Les écrits entre 2000 et 2010
Les Réseaux ou la philosophie de commencements
(Publié dans le numéro 144 de la Revue Education Permanente pages 227-237 – Novembre 2000)
“ Sommes nous voués à n’être que des débuts de vérité ?
Ayant été invité à traiter de “ l’enracinement philosophique ” du Mouvement des Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs (MRERS), j’ai rencontré plusieurs de ses créateurs. A mes questions sur leurs références philosophiques, j’obtins ce type de réponse : “ On savait qu’il y avait quelque chose à faire, mais on ne savait pas exactement quoi ”. “ On n’a rien fait pour développer les Réseaux, ce n’était pas notre but ” “ On est le résultat d’une histoire et non pas possesseur d’une théorie ”. “ Nos histoires personnelles ont croisé le personnalisme chrétien, l’action catholique, l’éducation populaire ” “ Nous avons voulu inventer face à la crise des lieux de transmission ”.
Les créateurs des Réseaux ne se posent pas en disciples de grands philosophes chargés d’illustrer par l’exemple leur sublime pensée. Par contre, tout au long de leur histoire ils ont rencontré et travaillé avec des pensées philosophiques. Le lieu philosophique de l’enracinement des Réseaux, c’est l’affrontement militant à la crise qui traverse les institutions transmettant les savoirs. Elle constitue une praxis au sens que Castoriadis donne à ce terme : “ Nous appelons praxis ce faire dans lequel l’autre et les autres sont visés comme êtres autonomes et considérés comme l’agent essentiel du développement de leur propre autonomie. La vraie politique, la vraie pédagogie, la vraie médecine, pour autant qu’elles ont jamais existé, appartiennent à la praxis ”.
Dans sa “ Critique de la raison cynique ”, Peter Sloterdijk constate : “ D’un amour de la sagesse, il n’est désormais plus question. Il n’y a plus de savoir dont on pourrait être l’ami (philos). Avec ce que nous savons, il ne nous vient pas à l’esprit de l’aimer. (…) “ Savoir c’est pouvoir ”, proposition qui au XXe siècle, est devenue le fossoyeur de la philosophie (…). Avec elle prend fin la tradition d’un savoir qui, comme l’indique son nom, était une théorie érotique – amour de la vérité et vérité de l’amour ”. En refondant l’apprentissage des savoirs sur la pratique de l’échange, les Réseaux philosophent, c’est-à-dire retrouvent la saveur du sens qui se décline dans la langue française dans trois dimensions, celle de la signification ultime de la vie, celle de la direction à prendre dans des processus technologiques et celle de la sensualité.
Dans une première partie, on développera les aspects majeurs de cette crise qui ont été un appel à tenter l’aventure des Réseaux. Dans une deuxième partie, on montrera comment la praxis des Réseaux a déplacé des questions fondamentales et par là a été créatrice de philosophie.
1 – La crise de la transmission des savoirs comme humus d’une praxis
La question de l’apprentissage des savoirs constitue un des fondements d’une société démocratique. Dans l’histoire du combat ouvrier du XIXème siècle et de la création des Bourses du travail, on a surtout retenu l’aspect lutte sociale. Mais il y avait un souci de formation : on n’est citoyen que si l’on apprend. C’est une France alphabétisée et conscientisée qui a pu construire la République. Est apparu ensuite le thème de la “ deuxième chance ” pour tous ceux que le système scolaire avait laissé au bord de la route. Au cours des années 1930 s’est développé le grand mouvement d’éducation populaire qui a formé toute une génération d’hommes politiques. Puis est arrivée, en 1971, la loi sur “La formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente ”.
Aujourd’hui, nous vivons une crise grave du rapport entre les savoirs, l’action et les projets de vie. L’utopie enseignante avait cru parvenir à la pacification des sujets dans la société par le ralliement de tous à des savoirs communs. Témoin de cet optimisme, ce texte d’Olivier Giscard d’Estaing alors vice-président de l’Institut Européen de l’Administration des Affaires, publié dans cette revue il y a une vingtaine d’années:
» Si l’on observe les sociétés qui ont le mieux progressé, ce furent, et ce sont celles qui ont choisi et appliqué un système économique commun, suscitant leur compréhension, leur adhésion, leurs efforts. On arrive ainsi à penser l’économie, sans faire de la politique (sic). (…)Un enseignement continu de l’économie, précis dans ses principes, élargi dans son champ mondial d’application, enrichi par sa dimension humaniste, est le plus sûr moyen de lutter contre les obscurantismes, les faux espoirs et les déceptions, et d’amener ainsi l’homme à vivre en plus grande harmonie à l’intérieur de notre société contemporaine « .
