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Chroniques 2015

L’Avent, attente de Dieu à travers nos fragilités

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 15 décembre 2015

En proposant chaque année la liturgie de l’Avent, L’Eglise invite à vivre le rapport au Christ sur le mode de la nouveauté permanente et non celui de la possession satisfaite. Lorsque Jésus commence à faire parler de lui, Jean Le Baptiste envoie certains de ses disciples pour l’interroger : « Es-tu  celui qui doit venir, ou devons-nous  en attendre un autre ? ». Sa réponse ne consiste pas à enseigner un dogme ou à prendre position dans les querelles religieuses de son temps. « Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles voient, les boiteux marchent, les sourds entendent, les morts ressuscitent, et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres » (1).  Le signe messianique c’est que les gens se mettent debout et que les pauvres entendent une bonne nouvelle.

Les fondateurs des grandes religions connaissent en général une longue évolution vers la sagesse et la sainteté. L’abondance des années constitue un signe de bénédiction. Or, le Christ n’est en rien le modèle  d’une longue vie. Il n’écrit aucune œuvre, il ne crée pas un monastère. Il meurt jeune et ce qu’on appelle sa vie publique n’excède pas trois ans. Sa trajectoire que les chrétiens se remémorent à chaque eucharistie est celle d’un « passage », d’une Pâques. Ses disciples ne comprennent rien de son vivant, perdus qu’ils sont dans l’attente d’un messie politico-religieux. Non seulement le Christ ne cherche à embrigader personne, mais il appelle chacun à accueillir la venue de l’Esprit en lui. Lorsqu’il voit ses disciples consternés par l’annonce de sa passion et sa mort, il leur dit : « Il vaut mieux pour vous que je parte car si je ne pars pas le Paraclet ne viendra pas en vous » (2) Ce surgissement de l’Esprit en l’homme n’est jamais donné une fois pour toutes. Un Dieu vivant est toujours naissant et, comme le dit Maître Eckhart, on ne peut le saisir  que « dans l’accomplissement de  la naissance » (3)

Dans ce temps de préparation à Noël, l’Evangile nous rappelle que Dieu est un enfant dans une crèche et qu’il est présent dans le pain partagé. Dieu se « défroque » des oripeaux de puissance, de gloire, de suffisance. Le Christ ne nous invite pas à un plan de carrière  institutionnel ou à la construction d’une perfection morale ou encore à fuir dans un refuge face aux abominations de ce monde. Une des prières les plus justes que  je connaisse est celle de  Etty Hillesum, jeune juive de 27 ans gazée à Auschwitz en 1943. Elle écrivait ceci dans son Journal quelques mois avant sa mort : « On a parfois le plus grand mal à concevoir et à admettre, mon Dieu, tout ce que tes créatures terrestres s’infligent les unes aux autres en ces temps déchaînés. Mais je ne m’enferme pas pour autant dans ma chambre, mon Dieu, je continue à tout regarder en face, je ne me sauve devant rien, je cherche à comprendre et à disséquer les pires exactions, j’essaie toujours de retrouver la trace de l’homme, dans sa nudité, sa fragilité, de cet homme bien souvent introuvable. Enseveli parmi les ruines monstrueuses de ses actes absurdes » (4).

C’est à retrouver cette « trace de l’homme dans sa fragilité » que nous invite ce temps de l’Avent.

(1)   Evangile de Matthieu : 11, 2
(2)   Evangile de Jean : 16, 21
(3)   Maître ECKHART : Sermons, Tome 2, Editions du Seuil, 1978 page 113
(4)   Etty HILLESUM : Une vie bouleversée. Journal 1941-1943 Editions du Seuil, collection Points 1995, page 117

Le long travail démocratique

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 décembre 2015

Depuis dimanche dernier, le Front National est devenu le premier parti de France. Inexorablement, depuis 20 ans, ce parti s’impose de plus en plus dans le débat public et beaucoup d’observateurs reconnaissent que la démocratie française est entrée dans une période de tripartisme. Le vote de millions de Français qui lui ont apporté leurs voix ne saurait se réduire à une expression protestataire irresponsable. Il témoigne d’une crise dans notre fonctionnement démocratique.

En 2011, le journaliste et essayiste Hervé Kempf publiait un ouvrage intitulé : L’oligarchie çà suffit, vive la démocratie qui me paraît utile de relire pour comprendre la situation actuelle. Il s’ouvre par cette affirmation : « Il est de l’intérêt des puissants de faire croire au peuple qu’il est en démocratie. Mais on ne peut pas comprendre le moment présent si l’on explore pas la réalité soigneusement occultée : nous sommes en oligarchie, ou sur la voie de l’oligarchie » (1). Pour l’auteur, il  ne s’agit ni de dictature, pouvoir d’un seul pour ses intérêts propres, ni de démocratie, pouvoir du peuple par le peuple et pour le peuple, mais « du pouvoir de quelques uns, qui délibèrent entre eux des solutions qu’ils vont imposer à tous ». Elle se veut animée par la volonté de faire ce qu’elle définit comme le  « Bien » en constatant, pour cela, la nécessité de contourner le jeu démocratique incapable de penser le long terme. Hervé Kempf cite, par exemple, l’alliance objective de hauts fonctionnaires et de certains militants écologistes qui pensent que « la démocratie ne permet pas de prendre en compte les intérêts du long terme. (…) Il faut confier à une élite vertueuse le soin de mener la société sur le bon chemin » et des maîtres de la finance internationale pour qui  « les électeurs européens sont le plus grand obstacle aux ambitions de l’Europe de devenir plus dynamique et performante » (1).

De bons esprits voient dans la gouvernance chinoise un nouveau modèle de « despotisme éclairé » qui serait le chemin inéluctable vers l’efficacité. Ainsi, Thomas Friedmann, éditorialiste du New York Times, écrit : « Une autocratie gouvernée par un parti unique présente certainement des défauts. Mais quand elle est dirigée par un groupe de gens raisonnablement éclairés, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui, elle peut avoir de grands avantages ». Georges Steiner, quant’à lui, affirme : « il est concevable que la solution dans les grandes crises économiques soit une solution à la chinoise, technocratique. Que nous évoluions vers un despotisme libéral » (2).

Pour Hervé Kempf, ce despotisme éclairé est une impasse et génère le populisme. A ses yeux, la question climatique dont tente de s’emparer la COP 21 est emblématique de l’incapacité d’une oligarchie autoproclamée lucide d’y faire face car « elle n’est soluble que par un bond démocratique. Elle est la première question politique totale de l’histoire humaine. Elle exige, non pas la soumission, non pas l’obéissance, mais l’adhésion de chacun d’entre nous pour faire évoluer ses comportements. Les changements sont d’une telle ampleur qu’ils ne peuvent pas être réalisés sans une nouvelle culture » (3). Commentant le propos  de l’économiste indien Amartya Sen, prix Nobel dans sa discipline, pour qui « la politique de la démocratie donne aux citoyens la chance d’apprendre les uns des autres », Hervé Kempf souligne que « le cœur de la démocratie n’est pas l’élection, mais la délibération, par laquelle nous apprenons les uns des autres » (4). C’est dire que la démocratie est un processus permanent et non l’oscillation, au hasard des élections, entre l’abandon à des oligarques éclairés et bienveillants, et le populisme démagogique. Elle ne vit pas  de spectacles télévisées, mais du travail de chacun que Charles Péguy définissait ainsi : « les travaux propres, les efforts probes, les patiences, les pratiques sobres de la solidarité » (5).

(1)    Hervé KEMPF : L’oligarchie çà suffit, vive la démocratie. Editions du Seuil 201, page 9

(2)    Id. page 16

(3)    Id. page 133

(4)    Page 148-149

(5)    Charles PEGUY : Oeuvres en prose complètes. Editions Gallimard,  La Pléiade, Tome1, page 1261.

Pour une citoyenneté planétaire

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 décembre 2015.

Les enjeux de la COP 21 ne sont rien de moins que de savoir si l’humanité est capable d’entrer dans un processus de régulation concertée des enjeux de la planète. La mondialisation du désastre écologique ne cesse de s’accroître tandis que s’étalent les heurts entre des nationalismes concurrents.

 Le philosophe allemand Jürgen Habermas donne la mesure de l’ampleur de la tâche : « Si les élites politiques ne trouvent pas de résonance dans des valeurs préalablement réformées de leur population, aucune innovation ne sera possible. Or, si la conception que les gouvernements capables d’agir à l’échelle de la planète ont d’eux-mêmes ne change que sous la pression d’une modification préalable du climat de politique intérieure, la question décisive est la suivante : verra-t-on se développer, dans les sociétés civiles et les espaces publics politiques des régimes en voie d’unification à grande échelle, ici en Europe, une conscience cosmopolitique, c’est-à-dire en quelque sorte une conscience de solidarité cosmopolitique ?» (1).

Jamais peut-être, autant que dans les temps actuels, se vérifie l’adage selon lequel les peuples ont les dirigeants qu’ils méritent. Les évolutions majeures ne sont possibles que grâce au long travail de conscientisation des citoyens. Les jeux débilitants auxquels conduit la crispation de la politique française sur l’élection présidentielle, s’ils régalent les médias, sont évidemment très éloignés des nécessités de l’époque.

Le philosophe espagnol Daniel Innerarity me semble avoir défini avec justesse le climat actuel lorsqu’il écrit : « On pourrait dire que nous vivons dans des sociétés à espérance limitée. Parler d’espoir ou de désespoir n’a de sens que si l’on compte avec le long terme, si cette perspective reste d’une manière ou d’une autre présente. Sans elle, il ne reste qu’une forme de désespoir qui consiste à limiter le champ de conscience à la gratification immédiate. L’ère postmoderne n’a de relation ni épique ni tragique avec le futur. Nous évoluons à mi-chemin entre l’espérance limitée et le désespoir soft. Et, dans cet intervalle, c’est à peine s’il y a une place pour le futur proprement dit, absent quand l’idée de progrès s’épuise, négligé là où règne la tyrannie du présent, privatisé dans la nouvelle configuration des aspirations utopiques, et rien moins que feint dans les rhétoriques de l’innovation » (2).

L’enjeu capital n’est donc pas la focalisation sur tel ou tel « sauveur suprême » qui pourrait nous éviter l’indispensable travail collectif d’éducation à une conscience planétaire. Sinon, comme le  note Jean-François Simonin, « en l’absence de vision partagée sur le long terme, nous avons entériné le principe du recoupement d’intérêts divergents arbitrés par les lois et de l’offre et de la demande sur le marché comme principe de détermination de la valeur. La valeur boursière est devenu le paradigme fondateur de toutes valeurs (…) Il n’y a plus réellement de valeur, il reste des placements » (3).

(1)  Jürgen HABERMAS : Après l’Etat-nation. Une nouvelle constellation politique, éditions Fayard, 2000, page 126.
(2)  Daniel INNERARITY : Le futur et ses ennemis : de la confiscation de l’avenir à l’espérance politique, éditions Flammarion, 2008, page162.
(3)  Jean-François SIMONIN : Généalogie de la prospective. L’anthropologie prospective de Gaston Berger : une philosophie pour le XXIe siècle. Thèse de philosophie soutenue en Sorbonne le 30 novembre 2015 (mention très honorable avec les félicitations du jury).

 

« S’organiser, pour l’homme, c’est s’organiser entre les hommes » (1)

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 novembre 2011

Le 30 novembre prochain s’ouvrira à Paris la 21e Conférence des Parties de la Convention cadre des Nations Unies sur les changements climatiques plus connue sous le nom de COP 21. L’enjeu est de taille car il devrait aboutir à un    accord international, applicable à tous les pays, pour limiter le réchauffement climatique. Il ne s’agit donc pas d’améliorer une trajectoire économique pour en augmenter les potentialités mais de la remise en cause des fondamentaux qui portent cette trajectoire : le progrès est sans fin et tout problème rencontré trouve tôt ou tard sa solution technologique.

Cette croyance en une automaticité de la construction de notre futur commun vole aujourd’hui en éclats. Comme l’écrit Christophe Bouton, « L’histoire mondialisée va beaucoup trop vite pour qu’on puisse espérer la « faire ». L’action des hommes politiques fait figure d’une piètre agitation médiatique qui reste à la surface des choses ou à la remorque des événements. (…). L’homme n’est plus qu’un rouage dans une machine qui le dépasse et finira un jour par marcher sur lui. L’aliénation technologique se double d’une aliénation économique, fruit d’un capitalisme financier qui se joue des frontières entre les Etats » (2). Il s’agit donc de retrouver notre capacité de construire du sens et une hiérarchie des valeurs pour nous permettre de faire  face aux deux fléaux qui menacent notre avenir : l’innovation technologique débridée et le fondamentalisme marchand qui l’accompagne et en décuple les effets.

Comment  parler  de long terme  dans des sociétés obsédées par ce qu’on appelle « le temps réel » et la rentabilité à court terme des investissements ?  Car il s’agit bien, pour les représentants de la communauté internationale, de se hausser au-delà de leurs intérêts financiers et électoraux pour prendre des décisions qui vont bousculer  les habitudes et les paresses intellectuelles, gestionnaires et administratives. C’est s’affronter à ce que l’ancien Vice-Président des Etats-Unis Al Gore appelle « une démocratie et un capitalisme trimestriels » (3).

Dans une économie mondialisée qui n’est régie par aucun gouvernement mondial, les maîtres des flux financiers tentent de se poser comme les maîtres du monde. Les conférences internationales risquent de n’être que des symptômes d’une crise qu’elles constatent à défaut de les gérer si nous ne construisons pas peu à peu une gouvernance mondiale. Après les sociétés traditionnelles qui confondaient l’économique et le social, après la modernité qui s’essouffle dans une séparation abrupte et absurde des deux domaines au nom d’une compétitivité sans cesse plus meurtrière, il nous faut inventer une économie solidaire et un développement durable. C’est à dire gérer autrement les ressources, non seulement financières, mais technologiques et économiques dans un monde pour qui la solidarité s’impose comme une exigence de survie.

(1)    Gaston BERGER : L’idée d’avenir et la pensée de Teilhard de Chardin in Phénoménologie du temps et prospective,  Presses Universitaires de France, 1964, page 241.

(2)   Christophe BOUTON : Faire l’histoire – De la Révolution française au Printemps arabe, Editions du Cerf, 2013, page 7.

(3)     Al GORE : Le futur. Six logiciels pour changer le monde, Editions de La Martinière, 2013, page 28.

Dieu, que de crimes commis en ton nom !

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 17 novembre 2015
Les attentats qui viennent d’ensanglanter Paris nous obligent à regarder en face deux réalités.

La première me semble bien analysée par l’archevêque de Paris, le cardinal André Vingt-Trois : « l’irruption de la violence et de la mort sur notre territoire, le massacre de victimes anonymes, nous obligent à sortir d’une certaine forme d’insouciance et à éprouver la proximité physique de la mort et le tragique de la vie humaine. Résister à la barbarie comme nous devons le faire, ne signifie pas nier ou évacuer ce tragique, mais nous invite à plus de gravité dans notre manière de vivre » (1). Depuis des dizaines d’années, les conflits qui se multiplient sur la planète se réduisent pour notre pays à un moment du journal télévisé. Et nous avons pensé que le développement économique pouvait à lui tout seul être porteur d’une réconciliation universelle. Or, la haine, le mal, le fanatisme restent une constante tentation de l’être humain et aucun d’entre nous ne peut penser qu’il en serait totalement indemne.

