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Ecrits 2000-2010

Les écrits entre 2000 et 2010

 

Les Réseaux ou la philosophie de commencements

(Publié dans le numéro 144 de la Revue Education Permanente pages 227-237 – Novembre 2000)

“ Sommes nous voués à n’être que des débuts de vérité ?

Ayant été invité à traiter de “ l’enracinement philosophique ” du Mouvement des Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs (MRERS), j’ai rencontré plusieurs de ses créateurs. A mes questions sur leurs références philosophiques, j’obtins ce type de réponse : “  On savait qu’il y avait quelque chose à faire, mais on ne savait pas exactement quoi ”. “ On n’a rien fait pour développer les Réseaux, ce n’était pas notre but ” “  On est le résultat d’une histoire et non pas possesseur d’une théorie ”. “ Nos histoires personnelles ont croisé le personnalisme chrétien, l’action catholique, l’éducation populaire ” “  Nous avons voulu inventer face à la crise des lieux de transmission ”.
Les créateurs des Réseaux ne se posent pas en disciples de grands philosophes chargés d’illustrer par l’exemple leur sublime pensée. Par contre, tout au long de leur histoire ils ont rencontré et travaillé avec des pensées philosophiques. Le lieu philosophique de l’enracinement des Réseaux, c’est l’affrontement militant à la crise qui traverse les institutions  transmettant les savoirs.  Elle constitue une praxis au sens que Castoriadis donne à ce terme : “ Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre et les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu’elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis ”.
Dans sa “ Critique de la raison cynique ”, Peter Sloterdijk constate : “ D’un amour de la sagesse, il n’est désormais plus question. Il n’y a plus de savoir dont on pourrait être l’ami (philos). Avec ce que nous savons, il ne nous vient pas à l’esprit de l’aimer. (…) “ Savoir c’est pouvoir ”, proposition qui au XXe siècle, est devenue le fossoyeur de la philosophie (…).  Avec elle prend fin la tradition d’un savoir qui, comme l’indique son nom, était une théorie érotique – amour de la vérité et vérité de l’amour ”. En refondant l’apprentissage des savoirs sur la pratique de l’échange, les Réseaux philosophent, c’est-à-dire retrouvent la saveur du sens qui se décline dans la langue française dans trois dimensions, celle de la signification ultime de la vie, celle de la direction à prendre dans des processus technologiques et celle de la sensualité.

Dans une première partie, on développera les aspects majeurs de cette crise qui ont été un appel à tenter l’aventure des Réseaux. Dans une deuxième partie, on montrera comment la praxis des Réseaux a  déplacé des questions fondamentales et par là a été créatrice de philosophie.

1 – La crise de la transmission des savoirs comme humus d’une praxis

La question de l’apprentissage des savoirs constitue un des fondements d’une société démocratique. Dans l’histoire du combat ouvrier du XIXème siècle et de la création des Bourses du travail, on a surtout retenu l’aspect lutte sociale. Mais il y avait un souci de formation : on n’est citoyen que si l’on apprend. C’est une France alphabétisée et conscientisée qui a pu construire la République. Est apparu ensuite le thème de la “ deuxième chance ” pour tous ceux que le système scolaire avait laissé au bord de la route. Au cours des années 1930 s’est développé le grand mouvement d’éducation populaire qui a formé toute une génération d’hommes politiques. Puis est arrivée, en 1971, la loi sur  “La formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ”.
Aujourd’hui, nous vivons une crise grave du rapport entre les savoirs, l’action et les projets de vie. L’utopie enseignante avait cru parvenir à la pacification des sujets dans la société par le ralliement de tous à des savoirs communs. Témoin de cet optimisme,  ce texte d’Olivier Giscard d’Estaing alors vice-président de l’Institut Européen de l’Administration des Affaires, publié dans cette revue il y a une vingtaine d’années:
 » Si l’on observe  les sociétés qui ont le mieux progressé, ce furent, et ce sont celles qui ont choisi et appliqué un système économique commun, suscitant leur compréhension, leur adhésion, leurs efforts. On arrive ainsi à penser l’économie, sans faire de la politique  (sic). (…)Un enseignement continu de l’économie, précis dans ses principes, élargi dans son champ mondial d’application, enrichi par sa dimension humaniste, est le plus sûr moyen de lutter contre les obscurantismes, les faux espoirs et les déceptions, et d’amener  ainsi l’homme à vivre en plus grande harmonie à l’intérieur de notre société contemporaine « .
N’en déplaise à notre excellent auteur, la formation permanente s’est certes développée de façon massive et cependant la paisible harmonie où nous serions tous insérés dans une économie débarrassée enfin des passions politiques n’est pas au rendez-vous. Bien plus, au sein du temple du savoir économique, les fondations s’ébranlent et deux économistes ont pu risquer il y a déjà plusieurs années ce titre : « L’économie contre la société   » .
Les crises à répétition du système éducatif nous confrontent à la nécessité de repenser radicalement le rapport aux apprentissages. Ce qui est en cause, c’est la capacité des êtres humains, non plus seulement de s’adapter à de nouvelles technologies, mais de faire face dans leur vie personnelle, professionnelle, citoyenne à des écroulements de ce qui était tenu pour évidence et donnait sens aux savoirs. Tant la violence dans les collèges de banlieue que l’atonie des stages parkings pour chômeurs posent la question du sujet, c’est à dire la rencontre du désir, d’une pratique militante et d’un champ sociétal.
Dans un de ses ouvrages, Jacques Delors a dit sa déception face à l’évolution de la formation permanente « envahie par la pression de l’économie ». Pour lui, le but de l’éducation permanente était que « chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle  » . La loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient porteurs de la praxis militante dans le champ de la formation. « Je reste sur la douloureuse expérience de l’éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanente et où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, ils se sont évadés et ont fui leurs responsabilités ».
Dans ce déficit d’éducation permanente, la formation comme réponse à un « retard » technologique, dans la linéarité d’une modernisation où les premiers de classe donnent l’exemple, s’est essoufflée. Et la formation au lieu « d’insérer »  a peu à peu bifurqué dans la logique des « stages-parkings », ce que reconnaît très lucidement le responsable d’un mouvement d’éducation populaire : “On a toujours fantasmé autour de la formation. Et on a continué à penser que s’il y avait chômage, c’est qu’il y avait d’abord un problème de formation.(…) La véritable question à laquelle il faut répondre aujourd’hui est peut-être de vérifier si la formation reste un bon support pour accompagner, promouvoir et équiper la transformation sociale   »
Et c’est là qu’apparaît le rôle irremplaçable des Réseaux. Loin de s’obstiner à trouver les réponses définies par les questions des maîtres, leur pratique bouscule ces questions en conjuguant les deux sens étymologiques de la philosophie : l’amitié de la sagesse et la sagesse de l’amitié.

2 – Le déplacement des questions par la pratique des Réseaux

Du temps de travail au rythme de l’échange
La vulgate économiste qui encombre nos représentations est claire :time is money. Le temps  c’est une quantité de durée indifférenciée à mesurer monétairement par la production et la consommation. Dès l’école, les jeunes sont invités à rentrer dans la course à la performance qui sature tout l’espace En rupture avec cette frénésie, l’échange commence par un rythme  où la vie exprime ses pulsions les plus secrètes. A la course à la compétition, elle substitue le respect et l’écoute de soi et de l’autre. De quoi désespérer les épiciers qui additionnent des heures de formation comme on enfile des perles. Jean-Louis Barrault notait  : » Notre existence consiste : à donner, à recevoir, à être.(…) Quels que soient le continent de la planète, le système philosophique ou la foi religieuse, la vie est régie selon le grand ternaire fondamental. Trois courants complémentaires dont la résultante est la force vitale cosmique  » Remplacer par la danse du rythme l’arithmétique additionnelle des savoirs, c’est permettre à chacun d’être plus qu’un “ apprenti ”, mais de vivre la joie des “ commencements : “ La notion de “ tous au commencement et tous au commandement ” est un des fondements de la démocratie. Tous à l’origine, ici tous originaux par leurs savoirs et les chemins de construction de ceux-ci. Tous auteurs et constructeurs, du sens et de l’organisation du système, de la formation réciproque, du réseau social actif ” C’est la contestation en acte de cette conception “ adipeuse ” du savoir que Péguy dénonçait au début du siècle : “ Cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie d’une caisse d’épargne. Elle suppose, elle crée une petite caisse d’épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun d’entre nous (…) Ce système de progrès en caisse d’épargne est au fond un système adipeux (…) Ces malheureux supposent que le temps serait uniquement un temps pur, un temps géométrique, un temps spatial ”

De la compétition dans le champ du même à la reconnaissance d’autrui
La jungle économiste mondialisée induit une compétition  toujours plus stressante. L’autre est un adversaire à qui je dispute les mêmes valeurs quantifiées. Les Réseaux postulent  l’idée d’enrichissement par les différences comme l’écrit Claire Hébert-Suffrin:  “ Nous n’avons jamais su ce qui naîtrait de nos rencontres, mais nous savions que chacun peut être une chance pour l’autre ; nous ne savions pas ce qui adviendrait, mais nous avons appris que reconnaître autrui est le souverain bien ” La pratique des Réseaux vise à faire prendre conscience à chacun de sa capacité à apprendre et à enseigner. Elle n’est ni cumulative, ni excluante, mais elle ouvre à la diversité des mondes, et en cela elle est profondément démocratique. Pour reprendre les catégories fondamentales de la pensée d’Emmanuel Levinas, une éducation soumise au seul critère économique conduit  à la répétition indéfinie du Même, tandis que par sa singularité et son caractère non programmée, l’échange nous ouvre à l’Autre  dont le visage d’autrui constitue l’épiphanie. Dans un entretien avec Françoise Armengaud à propos de l’oeuvre de Sacha Sosno, Levinas voit dans la pratique de l’oblitération chez l’artiste, la vérité dernière de l’art qui accepte la finitude humaine et par delà l’illusion esthétisante accède à « un des modes privilégiés pour l’homme de faire irruption dans la suffisance prétentieuse de l’être qui se veut déjà accomplissement et d’en bouleverser les lourdes épaisseurs et les impassibles cruautés   » . C’est une des dimensions majeures des  Réseaux  que de provoquer cette “ oblitération ” aussi bien des totalités prétentieuses de ceux qui s’identifient à leur savoir que des enfermements de ceux qui vivent l’humiliation d’ignorer leurs capacités créatrices.

De l’accumulation des savoirs à la sensualité du sens.
L’accumulation des savoirs  conduit à des « embouteillages de connaissances » au point de perdre toute vision globale d’une signification. Dans son roman écrit en 1938, La Grande Beuverie , René Daumal dresse un tableau saisissant de l’addition des savoirs conduisant à l’impasse : « Par la lorgnette, je vis en effet, à l’extrême bout de la galerie, l’Omniscient. C’était un globe crânien énorme avec un petit visage amorphe et chiffonné, qui me parut accroché par les oreilles aux deux boules d’ébène surmontant le dossier d’un trône élevé.(…). Au-dessus du trône courait une banderole portant cette inscription : je sais tout, mais je n’y comprends rien  « . C’est déjà ce que dénonçait  Nietzsche il y a plus d’un siècle : « Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées   »
Or si l’addition de savoirs conduit à la prolifération cancéreuse et indéfinie du même, l’échange postule un sens, un horizon, une gestalt, un engagement personnel dans la signification du monde. Le sens y est vécu dans toute sa sensualité et non dans la schizophrénie abstraite où le savoir sur les choses dispenserait d’une expérience du monde. On passe d’une physique élémentaire de la capitalisation sans fin et absurde des savoirs à une pratique des Réseaux qui permet de vivre la complexité des échanges.

D’une précautionneuse prévision à une prospective créatrice
Les savoirs sont aujourd’hui des “ produits ” vendus à la société comme une assurance pour la vie. Comme beaucoup d’élites de ce pays passent leur existence à toucher les dividendes d’un concours réussi entre 20 et 25 ans, elles induisent un rapport d’épargnant à ce qui devrait être des chemins vers la liberté.
Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas  la quantité des choses à apprendre qui garantit l’adaptation, mais le développement des capacités créatrices de l’homme. Remplacer la prévision par la prospective signifie qu’au lieu de préparer un être humain pour un avenir dont on ne sait pas grand chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs” disait Gaston Berger.
La démarche prospective conteste les magies contemporaines,  millénarisme, futurologie, accablement, historicisme, économisme  qui ont en commun de faire croire que l’avenir est un destin ou un plan de carrière au lieu d’être une succession de commencements. Avec l’écroulement de la croyance dans les « lendemains qui chantent », notre époque, déçue, connaît l’angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu’il n’a ni règles ni garanties. Mais au lieu de ressasser le sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, la pratique des Réseaux ouvre l’avenir dans la dialectique très philosophique des biens du savoir et des liens humains. “ Nous avons la conviction forte, fondée par vingt-sept ans de pratiques, par nos études, nos recherches, nos réflexions individuelles et collectives (…) que cette articulation pratiquée, construite entre l’autoformation, la formation réciproque et la construction collective de réseaux ouverts, d’une sociogenèse assistée est un modèle fructueux pour l’avenir ”

De l’insertion indécidable à l’exclusion signifiante

Face à l’élargissement de la fracture sociale, le mot d’ordre de nos sociétés et d’insérer. Au mot insérer, le Petit Robert donne les définitions suivantes : « introduire une chose dans une autre de façon à incorporer, enchâsser, incruster, enter, greffer, implanter, encarter…. » Ne sommes nous pas en face d’un nouvel avatar pour penser le monde comme totalité finie pour y faire entrer, de gré ou de force les « exclus ».  Philippe d’Iribarne analyse cette contradiction des sociétés modernes qui « entretiennent l’indignité qu’elles combattent  » et il ajoute « nos sociétés modernes sont confrontées à cette persistance de conditions dont leur mythe d’origine prévoit la disparition. Elles peinent à donner une place à ceux qui sont censés ne plus exister en leur sein   » On retrouve cette analyse exprimée dans le rapport préparatoire au XIe Plan sur l’évolution du travail social : « L’insertion, comme concept et comme pratique, garde un certain caractère d’indécidabilité, car elle est l’outil que la société s’est donné à elle-même pour surseoir, pour ne pas décider du caractère discriminant ou non de l’emploi ou du non-emploi, et pour se donner le temps d’un lent travail de redéfinition de la citoyenneté et du pacte social  « . Il est difficile d’exprimer avec autant de justesse le non sens d’une addition de dispositifs dit d’insertion qui n’ont d’autre but que de “ surseoir ” à la capacité de sens d’un être humain. Par ailleurs, cette crispation sur l’insertion fait le plus souvent l’impasse de l’écoute de celui que l’on juge dés-inséré.
Or l’attention à l’exclu, loin de constituer un superflu pour belles âmes est au coeur de toute évolution des sociétés vers plus d’humanité. Non pour en faire un “ gisement d’emplois ” cher à nos technocrates, mais pour ne pas manquer un élargissement de la compréhension du monde. Tout progrès dans la vision scientifique du monde se fait en réinterrogeant la théorie régnante à partir d’un phénomène « exclu » par cette théorie. De même, les progrès de l’humanité se font aussi à partir de l’attention aux plus lointains. Le point de vue de l’exclu constitue le plus grand angle possible pour voir la société. L’exclusion ne définit pas seulement le creux dans l’ordre établi, elle est postulation d’une compréhension plus large du monde. Se tenir dans ce rapport paradoxal avec les exclus c’est éviter de  « mourir idiot ». Et en ce sens, les Réseaux constituent une thérapie majeure contre cette “ idiotie  ”. Michel Serres explique comment son travail d’intellectuel s’est trouvé modifié à partir de sa rencontre avec d’ATD Quart Monde : “Comme tout le monde, quand on est très loin de ces choses, on attend un discours presque convenu, ce discours que dans les journaux on appelle “ caritatif ”. Eh bien, pas du tout. J’ai trouvé dans ces textes une pensée qui interrogeait avec une vivacité surprenante et une vigueur extraordinaire – ce justement dont j’avais besoin – qui interrogeait réellement l’histoire, les sciences humaines, la sociologie, l’ethnologie même, l’économie, la politique, la culture, l’apprentissage, la pédagogie, et qui les interrogeait de telle façon que je conseille désormais à mes étudiants de lire les écrits du père Joseph  « . Admettre les exclus comme partenaires dans l’échange des savoirs, non pas  pour les “ expliquer ”, mais pour faire place à leur parole, constitue le moteur d’une pensée renouvelée de soi et du monde. La phrase biblique « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle »  constitue non seulement une vérité spirituelle, mais le fondement  même  de l’humanisation de nos sociétés et du développement du psychisme humain.