N’en déplaise à notre excellent auteur, la formation permanente s’est certes développée de façon massive et cependant la paisible harmonie où nous serions tous insérés dans une économie débarrassée enfin des passions politiques n’est pas au rendez-vous. Bien plus, au sein du temple du savoir économique, les fondations s’ébranlent et deux économistes ont pu risquer il y a déjà plusieurs années ce titre : « L’économie contre la société » .
Les crises à répétition du système éducatif nous confrontent à la nécessité de repenser radicalement le rapport aux apprentissages. Ce qui est en cause, c’est la capacité des êtres humains, non plus seulement de s’adapter à de nouvelles technologies, mais de faire face dans leur vie personnelle, professionnelle, citoyenne à des écroulements de ce qui était tenu pour évidence et donnait sens aux savoirs. Tant la violence dans les collèges de banlieue que l’atonie des stages parkings pour chômeurs posent la question du sujet, c’est à dire la rencontre du désir, d’une pratique militante et d’un champ sociétal.
Dans un de ses ouvrages, Jacques Delors a dit sa déception face à l’évolution de la formation permanente « envahie par la pression de l’économie ». Pour lui, le but de l’éducation permanente était que « chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle » . La loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient porteurs de la praxis militante dans le champ de la formation. « Je reste sur la douloureuse expérience de l’éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanente et où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, ils se sont évadés et ont fui leurs responsabilités ».
Dans ce déficit d’éducation permanente, la formation comme réponse à un « retard » technologique, dans la linéarité d’une modernisation où les premiers de classe donnent l’exemple, s’est essoufflée. Et la formation au lieu « d’insérer » a peu à peu bifurqué dans la logique des « stages-parkings », ce que reconnaît très lucidement le responsable d’un mouvement d’éducation populaire : “On a toujours fantasmé autour de la formation. Et on a continué à penser que s’il y avait chômage, c’est qu’il y avait d’abord un problème de formation.(…) La véritable question à laquelle il faut répondre aujourd’hui est peut-être de vérifier si la formation reste un bon support pour accompagner, promouvoir et équiper la transformation sociale »
Et c’est là qu’apparaît le rôle irremplaçable des Réseaux. Loin de s’obstiner à trouver les réponses définies par les questions des maîtres, leur pratique bouscule ces questions en conjuguant les deux sens étymologiques de la philosophie : l’amitié de la sagesse et la sagesse de l’amitié.
2 – Le déplacement des questions par la pratique des Réseaux
Du temps de travail au rythme de l’échange
La vulgate économiste qui encombre nos représentations est claire :time is money. Le temps c’est une quantité de durée indifférenciée à mesurer monétairement par la production et la consommation. Dès l’école, les jeunes sont invités à rentrer dans la course à la performance qui sature tout l’espace En rupture avec cette frénésie, l’échange commence par un rythme où la vie exprime ses pulsions les plus secrètes. A la course à la compétition, elle substitue le respect et l’écoute de soi et de l’autre. De quoi désespérer les épiciers qui additionnent des heures de formation comme on enfile des perles. Jean-Louis Barrault notait : » Notre existence consiste : à donner, à recevoir, à être.(…) Quels que soient le continent de la planète, le système philosophique ou la foi religieuse, la vie est régie selon le grand ternaire fondamental. Trois courants complémentaires dont la résultante est la force vitale cosmique » Remplacer par la danse du rythme l’arithmétique additionnelle des savoirs, c’est permettre à chacun d’être plus qu’un “ apprenti ”, mais de vivre la joie des “ commencements : “ La notion de “ tous au commencement et tous au commandement ” est un des fondements de la démocratie. Tous à l’origine, ici tous originaux par leurs savoirs et les chemins de construction de ceux-ci. Tous auteurs et constructeurs, du sens et de l’organisation du système, de la formation réciproque, du réseau social actif ” C’est la contestation en acte de cette conception “ adipeuse ” du savoir que Péguy dénonçait au début du siècle : “ Cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie d’une caisse d’épargne. Elle suppose, elle crée une petite caisse d’épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun d’entre nous (…) Ce système de progrès en caisse d’épargne est au fond un système adipeux (…) Ces malheureux supposent que le temps serait uniquement un temps pur, un temps géométrique, un temps spatial ”