La deuxième, c’est que le terrorisme que nous subissons est d’inspiration religieuse. Et l’histoire nous montre que les guerres les plus impitoyables sont celles qui se font au nom de ce que chacun appelle « Dieu ». La plupart des religions n’ont pas su éviter les déviances fondamentalistes et les violences. Parce que les religions touchent à ce qui est essentiel pour l’homme : la vie, la mort, le bien et le mal, elles ont la tentation permanente de verser dans le fanatisme. Ghaleb Bencheikh, de confession musulmane, Président de Religions pour la Paix en France, s’insurge contre ces dérives. Après avoir dénoncé « une idéologie mortifère ayant avili la religion islamique et perverti la révélation coranique », il interroge ainsi les responsables religieux de l’Islam : « La responsabilité des hiérarques religieux qui ont laissé des sermonnaires doctrinaires tenir leur discours manipulateurs est plus qu’engagée. Ces derniers sont comptables et coupables des crimes perpétrés au nom de Dieu. Tous ces prêcheurs de haine qui avaient cru bon d’exploiter le ressentiment de justifier les attentats-suicides en les qualifiant d’opérations martyres doivent répondre de cette distorsion et de leur forfaiture ». Et il ajoutait : « Du côté islamique, une refondation de la pensée théologique combinée à une saine éducation fondée sur l’amour et la bonté, permettra assurément d’immuniser les jeunes générations des germes du fanatisme » (2).

Comme le signifie la parabole de l’Evangile, « l’ivraie » et le « bon grain » croissent ensemble jusqu’à la fin des temps. Les utopies cherchant à échapper à cette ambiguïté radicale ont toutes finies dans la violence. Tant au niveau personnel qu’à celui des institutions, et notamment des religions, nous devons rester fidèle à ce combat spirituel qui nous interdit de projeter sans cesse sur l’autre notre malaise et nos insuffisances. Chaque religion peut engendrer un monstre que le prêtre, philosophe et psychothérapeute Maurice Bellet appelle Le Dieu pervers qui se manifeste par « les ravages accomplis en son nom, depuis le trop visible : guerre, massacre, persécutions, jusqu’aux tourments intimes et irréparables que la religion sait engendrer » (3). Quelle que soit la langue maternelle religieuse que nous avons reçu au hasard de notre naissance, elle ne nous dispense pas de rester des êtres en quête de sens pour qui chaque personne rencontrée peut devenir un compagnon de route.

(1) Cardinal André VINGT-TROIS : La menace permanente doit renforcer notre solidarité, entretien dans le journal La Croix du 16 novembre 2015, page 8

(2) Ghaleb BENCHEIKH, Président de Religions pour la Paix (CMRP) France : Attentats de Paris – 14 novembre 2015.

(3) Maurice BELLET : Dieu, personne ne l’a jamais vu, éditions Albin Michel, 2008, page 42.

René GIRARD, « le dernier grand penseur de la non-violence » (1)

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 novembre 2015

René Girard qui vient de disparaître à 91 ans a tout pour agacer les professionnels de la standardisation de la pensée. Ce fils du conservateur de la bibliothèque et du musée d’Avignon émigrera aux Etats-Unis d’Amérique en 1947 où il obtient un doctorat en histoire et devient enseignant en littérature comparée. Ses ouvrages lui donnent une grande notoriété internationale comme, entre autres, La Violence et le sacré (1972), Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978). En 2005, il est élu à l’Académie française. Son œuvre relève à la fois de l’analyse anthropologique, de la littérature comparée et de la réflexion théologique. Elle développe une anthropologie fondée sur l’analyse du désir mimétique qui lui paraît une donnée fondamentale pour comprendre les sociétés humaines. La rivalité entre les hommes vient de ce que chacun désire ce que désire autrui. Cela conduit les sociétés à générer de la violence qu’elles tentent d’apaiser en désignant un bouc émissaire qu’on va mettre à mort pour éviter la guerre de tous contre tous.

Pour René Girard, la démystification du « bouc émissaire » constitue la voie pour échapper à la violence. Pour lui, l’originalité de la pensée juive et chrétienne est d’avoir opéré cette démystification. Dans un entretien en 2008 dans la revue Philosophie Magazine, il déclarait ceci : « Le judaïque et le chrétien révèlent la vérité du système. Dans les sociétés archaïques, le système fonctionne parce qu’on ne le comprend pas. C’est ce que j’appelle la méconnaissance : avoir un bouc émissaire, c’est ne pas savoir qu’on l’a ; apprendre qu’on en a un, c’est le perdre. L’anthropologie moderne a compris que, d’une certaine manière, le drame dans le judaïque et le chrétien, et en particulier la crucifixion du Christ, a la même structure que les mythes. Mais ce que les anthropologues n’ont pas vu, c’est que dans les mythes, la victime apparaît comme coupable, tandis que les Évangiles reconnaissent l’innocence de la victime sacrificielle. On peut les considérer comme une explication de la religion archaïque : mieux on comprend les Évangiles, plus on comprend qu’ils suppriment les religions. J’exalte le christianisme d’une façon paradoxale. Selon moi, il est à la source du scepticisme moderne. Il est révélation des boucs émissaires. Il est démystification  » (2).

Pour reprendre l’expression de Marcel Gauchet, le christianisme lui apparaît comme « la religion de la sortie de la religion ». C’est la signification la plus profonde de la théologie de la Croix comme l’écrit Dominique Peccoud, jésuite et ami de René Girard : « Girard ne s’est pas contenté de construire une théorie valant pour toutes les sociétés humaines ; il a tenté de montrer comment la révélation chrétienne bouleverse de fond en comble la structure religieuse primitive. En mourant sur la Croix, le Christ révèle la nature du meurtre fondateur à l’origine de toute institution sociale. Car le Christ n’est pas un bouc émissaire passif, comme dans les religions traditionnelles (…) Au lieu de désespérer, il subvertit le mal qui s’acharne sur lui, dont l’humanité le charge comme bouc émissaire, en énergie de confession de sa confiance absolue en son Père. Et il exprime une espérance indéfectible » (3).

(1) Jean-Claude GUILLEBAUD : Le dernier grand penseur de la non-violence in journal La Croix du 6 novembre 2015. René GIRARD (1923-2015) était enseignant à l’université de Stanford en Californie depuis 1981.

(2) René GIRARD : entretien dans Philosophie Magazine n°23 du 25 septembre 2008

(3) Dominique PECCOUD : Il a renouvelé notre compréhension du sacrifice in journal La Croix du 6 novembre 2015, page 3.

« Comme jamais auparavant dans l’histoire, notre destin commun nous invite à chercher un nouveau commencement » (1)

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 3 novembre 2015

Du 30 novembre au 11 décembre prochain, la France va accueillir et présider la 21e conférence des Nations Unies sur les changements climatiques. Plus que jamais, l’humanité se trouve face à une course de vitesse entre une prise de conscience et de responsabilité par les citoyens et le laisser-faire de logiques purement financières et consuméristes. Dans la préface à son ouvrage philosophique majeur intitulé Le Principe de responsabilité, le philosophe Hans Jonas écrit : « Le Prométhée définitivement déchaîné, auquel la science confère des forces jamais encore connues et l’économie son impulsion effrénée, réclame une éthique qui, par des entraves librement consenties, empêche le pouvoir de l’homme de devenir une malédiction pour lui » (2).

En 2008, quelques mois avant que n’éclate la crise majeure du système financier mondial, Patrick Artus, spécialiste en économie internationale et en politique monétaire et Marie Paule Virard, rédactrice en chef de la publication Enjeux-Les Echos, publiaient un ouvrage intitulé Globalisation, le pire est à venir. Dans la page de garde de l’ouvrage on pouvait lire cet avertissement : « Le pire est à venir de la conjonction de cinq caractéristiques majeures de la globalisation : une machine inégalitaire qui mine les tissus sociaux et attise les tensions protectrices ; un chaudron qui brûle les ressources rares, encourage les politiques d’accaparement et accélère le réchauffement de la planète ; une machine à inonder le monde de liquidités et à encourager les irresponsabilités bancaires ; un casino où s’expriment tous les excès du capitalisme financier ; une centrifugeuse qui peut faire exploser l’Europe » (3). Ce diagnostic reste d’une brûlante actualité surtout si les responsables politiques restent tétanisés par les injonctions de la finance internationale. Dans cette conjoncture, les travaux d’experts et les conférences internationales sont certes indispensables. Mais ils ne seront porteurs de transformations concrètes que si chacun d’entre nous apprend à changer son regard sur le monde.

Dans sa Lettre encyclique Laudato si, le Pape François déplore que la crise financière de 2007-2008 n’ait pas conduit « à repenser les critères obsolètes qui continuent à régir le monde. (…) Sauver les banques à tout prix, en en faisant payer le prix à la population, sans la ferme décision de revoir et de réformer le système dans son ensemble, réaffirme une emprise absolue des finances qui n’a pas d’avenir et qui pourra seulement générer de nouvelles crises après une longue, coûteuse et apparente guérison (4). Aussi, «face à la détérioration globale de l’environnement », le Pape décide « d’entrer en dialogue avec tous au sujet de notre maison commune » (5) Reprenant le message de François d’Assise qui inspire son pontificat il écrit « Si nous nous approchons de la nature et de l’environnement sans cette ouverture à l’étonnement et à l’émerveillement, si nous ne parlons plus le langage de la fraternité et de la beauté, dans notre relation avec le monde, nos attitudes seront celles du dominateur, du consommateur ou du pur exploiteur de ressources, incapable de fixer des limites à ses intérêts immédiats. En revanche, si nous sous sentons intimement unis à tout ce qui existe, la sobriété et le souci de protection jailliront spontanément. La pauvreté et l’austérité de saint François n’étaient pas un ascétisme purement extérieur, mais quelque chose de plus radical : un renoncement à transformer la réalité en pur objet d’usage et de domination » (6).

(1) Pape FRANCOIS : Lettre encyclique Laudato si, §207

(2) Hans JONAS : Le principe de responsabilité, éditions Flammarion, collection Champs Essai, 2009, page 15.

(3) Patrick ARTUS Marie-Paule VIRARD : Globalisation. Le pire est à venir, éditions La Découverte, 2008

(4) Pape FRANCOIS, op.cit. § 189

(5) Id. § 11

Un chroniqueur au risque du bavardage

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 27 octobre 2015

La rédaction de chroniques hebdomadaires destinées à être entendues sur certaines stations de radio du réseau RCF ou lues au hasard des improbables liens que permet le « Net », conduit régulièrement à s’interroger sur cet exercice. Ajouter sa contribution à l’immense bavardage médiatique peut sembler parfois une tâche un peu vaine. Aussi, il est indispensable de fréquenter régulièrement poètes, philosophes ou mystiques pour qui l’écriture est la trace d’un passage et d’une aventure. C’est eux qui permettent de redonner aux mots leur densité.

En 1945, au sortir du cataclysme mondial de la guerre, Georges Bernanos écrivait ceci : « J’affirme une fois de plus que l’avilissement de l’homme se marque à ce signe que les idées ne sont plus pour lui que des formules abstraites et conventionnelles, une espèce d’algèbre, comme si le Verbe ne se faisait plus chair, comme si l’Humanité reprenait, en sens inverse, le chemin de l’Incarnation » (1).

Christian Bobin dans un texte magnifique où il s’adresse à la femme aimée disparue depuis plusieurs années écrit ceci : « Qui m’a appris à écrire ? Sans doute la voûte bleutée des hortensias, le temps que mettait Dieu à venir et bien sûr ta nonchalance – cette brutale décision de ne jamais désespérer » (2). Dans un entretien récent, il fait le constat de la vacuité de ce qu’il appelle une industrie du religieux et du spirituel : « Beaucoup de discours estampillés religieux me font penser à des étals de fruits, des pommes rutilantes pleines de chimie. Moi, je préfère aller voler une pomme dans un jardin, ces pommes cabossées, étranges, singulières qui ne ressemblent à rien, parce qu’elles n’ont pas subi de traitement industriel. Il y a une industrie du religieux et du spirituel qui est éprouvante et qui, peut-être, peut expliquer les intégrismes, qui explique aussi l’éloignement de très braves gens ». Cela le conduit à définir ainsi son travail d’écriture : « Le fait d’écrire en pensant qu’on sera publié vous met en état juste d’éveil. Ca vous incite à ne pas bavarder et à faire en sorte que votre langage, votre langue, soit tenue, serrée, de façon que le premier ou la première venue puisse y entrer. L’écriture est une manière assez étrange de prendre soin des gens que vous ne connaissez pas, et même d’une partie de vous que vous ne connaissez pas » (3).

Jean Grosjean, « poète radical et extrêmement doux » qui pour Christian Bobin « est le plus grand lecteur des évangiles, et notamment de l’évangile de saint Jean dont il a fait une lecture pas à pas dans « l’ironie christique » écrivait ceci : « Le langage est dialogue ou bien rien, et l’écriture est dialogue aussi avec le lecteur plus intensément que la conversation trop volatile et plus profondément que la rumination solitaire qui n’est qu’un moteur débrayé» (4).

Ainsi, un modeste travail de chroniqueur peut contribuer, comme l’écrit Christian Bobin, à « prendre soin », de ce dialogue fondamental avec soi-même et les autres, source de notre humanité commune.

(1) Georges BERNANOS : La France contre les robots in Essais et Ecrits de combat, tome 2, La Pléiade, éditions Gallimard, 1995, page 1037

(2) Christian BOBIN : Noireclaire, éditions Gallimard, 2015, page 15

(3) Christian BOBIN : La chambre d’or, Entretien paru dans le supplément du n° du 22 octobre 2015 de l’hebdomadaire Témoignage Chrétien, pages 54-56

(4) Jean GROSJEAN : Araméennes, éditions du Cerf, 1988, page 80

« Et si les migrants nous sauvaient ? » (Michel SERRES).

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 octobre 2015

Depuis des lustres, hommes politiques et medias ne cessent de nous expliquer que nous sommes « en crise ». S’il y a, pour reprendre le titre d’un livre de Christiane Singer, « un bon usage des crises », c’est celui de nous obliger à modifier notre façon de voir le monde et de quitter des voies sans issues. Michel Serres est aujourd’hui un des penseurs qui nous permet d’échapper à la morne répétition des problématiques éculées. Dans un entretien récent publié par le mensuel Terraeco (1), il fait le constat suivant : « nous sommes aujourd’hui dans une phase de transition que l’on peut comparer à la Renaissance ou même, plus loin, à l’époque à laquelle l’écriture a été inventée. Donc, tout ce que l’on a appelé les crises – financières, agricole, économiques, pédagogiques climatiques… ne sont que les signes de ces transformations ».

Pour lui, le facteur majeur de nos crises est « l’emprise sur la position de l’humanité des questions économiques. Il y a de moins en moins de décisions politiques et de plus en plus de décisions économiques. Comme si l’économie avait bouffé tout le collectif. (…) La place du marché au milieu de la ville imposait sa paix pour qu’aient lieu les transactions. Le grand commerce en est loin. L’argent maître du monde fait autant de victimes humaines que la religion et les guerres des siècles passés, et il y ajoute la destruction des vifs et de la planète (…) Et nous savons, hélas, pourquoi dans une agriculture prospère des enfants meurent de faim. Tout simplement parce que les produits alimentaires font l’objet de tractations et de spéculation sur les marchés boursiers. Aujourd’hui, ces marchés sont bien plus dangereux que Daech ».

Interrogé sur les milliers de migrants qui frappent aux portes de l’Europe, Michel Serres répond : « Les migrants frappent à nos portes. Tant mieux ! Que l’on soit contraint à partager, que l’on accepte de baisser notre niveau de vie, oui ! L’histoire est remplie de ce genre de fluctuations (…) On parle de grandes invasions quand on évoque l’effondrement de l’Empire romain. Quelle blague ! Ce n’était pas du tout des invasions ! Il s’agissait de migrants. Il s’agissait de populations arrivant du Nord et de l’Est attirées par l’Empire romain, le lieu où la civilisation était la plus prospère ».