De la gestion des dispositifs à la promotion des sujets

La crise des rapports sociaux aux savoirs a suscité de multiples et incohérentes initiatives administratives pour se préoccuper de la misère du monde.   Le nombre de gens qui “ se penchent ” sur le problème de leurs concitoyens est en croissance continue. Et cela risque de produire les effets pervers que dénonce Michel de Certeau : “ L’éducateur est moins soucieux d’aider les autres à vivre eux-mêmes que de se prouver à lui-même (ou d’exprimer par eux) sa propre évolution. Il leur inflige des maladies et son itinéraire. Il les oblige à n’être que les témoins d’une attitude aujourd’hui nécessairement commandée, en lui, par la critique de sa formation, de la génération antérieure ou de ses premiers comportements. Réduisant les autres à devenir les objets de son assurance ou les signes de sa conversion, il les englobe dans sa seule histoire, sans leur laisser la liberté d’inventer la leur.”
Pour les Réseaux, la question n’est pas de spéculer sur le dysfonctionnement social pour créer de l’emploi et caser de nouveaux clients dans des dispositifs administratifs, mais de créer un espace-temps où chacun puisse accéder à ce que Paul Ricoeur appelle“ l’identité narrative ”. “ Repérer ses savoirs, c’est trouver ou retrouver des repères dans sa propre histoire, les construire ou reconstruire après-coup, en les faisant présents ”. A l’heure où la crise d’identité  menace à la fois les équilibres psychiques et sociaux la pratique des Réseaux se démarque des réponses individualistes, intégristes ou fondamentalistes. Comme l’affirme Blaise Ollivier : “Le sujet n’est pas conçu comme un autre acteur, un être de plus, mais comme une mobilité intérieure qui dégage dans l’acteur un plus être. Il n’y a pas de modèle pour être plus sujet. Le concept de sujet remplace le modèle par le processus ”

De l’individu mondialisé  au citoyen d’espaces microsociaux

Perdu dans la mondialisation, orphelin des deux grandes utopies qui se sont partagées le siècle qui s’achève : le bonheur par la croissance économique à l’Ouest,  la société réconciliée par le socialisme d’Etat à l’Est, l’individu est tenté, lorsque il n’a plus accès au cycle production-consommation, par la régression vers l’identitaire,  le fondamentalisme religieux, ethnique ou sectaire. La demande est alors : donnez-moi du sens et de la chaleur humaine et j’abandonne tout le reste. La démocratie est menacée par ces abdications. Si l’individu désorienté échappe aux “ dispositifs ” qui l’attendent, il peut succomber à la tentation de s’enfermer dans des espaces identitaires clos.
Or,  que nous apprend la pratique des Réseaux sinon l’expérience des espaces microsociaux médiateurs, c’est-à-dire des lieux collectifs, où l’on entre, où l’on sort et où chacun est un centre d’initiatives. La citoyenneté passe par la création de ces espaces, toujours provisoires, où des hommes vivent ensemble des projets. Les Réseaux constituent de ce point de vue  une recherche action capitale pour l’évolution de nos sociétés dans la mesure où ils permettent à chacun de s’approprier le processus démocratique : « “La centralité de l’éducation dans une société démocratique est indiscutable. En un sens, on peut dire qu’une société démocratique est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens, et qu’elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l’activité lucide et à l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels ”

D’une démocratie formelle à une pratique citoyenne

Nous vivons dans des pays qui se disent démocratiques et ont inscrit dans leur constitution le suffrage universel. Si nous avons rejeté le suffrage  censitaire lié à la propriété ou à l’argent, je me demande si certains ne rêveraient pas d’instituer un suffrage censitaire au diplôme. Sommes-nous conscients qu’en affirmant constitutionnellement que chaque homme vaut une voix, nous reconnaissons en tout être humain  la capacité d’exister dans le débat public. Ceci reste le plus souvent très théorique. Or, les  Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs ont inventé  des outils, et je n’en connais pas beaucoup d’autres, qui prouvent, non pas par des mots, mais par des pratiques, que tout être humain a quelque chose à dire et à apprendre à autrui, et que son choix ne se réduit pas l’assistance ou au pouvoir. C’est un des points forts de la pratique des Réseaux que souligne Michel Serres : ” Le réseau a autant de centres que de carrefours, exactement autant que l’on veut, tout autant que de chemins. Dès lors, finie la hiérarchie des centres. Finie la concentration, notre modèle de vie et de pensée. Si nous pensions en réseau, nous deviendrions, ô merveille, de vrais démocrates (…) Nous ne sommes pas encore devenus des hommes. Le réseau va nous y aider ”

De la spéculation à l’échange

Je voudrais évoquer un dernier point. Le Mouvement s’appelle Réseaux d’Echanges. L’outil d’échange que l’humanité a inventé pour dépasser le troc  s’appelle l’argent. Celui-ci a été conçu comme un facilitateur d’échanges, et non comme une capitalisation cancéreuse. Que se passe-t-il si cet outil, au lieu de servir l’échange, devient une finalité en soi ? On dit qu’il y a spéculation. Figurez-vous que c’est le même phénomène au niveau intellectuel. Si je me mettais à spéculer, au sens péjoratif du terme, c’est-à-dire si les mots ne servaient qu’à flatter mon narcissisme ou à additionner du papier pour me positionner dans un plan de carrière, ils seraient vidés de leur substance d’échange. Je pense alors que  vous arrêteriez de me lire. Communiquer ou spéculer, échanger ou capitaliser, c’est un choix permanent de l’esprit et de la vie politique. La dérive intellectualiste spéculative fait que des  pensées vivantes  finissent en scolastiques et en dogmes dans une prolifération de thèses et de commentaires. La dérive spéculative de l’outil d’échange qui s’appelle l’argent, devenu une finalité,  déstabilise non seulement les sociétés, mais les économies et conduit à l’entassement absurde et meurtrier de fortunes dans une augmentation générale de la pauvreté. Et bien, là aussi, les Réseaux sont des agents de lutte contre toutes les spéculations. La société moderne nous dit : si tu es privé de l’outil monétaire spéculatif tu n’as plus droit à l’échange. C’est contre cette exclusion antidémocratique que les Réseaux se battent chaque jour. Ils invitent tout le monde à venir discuter sur l’Agora.

Conclusion

C’est à un poète, Yves Bonnefoy,  que je voudrais laisser le dernier mot. Il nous rappelle que l’acte poétique consiste à bousculer sans cesse nos  représentations pour libérer notre attention à la présence.
“ La poésie est notre rencontre de ce qui est non comme une idée, une représentation mentale, éloignée de nous par nos concepts mêmes, mais comme, pleinement, immédiatement, présence. (…) Or vivre ainsi la présence autour de soi, c’est aussi l’éprouver dans les personnes. Au lieu de leur substituer une idée de ce qu’elles sont, de les soumettre à des lois, voire à une idéologie, les voici présentes, elles ont retrouvé leur droit à être. (…) Cette conscience prise de la qualité absolue mais aussi de la différence de l’Autre, cette reconnaissance de son droit à parler, à décider, c’est ce qui permet de pleinement concevoir l’idée de démocratie (…).La poésie vécue comme poésie, c’est le désir et l’agent de l’instauration démocratique qui peut seule sauver le monde ”
En ce sens, les militants des Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs  sont des poètes qui créent des champs du possible pour que de plus en plus de “ clients de dispositifs ” se transforment en présences humaines qui enrichissent l’espace démocratique.

Bernard Ginisty

Mention biographique
De formation philosophique, Bernard Ginisty a travaillé de nombreuses années dans la formation des travailleurs sociaux et  dirigé pendant 12 ans le fonds d’assurance formation Promofaf. Il est actuellement directeur de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien.

Résumé

En retrouvant la liaison de l’échange entre les hommes et de l’apprentissage des savoirs, la pratique des Réseaux n’ouvre pas seulement des perspectives à la pédagogie.  Cette pratique crée des lieux où il est possible au citoyen de philosopher, c’est à dire d’être reconnu comme porteur de significations et donc sujet dans l’espace public. Par delà les dérives du repli individualiste dans l’addition des savoirs et l’enfermement dans des espaces identitaires, les Réseaux offrent un espace microsocial médiateur facteur de citoyenneté

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« Le Passant considérable » (1)

Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif « Pour vous qui suis-je ? Jésus sous le regard de nos contemporains ». Editions de l’Atelier, 2000. 

Les fondateurs de grandes religions connaissent en général une longue évolution vers la sagesse et la sainteté.  Bouddha, Confucius, Abraham, Moïse, Mahomet ont vécu longtemps. L’abondance de leurs années constituait un signe de bénédiction. Or, le Christ n’est en rien un modèle d’enfant, d’adolescent, de mari, de père, de moine, de professionnel ou ce vieillard. Sa trajectoire bouscule tous ces états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Il meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Il se définit comme « Pâques », comme « passage » et, si l’on risque ce jeu de mots, « pas sage ». Ses disciples n’ont strictement rien compris de son vivant, perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux.
« Il vaut mieux pour vous que je parte car si je ne pats pas le Paraclet ne viendra pas à vous » (2).  Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé à ses frères (3).
Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus. Tous les pouvoirs vont tenter de colmater désespérément cette brèche. L’Evangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsqu’enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « pas-sage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde.
A l’heure décisive de sa mort, les évangélistes nous rapportent ses deux dernières paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » suivi de « Père, je remets mon esprit entre tes mains ». Aucun  crépuscule des dieux ne sera aussi radical que la mort du supplicié condamné par les défenseurs des ordres établis politiques et religieux. Mais cet arrachement final au Dieu des religions et des Etats s’accomplît dans l’abandon confiant au Père.
L’Evangile nous dit : Dieu est un enfant dans une crèche, Dieu est présent dans le pain partagé. C’est dire à quel point Dieu « se défroque » des oripeaux de puissance, de gnose et de gloire. Par quelle aberration tant de ses disciples se sont « froqués » de pouvoir, de dogmes, de moralisme, de richesses ?
Ceux qui entendent aujourd’hui la jeunesse de la Bonne Nouvelle sont invités à vivre de nouveaux « pas sages » qui seront aussi de nouveaux partages.

Bernard Ginisty

(1) J’emprunte cette expression au poète Stéphane Mallarmé qui, dans une correspondance, définit ainsi la trajectoire d’Arthur Rimbaud

(2) Evangile de Jean, 16,7

« Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » Actes des Apôtres, 1, 11

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Assumer l’héritage religieux pluriel de l’Europe

(Article de Bernard Ginisty paru dans La Croix  du 27 février 2001)

S’il est une chose difficile pour un catholique c’est d’accepter de faire partie d’une minorité dans une société où nous sommes tous minoritaires. La nostalgie de ce que Mounier appelait “ Feu la chrétienté ” le conduit souvent à deux attitudes symétriques qui répondent à ce même besoin. Ou bien il s’enferme dans un intégrisme en espérant des jours meilleurs où la société redeviendra chrétienne ;  ou bien il surfe sur ce qu’il croit être la majorité du moment, en évitant toute explicitation précise qui risquerait de l’empêcher de faire partie de la doxa du jour. . C’est peut-être l’explication de certaines réactions qui contestent le fait, pourtant banal, de reconnaître que les religions font partie de l’héritage européen. Dire que la spiritualité fait partie de notre héritage pour s’éviter de prononcer le mot de religion, c’est reconnaître que nous sommes tous des êtres humains car la dimension spirituelle est présente dans toutes les cultures et les ethnies. C’est certes intéressant très oecuménique, mais un peu général pour construire une authentique humanisme européen.

Pourquoi ceux qui contestent la référence “ religieuse ”, évoquée dans un premier temps à côté de celle des Lumières et de la Science dans le Préambule de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, la traduisent-ils systématiquement par “ chrétienne ” voire “ catholique ”, alors qu’il s’agit, pour les Européens, de savoir tout ce qu’ils doivent à la pensée et à l’action du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam ? Ne seraient-ils pas obsédés par ce qu’ils dénoncent ? Il paraît que le mot de spiritualité serait moins offensant que celui de religion. Dans ce cas, je propose qu’on ne parle plus dans notre héritage des Cathédrales ( çà fait clérical)  mais d’édifices de cultes, de l’art roman ( çà pourrait donner des idées de rentrer au cloître) mais de constructions médiévales, de Versailles ( çà fait suppôt de la monarchie absolue), mais de  résidence  de chef d’Etat. Il faut  cesser de parler d’héritage révolutionnaire ( çà fait amateur de guillotine) , mais de modification  rapide de système de pouvoir. Il faut débaptiser ponts et boulevards de Paris qui célèbrent batailles et maréchaux d’Empire( c’est prendre le parti des grandes boucheries napoléoniennes) Enfin est-il bien moral d’inciter à visiter les Châteaux de la Loire ( on ratifie les menus plaisirs des maîtresses de la Monarchie) !

L’héritage européen comprend, pour le meilleur et pour le pire,  des religions qui entrent notre patrimoine symbolique. Le Judaïsme, le Christianisme et dans une moindre mesure l’Islam font  incontestablement partie de cet héritage. Vouloir le nier au nom d’une spiritualité au contenu vague et indifférencié, c’est tenter de se donner à bon compte une belle âme. La spiritualité se voudrait exempte de toutes les tares dogmatiques, inquisitoriales, cléricales des religions pour un univers de pureté. Or, la spiritualité ne définit pas un contenu, mais une attitude, une “ posture ” dirait Ricoeur, qui consiste pour un être humain, à partir de son héritage, de prendre la responsabilité personnelle de qu’il croit.

Revendiquer l’héritage religieux de l’Europe, c’est dire que les grands débats théologiques qui ont porté des siècles de pensée, d’art, de mystique sont toujours actuels : ceux de la nature et de la grâce, de la raison et la foi,  d’un Dieu unique et trine,  des deux cités d’Augustin,  du salut chez Luther, Pascal, Kierkegaard ou Bernanos… Que la pensée d’un Rachi de Troyes et la grande tradition talmudique ne cessent d’être sources d’inspiration comme l’a admirablement montré Emmanuel Lévinas. Mais c’est aussi faire mémoire des fanatismes, des inquisitions, des perversions des religions.

En réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance des religions, la laïcité contribue à les ancrer dans leur vocation fondamentale qu’elles revendiquent d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle. Mais  croire qu’elle occuperait une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues historiques du sens et les neutraliseraient dans une spiritualité indéfinie, serait vouloir s’affranchir de l’histoire et s’égaler à l’universel.  Et finalement substituer un cléricalisme à un autre.

Le 15 mai 1996 à Aix-la-Chapelle, Vaclav Havel s’exprimait ainsi dans un discours sur “ l’âme de l’Europe ”: ” Depuis longtemps, l’Europe n’est plus le chef d’orchestre universel(…) Une mission nouvelle s’offre à elle, et par là, un contenu nouveau de sa propre existence. Cette mission ne consiste plus à diffuser – pacifiquement ou par la force – sa propre religion, sa propre civilisation, ses propres inventions ou sa propre puissance. (…) Si l’Europe en a la volonté, elle peut accomplir une tâche plus modeste et bien plus utile : à savoir servir d’exemple, par sa propre manière d’être, pour démontrer que toute une variété de peuples peuvent coopérer pacifiquement, sans perdre pour autant une once de leur originalité. (…) Une autre occasion encore s’offre à elle : celle de se rappeler ses meilleures traditions spirituelles et les racines de ces traditions, pour chercher ce qu’elles ont en commun avec les racines des autres cultures ou sphères de civilisation ”

Ce n’est pas dans l’évasion dans un univers abstrait, fut-il baptisé spirituel, mais dans un travail critique sur nos racines, que nous avons quelque chance de progresser ensemble en humanité. Gageons que si notre système éducatif avait fait place depuis longtemps, dans un cadre laïque, à ces racines diverses, un certain nombre de phénomènes racistes et antisémites auraient été atténués.