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De la compétition dans le champ du même à la reconnaissance d’autrui
La jungle économiste mondialisée induit une compétition toujours plus stressante. L’autre est un adversaire à qui je dispute les mêmes valeurs quantifiées. Les Réseaux postulent l’idée d’enrichissement par les différences comme l’écrit Claire Hébert-Suffrin: “ Nous n’avons jamais su ce qui naîtrait de nos rencontres, mais nous savions que chacun peut être une chance pour l’autre ; nous ne savions pas ce qui adviendrait, mais nous avons appris que reconnaître autrui est le souverain bien ” La pratique des Réseaux vise à faire prendre conscience à chacun de sa capacité à apprendre et à enseigner. Elle n’est ni cumulative, ni excluante, mais elle ouvre à la diversité des mondes, et en cela elle est profondément démocratique. Pour reprendre les catégories fondamentales de la pensée d’Emmanuel Levinas, une éducation soumise au seul critère économique conduit à la répétition indéfinie du Même, tandis que par sa singularité et son caractère non programmée, l’échange nous ouvre à l’Autre dont le visage d’autrui constitue l’épiphanie. Dans un entretien avec Françoise Armengaud à propos de l’oeuvre de Sacha Sosno, Levinas voit dans la pratique de l’oblitération chez l’artiste, la vérité dernière de l’art qui accepte la finitude humaine et par delà l’illusion esthétisante accède à « un des modes privilégiés pour l’homme de faire irruption dans la suffisance prétentieuse de l’être qui se veut déjà accomplissement et d’en bouleverser les lourdes épaisseurs et les impassibles cruautés » . C’est une des dimensions majeures des Réseaux que de provoquer cette “ oblitération ” aussi bien des totalités prétentieuses de ceux qui s’identifient à leur savoir que des enfermements de ceux qui vivent l’humiliation d’ignorer leurs capacités créatrices.
De l’accumulation des savoirs à la sensualité du sens.
L’accumulation des savoirs conduit à des « embouteillages de connaissances » au point de perdre toute vision globale d’une signification. Dans son roman écrit en 1938, La Grande Beuverie , René Daumal dresse un tableau saisissant de l’addition des savoirs conduisant à l’impasse : « Par la lorgnette, je vis en effet, à l’extrême bout de la galerie, l’Omniscient. C’était un globe crânien énorme avec un petit visage amorphe et chiffonné, qui me parut accroché par les oreilles aux deux boules d’ébène surmontant le dossier d’un trône élevé.(…). Au-dessus du trône courait une banderole portant cette inscription : je sais tout, mais je n’y comprends rien « . C’est déjà ce que dénonçait Nietzsche il y a plus d’un siècle : « Le rude ilotisme auquel l’effrayante étendue des sciences a condamné de nos jours chaque individu est une des raisons principales qui font que des natures plus pleines, plus riches, plus profondes, ne trouvent plus d’éducation ni d’éducateurs à leur mesure. Ce dont notre culture souffre le plus, c’est d’une pléthore de tâcherons arrogants, d’humanités fragmentées »
Or si l’addition de savoirs conduit à la prolifération cancéreuse et indéfinie du même, l’échange postule un sens, un horizon, une gestalt, un engagement personnel dans la signification du monde. Le sens y est vécu dans toute sa sensualité et non dans la schizophrénie abstraite où le savoir sur les choses dispenserait d’une expérience du monde. On passe d’une physique élémentaire de la capitalisation sans fin et absurde des savoirs à une pratique des Réseaux qui permet de vivre la complexité des échanges.
D’une précautionneuse prévision à une prospective créatrice
Les savoirs sont aujourd’hui des “ produits ” vendus à la société comme une assurance pour la vie. Comme beaucoup d’élites de ce pays passent leur existence à toucher les dividendes d’un concours réussi entre 20 et 25 ans, elles induisent un rapport d’épargnant à ce qui devrait être des chemins vers la liberté.
Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas la quantité des choses à apprendre qui garantit l’adaptation, mais le développement des capacités créatrices de l’homme. Remplacer la prévision par la prospective signifie qu’au lieu de préparer un être humain pour un avenir dont on ne sait pas grand chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs” disait Gaston Berger.