En mars 2011, se tint, au théâtre du Chatelet à Paris, un colloque sur le thème du messianisme, suite à la représentation de l’Oratorio de Haendel, Le Messie. Michel Serres était un des intervenants qui s’exprima ainsi sur le thème de la Résurrection : « A cette vie nouvelle, nous préférons toujours le vieux règne répétitif de la comparaison, de la hiérarchie, de la puissance et de la gloire, c’est-à-dire de la mort. Nous ne voulons pas ressusciter. Nous ne croyons pas à la Résurrection, alors que ressusciter veut dire : se délivrer de ses rivalités, sortir de la vieille histoire, d’une société construite sur la mort (…) Ici et aujourd’hui s’ouvre à nouveau le carrefour entre la mort et l’immortalité. D’un côté, nos sociétés de concurrence et de comparaison, de richesses et de misère, de mort, de l’autre, la nouveauté de la Résurrection » (2).

(1) Michel SERRES : Et si les migrants nous sauvaient ? Entretien in TERRAECO n°71, octobre 2015, pages 6 à 14 www.terraeco.net <http://www.terraeco.net>
(2) Michel SERRES : Ce Verbe qui ne parle pas. Quatre interventions au théâtre du Chatelet in Benoît CHANTRE : Figures du Messie, éditions Le Pommier, 2011, page 22. Lors de ce colloque se sont exprimées une certain nombre de personnalités dont, entre autres, René Girard, Michel Serres, Bernard Sichère, Sylvie Germain, Jean-Claude Guillebaud, Florence Delay.

De l’identité mortifère à l’identité narrative

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 octobre 2015

Un des dénominateurs communs aux multiples crises qui traversent le monde tient à la question de l’identité. C’est au nom de la défense de cette identité que des pays se barricadent face aux migrants, que Vladimir Poutine surfe sur le nationalisme russe et annexe la Crimée, que Chiites et Sunnites se livrent une guerre sans merci. En France, cette question de l’identité, avec la présence de plus en plus importante du Front National, s’invite dans la politique intérieure. Par ailleurs, dans des sociétés où le couple production-consommation constitue le paradigme fondamental, le chômage apparaît bien plus qu’une perte de ressource, mais une perte d’identité. Lorsque nous nous présentons, nous déclarons le plus souvent que nous « sommes » la profession que nous exerçons.

Cette question de l’identité est au cœur de la pensée du philosophe Paul Ricoeur. Il tente de répondre à la question : comment pouvons-nous à la fois rester le même et vivre dans une histoire avec ses rencontres, ses événements, ses imprévus ? Il va proposer, à travers le concept « d’identité narrative », d’échapper aussi bien à l’enfermement fondamentaliste dans sa terre, sa religion ou son milieu d’origine qu’à l’insignifiance d’un zapping au hasard des incitations de l’environnement et des medias. « Si ma vie ne peut être saisie comme une totalité singulière, je ne pourrai jamais souhaiter qu’elle soit réussie, accomplie. Or rien dans la vie réelle n’a de commencement narratif (…) Ma naissance et à plus forte raison l’acte par lequel j’ai été conçu appartiennent plus à l’histoire des autres (…) Quant’ à ma mort, elle ne sera racontée que dans le récit de ceux qui me survivront (…) Mais en faisant le récit d’une vie dont je ne suis pas l’auteur quant’à l’existence, je m’en fais le coauteur quant au sens (1).

Ricoeur a commencé son œuvre philosophique en méditant sur le problème du mal et de la finitude humaine. Il a conscience de la fragilité de la démocratie. Pour la revivifier, il nous invite à retrouver le sens profond de l’hospitalité. Dans une conférence aux Semaines Sociales de 1997 intitulée Etranger moi-même, il développe toute l’évolution sémantique de ce mot depuis sa significative caritative d’hospitalisation en faveur des indigents jusqu’à celle qui désigne le fait de recevoir et de partager son chez-soi.

« Le point terminal de cette évolution, c’est l’idée qu’au devoir d’hospitalité correspond un droit à l’hospitalité. Je trouve ce droit exprimé dans le Projet de paix perpétuelle de Kant : « Il est question ici non pas de philanthropie, mais de droit. Hospitalité signifie donc ici le droit qu’a l’étranger, à son arrivée dans le territoire d’autrui, de ne pas y être traité en ennemi…C’est le droit qu’a tout homme de se proposer comme membre de la société ». Cela veut dire que tout hôte est un candidat virtuel à citoyenneté » (2).

Ainsi l’identité n’est pas l’enfermement dans la soi-disant pureté d’une race, d’une religion, d’une langue. Elle se définit comme l’histoire de nos rencontres, de nos relations, de nos hospitalités offertes et reçues. On comprend alors que Paul Ricoeur puisse terminer un livre d’entretien par ces mots : « Oui, je suis très heureux de ne pas avoir des disciples, mais d’avoir des amis » (3).

(1) Paul RICOEUR : Soi-même comme un autre, éditions du Seuil 1990, page 190-191

(2) Paul RICOEUR : Etranger, moi-même. Conférence donnée au cours de la session 1997 des Semaines sociales de France sur le thème «l’immigration, défis et richesse ».

(3) Paul RICOEUR : L’unique et le singulier. Entretien avec Edmond Blattchen, Alice Editions, Bruxelles, 1999, page 73.

« Seul un moi vulnérable peut aimer son prochain ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 octobre 2015

La presse écrite et les journaux télévisés nous ont longuement entretenus, cette semaine, du désarroi des habitants de la région de Cannes, Antibes et Mandelieu. En quelques instants, des torrents violents ont submergé des habitations et emporté des véhicules. L’immensité de la fragilité humaine s’est brusquement révélée dans des lieux que tant de magazines présentent comme des destinations de rêve. Des vies ont été emportées et les intérieurs de maisons longuement et amoureusement construits au fil des années ont été dévastés.

Comme à chaque catastrophe, les autorités du pays ont affirmé la solidarité nationale avec les victimes. Sur le terrain, beaucoup de voisins ont ouvert leurs maisons à ceux qui ont tout perdu. Dans nos sociétés individualistes obsédées par l’assurance, ces événements nous rappellent la fragilité fondamentale de nos vies. Face à elle, nos principes de précaution, nos contrats d’assurance, nos escouades d’agents de sécurité sont certes utiles, mais radicalement insuffisants. L’expérience de la fragilité est un appel à la responsabilité de chaque citoyen, car aucun système technique et administratif, aussi perfectionné soit-il, ne peut nous délier de la responsabilité que nous avons les uns envers les autres et qui peut seule construire une société humaine.

Pour Emmanuel Levinas, la Bible enseigne que cette vulnérabilité est constitutive de l’humain : « La Bible, c’est la priorité de l’autre par rapport à moi. C’est dans autrui que je vois toujours la veuve et l’orphelin. Toujours autrui passe avant ; Aucune ligne de ce que j’ai écrit ne tient, s’il n’y a pas cela. Et c’est cela la vulnérabilité. Seul un moi vulnérable peut aimer son prochain » (1).

Par-delà les belles images de la publicité qui nous somment d’être beaux, riches et souriants, et les injonctions d’un certain management entrepreneurial qui ne cessent de nous mettre en situation de défi et de concurrence avec autrui, l’expérience de la fragilité devient inauguratrice de l’humain en l’homme. Toute vie rencontre la crise et l’échec. Il ne s’agit ni de les nier, ni de s’y complaire, mais de les vivre comme des chemins vers plus d’humanisation. Comme l’exprime avec beaucoup de justesse Lytta Basset : « le devenir de l’expérience de fragilisation se laisse entrevoir ainsi : nous ne serons plus jamais comme avant ; potentiellement, nous avons rejoint tout être humain dans une existence également précaire pour chacun ; nous devinons que nous ne pourrons jamais nous passer des autres : quelle que soit la prochaine fragilisation, ils seront là ; et nous désirons garder la mémoire de ce qui nous a permis de traverser le temps de cette fragilisation » (2).

Mais pourquoi ces prises de conscience et ces grands élans de générosité ne devraient se manifester que face à des drames exceptionnels ? Il est vrai que les médias véhiculent plus volontiers la mise en scène de grands événements que l’agonie quotidienne des victimes de l’injustice, de la famine, du désespoir et des guerres endémiques. Seule la croissance de la conscience politique et spirituelle par delà les réactions émotionnelles permet des progrès durables dans l’égalité et la fraternité entre les hommes. N’attendons pas la prochaine catastrophe pour retrouver des élans de solidarité. Construisons là chaque jour, non seulement dans le malheur et la mort, mais d’abord dans le quotidien de la vie politique et économique.

(1) Emmanuel LEVINAS: Du Dieu qui vient à l’idée, Editions Vrin 1986, page 145
(2) Lytta BASSET in ouvrage collectif : La fragilité, faiblesse ou richesse ? Éditions Albin Michel, 2009, page 79.

De « l’éthique » cosmétique à la responsabilité

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 29 septembre 2015

Dans son encyclique publiée en 2009 portant sur « le développement humain intégral dans la charité et dans la vérité », le pape Benoît XVI dénonçait « la croissance d’une classe cosmopolite de managers qui, souvent, ne répondent qu’aux indications des actionnaires de référence, constitués en général par des fonds anonymes qui fixent de fait leurs rémunérations » (1). Un certain nombre de spécialistes du marketing au service de ces managers ont tenté de redorer leur blason par la publicité autour de certains de leurs produits financiers qualifiés d’éthiques dont Benoît XVI dénonçait le caractère cosmétique : « on note, écrivait-il, un certain abus de l’adjectif « éthique » qui, employé de manière générique, se prête à désigner des contenus très divers, au point de faire passer sous son couvert des décisions et des choix contraires à la justice et au véritable bien de l’homme » (2).

Dans son discours du 25 novembre dernier à l’Assemblée générale de l’ONU, le Pape François s’efforçait de retrouver la signification profonde de la démarche éthique face aux désastres environnementaux et sociétaux qui ne cessent de s’aggraver. « La soif égoïste et illimitée du pouvoir et de bien être matériel qui conduit autant à abuser des ressources matérielles disponibles qu’à exclure les faibles et les personnes ayant moins de capacités, soit parce que privées de capacités différentes (les handicapés), soit parce que privées de connaissances des instruments techniques adéquats, ou encore parce qu’ayant une capacité insuffisante de décision politique. L’exclusion économique et sociale est une négation totale de la fraternité humaine et une très grave atteinte aux droits humains et à l’environnement » (3).

De plus en plus de conférences internationales tentent de parvenir à un consensus planétaire pour lutter contre les dégradations de l’environnement. Cette prise de conscience écologique ne prendra sens qui si elle s’accompagne d’une lutte contre l’exploitation des êtres humains, les injustices sociales et la réduction des êtres et des éléments de notre environnement à leur seule valeur marchande. Le règne sans partage de l’accumulation financière posée comme moteur de la vie économique de nos sociétés conduit à un vide politique croissant entre des Etats ballottés par la mondialisation financière et des citoyens hébétés par les fractures sociales qui se multiplient. Face à ce risque majeur pour nos démocraties, il ne suffit pas de parsemer de produits sensés relever de « l’éthique » un fonctionnement global qui ne cesse de la bafouer, mais de favoriser la prise de conscience et la responsabilité des citoyens. Comme le déclarait le Pape François à l’ONU, on ne pourra sortir des menaces graves qui menacent l’ensemble de nos sociétés que si nous faisons des plus exclus « les dignes acteurs de leur propre destin ».

(1) Benoît XVI : Encyclique Caritas in veritate, § 40

(2) Id. § 45

(3) Cf. Journal La Croix, 27 septembre 2015, page 2

De la représentation à la Présence

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 22 septembre 2015

Dans l’introduction de son ouvrage Le souffle d’une vie, Guy Aurenche, infatigable militant des droits de l’homme écrit ceci : « Tout au long des années parcourues, comme avocat de droit familial et criminel, comme militant contre la torture et, aujourd’hui, au service du développement, je n’ai cessé d’être fasciné par la capacité à se relever que manifestent tant d’hommes et de femmes dans des situations souvent inimaginables ». Et parmi les sources d’inspiration de son action, il dit l’importance capitale des leçons de vie que nous apportent les multiples traces de la création artistique.

Au moment où l’Europe ne sait comment faire face aux fureurs fondamentalistes et aux vagues migratoires qui piétinent à ses portes, comment ne pas entendre le propos de Bernard Bro dans son livre La beauté sauvera le monde que cite Guy Aurenche : « A quelle heure sommes-nous donc de l’histoire ? Le bruit confus que l’on perçoit, est-ce le piétinement des barbares prêts à tout casser ou bien le premier assemblage d’une nouvelle construction, plus belle ? On voudrait une réponse. L’art de tous les temps, encore plus l’art actuel, montre que la question n’est sans doute pas celle-là. L’ultime secret proposé à l’homme est peut-être de garder l’esprit ouvert à l’étonnement » (1).

Parmi les contemporains qui nous invitent à cette aventure du changement du regard, le peintre Pierre Soulages est un témoin capital. A ses yeux, « Toute œuvre forte touche et révèle en nous des choses essentielles. Si ce n’est pas le cas, eh bien, c’est de l’affiche ou de la décoration » (2). Bien loin de réduire ses toiles à un décor pour donner une illusion de profondeur au salon bourgeois où l’on cause, il invite à tenter l’expérience : « Mes tableaux sont des objets poétiques capables de recevoir ce que chacun est prêt à y investir à partir de l’ensemble de formes et de couleurs qui lui est proposée » (3). Cette expérience consiste à passer des représentations du monde dont nous abreuvent les médias à l’accueil d’une présence : « Le mot clé pour moi dans une œuvre d’art, c’est la présence avant tout chose. (…) C’est le moment où face à elle, on se sent vraiment vivant » (4). Evoquant sa découverte des Outrenoirs qui caractérisent ses dernières oeuvres il écrit : « Il y a une parole de saint Jean de la Croix que j’aime beaucoup et qui convient à ce qui m’est arrivé ce jour-là. Elle dit : « Pour toute la beauté, jamais je ne me perdrai. Sauf pour un je-ne-sais-quoi qui s’atteint d’aventure » (5).

Le Musée Soulages de Rodez illustre magnifiquement le propos de l’artiste : « La toile se fait devant vous, en fonction de vous, au moment de votre regard et à l’endroit où vous la découvrez. Si vous faites un pas de côté, si la lumière change, que le soleil tourne ou que le soir tombe, la lumière et son espace s’en trouvent complètement transformés » (6). Comme aussi ses vitraux de l’église abbatiale de Conques du 11e siècle proche de sa ville natale, lieu qui fut initiatique pour l’enfant qu’il était avant de le conduire, après ses années parisiennes à dire: « L’élégance n’est pas mon souci. Je préfère la grâce » (7).

L’œuvre d’art nous apprend à quitter nos regards habitués dans lesquels nous enfermons les êtres et les choses car toute vraie expérience artistique est un commencement. Ce changement de regard est un préalable pour passer des représentations que nous nous faisons des diversités humaines à l’humilité d’une présence capable d’étonnement et de solidarité.