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Rencontre de FES 2002

Aventure personnelle et idolâtrie du marché
(Publié dans l’ouvrage collectif Question de n°129 intitulé « Donner une âme à la mondialisation » Editions Albin Michel 2003 pages177-183)

«Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable»  (1)

La «quête du sens» est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. En Europe, le siècle avait débuté en se libérant du cléricalisme qui pesait sur la société. Mais, comme le note Marcel Gauchet, nous assistons à «l’épuisement des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante» (2). Par ailleurs, les idéologies qui ont mobilisé les foules du XXe siècle sont elles aussi épuisées. Elles apparaissaient comme la variante d’un dogme unique: «Cherchez premièrement le royaume de l’économique et tout le reste vous sera donné par surcroît». Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur les moyens de pratiquer le dogme: à l’Est par la planification autoritaire, à l’Ouest grâce à «la main invisible du marché». Ces deux modèles sont en crise. Celui de l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest on continue d’affirmer le credo unique.
Parce que le socialisme planificateur du bloc soviétique a produit le Goulag, l’échec économique et la démoralisation de populations entières, toute volonté politique de placer l’homme comme régulateur de l’économie est a priori suspectée d’être vouée à l’échec. La multiplication des drames sociaux et l’augmentation de l’exclusion sont banalisées et minimisées au nom de «lendemains qui chantent» joués cette fois sur l’air des marchés financiers. Les chantres de la modernité nous assurent que le libéralisme serait le nouvel horizon indépassable de notre temps.

L’âge de la gestion
Cette vision idyllique est démentie par les derniers événements que connaît notre planète. En guise de modernité, nous voyons partout dans le monde resurgir des clanismes. Jean Baudrillard analyse ainsi cette situation: «La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, que la technostructure mondiale toute- puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles- mêmes» (3). A ce stade de l’écroulement des discours englobants collectifs, nous avons une société «qui se sait incomparablement dans son détail sans se comprendre dans son ensemble» (4).
Après l’âge théologique, nous aurions quitté celui du politique pour entrer dans celui de la gestion. Le long travail de pensée, de lutte, d’éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme citoyen responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa corporation, se trouve remis en question. La rupture totale de l’économique et du social, de la marchandise et du lien humain crée alors des situations «barbares». Le lien social, coupé de tout enjeu politique, devient errant. L’universalité du bien commun n’étant plus considérée, à travers son expression politique, comme au-dessus des intérêts particuliers, ceux-ci prolifèrent dans des stratégies claniques.
Faute de vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions. Au plan politique, les partis nationalistes progressent en Europe comme l’ont montré les élections récentes. Au niveau religieux, les dégâts sont aussi évidents. Peu de religions échappent aux fureurs fondamentalistes (5).
Ne nous reste-t-il alors qu’à sombrer dans une morosité sans espoir, en vivant au jour le jour, pour ceux qui le peuvent, les consommations individualisées proposées par la publicité? Guéris à tout jamais des élans généreux, au vu des barbaries commises en leur nom, devons-nous nous rallier au paradigme unique du marché? Avec, de temps à autre, de grands moments d’émotion collective autour de Jean Paul II, Diana Spencer ou Mère Teresa? Serions-nous définitivement vaccinés de toute quête spirituelle au vu des fondamentalismes et des cléricalismes religieux?
Ce n’est pas parce qu’on a été pris en flagrant délit de niaiserie idolâtre qu’il convient d’idolâtrer la niaiserie libérale. Ce serait, paraît-il, «se ranger les baskets». Ce n’est pas parce que l’on a été délogé une fois de ses idoles que l’on est dispensé de rester à l’écoute de «ce qui sort du dedans mystérieux de nous-mêmes et qui ne doit pas revenir perpétuellement sur nous-mêmes dans un souci grossièrement digestif»(6), ainsi que l’exprime avec force Antonin Artaud. Il ne suffit pas de fracasser bruyamment les idoles pour se libérer du surinvestissement qu’on y a mis. Ni de s’en croire délivré parce qu’on serait devenu le fonctionnaire de leur critique.
Dans leur ouvrage L’Idolâtrie de marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, évoquant le fait que des associations de chefs d’entreprise, telle l’American Enterprise Institute, possèdent des départements de théologie, mettent en lumière les enjeux théologiques de l’économie. Ils écrivent : «Celui qui ne fait pas l’analyse de son idolâtrie ne comprend rien au capitalisme» (7). En effet, la fascination de l’argent produisant l’argent, conçue comme paradigme universel, n’est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se sont toujours dressées les résistances spirituelles: «L’économie, dans le fond, consiste en cela : la naturalisation de l’histoire. Il s’agit de faire apparaître comme naturel ce qui est le produit historique de l’action humaine. Les dieux qui sont objets d’évidence sont en général des idoles, même au sein du christianisme. Les théologiens de la libération disent que le Dieu libérateur n’est pas objet de possession. Il est transcendance qui pousse à la recherche, il est horizon qui appelle» (8).
Au niveau religieux comme, si nous en croyons Hegel, au plan philosophique, Abraham reste la figure majeure. Il quitte son pays, sa famille et ses dieux pour aller vers l’inconnu. Dans la traduction au plus près de l’hébreu que nous restitue Marie Balmary (9), l’injonction «Quitte ton pays» s’accompagne d’une autre, «Va vers toi». L’aventure de la dépossession constitue le chemin vers l’autre et vers soi. Jean de la Croix, à travers sa poésie mystique, dira avec bonheur cet itinéraire qui réclame la légèreté du pérégrinant :
«Il désire un je ne sais quoi Qui se trouve d’aventure» (10).
Le rapport à Dieu se vit non dans la possession de celui dont le nom est imprononçable mais dans la relation à autrui qui suppose la critique concrète des idoles. La Bible les présente comme des constructions faites de main d’homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L’idole peut se définir comme «bête et méchante». Bête par ce qu’elle ferme toute possibilité d’imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces «incontournables» chers aux technocrates. Méchante parce qu’elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.

Risquer l’exode
Si Dieu existe, écrivait un pasteur protestant du siècle dernier, il est celui de tous les hommes: il est donc laïque. C’est l’homme qui naît dans des religions, langues maternelles du sens, qui touchent en l’homme le plus sensible : l’angoisse, la culpabilité, le lien interhumain, l’explication du monde, la vie, la mort. En ce lieu, on peut aussi bien basculer dans un fanatisme débridé que se risquer à l’exode hors des sécurités premières. «Nous venons trop tard pour les dieux et trop tôt pour l’Etre. L’homme est un poème que l’Etre a commencé» (11), note Heidegger. C’est un thème majeur dans la pensée de Maître Eckhart: la seule façon d’aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu, «c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance» (12).
Aucune institution, aucun parti politique, aucune religion, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de se risquer, de militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il est ce que nous allons commencer ensemble. Il sera fait de la rencontre des chercheurs spirituels.

Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle «l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores» (13).

BERNARD GINISTY.

(1) René Char, Fureur et Mystère, OEuvres complètes, Gallimard, La Pléiade, 1988, p. 250. 
(2) Marcel Gauchet, La Religion dans la démocratie. Parcours de la la&idiecité, Gallimard, Paris 1998, p. 29. 
(3) Jean Baudrillard, Le Paroxyste indifférent, Grasset, 1997, p. 32. 
(4) Marcel Gauchet, op. cit., p. 127. 
(5) Voir « L’offensive des religions », Manière de voir, no 48, Paris, novembre-décembre 1999. 
(6) Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Gallimard, 1974, p. 11-12. 
(7) Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, L’Idolâtrie de marché. Critique théologique de l’économie de marché, Editions du Cerf, Paris, 1993, p. 344. 
(8) Id., p. 79 
(9) Marie Balmary, Abraham ou le sacrifice interdit, Grasset, Paris. 
(10) Jean de la Croix : Poésies complètes, Obsidiane, Paris 1983, p. 94. 
(11) Martin Heidegger : L’expérience de la pensée in Questions III,  Gallimard, Paris, 1984, p. 21. 
(12) Maître Eckhart, Sermons, tome II, Le Seuil, Paris, 1978, p. 113. 
René Char, Les Matinaux, op. cit., p. 332.  

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Préface de Bernard Ginisty au livre de Nicanor PERLAS « La société civile

le 3ème pouvoir », Editions Yves Michel  2003. 

La fin du XXe siècle a vu s’effondrer les dogmes dont s’enchantaient les élites dirigeantes pour gouverner le monde. L’histoire retiendra probablement que cette époque fut « monomaniaque ». Elle a subi les sectarismes contraires professés par les élites, celui de la toute puissance de l’Etat au nom de l’égalité, celui du totalitarisme du Marché au nom de la liberté. La chute du mur de Berlin, les dysfonctionnements croissants de la société mondiale, l’accroissement du nombre de pauvres et de l’écart entre riches et pauvres témoignent de la vanité de ces dogmes qui font fi de la complexité des sociétés humaines.
Face à ces échecs, le discours des décideurs en appelle de plus en plus à la « société civile », concept qui, trop souvent, relève plus de l’incantation verbale que d’une nouvelle analyse du fonctionnement social. De même que Marx voyait dans la religion un opium du peuple au service de l’homme accablé, de même on pourrait penser que la « société civile » constitue pour des dirigeants décidés à ne rien changer, un « supplément d’âme » dans la jungle financière qu’ils contrôlent de moins en moins. L’intérêt principal de l’ouvrage qu’on va lire consiste à sortir le concept de « société civile » de son flou pour l’articuler sur l’ensemble du fonctionnement de nos sociétés.
Nicanor Perlas analyse la « bataille de Seattle » contre l’Organisation Mondiale du Commerce ( OMC), comme l’entrée en scène de la « société civile » dans l’histoire, à côté des Gouvernements et des Marchés. La chute du mur de Berlin a fait croire un instant que l’un des deux sectarismes avait définitivement gagné et que, désormais, suivant l’ouvrage célèbre de Francis Fukuyama, nous étions entré dans la « fin de l’histoire » conçu comme le triomphe généralisé du capitalisme néolibéral. Or, nous dit Nicanor Perlas : « Lors de la bataille de Seattle, la société civile du monde entier brisa le monopole du discours capitaliste sur la mondialisation. Dans un acte de rébellion culturelle, elle recadra tout le débat sur la mondialisation, en posant la question des valeurs et du sens et en se démarquant du discours élitaire dominant qui croyait asseoir sa légitimité en rationalisant un désir de pouvoir sans borne et une avidité immodérée pour l’argent. Par cet acte de défi qui couronnait des années de résistance, la société civile du monde entier marquait solennellement l’entrée dans un monde tripolaire et la naissance d’une nouvelle histoire ».
Loin de vouloir, après les cultes successifs de l’Etat et du Marché, nous amener à vénérer une nouvelle idole qui serait la société civile, Nicanor Perlas, en introduisant l’idée de triarticulation, vise à promouvoir un nouveau processus, et non pas un produit social fini. Il nous montre, non seulement en théoricien, mais en praticien engagé dans des programmes de développement dans son pays, les Philippines, notamment « l’Agenda 21 », que c’est à travers conflits, dialogues et partenariats entre les trois instances que sont le pouvoir politique, le pouvoir économique et la société civile que s’élabore un développement humain. Alors que le système politique et économique sont des constructions qui vivent de la concurrence, « la société civile est fondamentalement auto-organisatrice et essentiellement coopérative, comme tout système vivant en bonne santé » Sa sphère est celle des valeurs, de la culture et de la spiritualité, elle ne sépare pas la transformation de la société du travail sur soi. Dès lors, elle ne peut qu’entrer en conflit avec l’unilatéralisme du rouleau compresseur néo-darwinien de la mondialisation « élitaire » qui, selon l’auteur, est « sans scrupules, sans emploi, sans avenir, sans racines et sans voix ».
Face à l’importance grandissante de la société civile, notamment à travers les ONG, la tentation est grande, pour la sphère politique et économique, de les instrumentaliser. Nicanor Perlas invite donc les acteurs, ceux qu’il appelle les « créatifs culturels » à une grande vigilance sinon, « les aspirations politiques, humaines, culturelles, sociales, écologiques et spirituelles seront réduites à l’état de marchandise pour servir les intérêts de l’économie mondiale, sous couvert de vouloir répondre aux besoins humains, sociaux et écologiques ».
Au début du XXI e siècle, nous dit l’auteur, les gouvernements partagent la scène avec deux acteurs non étatiques : la communauté économique et la société civile, de mieux en mieux organisée et capable d’expression. Cet état de fait constitue un défi sans précédent pour la gouvernance mondiale.
Dans la langue traditionnelle, le mot « civil » s’oppose à « militaire » et à « ecclésiastique ». Il désigne une sphère de la société qui n’est ni celle des gestionnaires de la force, ni celle des clercs des pensées uniques. . Dès lors, la société civile ne saurait se réduire à un vivier pour tous ceux qui « veulent être calife à la place du calife » ou à un troupeau sur lequel se pencheraient les élites mondiales. Nicanor Perlas renverse ce rapport entre la société civile et les dirigeants. Celle-ci lui apparaît comme le creuset où peuvent s’inventer de nouvelles pratiques économiques et sociétales : « La société civile est actuellement ce pouvoir qui pousse les forces dominantes de la société à réaliser l’équivalent d’un « rite de passage ». Les pouvoirs dominants doivent être rendus humbles. De cette humilité, (…) de nouvelles possibilités éclosent pour la société. Ainsi, la société civile devient le lieu de l’« initiation » de la prochaine génération de dirigeants de la société au sens large – des dirigeants qui tiendront mieux compte des besoins réels de tous les citoyens ».
L’ouvrage de Nicanor Perlas touche le cœur de la crise de nos sociétés. Il contribue à nous arracher au face à face meurtrier et stérile du tout Etat et du tout Marché. Il introduit dans ce jeu la société civile, non pas réduite à un gisement d’électeurs ou de consommateurs, mais en acteur partenaire, porteur de la fraternité universelle des citoyens sans laquelle les combats pour l’égalité et la liberté virent au cauchemar. Bien loin de chercher à vendre une nouvelle pensée unique, Nicanor Perlas nous invite à élargir le champ de la dynamique sociale, convaincu que la culture, la spiritualité et la fraternité seront décisives dans ce qu’il appelle « le commencement de la Nouvelle Histoire ».

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Dans l’espace démocratique
La crise des sociétés dépressives

(Publié dans la Revue Panoramiques n° 64, n°spécial intitulé « A la fin, qu’appelez-vous spiritualité ? » 3e trimestre 2003, pages 125-133)

Fin de partie ! Les idéologies qui ont mobilisé les foules du siècle qui s’achève sont épuisées. Elles apparaissent aujourd’hui comme la variante d’une pensée unique: «Cherchez premièrement le royaume de l’économique et tout le reste vous sera donné par surcroît». Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur les moyens de le mettre en pratique : à l’Est par la planification autoritaire, à l’Ouest grâce à «la main invisible du marché». Ces deux modèles sont en crise. Celui de l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest, malgré la montée croissante des inégalités, de la précarité et de l’exclusion, on continue d’affirmer le même credo.
Les intellectuels ont vu s’effondrer les idoles qu’ils avaient construites croyant bâtir l’avenir. Elles furent  meurtrières, car voulant régenter la vie et la mort des hommes dans les forceps d’un système qui se voulait «scientifique», ce qui voulait dire qu’il faisait l’impasse sur le sujet porteur de sens. Il ne reste plus aujourd’hui que le discours indéfiniment répétitif de «spécialistes en sciences humaines», médecins de Molière de la fin du XXe siècle, n’en finissant plus de nous expliquer que toute parole singulière n’est que le reflet de l’appartenance à tel ou tel groupe ou le symptôme d’une structure inconsciente. Réduire le nom propre à un nom commun, la poésie de chacun à la prose des sciences humaines, voilà ce qui semble être le dernier avatar pour tenter de se dédouaner des errements passés. Mais peut-être faut-il rappeler qu’il ne suffit pas de fracasser bruyamment les idoles pour se libérer du surinvestissement qu’on y a mis. Ni de s’en croire délivré parce qu’on serait devenu le fonctionnaire de leur critique.