La démarche prospective conteste les magies contemporaines, millénarisme, futurologie, accablement, historicisme, économisme qui ont en commun de faire croire que l’avenir est un destin ou un plan de carrière au lieu d’être une succession de commencements. Avec l’écroulement de la croyance dans les « lendemains qui chantent », notre époque, déçue, connaît l’angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu’il n’a ni règles ni garanties. Mais au lieu de ressasser le sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, la pratique des Réseaux ouvre l’avenir dans la dialectique très philosophique des biens du savoir et des liens humains. “ Nous avons la conviction forte, fondée par vingt-sept ans de pratiques, par nos études, nos recherches, nos réflexions individuelles et collectives (…) que cette articulation pratiquée, construite entre l’autoformation, la formation réciproque et la construction collective de réseaux ouverts, d’une sociogenèse assistée est un modèle fructueux pour l’avenir ”
De l’insertion indécidable à l’exclusion signifiante
Face à l’élargissement de la fracture sociale, le mot d’ordre de nos sociétés et d’insérer. Au mot insérer, le Petit Robert donne les définitions suivantes : « introduire une chose dans une autre de façon à incorporer, enchâsser, incruster, enter, greffer, implanter, encarter…. » Ne sommes nous pas en face d’un nouvel avatar pour penser le monde comme totalité finie pour y faire entrer, de gré ou de force les « exclus ». Philippe d’Iribarne analyse cette contradiction des sociétés modernes qui « entretiennent l’indignité qu’elles combattent » et il ajoute « nos sociétés modernes sont confrontées à cette persistance de conditions dont leur mythe d’origine prévoit la disparition. Elles peinent à donner une place à ceux qui sont censés ne plus exister en leur sein » On retrouve cette analyse exprimée dans le rapport préparatoire au XIe Plan sur l’évolution du travail social : « L’insertion, comme concept et comme pratique, garde un certain caractère d’indécidabilité, car elle est l’outil que la société s’est donné à elle-même pour surseoir, pour ne pas décider du caractère discriminant ou non de l’emploi ou du non-emploi, et pour se donner le temps d’un lent travail de redéfinition de la citoyenneté et du pacte social « . Il est difficile d’exprimer avec autant de justesse le non sens d’une addition de dispositifs dit d’insertion qui n’ont d’autre but que de “ surseoir ” à la capacité de sens d’un être humain. Par ailleurs, cette crispation sur l’insertion fait le plus souvent l’impasse de l’écoute de celui que l’on juge dés-inséré.
Or l’attention à l’exclu, loin de constituer un superflu pour belles âmes est au coeur de toute évolution des sociétés vers plus d’humanité. Non pour en faire un “ gisement d’emplois ” cher à nos technocrates, mais pour ne pas manquer un élargissement de la compréhension du monde. Tout progrès dans la vision scientifique du monde se fait en réinterrogeant la théorie régnante à partir d’un phénomène « exclu » par cette théorie. De même, les progrès de l’humanité se font aussi à partir de l’attention aux plus lointains. Le point de vue de l’exclu constitue le plus grand angle possible pour voir la société. L’exclusion ne définit pas seulement le creux dans l’ordre établi, elle est postulation d’une compréhension plus large du monde. Se tenir dans ce rapport paradoxal avec les exclus c’est éviter de « mourir idiot ». Et en ce sens, les Réseaux constituent une thérapie majeure contre cette “ idiotie ”. Michel Serres explique comment son travail d’intellectuel s’est trouvé modifié à partir de sa rencontre avec d’ATD Quart Monde : “Comme tout le monde, quand on est très loin de ces choses, on attend un discours presque convenu, ce discours que dans les journaux on appelle “ caritatif ”. Eh bien, pas du tout. J’ai trouvé dans ces textes une pensée qui interrogeait avec une vivacité surprenante et une vigueur extraordinaire – ce justement dont j’avais besoin – qui interrogeait réellement l’histoire, les sciences humaines, la sociologie, l’ethnologie même, l’économie, la politique, la culture, l’apprentissage, la pédagogie, et qui les interrogeait de telle façon que je conseille désormais à mes étudiants de lire les écrits du père Joseph « . Admettre les exclus comme partenaires dans l’échange des savoirs, non pas pour les “ expliquer ”, mais pour faire place à leur parole, constitue le moteur d’une pensée renouvelée de soi et du monde. La phrase biblique « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs devient la pierre d’angle » constitue non seulement une vérité spirituelle, mais le fondement même de l’humanisation de nos sociétés et du développement du psychisme humain.
