surmoi » ?

Dès lors, la quête spirituelle rejoint le travail psychique pour devenir sujet et le combat politique pour la citoyenneté. C’est pouvoir commencer à chaque instant. C’est un thème majeur dans la pensée de Maître Eckhart : la seule façon d’aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu écrit-il, « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance».C’est à partir de la philosophie du « pouvoir-commencer » que Hannah Arendt élabore son concept de la démocratie : « Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme ; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Pour qu’il y ait eu commencement, un homme fut créé, dit Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est en vérité chaque homme » (2). La vie spirituelle se vit à travers un engendrement permanent. En cela, elle a quelque chose à voir avec la démocratie. Celle-ci désespérera toujours les nostalgiques de la sécurité des systèmes clos, car elle laisse toujours ouverte la question de la vérité et donne place en son sein à une opposition, au lieu de la rejeter dans le non-sens. La démocratie, comme la spiritualité, ne vit que de la responsabilité de chacunpar-delà ses enracinements nationaux, raciaux culturels ou religieux.

Aucune institution, aucun parti politique, aucune église, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de risquer de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il est, comme l’exprime le philosophe et théologien Maurice Bellet récemment disparu, ce que nous allons commencer ensemble : « Les grandes machines institutionnelles sont fatiguées, hors course. Les initiatives pour le bien des hommes – il n’en manque pas – sont comme prises d’avance dans des processus énormes, incontrôlés, qui limitent ou dévient leurs efforts.Pas de grande perspective, de courant puissant capable de rassembler l’énergie pour le neuf et le nécessaire.Moment déprimant. Eh bien, ce moment a son privilège : car c’est celui où, très humblement peut-être, pauvrement, à tâtons, hors des grands appareils et du spectacle, se font les premiers pas, se disent les premiers mots. Ceux qui parmi les humains peuvent y prendre part sont les vrais créateurs de l’histoire  » (3).

En créant, il y a 25 ans, l’Association Démocratie & Spiritualité, nous avons voulu proposer un lieu ou puisse s’exprimer ce que le poète et résistant René Char nomme « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores»(4).

(1)« En 1993, un groupe de personnes diverses, préoccupé par la situation de la démocratie dans un contexte international incertain, décide de rédiger une Charte, signée dans les mois qui suivent par plus de 500 citoyens. L’objectif de la charte est de réunir des chercheuses, chercheurs de sens et d’un enrichissement de leurs engagements citoyens dans une société sécularisée et dans une république laïque. Parmi ces approches novatrices, l’une parait essentielle. Elle réside dans un double effort d’approfondissement de l’exigence démocratique et de renouvellement spirituel. L’alliance de l’un et l’autre et leur fécondation mutuelle constituent une idée-force à rechercher pour : Favoriser chez chacun un développement personnel plus unifié grâce à un meilleur équilibre entre intériorité et engagement, entre liberté individuelle et appartenance communautaire. Retrouver une culture politique et spirituelle ouverte à la radicalité et à l’utopie créatrice et capable de susciter des attitudes non violentes pour la résolution des conflits ainsi que des comportements chaleureux d’initiative et de partage. Inspirer les acteurs éducatifs et culturels, et particulièrement les médias, afin que leur sens des responsabilités soit à la hauteur de l’influence qu’ils exercent dans la société. Donner un coup d’arrêt à la tendance montante à l’émiettement du lien social et promouvoir les conditions individuelles et collectives d’une cohésion sociale rénovée. S’interroger sur les conditions et les fins du développement scientifique, technique et biologique. Faciliter l’émergence des nouvelles régulations de la société mondiale qui sont aujourd’hui nécessaires…Ainsi, en octobre 1993 est née notre association, Démocratie & Spiritualité, dirigée par un conseil d’administration présidé alors par Patrice Sauvage, puis par Bernard Ginisty et actuellement par Jean- Baptiste de Foucauld » Note de présentation du colloque. Voir le site de l’association : ds.secretariat@gmail.com.