(1) Guy AURENCHE : Le souffle d’une vie. Quarante ans de combat pour une terre solidaire, Editions Albin Michel 2011, Introduction.
(2) Pierre SOULAGES : Outrenoir. Entretiens avec Françoise Jaunin, Editions la Bibliothèque des Arts, 2014, page 117
(3) Id. page 14
(4) Id. page 136
(5) Id. page 48
(6) Id. page 91
(7) Id. page 43

Pour une Eglise « Hors les murs »

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 15 septembre 2015

Dans sa Lettre hebdomadaire du 10 septembre, Témoignage Chrétien publie un entretien avec Jacques Gaillot à propos de sa rencontre avec le Pape François à Rome le 2 septembre dernier. C’est très fraternellement que François a reçu l’évêque que le Vatican, en 1995, avait démis de sa charge.
Un extrait de cet entretien me paraît particulièrement significatif pour éclairer le rapport du Chrétien avec son Eglise.  Rappelant l’ostracisme dont il a été victime de la part de la hiérarchie de son Eglise, Jacques Gaillot rapporte cet  échange avec le Pape : « Je lui ai expliqué que cela faisait vingt ans que j’avais été mis dehors, exclu… Mais, en m’excluant, l’Eglise m’a donné un bon passeport pour aller vers les exclus ! Il a ri et  a rappelé cette image de l’Apocalypse qu’il avait utilisé au Conclave avant d’être élu : « Le Christ frappe à la porte de l’Eglise, mais il frappe de l’intérieur ! Il veut qu’on ouvre les portes en grand ! Pour le laisser sortir ! Pour aller rencontrer le monde et l’humanité ». Je lui ai répondu qu’en effet, il ne fallait pas enfermer Celui qui est venu nous libérer » (1).

On ne saurait mieux dire la tentation de toute institution créée au départ pour être un outil facilitant le rapport entre un être humain et une finalité spirituelle, culturelle, économique ou politique de s’ériger peu à peu elle-même en finalité enfermant ainsi l’être humain et sa quête dans son propre fonctionnement. Chacun peut alors clamer que « hors de son Eglise, il n’y a pas de salut ! ».

L’Evangile ne cesse de dénoncer cette tentation des disciples de ressusciter un royaume passé érigé en idéal. Il n’est pas indiffèrent que Les Actes des Apôtres, qui constituent le premier chapitre de l’histoire des Eglises chrétiennes, s’ouvre par ce malentendu persistant chez ses disciples. Nous sommes après la mort et la résurrection de Jésus qui apparaît plusieurs fois à ses disciples. Ceux-ci, après tant d’angoisses, lui demandent « Seigneur, est-ce maintenant le temps où tu vas rétablir le Royaume pour Israël ? Il leur dit : Vous n’avez pas à connaître les temps et les moments que le Père a fixés de sa propre autorité ; mais vous allez recevoir une puissance, celle du Saint-Esprit qui viendra sur vous ; vous serez alors mes témoins à Jérusalem, dans toute la Judée et la Samarie et jusqu’aux extrémités du monde » (2).

A des disciples qui croient voir enfin la concrétisation de leur plan de carrière, les derniers mots du Christ seront de les inviter à  témoigner « jusqu’aux extrémités de la terre ». L’événement de la Pentecôte va se manifester par la capacité de tout être humain, quelle que soit sa langue maternelle, d’accueillir l’Esprit. La confiscation du spirituel par une caste nationaliste ou sacerdotale est abolie comme le proclame l’Apôtre Pierre dans son premier discours, citant le prophète Joël : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » (3). Certes, l’histoire montre la tentation toujours recommencée des Eglises de récupérer cette liberté de l’Esprit. Mais, elle témoigne aussi de sa renaissance permanente malgré toux ceux qui voudraient colmater la brèche radicale ouverte par la Pâques du Christ et proclamée à la Pentecôte.

(1)         Jacques GAILLOT : L’avenir est ouvert ! Entretien avec Agnès et Jean-Baptiste Willaume in  La Lettre de Témoignage Chrétien du 10 septembre 2015. <www.temoignagechretien.fr>

(2)         Actes des Apôtres, 1, 6-8

(3)         Id. 2,17

Quitter le dieu de nos clôtures pour

Celui qui ouvre les chemins de la vie.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 8 septembre 2015

Le petit livre de la théologienne protestante Marion Muller-Colard illustre le cœur de l’aventure chrétienne : quitter les idoles pour aller vers ce qu’elle appelle « L’Autre Dieu » (1). Son itinéraire est celui d’une double traversée : celle de son angoisse de mère au chevet d’un de ses enfants gravement malade et celle de ses rencontres de pasteur en milieu hospitalier. Dans ces situations où s’expriment la plainte, l’absurde et la souffrance elle trouve dans le livre de Job un compagnon de route qui l’amène à  « reconnaître ses amis à ce qu’ils savent supporter la présence palpable du malheur, sans fuir ni ouvrir la bouche en vaines consolations. A cela reconnaît-on peut-être aussi un bon aumônier » (2).

Face à la vanité de toutes les théories, fussent-elles théologiques, pour « expliquer »  la mort et la souffrance et le malheur, Marion Muller-Colard  se reconnaît « agnostique » : « Pourquoi me définir comme agnostique ? Parce que je crois en Dieu, mais je sonde chaque jour un peu plus à quel point je n’ai pas la connaissance de ce Dieu en qui je crois. Et grande sera ma surprise, j’en suis sûre, s’il m’est donné un jour de voir se démêler sous mes yeux la part de Dieu et la part du Diable » (3). Cette réflexion me paraît capitale. Etre « croyant », ce n’est pas être « savant » et détenir une gnose réservée à des initiés. La vanité des discours des amis de Job est de croire qu’ils détiennent un système d’explication. « Les amis discourent, Job parle. Il parle à tâtons, il ose purger sa rage. Les discours proclament un savoir, la parole raconte un désir. Les discours affirment qu’ils ont trouvé, la parole dit qu’elle cherche – quand bien même elle ne saurait nommer l’objet de sa quête » (4).

Théologienne et pasteur, Marion Muller-Colard se veut d’abord à l’écoute. Face à la plainte d’une vieille femme en fauteuil roulant, elle constate  qu’elle ne peut se contenter  de « poser un petit pansement d’espérance. Prise au piège, j’ai glissé ma main dans la poche de ma blouse, j’ai resserré mes doigts sur ma Bible, comme prête à dégainer. Si je ressortais avec un verset-pommade, la Plainte me sauterait à la gorge » (5). Au lieu de cela, elle lui lit la plainte de Job qui maudit le jour où il est né (6). Job lui apprend cette vérité essentielle lorsqu’on rencontre la souffrance : « l’impuissance ne supporte aucune recette ».

Le fonds de commerce des religions est trop souvent l’exploitation de la culpabilité et le recours à une pensée magique pour fuir nos responsabilités d’êtres vivants dans ce qu’elle appelle : « mon petit négoce intérieur qui n’en finira jamais tout à fait de marchander avec un Dieu imaginaire » (7). La route est longue depuis les dieux-idoles qui justifient nos peurs et nos enfermements vers Celui qui nous invite à assumer le courage de vivre et d’aimer, « ce Dieu, écrit-elle, que je renonce à emprisonner dans mes théologies. Et je lui rends grâce aujourd’hui d’avoir ouvert à tous les vents l’enclos de ma vie – de m’avoir fait prendre le risque de vivre » (8).

(1)   Marion MULLER-COLARD : L’autre Dieu. La Plainte, la Menace et la Grâce, éditions Labor et Fides, 2015, 110 pages, 14 euros. Cet ouvrage a reçu les Prix 2015 « Spiritualités d’Aujourd’hui » et « Ecritures & Spiritualités ».

(2)   Id. page 64

(3)   Id. pages 44-45

(4)   Id. page 75.

(5)   Id. page 14

(6)   Livre de Job, 3, 3-10

(7)  Marion MULLER-COLARD : op.cit. page 93

(8)  Id. page 110

 

Pour une intelligence écologique

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 1er septembre 2015

Par delà les péripéties des querelles politiciennes et des stratégies présidentielles qui occupent le plus clair du temps des partis politiques, l’écologie constitue le nouveau paradigme qui doit nous amener à repenser les outils du vivre ensemble. Cette question ne saurait être la propriété d’un parti politique, fut-il écologiste. La chronique des crises sans fin qui traversent le parti Europe Ecologie les Verts démontre, s’il le fallait, la vanité de cette prétention. La société civile s’empare de plus en plus de cette question comme en témoigne, entre autres, les assises chrétiennes de l’écologie tenues à Saint-Étienne le week-end dernier.

En effet, l’écologie suppose que nous interrogions les outils avec lesquels nous pensons l’économie. En 2011, l’ingénieur et socio-économiste Bernard Perret avait écrit un ouvrage remarquable intitulé Pour une raison écologique où il notait ceci : « Le souci du long terme constitue le noyau rationnel de l’attitude écologique, mais il est absent de contexte immédiat de la plupart de nos décisions. Nous sommes pris dans un flux continu d’actions et de choix qui s’enchaînent selon leur propre logique. (…) On vient nous rappeler à chaque instant que l’argent peut tout acheter et que rien n’est plus important au monde que de produire et consommer des biens monnayables, mais rien ne vient nous rappeler concrètement nos devoirs vis-à-vis de nos descendants » (1). Il concluait son livre par un appel à « cultiver l’intelligence écologique ».

Dans cet esprit, il vient de publier un petit ouvrage d’une centaine de pages très utile pour tous ceux qui se sentent concernés par ce travail de refondation. Le cœur de son propos est de montrer que « les causes structurelles de la panne de croissance et la logique qui sous-tend les pratiques sociales de démarchandisation sont deux aspects d’une même situation historique » (2). La panne de croissance qui se prolonge à cause  de « l’épuisement du « cœur du réacteur » de l’économie capitaliste, à savoir le mécanisme de transformation des besoins en marchandises et en profits financiers » est un des signes d’un changement d’ère. Il se traduit par l’évolution des pratiques de consommation qui donnent de plus en plus d’importance à l’usage plutôt qu’à l’acquisition (3).  Au terme de son ouvrage, Bernard Perret livre une « esquisse d’un programme de démarchandisation » avec une trentaine de propositions très concrètes

A l’heure où l’économisme à court terme tient lieu trop souvent de pensée politique, le propos de Bernard Perret me semble  essentiel : « L’économie n’est pas le bon langage pour dire la finitude du monde, pas plus qu’elle ne permet de fonder une position éthique face à cette finitude. La prise de conscience forcée à l’égard d’un écosystème fragile et limité constitue un changement majeur, une bifurcation brutale dans le cours de la civilisation. L’expansion du capitalisme industriel est indissociable du règne de l’objet manufacturé, appropriable et échangeable, dans lequel s’objective une richesse créée pour l’essentiel par le travail humain. La révolution écologique marque un changement radical dans le régime de la rareté : les biens rares autour desquels va devoir s’organiser l’activité sociale ne sont plus ceux que le travail humain peut produire, ce sont les ressources vitales fournies gratuitement par la nature. Ces biens devront être gérés collectivement sur des bases politiques et non en fonction de leur valeur marchande » (4).

(1)     Bernard PERRET : Pour une raison écologique, éditions Flammarion 2011, page 96.
(2)     Bernard PERRET : Au-delà du marché les nouvelles voies de la démarchandisation, Editions Les Petits matins, Institut Veblen pour les réformes économiques (diffusion Seuil) 2015, page 13.

(3)     Id. « Durant les deux dernières années, 52% des Américains ont loué ou emprunté le genre d’articles que les gens possèdent habituellement. Plus de huit Américains sur dix (83%) disent qu’ils adopteraient ce type de pratique si c’était facile à mettre en œuvre »,

(4)     Id. page 21.<i29 01_09_15 Pour une intelligence écologique  .doc>

 

Pour une « rentrée » de créativité sociétale

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 25 août 2015

En cette période de l’année, tout l’univers médiatique bruisse d’une expression : c’est la « Rentrée ».  La lettre R accolée au mot entrée induit une répétition et non un commencement. Ainsi, après quelques semaines de vacances, nous Recommencerions les choses sérieuses définies par le travail quotidien. Or, l’un des enjeux fondamentaux de nos existences est de savoir ne plus s’enfermer dans de mornes répétitions pour se risquer à des commencements. A la grande époque de la doxa marxiste, on nous expliquait que le temps de vacances se définissait comme reconstitution de la force de travail de l’être humain, cette force de travail épuisant le sens de l’existence. La doxa actuelle définit la valeur d’une activité par sa financiarisation. Si l’on pense que l’enjeu de la politique ne se réduit pas au rôle d’un Comité d’entreprise de plus en plus malmené par les marchés financiers qui seraient porteurs de la « vraie réalité » ( !), il lui appartient de définir l’espace de civilisation qui peut donner sens à nos activités.
C’est, pour Georges Steiner, l’enjeu majeur de ce qu’il appelle « l’homme européen ». Aujourd’hui, écrit-il, des empires s’imposent par leur taille gigantesque et la lutte économique sans merci. Steiner nous rappelle que la mesure européenne est celle de la marche à pied et de l’échange dans cette institution citoyenne fondamentale que sont les cafés. « Les cafés, écrit-il, caractérisent l’Europe. (…) Dessinez la carte des cafés, vous obtiendrez l’un des jalons essentiels de la notion d’Europe. Le café est un lieu de rendez-vous et de complot, de débat intellectuel et de commérage, la place du flâneur et celle du poète ou métaphysicien armé de son carnet. (…) C’est le club de l’esprit et la « poste restante » des sans-abri » (1).
Une autre caractéristique de l’Europe, nous dit Steiner, c’est la marche à pied. Il faut s’être promené à pied dans certaines villes états-uniennes pour se rendre compte à quel point cette innocente activité peut paraître exotique, voire, dans la paranoïa sécuritaire actuelle, suspecte. : « La cartographie de l’Europe est née des capacités pédestres, des horizons accessibles à des jambes. (…) Le plus souvent, les distances sont à échelle humaine, elles peuvent être franchies par le voyageur à pied, par le pèlerin de Compostelle, par le promeneur qu’il soit solitaire ou grégaire (…) Il semble que jamais le voyageur ne se trouve totalement hors de portée des cloches du prochain village » (2). Steiner évoque les grands esprits européens dont la pensée est issue de la balade : Kant et sa promenade quotidienne, Rousseau promeneur solitaire, Péguy, le marcheur de Chartres dont le style rappelle la scansion de la marche. Nietzsche distinguait deux catégories de philosophes : ceux qui aiment la marche et les incurables sédentaires qu’il appelait les « culs-de-plomb » : « Etre cul-de-plomb, voilà le péché contre l’esprit ! Seules les pensées qu’on a en marchant valent quelque chose » (3).
L’Europe est beaucoup plus qu’un espace pour multiplier nos marchandises. Elle est aussi ce paysage où l’art de vivre se traduit dans des humbles activités aussi peu « rentables » que la convivialité des cafés ou le goût de la marche qui ne sauraient être exilées dans le seul temps des « vacances ».