De la gestion des dispositifs à la promotion des sujets
La crise des rapports sociaux aux savoirs a suscité de multiples et incohérentes initiatives administratives pour se préoccuper de la misère du monde. Le nombre de gens qui “ se penchent ” sur le problème de leurs concitoyens est en croissance continue. Et cela risque de produire les effets pervers que dénonce Michel de Certeau : “ L’éducateur est moins soucieux d’aider les autres à vivre eux-mêmes que de se prouver à lui-même (ou d’exprimer par eux) sa propre évolution. Il leur inflige des maladies et son itinéraire. Il les oblige à n’être que les témoins d’une attitude aujourd’hui nécessairement commandée, en lui, par la critique de sa formation, de la génération antérieure ou de ses premiers comportements. Réduisant les autres à devenir les objets de son assurance ou les signes de sa conversion, il les englobe dans sa seule histoire, sans leur laisser la liberté d’inventer la leur.”
Pour les Réseaux, la question n’est pas de spéculer sur le dysfonctionnement social pour créer de l’emploi et caser de nouveaux clients dans des dispositifs administratifs, mais de créer un espace-temps où chacun puisse accéder à ce que Paul Ricoeur appelle“ l’identité narrative ”. “ Repérer ses savoirs, c’est trouver ou retrouver des repères dans sa propre histoire, les construire ou reconstruire après-coup, en les faisant présents ”. A l’heure où la crise d’identité menace à la fois les équilibres psychiques et sociaux la pratique des Réseaux se démarque des réponses individualistes, intégristes ou fondamentalistes. Comme l’affirme Blaise Ollivier : “Le sujet n’est pas conçu comme un autre acteur, un être de plus, mais comme une mobilité intérieure qui dégage dans l’acteur un plus être. Il n’y a pas de modèle pour être plus sujet. Le concept de sujet remplace le modèle par le processus ”
De l’individu mondialisé au citoyen d’espaces microsociaux
Perdu dans la mondialisation, orphelin des deux grandes utopies qui se sont partagées le siècle qui s’achève : le bonheur par la croissance économique à l’Ouest, la société réconciliée par le socialisme d’Etat à l’Est, l’individu est tenté, lorsque il n’a plus accès au cycle production-consommation, par la régression vers l’identitaire, le fondamentalisme religieux, ethnique ou sectaire. La demande est alors : donnez-moi du sens et de la chaleur humaine et j’abandonne tout le reste. La démocratie est menacée par ces abdications. Si l’individu désorienté échappe aux “ dispositifs ” qui l’attendent, il peut succomber à la tentation de s’enfermer dans des espaces identitaires clos.
Or, que nous apprend la pratique des Réseaux sinon l’expérience des espaces microsociaux médiateurs, c’est-à-dire des lieux collectifs, où l’on entre, où l’on sort et où chacun est un centre d’initiatives. La citoyenneté passe par la création de ces espaces, toujours provisoires, où des hommes vivent ensemble des projets. Les Réseaux constituent de ce point de vue une recherche action capitale pour l’évolution de nos sociétés dans la mesure où ils permettent à chacun de s’approprier le processus démocratique : « “La centralité de l’éducation dans une société démocratique est indiscutable. En un sens, on peut dire qu’une société démocratique est une immense institution d’éducation et d’auto-éducation permanente de ses citoyens, et qu’elle ne pourrait vivre sans cela. Car une société démocratique, en tant que société réflexive, doit faire constamment appel à l’activité lucide et à l’opinion éclairée de tous les citoyens. Soit exactement le contraire de ce qui se passe aujourd’hui, avec le règne des politiciens professionnels, des « experts », des sondages télévisuels ”
D’une démocratie formelle à une pratique citoyenne
Nous vivons dans des pays qui se disent démocratiques et ont inscrit dans leur constitution le suffrage universel. Si nous avons rejeté le suffrage censitaire lié à la propriété ou à l’argent, je me demande si certains ne rêveraient pas d’instituer un suffrage censitaire au diplôme. Sommes-nous conscients qu’en affirmant constitutionnellement que chaque homme vaut une voix, nous reconnaissons en tout être humain la capacité d’exister dans le débat public. Ceci reste le plus souvent très théorique. Or, les Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs ont inventé des outils, et je n’en connais pas beaucoup d’autres, qui prouvent, non pas par des mots, mais par des pratiques, que tout être humain a quelque chose à dire et à apprendre à autrui, et que son choix ne se réduit pas l’assistance ou au pouvoir. C’est un des points forts de la pratique des Réseaux que souligne Michel Serres : ” Le réseau a autant de centres que de carrefours, exactement autant que l’on veut, tout autant que de chemins. Dès lors, finie la hiérarchie des centres. Finie la concentration, notre modèle de vie et de pensée. Si nous pensions en réseau, nous deviendrions, ô merveille, de vrais démocrates (…) Nous ne sommes pas encore devenus des hommes. Le réseau va nous y aider ”