Il est des moments, dans les vies des êtres humains, qu’on appelle dépressifs. Il se trouve que la population française est particulièrement touchée par ces états puisque nous serions champions du monde pour la consommation d’antidépresseurs. L’addition de tant de malaises individuels amène un certain nombre d’observateurs à parler d’une «société dépressive». Un à quoi bon généralisé s’empare des consciences et les mots qui désignaient le sens ou les valeurs deviennent soudainement dérisoires, ou machines folles au service du délire institué de certaines élites. Le fameux «trou» de la Sécurité sociale,  chiffrant la somme de pathologies individuelles pourrait alors figurer la panne de sens qui habite nos sociétés : le «trou noir» où l’angoisse d’exister cherche, à travers la pharmacopée, la Providence perdue.
Les sociétés européennes semblent toutes atteintes de ce mal qu’on s’obstine à traiter par l’économie, alors qu’il révèle une faille majeure. Comme remède, les décideurs ayant perdu tout souffle politique, proposent à des peuples désabusés l’idéal d’une monnaie unique comme potion magique qui sortirait l’Europe de sa morosité. En attendant l’improbable Godot du sens, demandons aux marchés la logique de l’existence ! La multiplication des drames sociaux et l’augmentation de l’exclusion sont banalisées et minimisées au nom de «lendemains qui chantent» joués cette fois sur l’air des marchés financiers. L’horizon serait de vivre au jour le jour, pour ceux qui le peuvent, les consommations individualisées proposées par la publicité. Guéris à tout jamais des élans généreux, au vu des barbaries commises en leur nom, on nous somme de nous rallier au paradigme unique du marché. Avec, de temps à autre, de grands moments d’émotion collective autour de Jean Paul II, Diana Spencer, Mère Teresa ou le «Mundial».

Les régressions identitaires à l’heure du marché mondial

Dans ce désenchantement généralisé, la «quête du sens» est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. Le siècle avait débuté en se libérant du cléricalisme catholique qui pesait sur la société française. Mais, comme le note Marcel Gauchet, nous assistons à «l’épuisement des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante». Après l’âge théologique, nous aurions quitté celui du politique pour entrer dans celui de la gestion. Le long travail de pensée, de lutte, d’éducation, de spiritualité vers la reconnaissance de la personne comme citoyen responsable irréductible à son clan, sa religion ou sa corporation, se trouve remis en question. La rupture totale de l’économique et du social, de la marchandise et du lien humain crée alors des situations «barbares». Le lien social, coupé de tout enjeu politique, devient errant pour se transformer peu à peu en «gisement d’emplois».
Faute de vision collective d’avenir, la place est libre pour toutes les régressions. Au plan politique, les partis nationalistes progressent à nouveau  en Europe. Au niveau religieux, les dégâts sont aussi évidents. Si les mollahs iraniens et les talibans afghans font souvent la «Une» des journaux, peu de religions échappent aux fureurs fondamentalistes. L’hindouisme, très idéalisé en Occident, connaît en Inde des fièvres d’intolérance religieuse. Comment ne pas voir aussi les compromissions ethniques de leaders des Eglises chrétiennes au Rwanda ou l’abandon de certaines hiérarchies orthodoxes au nationalisme le plus obtus. Qu’un des deux grands partis de la démocratie américaine se soit laissé instrumentaliser par l’intolérance religieuse de la «Christian majority» en dit long sur les dangers du fondamentalisme chrétien.
En guise de modernité, nous voyons partout dans le monde resurgir des clanismes. Jean Baudrillard analyse ainsi cette situation : «La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, que la technostructure mondiale toute puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles mêmes». A ce stade de l’écroulement des discours englobants collectifs, nous avons une société «qui se sait incomparablement dans son détail sans se comprendre dans son ensemble». Dans ce contexte, le XXe siècle a retentit de nombreux appels au «spirituel». Force est de reconnaître que ce mot a recouvert le meilleur et le pire qu’il nous faut analyser avant d’aller plus loin.

Les impasses meurtrières du spirituel
Dans ce qui se donne aujourd’hui comme spiritualité, on trouve tout et n’importe quoi. Depuis la profondeur mystique jusqu’à la marchandisation du New Age, depuis le supplément d’âme décoratif ornant des discours de notables, jusqu’à l’odyssée de celui qui risque tout pour l’Unique. Je voudrais me focaliser sur trois impasses majeures. Elles ont été portées par des intellectuels, des gurus, des clercs. Mais il n’est pas indifférent de les retrouver, toutes les trois, dans l’œuvre de Martin Heidegger qui a tant marqué la philosophie en France dans le dernier demi-siècle, ce qui est loin d’être anodin.

a) Le retour mythique aux origines

Dans cette débandade du sens, intégrismes, fondamentalismes, ésotérismes, sectarismes nous expliquent que nous sommes orphelins de l’Origine mythique. Chacun y va de son âge d’or, de sa chrétienté médiévale, de son paradis perdu. La critique du monde moderne va de pair avec une vision idéalisée du passé et, le plus souvent une attitude politique réactionnaire. Si, en effet, toute spiritualité est naissance et éveil, la supercherie ici serait de croire qu’il faudrait communier à un Graal mythique passé, au lieu de se risquer aujourd’hui dans sa naissance. Sectes, fondamentalismes, gourous prospèrent dans cette communion imaginaire à une origine. Faute de naître, on célèbre les grandes naissances passées.
Cette mythologie à trouvé son expression philosophique et politique avec Martin Heidegger. «On retrouve chez Heidegger. la surestimation de l’origine, et singulièrement des significations originaires de la langue; (…) L’histoire est toute entière conçue comme un déclin, une déchéance, une lente dégradation de la perfection originaire». Il n’est pas indifférent que dans sa période catholique, Heidegger ait été antimoderniste comme l’atteste sa première publication. Heidegger était devenu membre de «l’Union du Graal», un groupuscule strictement antimoderniste issu des mouvements de jeunesse catholique. «Dans ces milieux, on rêvait d’un Moyen-Âge romantique à la Novalis, et on croyait à la «douce loi» de Stifter, à la force de la fidélité de la tradition». Après sa rupture avec le catholicisme, c’est vers l’aurore de la pensée grecque, dans les oracles des pré-socratiques, que Heidegger va chercher l’origine. Enfin, à partir de 1933, il situera «l’origine» dans le sol et la collectivité nationale allemande. Il se livre alors à des manifestations ridicules mais dangereuses dans le contexte de la prise de pouvoir par les nazis en Allemagne : «Un des projets les plus ambitieux de Heidegger fut «le camp de la science» (…) Il songeait à un mixte de camp scout et d’Académie platonicienne. La science devait s’éveiller à nouveau à la «réalité de la vie de la nature et de l’histoire», et dépasser «l’idéologisme stérile» du christianisme et le «commerce positiviste des faits» (…) Il fut réalisé du 4 au 10 août 1933 au pied de la hutte de Todtnauberg. On marcha en rang depuis l’université. Pour sa première tentative, Heidegger avait sélectionné un petit cercle de professeurs et d’étudiants et donné des indications écrites : «Nous atteindrons notre objectif au terme d’une marche à pied. Uniforme de S.A. et de S.S., le cas échéant uniforme du Stahlhelm avec brassière. Critique des grandes traditions, dépassement des sciences positives, cérémonies initiatiques pour retrouver ses sources : les sectes modernes, au  nom du «spirituel», n’ont rien inventé !

b) La spiritualité à cheval ou le messianisme des intellectuels

A chaque panne du sens, les intellectuels, fatigués de leur travail critique, cherchent tout à coup à incarner dans un personnage leur idéal. Au cours des siècles, ces noces orgiaques de l’intellectualité et de l’histoire ont connu les pires aberrations. Les Eglises  ont en leur temps théologisé le sens du pouvoir temporel comme  bras séculier chargé de maintenir la pureté de la tradition contre l’hérésie. Plus près de nous, nous avons connu des alliances plus ou moins grotesques entre le sabre et le goupillon. Mais il ne faudrait pas croire que seuls les hommes de religion soient coutumiers de ce genre de dérives.
Depuis que Hegel, à Iéna a cru voir l’Esprit de l’histoire passer à cheval en contemplant Napoléon, les naufrages d’intellectuels dans les pires personnages de l’histoire sont légion.  Heidegger avec Hitler, Aragon, Eluard avec Staline, certains soixante-huitards avec Mao. Heidegger déclare dans une allocution du 25 novembre 1933 aux étudiants de Fribourg : «Le nouvel étudiant est un travailleur. Mais où allons-nous trouver cet étudiant ? Peut-être y en a-t-il une demi-douzaine dans chaque université; peut-être sont-ils encore moins – en tout, pas même ces sept avec lesquels le Führer s’est mis un jour à l’ouvrage, le Führer qui aujourd’hui est déjà bien au-delà de cette année 1933, bien au-delà de nous tous, puisque grâce à lui les Etats de la Terre sont à nouveau en mouvement». Tel le Christ et ses douze apôtres, Hitler et ses sept compagnons deviennent l’horizon indépassable d’un des plus grands philosophes du siècle!   Dans une lettre du 19 septembre 1969 à l’étudiant Hans-Peter Hemple qui l’interrogeait sur son engagement nazi, Heidegger se justifie ainsi: «De plus grands ont déjà connu de semblables erreurs: Hegel vit en Napoléon l’esprit du monde et Hölderlin le Prince de la Fête que les dieux et le Christ étaient invités à rejoindre». La grande époque du maoïsme du quartier latin nous a valu de semblables morceaux de bravoure.

c) L’apologie du Neutre  et le refus de l’histoire

        La troisième impasse de la spiritualité est celle qui prétend accéder à un espace neutre, lieu mythique qui échapperait miraculeusement aux errements de l’histoire et des psychologies individuelles. Une certaine laïcité, engendrant un néo-cléricalisme du Neutre, s’instaurerait ainsi au-dessus de l’histoire.
La polémique née en France au moment de la question du préambule de la Charte européenne ne se réduit pas à savoir si on sert la soupe à la démocratie chrétienne bavaroise horizon intellectuel qui semble obséder celui de nos décideurs politiques. L’initiative du gouvernement français de faire retirer la référence religieuse dans l’énoncé de l’héritage européen pose une question très simple. Oui ou non les religions instituées font-elle partie de l’héritage commun des Européens? Peut-on débattre de la spiritualité dans un univers neutre et aseptisé comme si nous n’étions pas situés dans le temps et l’espace?  C’est une question d’histoire, de culture et de compréhension de nous-mêmes. Il est à la fois illusoire et malsain de vouloir refouler cette part d’héritage. Illusoire parce que, à chaque pas que l’on fait dans la culture, l’espace géographique ou l’histoire des institutions en Europe, il est impossible de comprendre quoi que ce soit si l’on ignore les problématiques portées par les grandes religions, et plus particulièrement l’héritage juif et chrétien. Malsain parce que si l’on n’a pas la responsabilité de l’héritage que l’on trouve, mais celle de savoir ce qu’on en fait, dans tous les cas il est irresponsable et dangereux de vouloir nier ce dont on hérite. Il ne s‘agit pas d’évoquer l’héritage religieux de l’Europe pour ramener le bon peuple à l’église au temple ou à la synagogue, mais pour affronter, à travers des siècles de réflexions, d’expériences, de culture, de controverses, ce qui a façonné l’esprit européen.
Dans son combat philosophique avec la pensée de Heidegger, Emmanuel Levinas débusque derrière ce philosophe du sol et du destin, une philosophie du Neutre qui tait les visages des hommes. «Nous avons ainsi la conviction d’avoir rompu avec la philosophie du Neutre: avec l’être de l’étant heideggerien dont l’œuvre critique de Blanchot a tant contribué à faire ressortir la neutralité impersonnelle, avec la raison impersonnelle de Hegel qui ne montre à la conscience personnelle que ses ruses. Philosophie du Neutre dont les mouvements d’idées, si différents par leurs origines et par leurs influences, s’accordent pour annoncer la fin de la philosophie. Car ils exaltent l’obéissance qu’aucun visage ne commande (…) L’exaltation du Neutre peut se présenter comme l’antériorité du Nous par rapport à Moi, de la situation par rapport aux êtres en situation.(…). La dernière philosophie de Heidegger devient ce matérialisme honteux. Elle pose la révélation de l’être dans l’habitation humaine entre Ciel et Terre, dans l’attente des dieux et en compagnie des hommes et érige le paysage ou la « nature morte » en origine de l’humain. L’être de l’étant est un Logos qui n’est le verbe de personne».

Ces trois dérives à thématique spirituelle ont en commun de noyer la personne humaine soit dans une origine et une tradition posée comme absolue, soit dans l’identification à un pouvoir charismatique, soit enfin dans un «Neutre» qui évite, comme le dit Levinas, d’affronter la singularité des visages et des histoires.
Ces errements nous montrent qu’il n’y a pas de spiritualité authentique sans un espace politique qui garantisse à chacun le droit à son histoire, le droit de la réinterpréter et de s’en distancier, le droit d’habiter un espace sans violence où les questions de sens puissent s’affronter dans une éthique de la discussion . C’est dire que la démarche spirituelle appelle un espace démocratique sécularisé, ce qui suppose une mise en question permanente des idoles.

La déconstruction des idoles

        Au niveau spirituel, Abraham reste la figure majeure. Il quitte son pays, sa famille et ses dieux pour aller vers l’inconnu. Dans la traduction au plus près de l’hébreu que nous restitue Marie Balmary, l’injonction «Quitte ton pays» s’accompagne d’une autre, «Va vers toi». L’aventure de la dépossession constitue le chemin vers l’autre et vers soi. Jean de la Croix, à travers sa poésie mystique, dira avec bonheur cet itinéraire qui réclame la légèreté du pérégrinant :
« Il désire un je ne sais quoi
Qui se trouve d’aventure ».
Dans la tradition judéo-chrétienne, le rapport à Dieu se vit non dans la possession de celui dont le nom est imprononçable mais dans la relation à autrui qui suppose la critique concrète des idoles. La Bible les présente comme des constructions faites de main d’homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L’idole peut se définir comme «bête et méchante». Bête par ce qu’elle ferme toute possibilité d’imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces «incontournables» chers aux technocrates. Méchante parce qu’elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.
Dans leur ouvrage L’Idolâtrie de marché, Hugo Assmann et Franz J. Hinkelammert, évoquant le fait que des associations de chefs d’entreprise, telle l’American Enterprise Institute, possèdent des départements de théologie, mettent en lumière les enjeux théologiques de l’économie. Ils écrivent: «Celui qui ne fait pas l’analyse de son idolâtrie ne comprend rien au capitalisme». En effet, la fascination de l’argent produisant l’argent, conçu comme paradigme universel, n’est que la réédition du processus idolâtre contre lequel se sont toujours dressées les résistances spirituelles: «L’économie, dans le fond, consiste en cela: la naturalisation de l’histoire. Il s’agit de faire apparaître comme naturel ce qui est le produit historique de l’action humaine. Les dieux qui sont objets d’évidence sont en général des idoles, même au sein du christianisme. Les théologiens de la libération disent que le Dieu libérateur n’est pas objet de possession. Il est transcendance qui pousse à la recherche, il est horizon qui appelle».
Nous touchons là à l’ambiguïté foncière des religions. A la fois introduction à une langue fondamentale pour amener chacun à une démarche personnelle, mais aussi, sécrétant enfermements dogmatiques et moraux et pouvoirs cléricaux. Et c’est donc d’abord au sein des religions que la critique des idoles doit rester permanente. «Lorsque le discours est déconnecté du désir de celui qui le soutient par une forme interrogative, le langage devient menteur: il permet de dire n’importe quoi à n’importe qui». En effet, la seule façon de ne pas rechuter dans l’idole, et la Bible ne cesse de nous présenter l’histoire comme une lutte continuelle contre l’idolâtrie, c’est que l’homme reste un être de désir. Comme le montre avec beaucoup de profondeur Denis Vasse, «Comme Dieu, le sujet est irreprésentable, dans quelque image que ce soit». Il y a donc une corrélation constante entre les «jeux de rôles» dans lesquels l’homme s’enferme et les projections idolâtres qu’il secrète sur Dieu, l’histoire, la religion… ou son compte en banque ! L’ouverture au Dieu inconnu sauve l’ouverture au sujet irreprésentable.
Avoir été  délogé une fois de ses idoles ne dispense pas de rester à l’écoute de «ce qui sort du dedans mystérieux de nous-mêmes et qui ne doit pas revenir perpétuellement sur nous-mêmes dans un souci grossièrement digestif, ainsi que l’exprime avec force Antonin Artaud. Nous touchons là peut-être à l’essentiel de la crise moderne du sens: croire qu’on s’est libéré une fois pour toutes des idoles. Serions-nous définitivement vaccinés de toute quête spirituelle au vu des fondamentalismes et des cléricalismes religieux? Parce qu’on a été pris en flagrant délit de niaiserie idolâtre faudrait-il idolâtrer la niaiserie libérale?  Ce serait, paraît-il, «se ranger les baskets» illustré par le pharisaïsme branché de la génération soixante huitarde passée sans scrupule excessif de la lutte des classes à la lutte pour les places. Or, la spiritualité suppose un combat permanent contre les idoles.
L’espace laïc, à ne pas confondre avec l’espace anonyme du Neutre, constitue un des lieux majeurs de lutte contre ces idoles. Réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance des religions, il contribue à les ancrer dans leur vocation fondamentale d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle. L’homme naît le plus souvent dans des religions, langues maternelles du sens, qui touchent en l’homme le plus sensible: l’angoisse, la culpabilité, le lien interhumain, l’explication du monde, la vie, la mort. En ce lieu, on peut aussi bien basculer dans un fanatisme débridé que se risquer à l’exode hors des sécurités premières.