(1)Georges STEINER : Une certaine idée de l’Europe. Editions Actes Sud 2005, pages 23-24
(2)Id. p.26
Friedrich NIETZSCHE : Crépuscule des idoles in Œuvres philosophiques complètes, Tome 8, éditions Gallimard, 1974, page 66

 

Des vacances au risque de l’inattendu

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 30 juin 2015

Pour beaucoup d’entre nous, les semaines qui viennent vont être un temps de vacances. Il serait peut-être bon de nous rappeler que ce mot définit un état  de disponibilité. C’est donc le moment de prendre du recul avec ce qui nous conditionne tout au long de l’année. Faut-il encore que nous échappions aux « devoirs de vacances » prescrits par les publicités à l’individu consommateur évoluant dans un monde où tout est marchandise. Au lieu de nous laisser séduire par les  prétendues aventures sur mesure,  le temps de la vacance peut être celui de la rencontre de l’inattendu, de la différence, de ce qui peut bouleverser nos synthèses toujours provisoires.
.Nous sommes inondés de sites qui proposent des « rencontres » en tous genres : ils ont en commun de nous éviter le risque de la surprise. Or, comme l’écrit le  philosophe Alain Badiou : “une rencontre véritable assume toujours l’idée d’être le début d’une possible aventure. On ne peut réclamer un contrat d’assurance avec celui qui a été rencontré. Puisque la rencontre est un élément incalculable, si on tente de réduire cette insécurité, on supprime la rencontre elle-même, c’est-à-dire l’acceptation que quelqu’un entre dans votre vie, et quelqu’un au complet. C’est justement ce qui sépare la rencontre du libertinage” (1).  Une rencontre réelle avec l’autre n’est possible qu’en refusant de s’enfermer dans des logiques identitaires : “Quand c’est la logique de l’identité qui l’emporte, écrit Alain Badiou, par définition, l’amour est menacé. (…) Dans l’amour, minimalement, on fait confiance à la différence au lieu de la soupçonner. Et dans la Réaction, on soupçonne toujours la différence au nom de l’identité ; c’est sa maxime philosophique générale. Au culte identitaire de la répétition, il faut opposer l’amour de ce qui diffère, est unique, ne répète rien, est erratique et étranger (…). Aimez ce que jamais vous ne verrez deux fois” (2)
L’évolution de nos sociétés suppose un changement de regard des citoyens qui va de pair avec des renaissances personnelles. Celles-ci intéressent peu les médias, car elles trouvent leur origine dans une fragilité et une vulnérabilité reconnues et non dans les injonctions à la performance, à l’excellence et à la compétition dont on nous rebat les oreilles. Le monde de demain se prépare par les inventions  spirituelles, culturelles, psychiques, philosophiques, éthiques que devraient favoriser les temps de vacances. C’est ce « métier d’homme » qu’Alexandre Jollien définit ainsi : « Je dois me battre contre l’esprit de pesanteur. Cette gangrène intérieure voudrait suivre des modèles, se cramponner aux fausses certitudes, prétendre tout maîtriser pour éviter la crainte qu’inspire cet éternel combat. Sacré métier d’homme, je dois être capable de combattre joyeusement sans jamais perdre de vue ma vulnérabilité ni l’extrême précarité de ma condition. Je dois inventer chacun de mes pas et, fort de ma faiblesse, tout mettre en œuvre pour trouver les ressources d’une lutte qui, je le pressens bien, me dépasse sans toutefois m’anéantir » (3).

(1)Alain BADIOU, Entretien dans Télérama, août 2010
(2)Alain BADIOU : Eloge de l’amour, éditions Flammarion 2009, page 83
Alexandre JOLLIEN : Le métier d’homme, éditions du Seuil 2002 p 91

 

L’annonce d’un Verbe qui s’est fait chair
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 23 juin 2015

Les périodes de crise conduisent chacun d’entre nous à discerner l’essentiel de ce qui ne l’est pas.  En cela, elles constituent des moments importants dans les évolutions personnelles et institutionnelles. Au sein du christianisme, le  Jésuite Joseph Moingt est un théologien des plus attentifs à ces cheminements. A ces yeux, les crises que connaissent les Eglises engendrent trop souvent  des crispations sur le passé alors qu’elles devraient amener à accroître la responsabilité de chaque croyant. L’Evangile n’est pas un système théorique bien construit, mais le surgissement d’un événement dans la conscience d’un croyant. Or, remarque Joseph Moingt, « l’Eglise sait enseigner, elle ne sait pas annoncer ; dans le passé elle a toujours parlé dans un monde religieux, elle n’a jamais eu besoin d’annoncer Dieu, et maintenant que le monde a perdu l’idée de Dieu, elle ne sait plus quel langage lui parler ».
Jamais autant qu’aujourd’hui l’homme n’a eu à sa disposition les textes de toutes les religions et les réflexions des grands spirituels. Il ne s’agit pas, pour le christianisme, de jouer gagnant dans le super marché de l’édition religieuse, mais de retrouver le sens de l’annonce. Et l’archétype de toute annonce est celle faite à Marie qui est invitée à l’accueil d’un Verbe qui se fasse chair. Et cela dépasse de très loin, comme le note Joseph Moingt, les querelles religieuses : « Quand on regarde l’importance que prennent dans l’enseignement de Jésus certains principes éthiques, comme le pardon fraternel, l’amour des époux, l’amour du prochain, des ennemis, l’aide mutuelle, l’humilité, le service des plus petits, on s’aperçoit que dans l’enseignement de l’Evangile tel que les apôtres l’ont reçu, il est rarement question de religion ; (…) Jésus attendait le royaume de Dieu, il n’avait pas le grand projet d’installer une religion. D’ailleurs, quelle religion aurait-il installée, alors qu’il n’a jamais songé à quitter le judaïsme ?».
Nous touchons là à l’ambiguïté foncière des religions. A la fois introduction à une langue fondamentale pour amener chacun à une démarche personnelle, mais aussi, sécrétant enfermements dogmatiques et moraux et pouvoirs cléricaux. Et c’est donc d’abord au sein des religions que la critique des idoles doit rester permanente. « Lorsque le discours est déconnecté du désir de celui qui le soutient par une forme interrogative, le langage devient menteur : il permet de dire n’importe quoi à n’importe qui  » La seule façon de ne pas rechuter dans l’idole, et la Bible ne cesse de nous présenter l’histoire comme une lutte continuelle contre l’idolâtrie, c’est que l’homme reste un être de désir. C’est ce qu’exprime avec beaucoup de profondeur Denis Vasse, « Comme Dieu, le sujet est irreprésentable, dans quelque image que ce soit ». Il y a donc une corrélation constante entre les « jeux de rôles » dans lesquels l’homme s’enferme et les projections idolâtres qu’il secrète sur Dieu, l’histoire, la religion… ou son compte en banque !
La voie évangélique est celle que trace l’apôtre Jean lorsqu’il écrit : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur. En effet, celui qui n’aime pas son frère qu’il voit, ne peut pas aimer Dieu qu’il ne voit pas ».

Cheminements vers l’universel
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 16 juin 2015
Dans ma  chronique du 2 juin dernier, je mettais en cause un certain syncrétisme spiritualiste qui prétendrait parvenir à une synthèse qui surplomberait toutes les religions. Un de mes lecteurs me reproche amicalement de « valider les conceptions communautaristes : c’est-à-dire la fixité d’appartenances auxquelles les individus-citoyens sont déterminés à s’incorporer par une prédestination tenant à leurs origines, à leur culture, à leurs croyances ».
Ce propos me permet de préciser davantage la réflexion. S’il est important de poser un regard critique sur son identité d’origine, je pense qu’il serait illusoire de penser que l’on puisse faire l’impasse sur  ses déterminations très  concrètes  car c’est à partir d’elles que l’on peut cheminer. C’est ce qu’exprime avec beaucoup de justesse Paul Ricoeur lorsqu’il écrit : « Je suis très étranger à la notion d’un comparatisme, qui prétendrait se fonder sur une quelconque neutralité confessionnelle. On ne rencontre le langage que de l’intérieur d’une langue. Pour la plupart, nous sommes enracinés dans une « langue maternelle » ; au mieux, nous avons appris une autre « langue » ; mais comme on apprend une langue, c’est à dire à partir d’une langue maternelle et par des traductions. Il en est de même de la compréhension d’une religion qui s’effectue toujours à partir d’une « religion de l’intérieur » – qui n’est pas nécessairement la relation d’un croyant à sa confession » (1).
La laïcité est un garde fou contre les dérives sectaires et fondamentalistes. En réagissant contre les tentations d’intolérance des religions, elle contribue à les renvoyer à leur vocation fondamentale d’éveil des hommes à la spiritualité et à l’engagement dans l’universel concret de la fraternité universelle. Mais, croire qu’elle occuperait une place qui surplomberait et toiserait toutes les langues maternelles historiques du sens et de la spiritualité, serait vouloir s’affranchir de sa propre histoire et s’égaler à l’universel.  Et finalement substituer un cléricalisme à un autre.
A ceux qui croient un peu rapidement toucher les dividendes d’une critique en pensant avoir échappé à tout conditionnement, il faut rappeler ces lignes du médecin biologiste, philosophe et talmudiste Henri Atlan : “ Avec l’athéisme et la démocratie, cette ouverture critique est ce dont l’Occident moderne a accouché comme source de salut. Chance de la modernité, mais risque aussi, de par son ouverture, car toujours fragile, toujours constitutionnellement à réinventer (…) Nous ne pouvons qu’aller de l’avant dans la pensée critique. Mais celle-ci ne peut-être aujourd’hui que la critique de la critique. Et, là, les enseignements traditionnels et non occidentaux sont d’une grande utilité ; non pas bien sûr comme justification à la régression et au renfermement pré-critique, mais comme moyens de distanciation et d’intercritique, institution de multiples centres permettant à chacun d’être décentré part rapport aux autres ”(2).
Ce n’est pas dans l’évasion dans un univers abstrait, fut-il baptisé spirituel, mais dans un travail critique sur nos racines et la rencontre avec d’autres enracinements que nous avons quelque chance de progresser ensemble en humanité.
(1)  Paul RICOEUR, La critique et la conviction, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 254-255.
Henri ATLAN : Tout Non Peut-être. Education et vérité  Ed. du Seuil 1991 p.53-54

La gratuité fondatrice
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 9 juin 2015

Une des tentations les plus fortes de l’esprit humain consiste à tout faire pour que l’irruption du neuf se réduise à la répétition du vieux. La volonté de maîtrise de l’existence conduit à la tentation de coloniser le temps qui vient, au risque de s’interdire la surprise de l’imprévu. Nous ne cessons de banaliser l’événement qui bouscule nos conforts intellectuels et sociaux. Dans une lettre à une de ses amies, le  poète Rainer Maria Rilke écrivait ceci : « ma production littéraire provient de l’admiration la plus immédiate de la vie, d’un étonnement quotidien, inépuisable devant elle » (1). Socrate disait déjà que la philosophie naissait de « l’étonnement », c’est-à-dire qu’elle est le contraire d’une attitude blasée. L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil.  Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs.
La monétarisation généralisée de nos sociétés conduit à gérer nos vies comme une marchandise. Principe de précaution, assurances en tout genre, judiciarisation croissante de la vie collective : tout nous pousse à ne rien risquer, mais à tout compter. La gratuité infinie de la vie et le risque de la générosité deviennent hétérodoxes dans ces comptabilités rationnelles que seraient devenues nos existences. Parfois même, une certaine éducation religieuse a encouragé des comptabilités de mérites ou de sacrifices jusqu’à faire de la vie spirituelle une variété de maquignonnage !
Quel sens peut prendre cette affirmation de la gratuité au milieu de nos foires aux marchandises et de nos foires d’empoigne ? J’y vois une des affirmations les plus essentielles du christianisme, à savoir que l’existence de tout être humain  se comprend ni comme une nécessité, ni comme une absurdité, mais comme une gratuité. Affirmer cette gratuité, c’est dire que chaque être humain peut commencer, initier, créer. Seule cette capacité de création, cette générosité du don peuvent éviter que toutes nos institutions ne sombrent dans la violence ou l’insignifiance. Nous avons tous à être « original », c’est-à-dire à nous tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable de notre naissance. Ce fait de naître, nous tentons le plus souvent de le maîtriser à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Face à ce qui est donné inconditionnellement, nous répondons en nous précipitant pour garder, conserver et accumuler jalousement ce qui est donné chaque matin.
Toute vie spirituelle passe par une déprise, c’est-à-dire par l’initiative d’un être humain refusant de se résigner à ce qu’on voudrait lui présenter comme un destin.  La hiérarchie évangélique exprimée par Le Magnificat affirme que le plus humble geste de gratuité et de don est un commencement de l’humain irréductible à nos savoirs, nos ordres ou nos sarcasmes. C’est le rôle fondamental des poètes de nous rappeler sans cesse, pour citer encore une fois Rilke, « cette naissance irrésistible qui nous ébranle » (2).

(1) Rainer Maria Rilke : Correspondance in Œuvres, Tome 3, éditions du Seuil, 1976, page 469
Id., page 499
Vivre les commencements
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 2 juin 2015

Les temps que nous vivons connaissent  à la fois la résurgence des formes les plus barbares des fondamentalismes religieux et la diffusion d’un vague syncrétisme spiritualiste. La juxtaposition des aberrations commises au nom de religions avec la multiplicité des sollicitations du  « marché » des croyances, des religions et des spiritualités peut conduire à une crise des identités comme l’écrit Gabriel Ringlet, vice-recteur pendant 11 ans de l’Université Catholique de Louvain : « Face à ce qui apparaît bien comme une mutation générale du croire, les identités sont hésitantes, morcelées. Les institutions s’équivalent. On ne prend pas position (…) C’est le règne de l’adoucissant et de l’idéologie ramasse-tout (…) Croyances et pratiques deviennent interchangeables (…) J’aime entendre à ce propos la formule percutante du théologien orthodoxe Olivier Clément : « L’homme ne se sauve pas en se dissolvant ». Je ne cache pas que ces  arrangements, ces bricolages idéologiques, ce syncrétisme doux, ce relativisme mou m’inquiètent presque autant que le fanatisme. Parce qu’ils conduisent à l’indifférence. L’indifférence à l’autre surtout ». (1)
Dans ce contexte, le théologien Joseph Moingt tente de définir ainsi l’originalité du Christianisme : «  A notre époque où renaissent en différents endroits du globe de violents conflits religieux, il est important que le christianisme se signale par ce qui le différencie radicalement de toute autre religion, à savoir de n’être pas fondé sur du sacré, sur l’autorité d’une loi et d’une tradition immémoriales et intangibles, mais sur un Evangile, une Bonne nouvelle, une parole de libération et de paix (2).

Nous ne sommes pas condamnés à osciller entre l’identitaire communautariste et l’individualisme régulé par le seul marché mondial. A égale distance de l’intégriste religieux, idéologique, nationaliste ou ethnique et de l’individu consommateur avançant avec son caddie vers les nouveaux lendemains des croissances qui chantent, la voie évangélique amène à passer du particularisme des langues maternelles à une nouvelle naissance. Il ne s’agit pas de changer un système par un autre, mais de rester ouvert à un engendrement permanent. Dès le 4ème siècle, Grégoire de Nysse définissait ainsi le cheminement chrétien : « celui qui court vers Dieu devient toujours plus grand et plus haut que lui-même, augmentant toujours par l’accroissement des grâces (…); mais comme ce qui est recherché ne comporte pas en soi de limite, le terme de ce qui est trouvé devient pour ceux qui montent le point de départ de la découverte de biens plus élevés. Et celui qui monte ne s’arrête jamais d’aller de commencement en commencement vers des commencements qui n’ont jamais de fin» (3).