De la spéculation à l’échange
Je voudrais évoquer un dernier point. Le Mouvement s’appelle Réseaux d’Echanges. L’outil d’échange que l’humanité a inventé pour dépasser le troc s’appelle l’argent. Celui-ci a été conçu comme un facilitateur d’échanges, et non comme une capitalisation cancéreuse. Que se passe-t-il si cet outil, au lieu de servir l’échange, devient une finalité en soi ? On dit qu’il y a spéculation. Figurez-vous que c’est le même phénomène au niveau intellectuel. Si je me mettais à spéculer, au sens péjoratif du terme, c’est-à-dire si les mots ne servaient qu’à flatter mon narcissisme ou à additionner du papier pour me positionner dans un plan de carrière, ils seraient vidés de leur substance d’échange. Je pense alors que vous arrêteriez de me lire. Communiquer ou spéculer, échanger ou capitaliser, c’est un choix permanent de l’esprit et de la vie politique. La dérive intellectualiste spéculative fait que des pensées vivantes finissent en scolastiques et en dogmes dans une prolifération de thèses et de commentaires. La dérive spéculative de l’outil d’échange qui s’appelle l’argent, devenu une finalité, déstabilise non seulement les sociétés, mais les économies et conduit à l’entassement absurde et meurtrier de fortunes dans une augmentation générale de la pauvreté. Et bien, là aussi, les Réseaux sont des agents de lutte contre toutes les spéculations. La société moderne nous dit : si tu es privé de l’outil monétaire spéculatif tu n’as plus droit à l’échange. C’est contre cette exclusion antidémocratique que les Réseaux se battent chaque jour. Ils invitent tout le monde à venir discuter sur l’Agora.
Conclusion
C’est à un poète, Yves Bonnefoy, que je voudrais laisser le dernier mot. Il nous rappelle que l’acte poétique consiste à bousculer sans cesse nos représentations pour libérer notre attention à la présence.
“ La poésie est notre rencontre de ce qui est non comme une idée, une représentation mentale, éloignée de nous par nos concepts mêmes, mais comme, pleinement, immédiatement, présence. (…) Or vivre ainsi la présence autour de soi, c’est aussi l’éprouver dans les personnes. Au lieu de leur substituer une idée de ce qu’elles sont, de les soumettre à des lois, voire à une idéologie, les voici présentes, elles ont retrouvé leur droit à être. (…) Cette conscience prise de la qualité absolue mais aussi de la différence de l’Autre, cette reconnaissance de son droit à parler, à décider, c’est ce qui permet de pleinement concevoir l’idée de démocratie (…).La poésie vécue comme poésie, c’est le désir et l’agent de l’instauration démocratique qui peut seule sauver le monde ”
En ce sens, les militants des Réseaux d’Echanges Réciproques des Savoirs sont des poètes qui créent des champs du possible pour que de plus en plus de “ clients de dispositifs ” se transforment en présences humaines qui enrichissent l’espace démocratique.
Bernard Ginisty
Mention biographique
De formation philosophique, Bernard Ginisty a travaillé de nombreuses années dans la formation des travailleurs sociaux et dirigé pendant 12 ans le fonds d’assurance formation Promofaf. Il est actuellement directeur de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien.
Résumé
En retrouvant la liaison de l’échange entre les hommes et de l’apprentissage des savoirs, la pratique des Réseaux n’ouvre pas seulement des perspectives à la pédagogie. Cette pratique crée des lieux où il est possible au citoyen de philosopher, c’est à dire d’être reconnu comme porteur de significations et donc sujet dans l’espace public. Par delà les dérives du repli individualiste dans l’addition des savoirs et l’enfermement dans des espaces identitaires, les Réseaux offrent un espace microsocial médiateur facteur de citoyenneté
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« Le Passant considérable » (1)
Ce texte a été publié dans l’ouvrage collectif « Pour vous qui suis-je ? Jésus sous le regard de nos contemporains ». Editions de l’Atelier, 2000.