Pour un espace laïc, lieu des itinéraires spirituels

La laïcité ne saurait se réduire à la mauvaise conscience, parfois agressive, d’anciens dévots n’en finissant pas de régler un passé à variante religieuse, politique ou idéologique. Elle est le lieu où se vit ce que Habermas appelle «l’éthique de la discussion» où chacun peut faire l’épreuve personnelle de ce à quoi il croit. A l’être humain tenté par le court circuit entre son désir, son Eros et les représentations qu’il a reçu de sa tradition, le Mythos, il  rappelle la fonction médiatrice et critique de la raison, le Logos. C’est en cela que la laïcité est un garde fou contre les dérives sectaires et fondamentalistes. Les premiers à ouvrir cet espace furent  les théologiens qui, en utilisant des concepts empruntés aux philosophies de leur temps, n’ont cessé de lutter contre  cette instrumentalisation du désir  par  les pouvoirs cléricaux et idéologiques.
Mais croire que la laïcité occuperait une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues maternelles historiques du sens et de la spiritualité, serait vouloir s’affranchir de l’histoire et s’égaler à l’universel.  Et finalement substituer un cléricalisme à un autre. Si Dieu existe, il est le Dieu de tous les hommes, en ce sens il est le seul «laïque» comme l’affirmait au siècle dernier le pasteur Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social: «Dieu seul est laïque; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses, cléricalement transmissibles». On peut déplorer que nous ne parlions pas  les mêmes langues pour parler de la vie et de la mort, du sens et de l’absurde, du mal et de la grâce, mais il est difficile de penser sans la médiation concrète d’une langue. Dieu seul est laïque car, tous les mystiques l’attestent, il se situe au delà des langues qui le disent et des sentiments des croyants qui le vénèrent. Cette distance ne signifie pas qu’il faille jeter aux magasins des accessoires démodés l’héritage des religions, mais ne cesser de les interroger. La laïcité française est aujourd’hui suffisamment adulte pour ne pas craindre d’assumer la totalité de l’héritage légué par l’histoire.

Démocratie et spiritualité : pouvoir commencer

Finalement la quête spirituelle rejoint le travail psychique pour devenir sujet et le combat politique pour la citoyenneté. C’est pouvoir commencer à chaque instant. «Si nous croyons que, dans une origine chronologique, l’homme a d’abord été fabriqué, puis qu’il s’est secondairement amélioré, jusqu’à ce qu’il arrive enfin à un résultat de produit fini, nous nous trompons tout à fait (…) Vivre, c’est être suscité à la vie à tous moments: naître et ressusciter sont le même acte de Dieu». C’est un thème majeur dans la pensée de Maître Eckhart: la seule façon d’aller vers la totalité concrète que le mystique nomme Dieu, «c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance». La vie spirituelle se vit à travers un engendrement permanent. En cela, elle a quelque chose à voir avec la démocratie. Celle-ci désespérera toujours les nostalgiques de la sécurité des systèmes clos, car elle laisse toujours ouverte la question de la vérité et donne place en son sein à une opposition, au lieu de la rejeter dans le non sens. La démocratie, comme la spiritualité, ne vit que de la responsabilité de chacun par delà ses enracinements nationaux, raciaux culturels ou religieux.
S’il est un fil conducteur du message du Christ, c’est bien cette invitation faite à tout homme d’aller vers sa seconde naissance. A ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, il ne cesse de rappeler que le donné de l’histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit. «Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes: «nous avons pour père Abraham». Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham». Si le Christ revendique sa langue maternelle du sens «jusqu’au dernier iota», il s’affirme sujet et non objet de cette langue. Refusant d’être parlé dans des vaticinations de scribes, il ose parler sa langue en sujet, ce qui est intolérable aux pouvoirs cléricaux et politiques qui réalisent l’union sacrée pour le mettre à mort.
L’espace spirituel, comme l’espace démocratique, laisse place pour le surgissement de l’Autre, c’est à dire pour des naissances. Or toute naissance, tout commencement inquiète les pouvoirs établis. C’est ainsi que la Bible nous raconte la panique des pouvoirs à l’annonce d’une possible naissance du Messie. Un jour, quelques originaux, venus d’on ne sait où, vinrent trouver un roi à Jérusalem pour lui faire part d’une nouvelle qui, pensaient-ils, devait le réjouir. De leurs observations et de leurs réflexions, ils avaient conclu qu’une naissance capitale venait d’avoir lieu dans le pays de ce roi. Au lieu de s’enfermer chez eux dans le dépit de savoir qu’un événement essentiel se passait ailleurs, ils avaient entrepris un long voyage depuis leur Orient natal. Leur guide était une étoile. Ces fameux mages étaient très ingénus. Ils pensaient que leur découverte allait soulever l’enthousiasme. Et voilà qu’au contraire, le «tout Jérusalem» et sa nomenklatura «sont pris d’inquiétude». Une naissance? Quel risque! A quoi bon avoir rampé des années durant pour obtenir tel poste et plaire aux Romains pour accepter que du nouveau advienne, risquant de remettre en cause l’équilibre péniblement atteint et les plans de carrière du «tout Jérusalem»? Comment tolérer un événement qui ne serait pas conforme à la pensée unique du pouvoir? Il faut le nier, l’exclure, l’éliminer. Dès lors, le roi Hérode prit les dispositions meurtrières pour tenter de neutraliser l’événement, ouvrant la route à tous les inquisiteurs: «Ce que l’inquisiteur condamne, c’est ce qui pourrait surgir, et qu’il ne sait pas, et qui pourrait lui apprendre ce qu’il prétend savoir».

Hannah Arendt, amie de Heidegger, après avoir échappé à la Shoah, va développer une philosophie politique du «pouvoir commencer». Alors que la pensée de Heidegger, notamment dans son oeuvre majeure L’Etre et le temps, est obsédée par la phénoménologie de l’être-pour-la-mort, Hannah Arendt écrit:  «Le commencement, avant de devenir un événement historique, est la suprême capacité de l’homme; politiquement, il est identique à la liberté de l’homme. Pour qu’il y ait eu commencement, un homme fut créé, dit Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance; il est en vérité chaque homme».
C’est à partir de la philosophie du «pouvoir-commencer» que Hannah Arendt élabore son concept de la démocratie. Elle garantit que dans l’être-ensemble, chacun conserve une chance de pouvoir poser son propre commencement; elle est la grande tâche qui consiste à apprendre à vivre dans l’absence d’accord. Lorsque nous nous rencontrons dans un monde commun, ou lorsque nous voulons nous accorder, nous découvrons que chacun de nous vient d’un commencement différent et s’arrêtera à une fin tout à fait différente. La démocratie reconnaît cette diversité, elle est prête accepter que renaisse sans cesse le débat sur la vie en commun.
Aucune institution, aucun parti politique, aucune église, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de risquer des militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il est ce que nous allons commencer ensemble.: « Les grandes machines institutionnelles sont fatiguées, hors course. Les initiatives pour le bien des hommes – il n’en manque pas – sont comme prises d’avance dans des processus énormes, incontrôlés, qui limitent ou dévient leurs efforts. Déception, découragement; chez beaucoup de jeunes, désorientation radicale. Pas de grande perspective, de courant puissant capable de rassembler l’énergie pour le neuf et le nécessaire.
Basses eaux. Moment déprimant. Eh bien, ce moment a son privilège: car c’est celui du commencement du commencement; celui où, très humblement peut-être, pauvrement, à tâtons, hors des grands appareils et du spectacle, se font les premiers pas, se disent les premiers mots. Ceux qui parmi les humains peuvent y prendre part sont les vrais créateurs de l’histoire ».
Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle «l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores».

Bernard  Ginisty

 Marcel GAUCHET : La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité  Editions Gallimard  Paris 1998 p. 29
 Jean BAUDRILLART : Le Paroxyste indifférent  Editions Grasset  Paris 1997 p. 32
 Marcel GAUCHET op.cit. p. 127
 Roger-Pol DROIT : La métaphysique dans le tramway  Article dans le supplément Livres du Monde  du 16 mars 2001
 Rüdiger SAFRANSKI : Heidegger et son temps Ed. Grasset  Livre de poche essais Paris 2000 p. 37
 id. p. 373
 Martin HEIDEGGER : Ecrits politiques 1933-1966  Editions Gallimard  Paris 1995 p. 133
 Id. p. 325
 Emmanuel LEVINAS : Totalité et infini  Martinus Nijhoff Publishers  The Hague, Boston, Lancaster 1984, p. 274-275). C’est moi qui souligne
 Marie BALMARY : Abraham ou le sacrifice interdit Editions Grasset Paris 1986
 JEAN DE LA CROIX : Poésie complètes Editions Obsidiane Paris 1983 p. 94
 Hugo ASMANN et Franz J. HINKELAMMERT : L’Idolâtrie de marché. Critique théologique de l ’économie de marché  Editions du Cerf, Paris 1993 p. 344
 Id. p. 79
 Denis VASSE : La Vie et les vivants  Editions du Seuil Paris 2001 p. 150
 Id. p. 65
 Antonin ARTAUD : Le théâtre et son double   Editions Gallimard Paris 1974  p. 11-12
 Cité dans Pierre PIERRARD : Anthologie de l’humanisme laïque  Editions Albin Michel, Paris 2000 p. 12
 Denis VASSE op.cit. p.218
 Maître ECKHART : Sermons  Tome II, Editions Le Seuil Paris 1978 p. 113
 Evangile de Matthieu  3, 9-10
 Maurice BELLET : Eglise  Editions Desclée de Brouwer Paris 1989 p. 70
 Hannah ARENDT : Le Système totalitaire  Editions Payot Paris 1996 p.232
 Maurice BELLET : La seconde humanité. De l’impasse majeure de ce que nous appelons économie  Editions Desclée de Brouwer Paris 1993 p. 218
 René CHAR : Les Matinaux in Oeuvres complètes  Editions Gallimard Collection. La Pléiade Paris 1988 p. 250

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CRISE ET RECOMPOSITION  DU LIEN SOCIAL

Bernard Ginisty  
(Publié dans la Revue Paysans de la FNSEA n°279, juin 2003)

Mon grand-père, paysan aveyronnais, avait l’habitude, après un bon repas de famille, de sortir devant sa maison. Et là, contemplant le Causse un peu en contrebas, il disait : « Ici, je dis merde au roi…». C’était l’agriculteur maître chez lui. A ce souvenir d’enfant s’est superposé, des années plus tard, un dessin de Plantu paru il y a quelques années dans le journal Le Monde. On y voyait un agriculteur sur son tracteur qui s’interrogeait : « Qu’est-ce que je vais semer ? » Son collègue lui répondait, l’oreille collée à son transistor : « Attends, à Bruxelles, ils n’ont pas fini leur réunion. »
Le rapprochement de ces deux images me paraît illustrer les profonds bouleversements intervenus dans le monde agricole en quelques décennies. Celui-ci a essuyé les plâtres d’une véritable mutation qui touche désormais l’ensemble de la société. La capacité d’être sujet autonome dans son travail devient de plus en plus difficile.
Comme tous les gens de ma génération, j’ai été élevé dans un certain nombre d’évidences, de certitudes qui ne sont plus. Ne pas tenir compte de ces évolutions empêche de sortir de la crise que subissent le militantisme, le syndicalisme, la vie politique elle-même. Avant d’essayer de trouver une énième nouvelle réponse aux questions, peut-être est-il l’heure d’interroger les questions.
Prenons un exemple. Nous portons tous en nous le mythe du progrès, et d’un progrès assimilé à la croissance continue : chaque année un peu plus de croissance, donc un peu plus de progrès. Et cela peut se comprendre : nous sommes les descendants de gens qui ont vécu dans des conditions matérielles difficiles et dans la peur de manquer. Or, la vie nous apprend que la croissance indéfinie n’existe pas dans l’ordre du vivant ou, quand c’est le cas, cela s’appelle un cancer, et le cancer tue. L’idée de croissance indéfinie porte donc en elle quelque chose de mortifère.
Autre grand thème véhiculé aux 19ème et 20ème  siècles, celui de la révolution.  Mais à défaut « des lendemains qui chantent », les révolutions ont produit plutôt des « lendemains de gueule de bois ». L’idée que l’on pourrait, brutalement, changer le monde pour qu’il aille mieux après, ne fonctionne donc plus.
On a alors substitué à l’idée de révolution celle de modernité. La modernité, c’est d’abord le changement. Tout ce qui est nouveau est considéré comme bien en soi. Il faut changer les méthodes, les outils, les hommes. Et cela en permanence et le plus vite possible si on ne veut pas être dépassé, perdu. On dit : « Si vous voulez gagner de l’argent, il faut réagir en temps réel aux variations des marchés et vous le pouvez grâce à l’informatique, à Internet ».

Les ravages du « temps réel »  et du « time is money »

Mais que veut dire réagir en temps réel ? Je réagis en temps réel quand mettant mon doigt dans le feu, je le retire immédiatement. Pour cela je n’ai pas besoin de mon cerveau, il me suffit d’avoir une moelle épinière, c’est ce qu’on appelle l’arc réflexe.
Cette notion de temps réel aboutit à nier la spécificité de l’homme. Être humain, c’est devoir « perdre » son temps pour réfléchir, discuter, se mettre d’accord avec soi-même et les autres,  savoir à quelles valeurs se rattacher. Mais c’est tout à fait contraire au dogme du « time is money ». Tout le système, hommes, ordinateurs, moyens de communication, est programmé pour réagir en « temps réel », car le temps, c’est de l’argent. Et c’est ce qui explique que les crises financières se cumulent et se répandent aussi vite.
L’ère de la modernité est aussi celle de la rationalisation du monde, de l’application de la quantification à tous les domaines de la vie, à la vie elle-même. Pour rationaliser le monde, nous disposons d’un certain nombre d’outils, d’instruments de mesure dont les résultats s’imposent comme des évidences.
Par exemple, ce qui mesure la richesse d’un pays, c’est son produit intérieur brut, son PIB. Le PIB n’est autre que l’addition des échanges quantifiés. Autrement dit, dans ce contexte, toute activité humaine n’a de valeur que si elle est monétarisée. Cette manière de rationaliser les activités humaines peut aboutir à des conclusions aberrantes. Ainsi, les accidents de la route entrent dans le calcul du PIB. Vu l’importance des transactions monétaires qu’ils génèrent (dépannages, réparations, ventes de voitures neuves, soins médicaux, etc.) et le nombre d’emplois concernés, l’arrêt brutal de ces accidents serait une catastrophe économique !
Cela revient à dire que les instruments de mesure dont nous disposons ne rendent pas compte de toute la réalité, même si on cherche à les perfectionner (voir encadré). Et pourtant, c’est à partir du PIB qu’on continue de nous expliquer si un pays va bien ou mal.
Ce qui fonde une société, en réalité, c’est l’articulation et l’harmonisation de trois instances fondamentales :
– l’instance de formation, d’éducation,
– l’instance de production, l’économie,
– l’instance de régulation animée  par l’État devenu « providence ».