(2) Hannah ARENDT : Le Système totalitaire, éditions Payot, Parois 1996, page 23

(3) Maurice BELLET : La seconde humanité. De l’impasse majeure de ce que nous appelons économie, éditions Desclée de Brouwer, 1993, page 218

(4) René CHAR :Les Matinaux in Œuvres complètes, La Pléiade, éditions Gallimard, 1988, page 250

La parole entre les hommes.

Chronique de Bernard Ginisty du 23 janvier 2019

L’égalité de la «voix» de tous dans le débat public, quel que soit son niveau de richesse ou de savoir (c’est le sens du suffrage universel non censitaire, que le « cens » soit l’argent ou le diplôme), fonde la démocratie. Chaque point de vue est reconnu comme ayant une valeur a priori. Non pas valeur en termes d’expertise, mais de capacité de sens. La crise des « gilets jaunes » manifeste, parfois avec violence, qu’un nombre important de nos concitoyens pensent que leur parole est ignorée, voire méprisée.

Le premier droit de l’homme, celui qui fonde tous les autres, c’est de reconnaître chacun comme sujet porteur de sens dans l’espace public, avant d’en faire un objet de nos savoirs ou un client de nos dispositifs.Le « grand débat » national lancé par le Président de la République ne saurait se limiter à une manœuvre pour se sortir du conflit avec les « gilets jaunes ». Il n’aura de sens que s’il annonce la volonté du pouvoir de créer les conditions de ce débat permanent. Commentant le propos du philosophe et prix Nobel d’économie indien Amartya Sen pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », le journaliste et essayiste Hervé Kempf écrit : « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres » (1).

Pour le philosophe Emmanuel Levinas, l’acte fondateur de la possibilité de penser le vivre ensemble, c’est le «tu ne tueras pas» de la Bible. On ne discute pas pour arrêter la violence, car la discussion est impossible tant que règne la violence, mais on décide d’arrêter la violence pour ouvrir un espace à la discussion. L’échange présuppose la décision de ne pas vouloir tuer l’autre. Et « tuer l’autre », ce n’est pas seulement lui ôter la vie, mais l’enfermer dans un cliché et n’attendre absolument rien de sa parole. À partir du moment où l’homme renonce à cette violence pour gérer le vivre ensemble et se tient dans sa capacité permanente à découvrir et à apprendre, l’espace politique ouvert ne peut être que celui de l’éthique de la discussion. En effet, dire que chaque être humain est porteur de signification ne veut pas dire que tout se vaut et qu’il suffit d’une vague tolérance pour vivre en société. Il s’agit d’un engagement, parfois difficile, dans la confrontation avec l’autre, par des personnes ayant renoncé à la violence pour surmonter leurs conflits et décidées à inventer ensemble un espace public plus humain.

Les grandes idéologies qui ont porté l’action militante au siècle dernier sont aujourd’hui en crise. Ainsi, faute de « lendemains » qui devaient « chanter » successivement sur des musiques marxistes, libérales ou consuméristes, notre époque, déçue, risque se laisser aller à l’angoisse devant un avenir dont on découvre qu’il n’a ni règles ni garanties. Nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l’histoire qui nous dispenserait de l’épreuve de la crise, c’est-à-dire du travail conjoint d’invention de soi-même et du monde.Au lieu de rester sur notre sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l’avenir avec une responsabilité sereine et lucide.C’est dans sa capacité permanente à naître et renaître que l’homme trouvera un chemin.C’est dire que la démocratie est un processus permanent et jamais achevé. Elle ne vit pas de spectacles médiatiques, de tweets rapides ou de slogans vengeurs mais de la prise de responsabilité du Bien commun par chaque citoyen.

  • Hervé KEMPF : L’oligarchie ça suffit, vive la démocratie. Éditions du Seuil 2011, pages 148-149