Les fondateurs de grandes religions connaissent en général une longue évolution vers la sagesse et la sainteté. Bouddha, Confucius, Abraham, Moïse, Mahomet ont vécu longtemps. L’abondance de leurs années constituait un signe de bénédiction. Or, le Christ n’est en rien un modèle d’enfant, d’adolescent, de mari, de père, de moine, de professionnel ou ce vieillard. Sa trajectoire bouscule tous ces états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Il meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Il se définit comme « Pâques », comme « passage » et, si l’on risque ce jeu de mots, « pas sage ». Ses disciples n’ont strictement rien compris de son vivant, perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux.
« Il vaut mieux pour vous que je parte car si je ne pats pas le Paraclet ne viendra pas à vous » (2). Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé à ses frères (3).
Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus. Tous les pouvoirs vont tenter de colmater désespérément cette brèche. L’Evangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsqu’enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « pas-sage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde.
A l’heure décisive de sa mort, les évangélistes nous rapportent ses deux dernières paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » suivi de « Père, je remets mon esprit entre tes mains ». Aucun crépuscule des dieux ne sera aussi radical que la mort du supplicié condamné par les défenseurs des ordres établis politiques et religieux. Mais cet arrachement final au Dieu des religions et des Etats s’accomplît dans l’abandon confiant au Père.
L’Evangile nous dit : Dieu est un enfant dans une crèche, Dieu est présent dans le pain partagé. C’est dire à quel point Dieu « se défroque » des oripeaux de puissance, de gnose et de gloire. Par quelle aberration tant de ses disciples se sont « froqués » de pouvoir, de dogmes, de moralisme, de richesses ?
Ceux qui entendent aujourd’hui la jeunesse de la Bonne Nouvelle sont invités à vivre de nouveaux « pas sages » qui seront aussi de nouveaux partages.
Bernard Ginisty
(1) J’emprunte cette expression au poète Stéphane Mallarmé qui, dans une correspondance, définit ainsi la trajectoire d’Arthur Rimbaud
(2) Evangile de Jean, 16,7
« Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » Actes des Apôtres, 1, 11
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Assumer l’héritage religieux pluriel de l’Europe
(Article de Bernard Ginisty paru dans La Croix du 27 février 2001)
S’il est une chose difficile pour un catholique c’est d’accepter de faire partie d’une minorité dans une société où nous sommes tous minoritaires. La nostalgie de ce que Mounier appelait “ Feu la chrétienté ” le conduit souvent à deux attitudes symétriques qui répondent à ce même besoin. Ou bien il s’enferme dans un intégrisme en espérant des jours meilleurs où la société redeviendra chrétienne ; ou bien il surfe sur ce qu’il croit être la majorité du moment, en évitant toute explicitation précise qui risquerait de l’empêcher de faire partie de la doxa du jour. . C’est peut-être l’explication de certaines réactions qui contestent le fait, pourtant banal, de reconnaître que les religions font partie de l’héritage européen. Dire que la spiritualité fait partie de notre héritage pour s’éviter de prononcer le mot de religion, c’est reconnaître que nous sommes tous des êtres humains car la dimension spirituelle est présente dans toutes les cultures et les ethnies. C’est certes intéressant très oecuménique, mais un peu général pour construire une authentique humanisme européen.
Pourquoi ceux qui contestent la référence “ religieuse ”, évoquée dans un premier temps à côté de celle des Lumières et de la Science dans le Préambule de la Charte des Droits fondamentaux de l’Union européenne, la traduisent-ils systématiquement par “ chrétienne ” voire “ catholique ”, alors qu’il s’agit, pour les Européens, de savoir tout ce qu’ils doivent à la pensée et à l’action du Judaïsme, du Christianisme et de l’Islam ? Ne seraient-ils pas obsédés par ce qu’ils dénoncent ? Il paraît que le mot de spiritualité serait moins offensant que celui de religion. Dans ce cas, je propose qu’on ne parle plus dans notre héritage des Cathédrales ( çà fait clérical) mais d’édifices de cultes, de l’art roman ( çà pourrait donner des idées de rentrer au cloître) mais de constructions médiévales, de Versailles ( çà fait suppôt de la monarchie absolue), mais de résidence de chef d’Etat. Il faut cesser de parler d’héritage révolutionnaire ( çà fait amateur de guillotine) , mais de modification rapide de système de pouvoir. Il faut débaptiser ponts et boulevards de Paris qui célèbrent batailles et maréchaux d’Empire( c’est prendre le parti des grandes boucheries napoléoniennes) Enfin est-il bien moral d’inciter à visiter les Châteaux de la Loire ( on ratifie les menus plaisirs des maîtresses de la Monarchie) !