(1)Gabriel RINGLET : L’évangile d’un libre penseur. Dieu serait-il laïque ?, éditions Albin Michel, 1998, pages 23-24
(2)Joseph MOINGT : L’Evangile sauvera l’Eglise, éditions Salvator, 2013, page 87
GREGOIRE de NYSSE :   Huitième  homélie sur le Cantique des cantiques
L’innovation sociale.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 26 mai 2015

La thématique de l’innovation est devenue, depuis des décennies, un lieu commun des discours des hommes politiques. Face aux dysfonctionnements qu’ils constatent dans la société et les institutions publiques qui tentent d’y répondre, ils appellent à de nouvelles modalités d’action qui devraient correspondre davantage aux voeux des citoyens. Malheureusement, faute de s’interroger sur les formes de pensée et de gestion qui ont conduit à ces dysfonctionnements, les projets d’innovation s’enlisent trop souvent dans les lourdeurs administratives et les corporatismes. On pourrait même dire que la quantité de discours sur le sujet est inversement proportionnelle aux réalisations concrètes. Tandis que des décideurs s’efforcent sans succès, dans une démarche déductive jamais aboutie, de rejoindre le terrain pour innover, des acteurs, à partir d’une situation locale, tentent d’inventer, avec de très grandes difficultés, de nouvelles formes de médiation sociale.
Une des principales causes de cette situation tient à la confusion entre la notion d’expérimentation et celle d’innovation. Dans le cas de l’expérimentation on pense à un résultat reproductible et généralisable. C’est la démarche habituelle de l’administration française qui pense répandre l’innovation par voie de textes réglementaires. Or, tout phénomène humain, et plus particulièrement toute innovation suppose que l’on soit autant attentif au processus qu’au résultat. Dès lors il est primordial de mettre en lumière, pour les favoriser, les capacités concrètes d’innovation des acteurs de terrain avant de vouloir généraliser des résultats qui n’ont de sens que par la démarche qui les a portés.
Voilà pourquoi, une politique d’innovation sociale consistera plus à favoriser un jeu ouvert de citoyens responsables avant de mettre en place une nouvelle scolastique administrative censée vouloir faire le bien par décret. La diffusion de l’innovation sociale passe par un foisonnement en rhizome et non par une impeccable arborescence où chaque branche dépendrait d’un tronc central. Il s’agit moins de contenus théoriques – si on jugeait toutes les institutions sur leurs discours et leurs programmes, elles sont toutes innovantes –  que d’une dynamique où se tissent de nouveaux rapports entre les personnes et les institutions.
Avant de décréter dans l’abstrait de l’innovation et de la traduire en réglementation, le rôle d’un pouvoir politique et de l’administration charger d’incarner dans le quotidien sa politique, consiste à accompagner sa naissance sur le terrain, à  faire circuler la connaissance des différentes expériences et à réguler leurs tentations d’enfermement ou de développement anarchique par rapport au bien commun de la société.

Se désintoxiquer de la politique spectacle
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 19 mai 2015

Dans un ouvrage sur la crise de la démocratie dans son pays, l’ancien vice-président des Etats-Unis d’Amérique, Al Gore écrit : « Celui qui passe quotidiennement  quatre heures et demie devant la télévision aura vraisemblablement un modèle de fonctionnement cérébral fort dissemblable de celui qui lit pendant quatre heure et demie » et il poursuit : « L’axiome bien connu qui préside aux journaux télévisés locaux est « Plus çà saigne et plus ça paye ». (Ce à quoi certains  journalistes désabusés ajoutent « plus tu penses et plus tu crains ») » (1).
Pour nous désintoxiquer de cette forme d’aliénation télévisuelle, qui nous concerne tous à différents degrés,  la réflexion d’un chorégraphe me paraît particulièrement pertinente. Dans un livre d’entretiens, Maurice Béjart dénonce la représentation de la politique en forme d’hémicycle qui permet de rendre les extrêmes spectaculaires et donc bons clients des médias. Or nous dit Béjart, « établir un hémicycle, c’est couper la vie » et il poursuit : « Je me rends compte que la politique est circulaire, exactement comme la terre. Si je vais vers l’est, je me retrouve un jour ou l’autre à l’ouest parce que tout simplement la terre est ronde. Il est normal par exemple que l’extrême gauche qui se proclame comme telle retrouve l’extrême droite à un moment donné et inversement. Vivre la politique dans un hémicycle, c’est accepter de ne travailler qu’avec la moitié de la vérité » (2).
A rebours de cette représentation, la psychanalyste Marie Balmary nous propose une autre « chorégraphie » de la vie  démocratique : « La ronde est la première et peut-être aussi la dernière image d’une communauté humaine : la place égale de tous les danseurs autour d’un vide médian qu’ils dessinent ensemble et qui les réunit. Distincts et reliés. Notre désir peut-être le plus profond. Il suffit de respecter ce vide central, que nul ne viendra occuper et se donner la main autour de lui. Loi légère qui peut-être les représente toutes » (3).
Cette vision de la démocratie en dit aussi la fragilité, comme le remarque le philosophe Paul Ricœur : « La démocratie étant le seul régime politique qui soit fondé sur le vide, je veux dire sur nous-mêmes et notre vouloir vivre, mon inquiétude est que la croyance publique ne la porte plus. Or c’est un système qui ne fonctionne que si les gens y croient. (…) Il repose sur la confiance. Et désormais, beaucoup trop de gens croient que la démocratie est solide, qu’elle fonctionne par une sorte d’inertie institutionnelle » (4).
Le 20e siècle aura connu les catastrophes provoquées par tous ceux qui ont voulu occuper ce « vide central ». Faute de l’engagement de chacun dans la vie démocratique, nous ne cesserons de continuer à susciter des « grands timoniers» nationalistes ou idéologues, pour les idolâtrer avant de les démystifier. Aucun d’entre nous ne peu se dispenser du travail long, quotidien et difficile pour donner vie au premier paragraphe  de la déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : « La reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde ».

(1) Al GORE : La Raison assiégée. Editions du Seuil, 2008, pages 25 et 29.
(2) Michel ROBERT : Conversations avec Maurice BEJART, Editions Paroles d’Aube/La Renaissance du Livre,  200, page 77.
(3) Marie BALMARY : Freud jusqu’à Dieu, Editions Actes Sud, 2010, page 62.
(4) Paul RICOEUR : L’unique et le singulier Entretiens avec Edmond Blattchen, Alice Editions, Bruxelles, 1999 p. 73

L’engagement politique requiert une invention permanente
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 12 mai 2015

Dans son édition du 7 mai dernier, le journal Le Monde publie son enquête annuelle sur les fractures françaises.  A la question : « Avez-vous confiance en chacune des institution suivantes ? », le palmarès issu des réponses me paraît particulièrement éloquent. Les 5 premières institutions qui obtiennent le plus la confiance de nos concitoyens sont dans l’ordre : les PME (84%), l’armée (80%), la police (77%), l’école (74%), les maires (66%). Et au bas du tableau, celles qui suscitent le plus de défiance sont les syndicats (35%), l’Union européenne (35%), les medias (27%), les députés (26%), les partis politiques (9%) (1).
Cette photographie manifeste un divorce de plus en plus grands entre la vie politique et les services concrets qu’attendent les citoyens. Réalisé pour la 3ème année consécutive, l’étude acte un jugement toujours aussi sévère sur le fonctionnement du système démocratique « jugé mauvais par 76% des sondés et même 62% des sympathisants socialistes, en hausse de 23% depuis 2013. De même ils restent impitoyables pour les responsables politiques : deux Français sur trois jugent que la plupart d’entre eux sont corrompus et 86% ( dont 75% au PS, en hausse de 14 points en deux ans) considèrent qu’ils agissent principalement pour leurs intérêts personnels ». Mais, parallèlement, pendant la même période, la confiance dans les institutions testées a progressé plus 1% pour l’armée, de 4% pour la justice et la police, de 6% pour l’école.
Ce divorce croissant entre la société et le politique traduit une crise majeure vis à vis de l’idée même d’un projet collectif qui rassemblerait les citoyens au profit d’une logique consumériste. Marcel Gauchet, bon observateur des mutations de la société française note ceci : « Quant au projet, il ne fait plus guère figure que d’accessoire démagogique pour campagnes électorales ; encore consiste-t-il, le plus souvent, en un catalogue de promesses, dictées les unes par les clientèles, les autres par les sondages, et dont la compatibilité entre elles ne paraît la préoccupation dominante de personne » (2).
Dans cette situation, s’en tenir à la dérision ou au désenchantement ne peut être qu’un luxe réservé à ceux pour qui la crise est un spectacle et non une source de difficultés dans la vie quotidienne. Il faut se libérer du matraquage médiatique réduisant le citoyen au rôle de spectateur de débats dont les textes sont de plus en plus usés. Pour échapper à la fois au découragement et à la comédie politicienne, l’engagement politique requiert une invention permanente.
Nous avons à  expérimenter d’autres modes de pensée, de citoyenneté et de solidarités. Dans le passé, des mouvements militants (syndicats, associations, mouvements de jeunesse et d’éducation populaire) ont été le terreau de nouvelles générations politiques. Ils étaient à la fois porteurs de sens et formateurs à des pratiques sociétales. Il devient urgent de créer à nouveau des lieux et des temps pour apprendre à penser, à agir et à devenir citoyen responsable de ses actes, et par là, capable de résistance. Et les « signes  encourageants » de l’enquête montre que les Français se sentent de plus en plus concernés par le fonctionnement des grandes institutions de la République. C’est par ce travail quotidien de conscientisation et de fraternité citoyenne que l’on pourra échapper au dilemme qui occupe trop souvent la Une des medias  et nous réduirait, selon le propos de Régis Debray, « au choix entre les sécessions tribales reniant l’unité de l’espèce humaine et l’abstraction-Humanité couvrant les cruautés de l’argent-maître » (3).

(1)Des Français moins pessimistes. L’enquête annuelle sur les « fractures françaises » révèle des signes encourageants. Journal Le Monde du 7 mai 2015, page 5
(2)Marcel GAUCHET : La religion dans la démocratie. Éditions Gallimard, collection Folio-essais 2001, page 171
Régis DEBRAY : Le moment fraternité. Éditions Gallimard, 2009, page 364.

« Les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens »
(Vaclav HAVEL)
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 5 mai 2015

L’obsession de la sécurité habite l’homme moderne. Il n’y a plus aujourd’hui de vision du monde partagée sur l’avenir ce qui conduit chacun à tenter de préserver son pré-carré et à rechercher des assurances tous risques. L’actualité est tissée d’événements issus de cette crispation sécuritaire qui se voudrait fondatrice d’un ordre planétaire. La sécurité est un des éléments clés des programmes électoraux dans nos pays comme le montrent encore les débats  en Grande Bretagne à l’occasion des prochaines élections du 7 mai qui s’annoncent déterminantes pour le devenir européen du Royaume-Uni. Ils portent essentiellement sur l’insécurité posée par  l’émigration intra-européenne et  la tentation du repli nationaliste.
En posant ce que Pascal appelle « l’ordre de la charité » comme signification ultime de la réalité, la révélation du Christ met en cause ce type d’organisation du monde. L’annonce évangélique subvertit et rend définitivement dépassée cette construction obstinée des sécurités. Faute d’accueillir cet amour premier, fondateur de toute réalité, la perversion s’empare des ordres anciens. L’obsession de sécurité conduit des sociétés riches à ne cesser de se défendre contre les pauvres et l’instinct de survie s’épuise dans des guerres qui se veulent « préventives ».
A ceux qui objecteraient que de tels propos sont déconnectés des réalités, je voudrais rappeler comment Vaclav Havel, qui a payé  ses convictions au prix fort de la prison avant de devenir Président de son pays, entendait sa responsabilité d’homme politique :
“ Il me semble que nous avons tous une tâche fondamentale à remplir, une tâche dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, à résister à chaque pas et partout, avec vigilance, prudence et attention, mais aussi avec un engagement total ; à nous défendre des pressions complexes et aliénantes qu’exerce ce pouvoir, qu’elles prennent la forme de la consommation, de la publicité, de la répression, de la technique ou d’un langage vidé de son sens ; (…) à avouer qu’il y a dans l’ordre de l’être quelque chose qui dépasse toutes nos compétences ; à nous rapporter continuellement à cet horizon absolu de notre être, horizon qui – pour peu que nous le voulions – nous donne à découvrir et à expérimenter notre être toujours nouveau ; (…) à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens (…) Vous trouverez sans doute cela très général, vague et chimérique, mais je sous assure que, malgré leur apparence naïve, ces paroles sont ancrées dans une expérience fort concrète du monde, une expérience qui n’a pas toujours été facile. Si on veut bien me passer l’expression, je sais ce que je dis.  (1)

(1) Vaclav HAVEL : Extraits de  La politique et la conscience. Texte lu le 14 mai 1984 à l’université de Toulouse-Le Mirail, lors de la remise, en son absence, du  diplôme de docteur honoris causa. Publié in Essais politiques, Editions Calmann-Lévy, 1983, Pages 243-247

«Rupture avec la civilisation du livre ? »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 28 avril 2015

Le  Journal Le Monde publiait récemment un dossier sur l’avenir du livre et des bibliothèques. Il donnait la parole à Virgile Starck, ancien bibliothécaire de la Bibliothèque Nationale de France et auteur d’un récent pamphlet sur « Le Crépuscule des bibliothèques » (1) : « Le livre a désormais un concurrent direct : l’écran, support paramétrable de lecture potentiellement illimitée. De là on conclut qu’il peut et doit remplacer le livre papier. Erreur désastreuse, car en réalité l’ordinateur s’avère inadapté, pour ne pas dire nuisible, à la lecture lente, approfondie et – osons le mot – charnelle.  Je ne crois pas à la défaite du livre, mais à son effacement transitoire. Les acteurs du marché informatique se sont alliés aux politiciens pour convaincre les amoureux du papier – tenaces, il faut le reconnaître – qu’ils doivent abandonner leur lubie et se convertir au « numérique ». Il concluait cet entretien par ces mots « Le livre ne se sauvera pas lui-même de la barbarie : seuls les lecteurs fervents peuvent lui venir en aide » (2).  Et en effet, l’acte de confrontation personnelle au livre qu’a permis l’invention de l’imprimerie invite à quitter le rapport passif au texte oral détenu par les clercs pour se risquer à l’interprétation. C’est une des sources majeures de la naissance de la Réforme dans le Christianisme occidental. Comme l’écrit très justement le jésuite et poète Jean Mambrino : « La lecture fait vivre le livre comme l’interprète fait vivre la musique. Opération infiniment personnelle et qui n’a point d’égale. L’expression courante « il faut lire ce livre » est donc profondément ambiguë. Car nul ne peut lire le même livre avec le même regard. Chacun le traduit dans sa propre langue intraduisible à autrui » (3).
Pour Emmanuel Levinas, la grande tradition talmudique juive fait du  rapport au livre le centre de la quête intellectuelle et spirituelle. Evoquant son enfance et adolescence dans sa Lituanie natale, il écrit : « L’essentiel du spirituel – et cela reste très « judaïsme lituanien » – résidait pour moi non pas dans ses modalités mystiques mais une très grande curiosité pour les livres. Je dis très souvent encore maintenant que plus intérieurs que l’intériorité, sont les livres, ce qui n’est pas du tout un paradoxe, mais suppose une perception de degrés dans l’intériorité et une méfiance à l’égard des supercheries innocentes et incultes » (4). Le Rabbin et philosophe Marc-Alain Ouakin nous dit l’importance capitale de ce travail d’interprétation : « Le rapport au Livre, la lecture, n’est pas que l’une des péripéties de la circulation des informations, et le Livre n’est pas une chose entre les choses. (…) Devant le Livre, l’homme lit, puis il interprète. Au-delà de ce qui est « déjà écrit ». Le Midrash a pour vocation de sortir du « C’est écrit ». Par là, il est aussi sortir de son destin » (5).
C’est ce à quoi nous invite Jean Mambrino lorsqu’il écrit : « Comme dans les voyages, on ne trouve dans les livres que ce que l’on apporte à chaque escale de curiosité, d’attention et d’amour ».
(1)Virgile STARCK (pseudonyme de l’auteur) : Crépuscule des bibliothèques, éditions Les Belles Lettres, 2015.
(2)Virgile STARCK : Une rupture avec la civilisation du livre, propos recueillis par Julie Clarini, in Le Monde des Livres du 3 avril 2015, page 3
(3)Jean MAMBRINO : La patrie de l’âme, éditions Phébus, 2004, page 27
Marc-Alain OUAKIN : Lire aux éclats. Eloge de la caresse, éditions Lieu commun, 1989, page 35