L’économie comme fonction fondatrice de l’ordre de l’humain

Depuis plusieurs décennies, nous assistons à l’éclatement du rapport entre ces trois instances.
La formation a changé de nature. Durant ce qu’on a appelé les « Trente glorieuses », période qui a suivi la seconde guerre mondiale et durant laquelle la croissance était soutenue et le chômage faible, un jeune qui disposait d’une bonne formation était à peu près sûr de trouver un emploi correctement rémunéré, et donc sa place dans la société. Aujourd’hui ce n’est pas évident. D’autant qu’on ne connaît pas encore les emplois qui seront disponibles dans 20 ans. On reproche régulièrement à l’Éducation Nationale de ne pas préparer les jeunes au travail. Mais comment pourrait-elle le faire ? Le monde change si vite que la nécessité d’adaptation et de remise en cause dure toute la vie. Même si les apprentissages de base restent nécessaires, la formation n’est plus seulement un préalable à l’action, elle est devenue une dimension permanente de l’action.
Le XXe siècle a vénéré un dogme commun à l’Est et à l’Ouest : la primauté de l’économie. Libéralisme et socialisme ne se sont opposés que sur la façon de l’incarner : la planification autoritaire à l’Est, et le marché à l’Ouest. Mais les deux systèmes se retrouvaient, pour parodier une phrase évangélique célèbre, dans l’injonction suivante : « Cherchez premièrement le royaume de l’économie et tout le reste vous sera donné par surcroît. » C’est-à-dire que nous avons donné à l’économie la fonction fondatrice de l’ordre de l’humain. Les leçons de la fin du XXe siècle, aussi bien à l’Est qu’en Occident montrent que l’ordre économique posé comme premier produit de plus en plus de dysfonctionnements sociaux. On constate un décalage croissant entre le progrès économique et le progrès social, comme en témoigne la permanence d’un chômage de masse dans nos pays développés et l’aggravation de la fracture sociale.
L’Etat-Providence, conçu comme « voiture balai » d’une économie en perpétuelle croissance devient de plus en plus le transport en commun des innombrables exclus que génèrent notre société. D’une période où le développement économique était centripète et intégrait des citoyens, nous sommes passés à une économie centrifuge qui produit de plu en plus en excluant. Chaque plan social dans une entreprise est le plus souvent salué par une hausse boursière.

L’EMPLOI SALARIÉ FONDEMENT DE L’INDIVIDU MODERNE

Nous avons, en effet, construit toute notre vie sociale et politique sur le plein emploi. La protection sociale bien sûr, mais aussi l’organisation de nos vies. L’existence de ce type d’un chômage structurel remet en cause des dimensions fondamentales de la vie dans nos sociétés.
La première atteinte c’est l’identité. Nous avons inventé une société dans laquelle nous nous définissons par notre profession. Dans une société rurale, on ne se définissait pas par ce qu’on faisait : dire qu’on était agriculteur n’avait pas grand sens, puisque tout le monde était agriculteur. On se définissait, entre autre, par son origine familiale et géographique.
Deuxième élément donné le travail salarié, c’est une certaine stabilité de revenus. La redistribution des richesses de la société se fait par le travail. Aujourd’hui, à partir du moment où le travail n’est plus disponible pour tout le monde, il faut bien penser d’autres formes de distribution.
Troisièmement, la protection sociale, qui permet de se libérer de la dépendance des solidarités familiales, claniques ou villageoises passe par le contrat de travail. C’est autour de la situation de travail que ce sont construites les grandes structures de l’Etat Providence. Aujourd’hui, la famille redevient un pôle de sécurité fondamental
Quatrièmement, nous avons donné au travail rémunéré le rôle de définir l’utilité sociale. Une expression trahit cette idée. Parmi les fausses raisons qu’on donne du chômage, on entend dire : c’est parce “ les femmes se sont mises à travailler ”, ce qui sous-entendrait qu’elles ne faisaient strictement rien avant ! Un travail n’est considéré comme tel que s’il donne lieu à une relation monétaire. Pour la plupart de nos concitoyens, et c’est la cinquième dimension, à travers le contrat de travail ils accèdent au  droit social.  “ Je ne suis pas seulement quelqu’un qui rend service, je suis devenu quelqu’un qui a un contrat. On ne peut pas faire n’importe quoi ”. Or, la fonction du droit est fondamentale dans une société.
Le sixième aspect est celui de la socialisation. Dans les banlieues où l’on en est à la deuxième génération de chômage, des phénomènes claniques réapparaissent. C’est par le travail que le jeune se socialise et rencontre des personnes qu’il n’a pas choisies et avec qui il doit travailler.
Septième dimension : pour beaucoup de nos concitoyens, la conscientisation politique est d’abord passée par le militantisme syndical. Nombre de militants politiques de quelque bord qu’ils soient, sont issus des organisations syndicales. Le syndicalisme n’a pas été simplement une organisation de défense des salariés, il a été aussi l’humus dans lequel la citoyenneté s’est bâtie pour des millions de gens.
Et puis, dernière dimension, celle du rapport au temps, peut être la plus déterminante . Je demandais un jour à un ami chômeur : “ qu’est-ce que tu fais le prochain week-end ?”. Il m’a regardé d’une drôle de façon, et l’on s’est mis à discuter. Je me suis aperçu alors que dans toute société il y a des “ liturgies ” qui structurent le temps. La liturgie sociale, aujourd’hui, ce n’est pas d’aller à la messe, à la mosquée ou à la synagogue, ce sont des minorités qui y vont, mais ce qui scande le temps de tout un chacun.  Cette liturgie, c’est la semaine et le week-end, l’année de travail et les vacances, la vie professionnelle et la retraite. Quand ce schéma s’écroule, quand tout à coup votre agenda est vide et que le week-end devient la même chose que la semaine, alors c’est le rapport au temps qui est atteint. Et atteindre la structuration du temps c’est toucher au sens du vivre ensemble.
Quand vous avez résolu plus ou moins vos problèmes d’identité, de revenu, d’utilité sociale, que vous êtes reconnu comme sujet de droit dans la société et non un assisté, que vous êtes dans des organisations qui vous conscientisent politiquement et, qu’enfin, votre temps est structuré, je pense que vous avez à peu près les moyens de mener une vie d’homme. On voit dès lors que l’exclusion du travail aujourd’hui atteint les modalités fondamentales des repères d’un être humain et devient la source majeure de la crise sociale.

Faire de la monnaie avec de la monnaie et pour la monnaie

L’activité économique elle-même semble avoir perdu sa boussole. On assiste, en effet, avec la mondialisation et la dérégulation, à une rupture entre le financier et l’économique. Avant, l’argent avait un rapport étroit avec l’économique. L’investisseur financier était souvent aussi un entrepreneur. Il acceptait que son retour sur investissement suive la logique des résultats de l’entreprise dans laquelle il avait placé son argent. Aujourd’hui le financier dit à l’entrepreneur : « Je veux bien investir chez vous mais seulement si vous me garantissez un gain de 12% par an ». Et même 15 %, s’agissant des gestionnaires de certains fonds de pension. C’est évidemment très difficile dans des sociétés où la croissance tourne autour de 2 à 4% et l’inflation autour de 2%. Il ne faut donc pas s’étonner de voir se multiplier faillites, comptabilités truquées, et crises financières.
La spéculation consiste à faire de la monnaie avec de la monnaie et pour la monnaie. Ce qui était un outil de transaction est devenu une fin en soi. Cet argent issu de la spéculation s’éloigne de plus en plus du concret comme le prouve l’existence des fameuses bulles financières qui finissent par crever de temps en temps, avec des conséquences qui, elles, sont, hélas! bien concrètes.
Le politique qui régulait l’économie est remis en cause par la mondialisation. Et il semble s’y résigner. Quand on interroge les hommes politiques sur la situation économique et sociale, leurs réponses sont du même type : « On n’y peut rien, c’est à cause de la mondialisation. Il faut attendre la reprise américaine… » Comment, dans ces conditions, s’étonner du désintérêt croissant de nos concitoyens pour la vie politique ? Si le citoyen pense que voter à droite, à gauche ou s’abstenir ne change rien parce qu’un certain nombre de mécanismes plombent la capacité des êtres humains à peser sur leur destin à travers leurs représentants,  il va déserter l’espace public. L’homme politique, par définition, est celui qui, au nom de valeurs partagées par des citoyens, ne laisse pas des forces financières, religieuses, militaires ou autres faire ce qu’elles veulent.
Certes, les paramètres ont changé. La mondialisation est un fait. Nous sommes, qu’on le veuille ou non, soumis à des flux mondiaux qui ne sont pas qu’économiques et financiers mais aussi culturels et politiques. Le problème n’est pas la mondialisation, mais sa gouvernance.
Or, le politique se comporte trop souvent comme le travailleur social d’une économie qu’il ne maîtrise plus. Autrement dit, il s’efforce de mettre du baume là où ça fait mal sans pouvoir faire grand chose pour conjurer ce mal. Mais même ce rôle limité est remis en cause par la  vague ultra-libérale. A longueur de journées, on entend dire  que les impôts, les prélèvements obligatoires sont trop lourds et plombent l’économie comme si c‘était de l’argent perdu. Or, la question préalable est comment arbitrer entre consommations individuelles et consommations collectives.
Nous vivons dans des économies très complexes dans lesquelles la richesse globale est produite par l’accumulation des connaissances, par un ensemble de systèmes globaux, par les services publics …Dire : « Je suis à tel endroit du processus de production et, donc, je mérite tel niveau de revenu» relève d’une « convention collective » et non d’un droit « naturel ». Plus encore, la productivité augmentant se pose la question : à quoi sert de produire autant s’il n’y a pas assez de consommateurs ?

La redistribution est une des conditions de survie de l’économie

Et c’est là où intervient la redistribution de la richesse globale. Et c’est là le rôle du politique, de l’Etat. Par exemple, le RMI, versé à près d’un million de personnes, leur permet d’acheter de quoi survivre. Ce qui est un acte économique. (Sans compter que, tout comme les chômeurs, ils paient à cette occasion, des impôts par le biais de la TVA. NDLR.).
On ne peut donc pas séparer l’économique du social. La redistribution est une des conditions de survie de l’économie.
Alors, comment faire évoluer la situation pour recréer le lien social ? La France est un pays d’imprécateurs. On n’y trouve beaucoup de gens qui estiment que la société va mal et qui veulent réformer le monde. Chacun à sa façon, bien sûr. On peut alors se demander pourquoi rien ne change. Probablement parce que chacun pense que c’est l’autre qui doit se réformer. Or, il faut avoir la lucidité de voir en quoi nous sommes complices des situations que nous dénonçons. Si chacun dit à son banquier : «Je ne veux pas savoir ce que vous faites de mon argent, mais je veux qu’il me rapporte le maximum. », la spéculation financière a de beaux jours devant elle. Or, nous ne sommes pas condamnés à cette attitude. Il existe de nombreux fonds de placements alternatifs qui s’obligent à une certaine éthique, tout en étant gérés, financièrement, de façon tout à fait professionnelle. Mais, me direz-vous, « Que représentent mes petites économies dans la masse financière qui circule dans le monde ? » Seules elles ne représentent, en effet, pas grand-chose, mais si des millions d’individus agissent ensemble, cela représentera des sommes considérables.

LA DOUBLE IMPASE DES REGRESSIONS IDENTITAIRES ET DE L’INDIVIDUALISME

Devant ces bouleversements peu ou mal maîtrisés, certains sont tentés d’un retour au passé, aux sociétés traditionnelles dans lesquelles les repères étaient clairs et qui, avec le temps, apparaissent beaucoup plus stables que les nôtres. Tout être humain se pose trois questions fondamentales : « Que croire ? Que faire ? Avec qui fonder une famille ? Dans les sociétés traditionnelles, les réponses à ces trois questions étaient disponibles : « Ce que je dois croire, le chef du groupe (famille, village, tribu, religion) me le dit. Ce que je dois faire, est dicté par la tradition du groupe. Le choix de la personne que je vais épouser, relève de la vie du groupe ou, du moins, est soumis à son autorisation. ».
Dans ces sociétés, l’individu est enfermé dans un espace-temps donné et soumis à sa loi. L’histoire du monde moderne a vu l’éclatement de ces vieilles structures originaires. Le monde moderne est le monde de l’individu né de ces matrices originaires. C’est pouvoir se dire : je ne suis pas obligé de penser comme mon curé, de faire le même métier que mon père, ou d’épouser la personne qui arrange les alliances familiales. Cette nostalgie d’un ordre ancien souvent d’ailleurs idéalisé est à l’origine de beaucoup intégrismes et fondamentalismes religieux, ainsi que des nationalismes exacerbés qui font, de nos jours, les ravages que l’on sait.
Mais concevoir l’individu seul n’a pas de sens. Il n’existe qu’au milieu d’autres avec qui il échange des biens, des idées et des relations. Cependant, pour que cette coexistence ne soit pas violente, elle doit être régulée. Depuis la première industrialisation qui a jeté des millions de ruraux coupés de leur cadres traditionnels dans les usines et les villes, deux idéologies ont tenté d’organiser ces masses : le communisme, c’est-à-dire le scientisme du dix-neuvième siècle appliqué à l’être humain, et le libéralisme économique qui, dans sa forme la plus pure, estime que le libre jeu du marché et de la concurrence, non seulement crée de la richesse bénéfique à tous, mais finit par réguler la société. Aujourd’hui, le « socialisme scientifique » s’est effondré et les disfonctionnements du système individualiste du marché sont de plus en plus patents. Il nous faut donc adopter une autre démarche.Notre identité se forge par l’interaction  de tous ces groupes, formels ou informels, auxquels nous avons appartenu ou appartenons encore. Mais ces groupes ne se donnent pas pour but de couvrir la totalité de la vie, ou alors on a affaire à des sectes. Si on veut créer des mouvements de socialisation plus vastes, il faut donc qu’ils conservent cette caractéristique.
Créer un mouvement de socialisation, c’est permettre à des individus d’échanger entre eux, de rencontrer de la chaleur humaine, et cela non pas dans un univers clos mais, au contraire, ouvert à la société, et de retrouver du sens par rapport à ce qu’ils vivent dans la pleine acception du terme : signification du monde, direction à suivre, goût de la vie. Après la fin des sociétés traditionnelles où l’appartenance originaire à tel ou tel groupe constituait un destin, il nous faut construire une société tissés de quantités de groupes créés par les individus et  dont aucun ne se donne comme répondant à la totalité des besoins et des désirs de l’homme.

« COMMUNAUTE DE NOS AURORES »

Perdu dans la mondialisation, orphelin des deux grandes utopies qui se sont partagées le siècle qui s’achève : le bonheur par la croissance économique à l’Ouest, la société réconciliée par le socialisme d’Etat à l’Est, l’individu peut être tenté par la régression vers l’identitaire, le fondamentalisme religieux, ethnique ou sectaire. La demande est alors  : donnez-moi du sens et de la chaleur humaine et j’abandonne tout le reste. La démocratie est menacée par ces abdications. Si l’individu désorienté échappe aux “ dispositifs ” sociaux qui l’attendent, il peut succomber à la tentation de s’enfermer dans des espaces identitaires clos.
L’avenir passera par la création d’espaces micro-sociaux médiateurs, c’est-à-dire des lieux collectifs où chacun est un centre d’initiatives. La citoyenneté passe par la création de ces espaces, toujours provisoires, où des hommes vivent ensemble des projets. Ceci signifie qu’une société qui veut maîtriser son devenir doit mettre l’éducation au centre.: « “La centralité de l’éducation dans une société démocratique est indiscutable. En un sens, on peut dire qu’une société démocratique est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens, et qu’elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l’activité lucide et à l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels ”

Enfin, si on veut recréer du lien social, il faut se garder de diaboliser l’autre. Il n’y a pas, d’un côté l’axe du bien et, de l’autre, l’axe du mal. Chacun porte en soi cette dichotomie. Il ne peut y avoir d’évolution du monde que s’il y a en même temps une évolution de soi. Ne demandons pas aux institutions de réaliser les mutations que nous nous refusons à envisager pour nous-mêmes.
J’évoquais au début de cet article la figure du paysan maître chez lui, peu à peu réduit à devenir le fonctionnaire d’une politique agricole commune. Derrière cette image, c’est tout un art de vivre en société qui bascule. Au-delà des nostalgies régressives et d’un abandon au non sens, le monde agricole est aujourd’hui « condamné » à inventer de nouveaux modes de production, de relations et de vie.
Aucune institution, aucun parti politique, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de risquer, de militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il est ce que nous allons commencer ensemble. Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores

LES INDICATEURS DE DEVELOPPEMENT

La notion de produit intérieur brut (PIB), bien qu’encore largement employée, est reconnue comme ne pouvant pas réellement mesurer la richesse d’un pays ni celle de ses habitants (PIB par habitant)
Pour pouvoir faire des comparaisons entre les pays, il faut calculer leur PIB dans une monnaie unique, le dollar américain la plupart du temps. Mais le taux de change des différentes monnaies par rapport à ce dollar varie. Ce qui fausse les comparaisons.
De plus, avec un dollar on peut acheter beaucoup plus de biens ou de services identiques en Chine qu’au Japon, par exemple. On utilise donc de plus en plus l’indicateur du PIB à parité de pouvoir d’achat (PPA). Ce qui bouleverse bien des idées reçues. Ainsi, calculé à parité de pouvoir d’achat, le PIB par habitant de la Russie était, en 1997, inférieur à celui du Pérou ou de la Tunisie.
Cependant cet indicateur est encore insuffisant pour mesurer le niveau de bien-être des habitants d’un pays. C’est pourquoi, depuis 1990, le Programmes des Nations Unies pour le développement (PNUD) utilise un Indicateur du développement humain (IDH). Celui-ci combine le PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat, l’espérance de vie à la naissance et le niveau d’instruction. Ce qui permet de corriger un certain nombre d’aberrations. Ainsi en 1997, mesurée par le PIB par habitant à parité de pouvoir d’achat, la richesse de l’Espagne ne représentait que les ¾ de celle du Qatar. Mais l’indice de développement humain (IHD) de l’Espagne était supérieur de 10% à celui de ce riche émirat pétrolier du Golfe persique. Tout simplement parce que ce dernier connaissait un taux de mortalité infantile (17%) double de celui de l’Espagne et qu’il comptait dans sa population 20% d’analphabètes contre 0% pour l’Espagne.
Tous ces indicateurs présentent encore des lacunes. Les statisticiens en sont conscients et travaillent à les perfectionner. Mesurer le bien-être humain n’est pas chose facile !