L’héritage européen comprend, pour le meilleur et pour le pire, des religions qui entrent notre patrimoine symbolique. Le Judaïsme, le Christianisme et dans une moindre mesure l’Islam font incontestablement partie de cet héritage. Vouloir le nier au nom d’une spiritualité au contenu vague et indifférencié, c’est tenter de se donner à bon compte une belle âme. La spiritualité se voudrait exempte de toutes les tares dogmatiques, inquisitoriales, cléricales des religions pour un univers de pureté. Or, la spiritualité ne définit pas un contenu, mais une attitude, une “ posture ” dirait Ricoeur, qui consiste pour un être humain, à partir de son héritage, de prendre la responsabilité personnelle de qu’il croit.
Revendiquer l’héritage religieux de l’Europe, c’est dire que les grands débats théologiques qui ont porté des siècles de pensée, d’art, de mystique sont toujours actuels : ceux de la nature et de la grâce, de la raison et la foi, d’un Dieu unique et trine, des deux cités d’Augustin, du salut chez Luther, Pascal, Kierkegaard ou Bernanos… Que la pensée d’un Rachi de Troyes et la grande tradition talmudique ne cessent d’être sources d’inspiration comme l’a admirablement montré Emmanuel Lévinas. Mais c’est aussi faire mémoire des fanatismes, des inquisitions, des perversions des religions.
En réagissant contre les tentations de pouvoir, de richesse, d’intolérance des religions, la laïcité contribue à les ancrer dans leur vocation fondamentale qu’elles revendiquent d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle. Mais croire qu’elle occuperait une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues historiques du sens et les neutraliseraient dans une spiritualité indéfinie, serait vouloir s’affranchir de l’histoire et s’égaler à l’universel. Et finalement substituer un cléricalisme à un autre.
Le 15 mai 1996 à Aix-la-Chapelle, Vaclav Havel s’exprimait ainsi dans un discours sur “ l’âme de l’Europe ”: ” Depuis longtemps, l’Europe n’est plus le chef d’orchestre universel(…) Une mission nouvelle s’offre à elle, et par là, un contenu nouveau de sa propre existence. Cette mission ne consiste plus à diffuser – pacifiquement ou par la force – sa propre religion, sa propre civilisation, ses propres inventions ou sa propre puissance. (…) Si l’Europe en a la volonté, elle peut accomplir une tâche plus modeste et bien plus utile : à savoir servir d’exemple, par sa propre manière d’être, pour démontrer que toute une variété de peuples peuvent coopérer pacifiquement, sans perdre pour autant une once de leur originalité. (…) Une autre occasion encore s’offre à elle : celle de se rappeler ses meilleures traditions spirituelles et les racines de ces traditions, pour chercher ce qu’elles ont en commun avec les racines des autres cultures ou sphères de civilisation ”
Ce n’est pas dans l’évasion dans un univers abstrait, fut-il baptisé spirituel, mais dans un travail critique sur nos racines, que nous avons quelque chance de progresser ensemble en humanité. Gageons que si notre système éducatif avait fait place depuis longtemps, dans un cadre laïque, à ces racines diverses, un certain nombre de phénomènes racistes et antisémites auraient été atténués.
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Rencontre de FES 2002
Aventure personnelle et idolâtrie du marché
(Publié dans l’ouvrage collectif Question de n°129 intitulé « Donner une âme à la mondialisation » Editions Albin Michel 2003 pages177-183)
«Nous commençons toujours notre vie sur un crépuscule admirable» (1)
La «quête du sens» est devenue un lieu commun révélant plus souvent un malaise qu’un travail effectif de reconstruction de significations collectives. En Europe, le siècle avait débuté en se libérant du cléricalisme qui pesait sur la société. Mais, comme le note Marcel Gauchet, nous assistons à «l’épuisement des ressources intellectuelles et spirituelles de la laïcité militante» (2). Par ailleurs, les idéologies qui ont mobilisé les foules du XXe siècle sont elles aussi épuisées. Elles apparaissaient comme la variante d’un dogme unique: «Cherchez premièrement le royaume de l’économique et tout le reste vous sera donné par surcroît». Ce dogme a été commun à l’Est et à l’Ouest. Le conflit a porté sur les moyens de pratiquer le dogme: à l’Est par la planification autoritaire, à l’Ouest grâce à «la main invisible du marché». Ces deux modèles sont en crise. Celui de l’Est s’est écroulé. Mais à l’Ouest on continue d’affirmer le credo unique.
Parce que le socialisme planificateur du bloc soviétique a produit le Goulag, l’échec économique et l