La vie spirituelle au risque de l’incarnation
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 21 avril 2015

Les rapports de la vie spirituelle avec la vie économique et politique se situent au cœur de l’expérience humaine. Comment vivre à la fois la disponibilité à ce qui arrive et surprend, et construire en même temps le vivre ensemble des hommes dans les lourdeurs du réel. Trop souvent, les choix apparaissent tranchés. Ou bien il faudrait s’immerger entièrement dans les champs économiques et politiques, et si la recherche spirituelle vous habite, vous devenez vite un gestionnaire ou un militant suspect. Ou alors, il ne serait possible de vivre  la quête du Tout Autre qu’à l’abri des turbulences de la société des hommes. Le christianisme, religion de l’Incarnation, refuse cette dichotomie. La dimension spirituelle y est vécue non dans un arrière monde, mais comme l’épreuve extrême du réel : l’effort de dépasser les représentations, pour vivre la présence. C’est admettre alors que le monde, les autres et Dieu peuvent toujours surprendre et défaire nos laborieuses constructions intellectuelles, sociétales, morales, religieuses.
Loin de s’épanouir dans une paisible sagesse, ce rapport est de l’ordre de l’affrontement dont la signification ultime nous est donnée dans le symbole de la Croix comme l’analyse Stanislas Breton dans son très beau livre : Le Verbe et la Croix : « La Croix nous détourne d’un être plein et magnifique dont l’être  serait l’hypostase d’un avoir.(…) Ce qui est fou de Dieu ne tolère ni la disposition d’un univers ordonné à sa gloire ; ni le calcul d’architecture ou d’économie, qui ajuste au minimum de dépenses le maximum de rendement. Ce vide théologique a un nom dans nos Ecritures. C’est le nom d’Amour ou d’Agape » Par-delà le mensonge lisse des carrières qui se donnent comme l’idéal de la condition humaine, les blessures de celui qui se laisse sans cesse appeler à naître tracent le chemin de la vérité de l’homme. La recherche spirituelle ne s’accomplit pas dans la conquête d’états de conscience subtils, mais, par-delà les lourdeurs de l’avoir, de l’habitude et des sécurités, dans l’accueil de cette réalité première, fondamentalement radicale et simple : je me reçois à chaque instant et je reçois le monde dans son incessante nativité.
Les mystiques des grandes traditions religieuses, lorsqu’ils veulent traduire cette traversée du réel, quittent les catégories théologiques ou dogmatiques qui les ont portées pour s’exprimer dans le registre de la poésie. Le travail de « poésie », dont l’étymologie évoque le travail créateur de l’artisan, indique un engagement qui ne soit pas un enlisement, c’est-à-dire un travail de naissance. Et une naissance advient dans le risque des sécurités  et des maîtrises perdues comme l’exprime le poète René Char : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai.
La seule et même Passante ».
Les combats contre la faim, la maladie, l’ignorance, l’exclusion, les injustices restent toujours des urgences. Cela passe par des législations nouvelles, des droits nouveaux pour les citoyens, des institutions à construire. Il faut nous y engager à condition de ne pas oublier ce que nous rappelle le philosophe libanais René Habachi, penseur de la gratuité : « Mais que l’organisation n’endorme pas l’inspiration, que l’institution n’abrite pas le manque d’imagination, que la raison ne stérilise pas la grâce et que la justice ne tue pas le don. Et surtout que l’existence d’une organisation ne dispense pas la gratuité se frayer de nouvelles issues ».

L’Evangile au-delà de notre bonne conscience et de notre culpabilité
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 14 avril 2015

Depuis vingt siècles, le message du Christ est transmis comme un Évangile, c’est-à-dire une « bonne nouvelle ». Les institutions ecclésiastiques qui ont assuré cette transmission ont trop souvent transformé ce qui était une bonne nouvelle en une « bonne réponse » à des catéchismes et une allégeance à des institutions.  La bonne réponse est le reflet d’une question et ne prend sens que par rapport aux présupposés culturels et sociétaux qui permettent sa formulation. Une « bonne nouvelle » nous ouvre un tout autre champ. Elle est par définition inattendue, déstabilisante, peut-être même scandaleuse. Ainsi, saint Paul définit la vie et la mort de Jésus comme un scandale pour la loi juive et une folie pour la sagesse grecque. Bien loin de rentrer dans des cases intellectuelles, religieuses ou morales fixées a priori, le Christ surprend et excède la dimension des questions. C’est pourquoi il demande de rester veilleur de l’inattendu, de ne jamais enfermer quelqu’un, soi-même ou un autre, dans un jugement définitif. À tout moment, notre bonne conscience comme d’ailleurs notre culpabilité peuvent être bousculées par l’accueil d’une « bonne nouvelle » qui peut seule nous éviter de passer notre vie à tourner en rond dans l’espace étroit de nos théories, de nos morales et de nos systèmes de sécurité.
C’est dans le vécu quotidien de nos relations avec les hommes et non dans le culte d’abstractions que nous baptisons comme étant « le Bien » que nous pouvons nous libérer de la répartition manichéenne du monde entre le Bien et le Mal qui engendre les violences. La vie quotidienne fournirait mille exemples de nos difficultés d’assumer notre propre complexité. Combien de fois, dans les discussions spontanées de bistrot, nous découvrons que la sympathie avec notre voisin se manifeste plus facilement lorsque nous découvrons que nous pouvons dénoncer ensemble un mal ou un adversaire.
La Bible, dès la Genèse, nous dit que la faute « originelle » de l’homme est d’avoir voulu posséder la science de Bien et du Mal. L’Evangile ne cesse de critiquer cette tentation de l’homme de se faire le juge de l’autre. Les grands mystiques nous l’apprennent : le combat spirituel se joue d’abord au sein de chaque personne et de chaque institution.  Les religions ne peuvent plus différer une réflexion sur  les dérives meurtrières de leurs extrémistes ou leurs collusions avec les nationalismes.  Les sociétés modernes ne peuvent plus juxtaposer des grands discours humanistes et un libéralisme outrancier qui ne cesse de provoquer des dégâts pour notre planète  et l’accroissement de l’écart dans la répartition des richesses.
L’Evangile nous éloigne des pensées et de morales « bon marché » pour nous rappeler sans cesse, avec l’apôtre  Jean : « Si quelqu’un dit : « J’aime Dieu », et qu’il haïsse son frère, c’est un menteur » (1)

(1) 1ère Epître de Jean 4, 20

La « révolution » de Pâques
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 7 avril 2015

Dans l’épître aux Colossiens, un des textes les plus toniques du Nouveau Testament, Saint Paul écrit “ vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur ” (1) Il définissait ainsi ce que j’appellerai la pensée de la résurrection : accéder à la connaissance n’est possible qu’en gardant le contact avec le renouvellement créateur. Paul annonce ainsi que le réel déborde éthiques et idéologies. Il est d’abord événement qui nous arrive et dépasse tout ce que nous pourrions attendre. Le rôle central occupé par la Résurrection dans la foi chrétienne est de l’ordre de la naissance dans une vie d’homme. C’est un commencement absolu qu’aucune nécessité n’exige. Il n’est pas plus possible de coloniser cet événement que de négocier sa propre naissance. On le reçoit dans la reconnaissance ou dans la révolte comme une initiative qui nous précède. La Résurrection manifeste que la force vivante en tout homme est plus radicale que ses peurs, ses échecs et ses enfermements. Elle indique, suivant l’étymologie du mot Pâques, que l’aventure humaine se réalise non dans la possession, mais dans le passage.
Dès lors, au lieu de nous consacrer à une croissance sans fin dont la pensée unique économiste nous rebat les oreilles, nous sommes invités à la fécondité. Il n’est pas indifférent que deux des principales maladies de notre temps, le cancer et l’obésité, soient des maladies d’un excès de croissance par rapport à la sagesse de la  vie. Remplacer l’idée de croissance par celle de fécondité, c’est refuser de faire du monde une continuelle excroissance du moi. C’est prendre conscience que notre accomplissement est de permettre à d’autres de naître et de commencer autre chose que ce que nous avons entrepris au lieu de succomber au mythe de l’éternelle jeunesse qu’entretient la publicité. « La fécondité, écrit Emmanuel Levinas, continue l’histoire, sans produire de vieillesse ; le temps infini n’apporte pas la vie éternelle à un sujet vieillissant. Il est meilleur à travers la discontinuité des générations, scandé par les jeunesses inépuisables de l’enfant » (2).
Pour cela, il faut libérer l’homme  de l’aliénation économique qui peut prendre deux formes : celle de la misère qui l’empêche de vivre, celle de la soumission à l’impératif de la croissance infinie qui commande de consommer sans fin. C’est ce que Levinas appelle accomplir une révolution : « Je ne pense pas, écrit-il, qu’on doive définir la révolution d’une manière purement formelle, par la violence ou le renversement d’un ordre donné. Je ne pense même pas qu’il suffise de la définir par l’esprit de sacrifice. Il y eut beaucoup d’esprit de sacrifice dans les rangs de ceux qui suivirent Hitler. Il faut définir la révolution par son contenu, par les valeurs : il y a révolution là où l’on libère l’homme, c’est-à-dire là où on l’arrache au déterminisme économique. Affirmer que le personnel ne se négocie pas, ne donne pas lieu à marchandage, c’est affirmer le préalable de la révolution » (3). Le Passeur de Pâques nous montre que notre plus grande tâche est de transmettre le goût de naître et de commencer, par delà les enfermements mortifères des idéologies de l’avoir, du savoir et du pouvoir.

(1)Epître aux Colossiens 3, 10
(2)Emmanuel LEVINAS : Totalité et Infini, éditions Martinus Nijhoff Publishers, 1984, page 246
Emmanuel LEVINAS : Du sacré au saint, éditions de Minuit, 1981, page 24

Résurrection
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 31 mars 2015

Le temps liturgique de préparation aux fêtes de Pâques m’a suggéré de relire un ouvrage de Christian Bobin intitulé « Ressusciter ». Je gardais le souvenir d’un texte fait d’éclairs lumineux et de l’attention au surgissement de ce qu’on nomme Dieu dans la plus humble de ses créatures. « J’ai trouvé Dieu, écrit-il, dans les flaques d’eau, dans le parfum de chèvrefeuille, dans la pureté de certains livres et même chez les athées. Je ne l’ai presque jamais trouvé chez ceux dont le métier est d’en parler » (1).
Son livre s’ouvre par ce récit de sa participation à la messe du jour de Pâques : « Au moment de la communion, à la messe de Pâques, les gens se levaient en silence, gagnaient le fond de l’Eglise par une allée latérale, puis revenaient à petits pas serrés par l’allée centrale, s’avançant jusqu’au chœur où l’hostie leur était donnée par un prêtre barbu portant des lunettes cerclées d’argent, aidé par deux femmes aux visages durcis par l’importance de leur tâche – ce genre de femmes sans âge qui changent les glaïeuls sur l’autel avant qu’ils ne pourrissent et prennent soin de Dieu comme d’un vieux mari fatigué. Assis au fond de l’église et attendant mon tour pour rejoindre le cortège, je regardais les gens – leurs vêtements, leurs dos, leurs nuques, le profil de leurs visages. Pendant une seconde ma vue s’est ouverte et c’est l’humanité entière, ses milliards d’individus, que j’ai découvert prise dans cette coulée lente et silencieuse : des vieillards et des adolescents, des riches et des pauvres, des femmes adultères et des petites filles graves, des fous, des assassins et des génie, tous raclant leurs chaussures sur les dalles froides et bosselées de l’église, comme des morts qui sortaient sans impatience de leur nuit pour aller manger de la lumière. Cette vision n’a duré qu’une seconde. A la seconde suivante la vue ordinaire m’est revenue, celle d’une fête religieuse, si ancienne que le sens s’en est émoussé et qu’elle ne demeure plus que pour être vaguement associée aux premières fièvres du printemps » (2).
Ce texte traduit toutes les ambiguïtés des liturgies. Elles peuvent n’être que de vagues pratiques liées à une éducation et à un milieu. Mais c’est aussi un espace-temps, comme celui de la veillée pascale, qui nous ouvre à l’odyssée de l’humanité entière. S’il est un rôle qui revient au chrétien, c’est celui auquel Jean-Paul II appelait les jeunes lors de Journées Mondiales de la Jeunesse : « je vois en vous les sentinelles du matin ».  Il fut un temps où on leur aurait enjoint d’être la jeune garde de la citadelle cléricale assiégée. Inviter les jeunes et plus généralement les chrétiens à être des guetteurs d’aurore, et non une milice gardienne de certitudes, c’est être attentif à découvrir en chaque être humain les germes d’une résurrection.
La lumière des matins de Pâques luit désormais par delà nos ruines, nos échecs, nos déceptions. Non comme une pieuse et vaine consolation, mais comme l’éclatement fécond de ce qui paraissait l’évidence du monde. Elle éclaire cette histoire mystérieuse de la vie, qui, en dépit de tout, sait perpétuellement rebondir. Cette lumière ne cesse de surgir au cœur de nos désarrois comme le chante l’antique hymne pascal Exultet et nous invite à ce que le poète René Char appelle « L’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communauté de nos aurores » (3).

(1) Christian BOBIN : Ressusciter Éditions Gallimard, 2001, page 60
(2) Id. pages 13-14
(3) René CHAR : Les Matinaux, Rougeur des Matinaux, XII in Oeuvres complètes, Bibliothèque de la Pléiade, Editions Gallimard 1988, p. 332)

« Nous allons vers notre jeunesse » (Gaston Berger)
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 mars 2015

La prospective est à la mode. Devant les échecs assez piteux de nos prévisions, nous cherchons de nouveaux outils pour comprendre les évolutions de nos sociétés. La démarche prospective fut longuement mûrie par Gaston Berger (1), philosophe et homme d’entreprise. C’est à l’école de la vie qu’il a formé l’essentiel de sa pensée. Suite à des problèmes familiaux, ce futur directeur de l’enseignement supérieur doit quitter le lycée pour trouver un emploi. Il passe son baccalauréat à 25 ans après avoir connu la guerre de 1914-1918. Engagé dans une entreprise dont il devient l’associé, il poursuit  des études de philosophie à Aix-en-Provence et fonde la revue « Les Études philosophiques ». C’est a plus de 40 ans qu’il quitte l’entreprise pour intégrer l’Université. Aussi pouvait-il ironiser sur ce bon père de famille qui lui demandait dans quel lycée parisien il fallait mettre son enfant de dix ans pour qu’il soit bien préparé à Polytechnique !
C’est autour de l’éducation que Berger situe l’enjeu fondamental de la prospective car la philosophie lui a appris que « c’est le moi plus que les choses qu’il faut mettre en question  » (2). Pour lui, le préalable  consiste dans les actes fondateurs de l’ironie socratique et du dégagement éthique par rapport à l’inflation de l’ego : « Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d’un esprit libre. Mais il faut d’abord s’approcher de la liberté  » (3).  Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d’une adaptation. Au moment où le savoir s’étend vertigineusement c’est à la formation des qualités fondamentales de l’homme que l’on est renvoyé : donner le goût d’inventer, celui du travail collectif et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie car, pour lui, « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs ». Et il ajoute : « Je crois que nous commettrions plus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille » (4).
Quelques mois avant sa mort il exprimait ainsi sa vision du futur :  « Tout se passe comme si l’humanité n’avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s’éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d’une création continuée. A l’idée de la « chiquenaude » initiale dont les conséquences se dérouleraient automatiquement, il faut substituer celle d’une « aspiration » constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, « l’information » au sens  que donnent à ce terme ceux qui s’occupent de cybernétique. Si au lieu d’être poussés,  nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s’accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse » (5).
Son Testament spirituel donne en quelque lignes le sens de cette « jeunesse : « Je ne regretterai de la vie terrestre ni la puissance qui est méprisable, ni les plaisirs qui sont fragiles. Je ne puis m’empêcher de songer avec regret aux êtres. Il n’y a sur la terre que deux choses précieuses : la première c’est l’amour ; la seconde, bien loin derrière elle, c’est l’intelligence. Amour et intelligence ne se séparent d’ailleurs pas à qui en entend bien le sens. En dehors de cela, il n’y a rien. Dans le règne inconnu auquel j’appartiendrai quand vous lirez ces lignes, je voudrais encore pouvoir vous aimer » (6).