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La mort ou la condition du passant

(Article publié dans le numéro 3  de la Revue  semestrielle «La Sœur de l’Ange» (A Contrario,13, rue Lamartine 71250-Cluny)  intitulé «A quoi bon mourir» Printemps 2005 Pages 162-169)

«Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai.
La seule et même passante»

Parler du rapport à la mort, c’est parler du rapport au temps: le calendrier des travaux et des jours traduit de façon très concrète ce qui nous paraît important, les contraintes qui pèsent sur nous, ce qui nous intéresse ou nous amuse. Toute liberté commence par la capacité d’inventer un nouveau rapport au temps: l’esclave qui s’affranchit découvre que du temps peut échapper au maître, la liberté adolescente s’éprouve dans le bouleversement des rythmes du temps (on pense aux longues négociations avec les parents sur les heures de sorties nocturnes), les vacances se vivent d’abord comme du temps « vacant » qui échappe à l’impitoyable « metro-dodo-boulot », les peuples qui se libèrent traduisent leur indépendance dans la création d’un nouveau calendrier festif. C’est à travers la valeur et le sens donné au temps qu’une vie humaine trouve sa cohérence fondamentale.

Le temps colonisé par l’économie
Toute société, face à cet affrontement avec la mort, et donc au temps, invente des conduites de fuite. C’est ce que Pascal appelle le «divertissement»: «Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère, l’ignorance, ils se sont avisés, pour se rendre heureux, de n’y point penser». Aujourd’hui, la société de la marchandise affiche avec clarté ses convictions profondes. Le jeu  production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l’espoir. Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente à l’ANPE. Quant à la valeur du temps, les choses sont très claires: « Time is money ». C’est ce qu’analyse Sylviane Agacinski:
«La rationalité occidentale a déployé une économie selon laquelle le temps doit être productif, utile, rentable. Il faut sans cesse « gagner du temps » parce qu’il fait lui-même gagner quelque chose. C’est pourquoi donner son temps, le dépenser ou le perdre, le laisser passer sont les seules façons de résister aujourd’hui à l’économie générale du temps». C’est bien de résistance dont il s’agit, face au temps de la spéculation débridée qui permet, en une seule opération boursière d’acquérir un patrimoine qui nécessitait jadis le travail de vies entières. La fascination idolâtre pour le règne de la marchandise financiarisée occulte les longues maturations.

Or, le temps n’est pas une quantité abstraite que l’on peut monnayer de telle ou telle façon ou placer par morceaux ici ou là. Il n’y a de temps vivant, de temps humain que vécu dans des rythmes. La flexibilité qui, théoriquement, est censée donner au salarié du temps et de l’argent, l’atteint à l’essentiel: le rythme de sa vie. Se limiter à une conception purement quantitative de temps conduit à ce que des réformes qui se veulent généreuses sur la réduction du temps de travail, risquent d’imposer encore davantage le rythme de la production à la vie quotidienne. Et lorsque surviennent la précarité et le chômage, la vacuité du temps est ressentie profondément par les exclus. Je demandais un jour à un ami chômeur: «qu’est-ce que tu fais le prochain week-end?» . Il m’a regardé d’une drôle de façon, et l’on s’est mis à discuter. Je me suis aperçu alors que dans toute société il y a des « liturgies » qui structurent le temps. La liturgie c’était aller à la messe, à la mosquée ou à la synagogue, La liturgie aujourd’hui, c’est la semaine et le week-end, l’année et les vacances, la carrière et la retraite. Et quand ce schéma s’écroule, quand tout à coup votre agenda est vide et que le week-end devient la même chose que la semaine, alors c’est le rapport au temps qui est atteint. Et atteindre la structuration du temps c’est toucher au sens de la vie et de la mort. Cioran a dit avec force cette situation où l’être humain privé de ce qui « occupait » son temps se retrouve brutalement face à l’essentiel:
«Un pauvre type qui sent le temps, qui en est victime, qui en crève, qui n’éprouve rien d’autre, qui est temps à chaque instant, connaît ce qu’un métaphysicien ou un poète ne devient qu’à la faveur d’un effondrement ou d’un miracle».

La mort, «amie de l’homme»
Le 4 avril 1787, Mozart écrivait à son père malade, (il décéda le 27 mai,) une lettre d’une maturité étonnante. Il avait trente ans et devait lui-même mourir 4 ans plus tard:
«(…) Comme la mort (si l’on considère bien les choses) est l’ultime étape de notre vie, je me suis familiarisé depuis quelques années avec ce véritable et meilleur ami de l’homme, de sorte que son image non seulement n’a pour moi plus rien d’effrayant, mais c’est plutôt quelque chose de rassurant et de consolateur. Et je remercie mon Dieu de m’avoir accordé le bonheur (vous comprenez) de le découvrir comme clé de notre véritable félicité. – Je ne vais jamais me coucher sans penser (quel que soit mon jeune âge) que je ne serai peut-être plus le lendemain – et personne parmi tous ceux qui me connaissent ne peut dire que je sois d’un naturel chagrin ou triste. – Pour cette félicité, je remercie tous les jours mon Créateur et la souhaite de tout cœur à tous mes semblables. (…)»

L’art de vivre est tissé de rythmes. Celui des âges de la vie, de l’inspir et de l’expir, du jour et de la nuit, de l’activité et du repos, de la vie et de la mort. Ces rythmes nous mettent en résonance avec le monde. Ils sont le fondement d’une écologie sociale, le cadre de nos vies familiales, militantes, spirituelles. Toute vie nouvelle commence par des ruptures avec la manière d’habiter le temps. Arracher la durée de nos vies à tout ce qui réduit le monde au seul jeu de la production et de la consommation demeure un combat permanent. C’est la condition pour retrouver nos sources de créativité. C’est l’enjeu prioritaire de nos résistances et de nos libérations, car les vrais maîtres du monde sont les maîtres des horloges. Comme l’écrit le philosophe Vladimir Jankélévitch, la conscience de la mort donne une saveur authentiquement humaine à nos existences:
«Sans la mort, l’homme ne serait même pas un homme, c’est la présence latente de cette mort qui fait les grandes existences, qui leur donne leur ferveur, leur ardeur, leur tonus. On peut donc dire que ce qui ne meurt pas ne vit pas. Alors je préfère encore être ce que je suis, condamné à quelques décennies, mais enfin avoir vécu…»

Il n’est pas indifférent de noter que c’est un grand musicien et un philosophe passionné par la musique qui sont capables de trouver sens à la mort dans le rythme de nos vies.
Tous ceux qui n’ont pas étouffé en eux le goût de vivre ne sauraient se satisfaire de la résignation du temps vide, de la crispation sur le temps qui fuit, de la fuite  à la recherche du temps perdu. Ce que nous avons à vivre est à la fois le temps de la rupture et le temps de la naissance. Peut-être est-ce là le sens profond du temps libéré comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Toute naissance est déchirement, fragilité mais aussi joie de la vie qui gagne malgré et contre tout. Ce qui meurt, c’est bien le temps quantifié et monétarisé de l’individu, atome social attendant du « sens de l’histoire » ou de la « croissance » une sorte d’automaticité du lien social. Nous avons à faire le deuil de ces idoles qui nous ont fait croire être dispensés de la responsabilité d’inventer, dans la quotidienneté, mille rapports nouveaux aux êtres, aux travaux et aux jours.

Le temps du passant
«Je ne peins pas l’être, je peins le passage»

Ces propos de Montaigne ouvrent la modernité. Après le temps reflet de l’éternité célébré dans les liturgies, les sommes théologiques et les cathédrales, le temps du passage devient premier. Mais il va être à nouveau colonisé d’abord dans des philosophies de l’histoire dont le marxisme sera le fleuron, ensuite par l’économie et aujourd’hui par la finance. La rencontre de l’abstraction financière et de l’informatique a généré l’expression totalement absurde de «temps réel» qui est le temps de l’immédiateté. Rien de moins humain que ce temps. Le temps réel immédiat ne nécessite pas un cerveau, mais l’arc réflexe de la moelle épinière. L’immédiateté est le contraire du temps humain tissé par la patience, la recherche,  la méditation et le débat. Le temps était religieux, puis politique, enfin économique. Tous ces temps sont aujourd’hui désenchantés et font que nous vivons ce que Sylviane Agacinski appelle la «passagèreté» de l’être: «Devenus étrangers aux rêves anciens, il nous reste à penser la passagèreté, à assumer la légèreté ce qui passe».

Or, le temps du passant, c’est fondamentalement ce que la tradition judéo-chrétienne appelle le temps de la Pâque. Nous ne fêtons pas à Pâques le couronnement triomphal de la carrière d’un chef religieux. Nous nous remémorons un passage, c’est-à-dire une précarité, un mouvement, une itinérance. La Pâque juive devait être célébrée debout, le bâton à la main,  pour rappeler que l’identité humaine fondamentale réside dans l’Exode.
Le philosophe Emmanuel Levinas faisait remarquer qu’il y a  deux grandes conceptions du temps de l’existence humaine: l’une symbolisée par l’Odyssée d’Homère où Ulysse, après bien des pérégrinations revient au point de départ. Le voyage aura été une aventure après laquelle on revient chez soi, à son “corps d’origine”.  L’autre pensée de l’existence est celle d’Abraham qui partit définitivement de chez lui pour un pays qu’il ne connaissait pas. Et l’Exode illustre cette pérégrination où sans cesse le peuple se libère du temps des idoles dans l’épreuve du désert. Et peut-être est-ce là que nous touchons le plus radicalement la signification de la mort: le geste d’Abraham qui partit pour le lieu qu’il ne connaissait pas.
Le temps du Passant invite à l’arrachement hors des sécurités premières symbolisées par l’esclavage des Hébreux en Egypte, et l’appel  à “avancer en eau profonde“, celle de ces Mers Rouges d’où l’on rejaillit vivant. Itinéraire jamais achevé, toujours à reprendre, où ne cessent d’apparaître les “Veaux d’or”. Itinéraire où la “manne” nourrissante est un étonnement de chaque matin (de l’Hébreu mannou qui signifie qu’est ce que c’est) et ne saurait être capitalisée sous peine de pourrir.

L’événement fondateur de Pâques consiste à vivre la mort comme la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien. La lumière des matins de Pâques luit désormais par-delà nos ruines, nos échecs, nos déceptions. Non comme une pieuse et vaine consolation, mais comme l’éclatement fécond de ce qui paraissait l’évidence du monde. Elle éclaire cette histoire mystérieuse de la vie, qui, en dépit de tout, sait perpétuellement rebondir. Cette lumière ne cesse de surgir au cœur de nos désarrois, comme Rembrandt a su le peindre, avec ferveur, dans son tableau Les pèlerins d’Emmaüs.

La mort ou la primauté de l’événement sur la théorie
On touche ici au plus profond de la libération du temps: la capacité d’accueillir un événement qui n’est ni la reproduction d’un empyrée céleste imaginée par les religieux, ni la déduction de philosophies de l’histoire ou d’expertises. Il faut accueillir l’événement pour la raison essentielle que nous sommes nés. C’est cet événement, et non quelque raison a priori, qui nous fonde. Le philosophe Alain Badiou trouve chez Saint-Paul la figure qui lui permet d’échapper aux errements des philosophies de l’histoire qui voulaient récupérer la mort dans une théorie
«Paul n’est pas pour moi un apôtre ou un saint. (…) Paul est un penseur-poète de l’événement, en même temps que celui qui pratique et énonce des traits invariants de ce qu’on peut appeler la figure militante».  C’est par ces mots qu’Alain Badiou, philosophe, s’annonçant comme «héréditairement irréligieux» ouvre le petit ouvrage qu’il consacre à Saint Paul. Pour ce philosophe, très présent dans les combats sociaux d’aujourd’hui, ce travail sur Paul s’inscrit dans ce qu’il appelle sa «recherche d’une nouvelle figure militante, appelée à succéder à celle que mirent en place, au début du siècle, Lénine et les bolcheviks». Notre temps vit la déception de voir s’effondrer des projets de société. Beaucoup de ceux qui ont milité pendant des lustres pour des solidarités concrètes et la préparation d’un avenir meilleur ont parfois le goût amer de l’échec. La tentation du repli individualiste ou sectaire guette. Dans ce contexte Badiou nous invite à accueillir qu’il appelle «la grâce événementielle». «Pour Paul, l’événement n’est pas venu prouver quelque chose, il est pur commencement». La tâche militante de Paul sera donc de destituer les maîtres des savoirs grecs et de la Loi juive au nom ce qu’il appelle la folie de la Croix.  Cette folie définit bien la rupture événementielle de toutes les synthèses a priori qui prétendaient définir ce qui allait se passer. L’événement constitue le fondement radical du réel par-delà les savoirs, les pouvoirs, les morales ou les races: «En tant que sujets à l’épreuve du réel, nous sommes désormais constitués de la grâce événementielle».
Dès lors, le temps est définitivement ouvert. Et la mort, comme le dit avec beaucoup de bonheur Bachelard, devient «notre premier navigateur»:
«La mort ne fut-elle pas le premier navigateur? Bien avant que les vivants ne se confiassent eux-mêmes aux flots, n’a-t-on pas mis le cercueil à la mer, le cercueil au torrent? Le cercueil, dans cette hypothèse mythologique, ne serait pas la dernière barque. La mort ne serait pas le dernier voyage. Elle serait le premier voyage. Elle sera pour quelques rêveurs profonds le premier voyage».

Naître
Le fameux apologue de Nietzsche qui ouvre les discours de Zarathoustra “comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau et pour finir, enfant le lion” illustre cette «navigation» de l’homme. L’esprit, écrit-il, se charge d’abord, tel un chameau, de quantités de pesanteurs pour traverser le désert. Advient dans le désert la métamorphose en lion. De sa liberté il veut faire butin et dans son propre désert être son maître. Nietzsche nous dit la force et la limite de cette étape: “Créer des valeurs neuves, le lion lui-même encore ne le peut, mais se créer liberté pour de nouveau créer, cela, il le peut ». Reste alors la dernière métamorphose:
“ Mais dites mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant?  Innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint-dire Oui”.
Dans ce texte oscillant entre la foi en un mouvement premier de naissance et l’éternel retour du même, Nietzsche atteint une des plus radicales questions contemporaines. Par-delà les quantités que nous portons par peur du manque du désert, au-delà de nos affirmations sociétales de lion, c’est l’enfant en nous qui constitue le terme d’une évolution d’homme. Et cet antichrétien militant voit dans la figure du Christ, non je ne sais quel avatar de l’éternité, mais une capacité permanente à naître:
“Jésus opposait une vie réelle, une vie selon la vérité à cette vie vulgaire: rien ne lui est plus étranger que la balourde absurdité d’un « Pierre éternisé », d’une éternelle survie personnelle. Ce qu’il combat, c’est l’importance attribuée à la « personne »: comment aurait-il voulu éterniser précisément celle-là?”.

La figure du Christ évoque davantage celle du «passant considérable», expression de Mallarmé à propos de Rimbaud, que d’un gestionnaire d’institutions ecclésiastiques. Quel retournement idolâtre du christianisme de l’avoir parfois réduit à la caution de longues carrières, à la névrose occidentale du refus de la vieillesse et de la mort.
Ce thème de la vie sous le mode de la naissance est majeur chez Maître Eckhart pour qui l’être humain, à l’image de Dieu, ne peut se comprendre que dans un mouvement de naissance:
“L’homme devrait être ainsi qui voudrait se rendre accessible à la plus haute vérité et y vivre sans avant et sans après, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont il a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau en ce maintenant le don divin.”
“Si l’on me demandait ce que fait Dieu dans le ciel, je dirais : il engendre son Fils, il l’engendre sans cesse dans sa nouveauté et sa fraîcheur”.
“Voici comment le Fils naît en nous: quand nous sommes « sans pourquoi » et que nous sommes en retour engendrés dans le Fils.”
Cette naissance bouscule la tristesse des idoles, machine à délectation morose d’êtres humains arc-boutés dans leur refus de naître. Dès lors, la seule façon de voir Dieu, nostalgie de tout mystique, “c’est le saisir dans l’accomplissement de la naissance”.
Notre époque est obsédée par la longévité, par les quantités d’années. La vie s’allonge et se termine dans des déchéances de plus en plus longues. Faute de risquer sa vie par peur de la mort, l’homme moderne rejoint l’aliénation ainsi définie dans le Nouveau Testament: «ceux qui, par crainte de la mort, passent toute leur vie dans

une situation d’esclaves».
Dans un monde où l’invention de soi et du monde devient une tâche universelle, la conscience de la mort conduit à comprendre l’homme dans sa capacité permanente à naître, et non dans ses désignations et ses répétitions. C’est ce qu’avait admirablement compris le philosophe Gaston Berger. A la fin de sa vie, il analysait l’évolution du monde moderne, avec ses « morts » incessantes, comme ouvrant des possibilités toujours  naissantes de création:
« Je me sens conduit à une idée que je ne vous livre pas sans hésitation, car elle vous paraîtra hautement paradoxale: c’est que loin de vieillir, l’humanité devient progressivement de plus en plus jeune(…) Etre vieux, c’est avoir choisi: l’humanité moderne est toujours à la veille de choisir. Vieillir, c’est aussi se durcir, se scléroser. Or le monde moderne accroît sans cesse sa souplesse, sa disponibilité. Vieillir, c’est se protéger, avoir construit peu à peu son abri, maison ou coquille. Or, il faut avoir le courage de le reconnaître, notre monde est de plus en plus précaire. Tout y est sans cesse remis en question. Vieillir, c’est aussi s’isoler du monde, diminuer ses échanges, ralentir son activité. Ici, l’évidence du rajeunissement est encore plus manifeste (…) Tout se passe comme si l’humanité n’avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s’éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d’une création continuée (…) Si au lieu d’être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre

mouvement aille sans cesse en s’accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse ».

A quoi bon la mort? Peut-être à nous apprendre que lorsque le cœur pleure sur ce qu’il perd, l’esprit sourit sur ce qu’il découvre.
Bernard Ginisty

 René CHAR : « Feuillets d’Hypnos »  La Pléiade Editions Gallimard Paris I988 p. 178
 Blaise PASCAL : « Pensées » in Œuvres complètes, bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard  Paris 1957, p.1147
 Sylviane AGACINSKI « Le passeur de temps. modernité et nostalgie »  Editions du Seuil Paris 2000, p. 12
 CIORAN « De l’inconvénient d’être né » in Oeuvres Editions Quarto Gallimard Paris 1999, p.1721
 W.A. MOZART : « Correspondance, Tome V 1786-1791 ». Editions Flammarion, Paris 1992, p.181-182
 Vladimir JANKELEVITCH : «Penser la mort ? » Editions Liana Levi, Paris 2000, p.20-21 
 MONTAIGNE Les Essais livre III, chap. II
 Sylviane AGACINSKI : op.cit. p. 20
 Alain BADIOU: « Saint Paul. La fondation de l’universalisme ». Presses Universitaires de France Paris 1997
 Gaston BACHELARD : « L’eau et les rêves » III, 3
 Friedrich NIETZSCHE « Ainsi parlait Zarathoustra » in Oeuvres philosophiques complètes tome VI   Ed. Gallimard Paris 1971, p.37-38
 Friedrich NIETZSCHE « Fragments posthumes Automne 1887- Mars 1888 » in Œuvres philosophiques complètes, tome XIII, Ed. Gallimard Paris 1976 p. 291
 Maître ECKHART : Sermons  tome I Editions du Seuil Paris 1974, p.47
 Maître ECKHART : Sermons  tome II, Editions du Seuil Paris 1978 p.9
 Id. p.72
 Id. p.113
 Epître aux Hébreux 2, 15
 Gaston BERGER « Phénoménologie du temps et prospective »  Presses Universitaires de France, Paris 1964 p. 235-236

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λ Faire université au début du XXI siècle λ

Par Bernard GINISTY, Philosophe, membre de l’Université Rurale du Clunisois à l’occasion du lancement de la première Université Rurale Territoriale de Bagadadji (Sénégal), les 15, 16 et 17 décembre 2009

Le processus de création de la première université rurale au Sénégal témoigne d’un cheminement participatif qui s’éloigne d’une conception abstraite du monde où il y aurait ceux qui savent, et qui enseignent, et ceux qui apprennent sans apporter leur expérience et leur sagesse. Au fil du temps, le mot « Université » a pris une signification de plus en plus vague. Paré des prestiges d’une institution permettant l’accès aux cléricatures sociales et intellectuelles, ce mot s’est démocratisé à partir du XIXe siècle avec ce qu’on a appelé les « Universités populaires ». Aujourd’hui, ce terme risque de tomber dans l’insignifiance, lorsque, à travers le mot pompeux d’«Université d’été », on désigne des réunions de trois jours de partis politiques permettant à d’actuelles ou anciennes excellences, en jeans et chemisette, de produire à défaut de grandes idées, des petites phrases pour média. L’étymologie du mot Université renvoie à deux idées fondatrices : celle de communauté et celle d’universalité. Les universités apparaissent et se multiplient au cours des trois derniers siècles du Moyen-Âge.
Le mot universitas signifie dans le latin médiéval « communauté ». L’universitas studiorum est une forme originale de communauté qui se régit elle-même.

La crise des rapports entre les savoirs et l’art de vivre
L’univers scolaire induit que le savoir est un préalable à l’action. À l’âge moderne, avec les évolutions technologiques accélérées, le savoir
n’est plus un préalable à l’action mais sa régulation permanente. Or, ce système de régulation de l’action par une accumulation de savoirs devient un challenge perdu d’avance dans une société où les connaissances explosent. Les crises à répétition du système éducatif traduisent le fait que nous sommes entrés dans une autre figure des rapports de la formation et de l’action. Ce qui est en cause, aujourd’hui, c’est la capacité des êtres humains, non plus seulement de s’adapter à de nouvelles technologies, mais à faire face dans leur vie personnelle, professionnelle, citoyenne à des crises qui bousculent ce qui était tenu pour évidence. Ce thème de l’éducation permanente, de l’université toute la vie, ne cesse de rebondir. Cependant, de l’avoir réduit à une accumulation de dispositifs et d’acquisitions d’expertises, ne permet pas de répondre au projet universitaire d’intégration des savoirs qui permette à chacun d’être sujet et acteur dans la société.
Dans la crise des sociétés que nous vivons, ce projet d’Université rurale doit définir son rapport original au temps et à l’espace. Au temps, en développant une éducation « prospective ». À l’espace, en travaillant sur l’articulation originale des rapports entre un territoire et la mondialisation.

Pour une Université prospective
C’est à Gaston Berger que l’on doit le développement d’une pensée prospective. Né à Saint Louis du Sénégal, philosophe, homme d’action, chercheur spirituel, il place l’enjeu fondamental de la prospective ailleurs que dans les jeux informatisés de la futurologie.
La philosophie lui a appris que « c’est le moi plus que les choses qu’il faut mettre en question”. Par
32-delà les shows managériaux, les petits et grands calculs de carrière, les technologies les plus pointues, il est fondamental pour l’esprit de se dégager de l’inflation de l’ego : »Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d’un esprit libre. Mais il faut d’abord s’approcher de la liberté’.
Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d’une adaptation. Au moment où le savoir s’étend vertigineusement c’est à la formation des qualités fondamentales de l’homme que l’on est renvoyé. Remplacer la prévision par la prospective, au niveau de l’université, signifie qu’au lieu de préparer l’étudiant pour un avenir dont on ne sait pas grand-chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités de faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » affirme Berger, et il continue :
« Je crois que nous commettrions plus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille « .

Pour Gaston Berger, l’invention de soi et du monde devient une tâche universelle. Car l’homme se définit comme capacité permanente à naître et non dans ses désignations et ses répétitions.
Une Université prospective invite à quitter les camps retranchés des institutions pour rencontrer des esprits porteurs d’autres points de vue. Elle relève plus de l’entraînement que de l’accumulation de connaissances. Elle annonce le crépuscule des idoles, c’est-à-dire des savoirs définitifs qui nous éviteraient la permanente co-construction de l’avenir. C’est de la qualité, de la disponibilité, de l’imagination, de la spiritualité des acteurs que dépend l’évolution de nos sociétés et non d’abord de nouveaux encombrements méthodologiques ou de boîtes à outils new-look. Refusant de se réduire à une addition d’expertises, une Université prospective s’adresse à des marcheurs et non à des sédentaires. Elle est un lieu où s’éprouvent et se confrontent les significations du monde.
En ce sens, l’Université devrait être un lieu privilégié de la « mutance », car dans l’univers humain, il n’y a pas de transformation de la connaissance et de la société sans une transformation de soi.

En 1996, un colloque international s’est tenu à l’université Gaston Berger de Saint Louis pour le centenaire de la naissance de Gaston Berger. C’est le Président Senghor, ami du philosophe, qui avait souhaité que l’Université de Saint-Louis porte son nom. Il déclarait en 1975, lors de la pose de la première pierre de l’Université : « la prospective est un humanisme du XXIe siècle ». Le Professeur Souleymane Bachir Diagne qui était l’animateur principal de ce colloque affirmait ainsi l’importance de la pensée prospective pour l’Afrique : « S’il fallait dire d’un seul mot quelle leçon tirer de Gaston Berger, aujourd’hui, pour l’avenir, ce pourrait être la tâche, qu’il assigne à l’homme, de se libérer de l’enfermement qui est la négation même de sa destination. Contre l’enfermement culturaliste, Gaston Berger affirme que toute culture véritable est prospective (…) Retrouvant les accents de Jaurès parlant de la tradition vivante, il écrit : « elle n’est point la stérile évocation des choses mortes, mais la découverte d’un élan créateur qui se transmet à travers les générations et qui, à la fois, réchauffe et éclaire ». (…) Traduisons ici, maintenant, pour nous, pour ce que nous avons à faire et à être dans l’avenir : l’afro-pessimisme est aussi inutile et stérile que l’afro-optimisme car c’est d’abord d’afro-responsabilité qu’il s’agit ».
Pour une Université ancrée dans un territoire
Le projet d’Université rurale se veut au plus près des acteurs et des territoires. Parler de territoire, c’est parler de frontières. La coopération, comme la démocratie, se joue toujours aux frontières. C’est la question de l’altérité. L’autre est-il l’ennemi, l’objet exotique ou bien un partenaire ? La démocratie refuse d’éliminer l’opposant, mais lui fait une place dans le système politique.
La question du développement rejoint celle de la démocratie : comment aller au-delà l’objectivation de l’autre en bouc émissaire de nos phobies plus ou moins conscientes ou en gisement d’emplois pour consultants désœuvrés ? C’est le cœur de « l’éducation au développement ». L’Autre le plus lointain et le plus exotique constitue souvent le détour pour enfin oser voir le proche. On découvre ainsi que les mécanismes créant de la pauvreté dans le Sud sont les mêmes qui provoquent l’exclusion dans le Nord. Une nouvelle étape dans cette aventure c’est de découvrir cette altérité en soi.
Dans ces aventures de l’altérité, que peut bien signifier le mot « territoire » ? Est-ce l’expression de la nostalgie d’urbains déracinés pour la chaleur du local à l’heure d’une mondialisation sans repères ? Le premier territoire de l’être humain est la matrice maternelle. Mais il faudra en sortir car tout territoire n’est source de vie et de progrès qu’à durée limitée. Vouloir s’y cramponner transforme un milieu jusque-là vivifiant en source de mort. Un territoire n’est pas un destin. C’est un lieu d’où l’on part. Dès lors, un territoire est toujours provisoire. C’est un espace microsocial de passage pour habiter le monde et non pour se réfugier du monde. Un territoire n’a de sens que comme médiation vers l’universel. Or la difficulté actuelle fait que l’universel se dissout dans la mondialisation financière : « La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, une fois faite l’impasse sur l’universel, que la technostructure mondiale toute-puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles-mêmes ». Reconstruire aujourd’hui des territoires ne relève ni la muséographie, ni de suspectes régressions vers l’originaire, mais de ce que Françoise Dolto nommait « des lieux pour renaître ».

Parler du désir et du sens conduit à s’interroger sur la signification de l’expertise. Si nous ne sommes pas égaux en termes d’expertises, nous le sommes en tant que sujets porteurs de désir et de quête de sens. C’est donc à travers l’échange des cultures que peut se créer une rencontre avec l’autre. Une coopération purement technique laisse entendre que la démocratie et le développement résulteraient de la seule addition des expertises. L’éducation au développement, consiste à resituer les expertises, les savoirs, les objets, les marchandises dans un rapport vivant au sein de chaque culture. Il y a deux univers de l’éducation. Celui de l’addition horizontale de savoirs toujours plus nombreux. Celui de l’éducation et du développement qui consiste à remettre en contact chez chaque être humain l’Eros, le Logos et le Mythos, c’est-à-dire le désir, les savoirs et la quête de sens. Dans un cas, il s’agit d’une fonction encyclopédique, dans l’autre d’une fonction d’intégration.
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Une Université d’itinérants
Depuis des années, les discours sur la nécessité de l’éducation permanente et de l’université toute la vie se multiplient. Le danger serait de les réduire à une demande d’accumulation de dispositifs et d’acquisitions d’expertises. Ce qui se joue, c’est la capacité pour chacun d’être sujet et acteur dans des sociétés qui ne cessent d’évoluer. La connaissance et la sagesse ne résultent pas de la seule addition des expertises. Nous avons aujourd’hui à re-situer les savoirs dans un rapport vivant au sein de chaque culé ture. Les initiateurs de l’Université médiévale portaient le projet commun de la communauté de chercheurs et de l’ouverture à l’universel. Aujourd’hui, l’extension indéfinie des savoirs et des expertises rend problématique la compréhension de soi et du monde Aussi, il est important et urgent de créer des lieux collectifs et pluriels où puisse se penser la dialectique très concrète du désir, des savoirs et de la quête de sens.

Le colloque tenu à Bagadadji en décembre 2009 pour lancer le processus d’une Université Rurale au Sénégal a pris nettement conscience de cet enjeu.
Loin de se focaliser sur une culture unidimensionnelle, il affirme qu’un projet culturel africain doit tenir compte des différents systèmes d’éducation : le système traditionnel, l’éducation formelle et l’éducation non formelle (alphabétisation, école coranique « daara », écoles communautaires de base).
Une bonne définition du projet a été donnée par un participant du Colloque, Ibrahima Mané, administrateur de l’association OFAD NAFOORE, :
« Un laboratoire d’idées construit dans une démarche participative et inclusive qui invite les participants à déboucher sur des projets d’actions. Car les questions posées appelleront des solutions, à transformer en actions pour la région de Kolda mais aussi sur les territoires ruraux participants. C’est notre conception du développement local, construire des actions à partir des réflexions partagées.
Nous avons à travailler sur des comportements, mais cela est en marche. Les gens s’inscriront dans une démarche participative en matière de santé, d’éducation, de développement.
J’ai l’espérance dans une nouvelle humanité dans laquelle les femmes et les hommes seront prêts à faire face à leurs problèmes et à trouver ensemble des solutions»

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