(1) Gaston BERGER (1896-1960) né à Saint Louis du Sénégal. Le divorce de ses parents l’amène à venir à Marseille où il doit quitter le lycée au moment d’entrer en 1ère pour travailler. La guerre arrive, il s’engage le jour de ses 18 ans. Il reste 5 ans sous l’uniforme et revient officier de la Croix de guerre. Démobilisé, il retrouve sa place dans l’entreprise. Tout en travaillant, il décide de reprendre des études. Entre temps il se marie (son fils aîné est le chorégraphe Maurice Béjart) et devient associé de l’entreprise où il travaille. Pour ses études, il va rendre visite au philosophe d’Aix, Maurice Blondel qui l’oriente vers René Le Senne alors professeur de philosophie au Lycée Thiers de Marseille. Celui-ci lui donne des leçons après le dîner. Il passe son Bac à 25 ans, puis une licence et un Diplôme d’études supérieures tout en continuant ses occupations : il dirige le personnel de la maison, visite la clientèle, court les routes de Provence.
En 1926, avec quelques amis, il fonde la Société de philosophie du Sud Est qu’il dote d’un bulletin : les Etudes philosophiques. En 1931, il rencontre Henri Bergson  qui l’encourage à travailler deux champs de la pensée : ceux de la vie mystique et de la réflexion sur le temps. En 1932 le R.P. Marie Eugène, fondateur de l’Institut Séculier N.D. de Vie, l’ouvre à la mystique des grands maîtres du  Carmel. En 1934, il s’intéresse à la pensée de Husserl et va en Allemagne rencontrer le fondateur de la phénoménologie. En 1941, il soutient ses thèses devant la Faculté des Lettres d’Aix : «  Recherches sur les conditions de la connaissance. Essai d’une théorétique pure » et « Le cogito dans la philosophie de Husserl ». C’est alors qu’il quitte l’entreprise pour l’enseignement. Il est nommé à Aix et, tout en enseignant, participe activement à la Résistance. A la Libération, il est nommé Professeur et reçoit la médaille de la Libération. Suite à l’influence de Le Senne, il s’intéresse à la caractérologie et publie entre 1950 et 1955 le « Traité pratique d’analyse du caractère » et « Caractère et personnalité ». En 1953, il est nommé directeur de l’Enseignement supérieur au Ministère de l’Education Nationale où qu’il va développer ses idées forces : la décentralisation (chaque faculté devrait développer son génie propre), il transforme les « Facultés de Lettres » en « Facultés de Lettres et Sciences Humaines » les « Facultés de Droit » en « Facultés de Droit et Sciences économiques ». Il crée les IPES pour les élèves professeurs et les doctorats de 3e cycle. Il se préoccupe de la liaison Université-Industrie et promeut la création d’écoles d’ingénieurs d’un nouveau type, les INSA (Institut National des Sciences Appliquées). Il est préoccupé par la formation permanente des enseignants et propose l’année sabbatique : une année tous les 7 ans pour des stages et des travaux d’information. Son projet est refusé par le Ministère des finances.
En juillet 1960, il quitte la direction de l’enseignement supérieur pour se consacrer à la recherche et notamment au Centre d’Etudes Prospectives qu’il avait fondé avec des universitaires, des chefs d’entreprises et des hauts fonctionnaires.  Il est nommé Directeur de recherche à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes. Le 13 novembre 1960, il perd la vie dans un accident de voiture. A l’initiative du Président Senghor, l’Université de Saint Louis du Sénégal porte le nom de Gaston Berger.

(2) Gaston BERGER : « L’homme moderne et son éducation  » P.U.F, 1962  p.80
(3) Id. page 195
(4) Id. pages 144-145
(5) Gaston BERGER. Texte intitulé L’idée d’avenir publié dans la Revue Les Annales, août 1960. Repris dans l’ouvrage posthume  Phénoménologie du temps et prospective. P.U.F. Paris 1964, p.235-236.  Maurice Béjart, fils aîné de Gaston Berger, a lu ce texte lors de son discours de réception à l’Académie des Beaux-arts, en 1994.
(6) Cité par Louis Millet in L’esprit de la Prospective, Revue Etudes philosophiques, 1961, n°4, page 391
Accueillir la radicalité de la grâce
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 17 mars 2015

Dans la grande tradition de l’Eglise, le temps liturgique du Carême que nous vivons actuellement est qualifié de « temps de la grâce ». Certes, comme l’écrit Georges Bernanos à la fin de son roman, Journal d’un Curé de campagne : « Tout est grâce », car chaque moment de notre vie nous est donné. Cependant, ce temps de préparation à Pâques se révèle particulièrement propice à nous désencombrer de tout ce qui nous fait manquer le surgissement du neuf dans nos vies. Comprendre la Grâce, c’est accueillir la Bonne Nouvelle que quelque chose de radicalement neuf et de radicalement bon est à la base de nos vies. Nous sommes précédés par un don primordial qui nous fonde. Par delà  nos erreurs, nos fautes ou les malheurs de nos existences, la source génératrice de vie est toujours présente. Dans un de ses Sermons sur le Cantique des Cantiques,  Bernard de Clairvaux fait dire au Christ : « Tu reprendras vie dans ma grâce, parce que tu auras compris que je suis plus indulgent encore que tu n’es coupable ». La grande mystique Catherine de Sienne fait parler ainsi le Christ : « Voilà le péché impardonnable dans ce monde et dans l’autre. C’est celui de l’homme, qui, en méprisant ma miséricorde, n’a pas voulu être pardonné. C’est pourquoi je le tiens pour le plus grave, et c’est pourquoi le désespoir de Judas m’attrista plus que sa trahison. Aussi, les hommes seront-ils condamnés pour ce faux jugement qui leur fit croire que leur péché était plus grand que ma miséricorde » (1).
Comme l’écrit Saint Paul « Là où la faute a abondé, la grâce a surabondé ».La générosité créatrice est infiniment plus forte que nos calculs, notre culpabilité et nos renfermements. La civilisation régnante de la marchandise tend à faire de nous des maquignons de l’essentiel. Or ce n’est que l’accessoire qui se vend et l’essentiel est toujours donné. Nous n’avons rien fait pour mériter de vivre, pour rencontrer la beauté et l’amour, pour être pardonné. Tout cela nous arrive comme une grâce. La conscience d’être fondé non pas sur nos savoirs, nos richesses, nos sécurités ou nos supposées vertus, mais sur cet improbable qu’est la Grâce amène à penser nos vies, non comme un plan de carrière, mais comme la participation au flux vital de la gratuité. Comme l’écrit avec beaucoup de justesse René Habachi dans son ouvrage, Théophanie de la gratuité, «la grâce n’est pas une force extérieure se greffant du dehors, mais une source surgissant du dedans de la liberté, quand celle-ci enfin se décrispe et se détache de ses adhérences. Alors monte le flot d’une vie plus intérieure que la vie » (2).

(1)Sainte Catherine de Sienne  Dialogue 37, Editions du Seuil 1953, page 127
(2) René Habachi : Théophanie de la gratuité Editions Anne Sigier, 1989, page 94.

L’espace laïc, lieu des itinéraires spirituels
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 mars 2015

Toute société  fonctionne dans la mesure où ceux qui la composent sont d’accord sur des règles communes du vivre ensemble. Les débats, les oppositions, l’inventivité sociétale ne peuvent exister que dans ce cadre. Se mettre d’accord sur ces règles suppose qu’aucun citoyen ou groupe de citoyens ne prétendent détenir une vérité absolue qui éliminerait les autres. La démocratie a été possible le jour où l’opposant n’a plus été identifié à un mal à soigner ou à détruire, mais reconnu comme porteur d’un point de vue minoritaire sur la réalité collective qui peut très bien, par des mécanismes d’alternance, devenir demain majoritaire.
L’avancée démocratique a donc consisté à libérer l’espace politique des affrontements religieux. C’est le sens de la séparation des Eglises, des religions et des Etats. Cela signifie non pas que la sphère politique devrait devenir antireligieuse, mais qu’elle se reconnaît comme le lieu devant permettre la coexistence des citoyens dans leur différence. Elle laisse à d’autres instances les rapports intimes de chaque conscience avec ce qui donne sens à la vie et à la mort. Elle sait que « Le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde ».
L’investissement sauvage du religieux dans l’espace politique auquel nous assistons traduit à la fois deux crises. Celle, d’abord, la perte de confiance dans les valeurs républicaines source de la démocratie. Les processus d’exclusion dans les sociétés modernes font que de plus en plus de citoyens perdent pied là où ils pensaient développer leur compétence professionnelle et la construction d’une vie familiale. L’autre crise traverse les religions. Faute de travail théologique, exégétique et spirituel, beaucoup ont laissé se développer en leur sein des fondamentalismes retrouvant le rapport idolâtre entre le sol, les communautés et les dieux qui justifie toutes les violences. Il ne faudrait pas croire que l’Islam ait le monopole de ce néo fanatisme qui envahit l’espace politique. On retrouve des phénomènes similaires dans des courants fondamentalistes de la plupart des autres religions.
L’enjeu est de taille. Il est de savoir si, dans cette période de mondialisation accélérée, celle-ci se fera par communautés identitaires concurrentes, ou bien à partir de l’accès de chaque être humain à sa responsabilité personnelle vis à vis du sens et des valeurs. Si le domaine religieux constitue l’espace des langues maternelles du sens, le spirituel commence avec la seconde naissance, celle où chaque être humain fait l’épreuve personnelle de ce qu’il pense, de ce qu’il croit, et cet espace-là est laïc. C’est ce que rappelle avec force Emmanuel Levinas : « les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple. (…)C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter. Etat d’esprit conditionnant le laïcisme, même moderne. Il ne se présente pas comme résultat d’un compromis, mais comme le terrain naturel des plus grandes œuvres de l’Esprit »

[1]  Emmanuel LEVINAS : Les imprévus de l’histoire, Editions Fata Morgana, 1994,  pages 181-183.

Carême, temps de combat spirituel
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 3 mars 2015

En ces temps de violences perpétrées pour venger Dieu ou son prophète de caricatures jugées blasphématoires, il n’est pas inintéressant de nous rappeler la signification spirituelle de la période actuelle de Carême, celle de la lutte contre la tentation permanente de créer des idoles. Il s’agit là d’un combat intérieur, et non de l’exportation meurtrière sur des boucs émissaires de notre incapacité à assumer nos contradictions et nos mensonges. Ce temps de Carême fait mémoire du séjour du Christ au désert inaugurant sa vie publique par un affrontement avec les tentations fondamentales de l’être humain. Dans ce combat, le diable conduit le Christ sur le sommet du Temple et lui propose un triomphe médiatique au nom de la citation du Psaume 91 : « Si tu es Fils de Dieu, jette-toi d’ici en bas car il est écrit : « il donnera pour toi des ordres à ses anges afin qu’ils te gardent » et encore « Ils te porteront de leurs mains, de peur que ne heurtes du pied quelque pierre ».. Nous avons là l’archétype de toutes les utilisations  fondamentalistes des textes consistant à isoler une citation pour justifier les comportements les plus douteux.
Trop souvent, les pires caricatures de Dieu ne viennent pas de dessinateurs satiriques ou d’anti cléricaux notoires, mais bien de certains  disciples d’une religion qu’ils instrumentalisent.  On pourrait faire une anthologie de textes émanant, au cours de l’histoire, de papes, de prêtres, de pasteurs, de popes, d’imams, de rabbins défigurant l’image de Dieu au nom de leur institution, de leur dogme  ou de leur collusion avec un pouvoir politique ou nationaliste. Avant de pourfendre ceux qui, de l’extérieur, ridiculisent les religions, luttons contre les caricatures de Dieu que proposent trop souvent certains de leurs représentants.  Comme l’écrit le poète René Char : « Quand on a pour mission d’éveiller, on commence sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi »
Dans une belle prière adressée à Dieu, la sociologue Khadidja Abada-Charlot, enseignante à l’Université et membre du groupe de recherche islamo-chrétien, invite les croyants à invoquer la grâce de rester fraternellement en recherche : « Tes pires ennemis sont nous-mêmes, ceux qui disent T’aimer, T’adorer, et qui Te confisquent comme un vulgaire jouet, le hochet de leurs fantasmes de puissance. (…) T’ignorant en croyant Te servir, nouveaux athées qui se sont appropriés Toi. Ultime blasphème. Comme les Aztèques, ils pratiquent les sacrifices humains ; comme avant Abraham, ils immolent leurs propres enfants. Puisses-Tu leur pardonner, Toi qui es le Clément et le Miséricordieux, le Matriciant et le Matriciel, l’Amant de l’humanité et puisses-Tu nous préserver de leur terreur pour nous laisser Te chercher encore et toujours, non seulement dans les Livres que Tu as inspiré, mais surtout dans nos pauvres petits amours humains si fragiles et si ambigus, nos conjoints, nos enfants, nos amis.
Je vous en supplie, Allah, Dieu, Adonaï, Rabbi, mon Seigneur, protégez-nous de ceux qui disent Vous servir »

Adieu Pedro, compagnon de nos nuits et de nos aurores
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 24 février 2015

Le frère dominicain Pedro Meca qui vient de disparaître aura été un éveilleur à la réalité de l’Evangile vécue dans la rencontre avec ceux qu’on appelle « les exclus ». Né en 1935 au pays basque espagnol, il a vécu son enfance dans la pauvreté. Son père est mort quelques mois après sa naissance. Sa mère biologique, opposante à Franco, s’est réfugiée en France. Il est alors élevé par une famille d’accueil. A 17 ans, Pedro fuit l’Espagne pour la France où il rejoint sa mère. En 1956, il rencontre un soir un frère dominicain. « Il allumait sa pipe. Je me suis arrêté pour lui demander du feu. » Pedro discute avec lui, le revoit souvent. Il se décide à devenir prêtre chez les dominicains alors qu’il était jusqu’alors contrebandier et vivait de trafics de cigarettes ou d’alcool (1).
Dans un témoignage publié sur le site internet des dominicains de France, il s’exprime ainsi sur son parcours : « L’imprévu détermine souvent le cours d’une vie. Je n’avais jamais pensé devenir travailleur social. Un frère m’a demandé de travailler avec lui dans une « discothèque » à Paris appelée Le Cloître  dont il était directeur et l’Abbé Pierre, propriétaire. Dans ce lieu de rencontres régulières, comme barman, je pouvais écouter les personnes qui avaient besoin de parler. Je pense avoir davantage « confessé » derrière ce comptoir que dans un confessionnal ».  Après la fermeture de la discothèque, il créera l’Association Les Compagnons de la Nuit (2)  pour continuer avec d’autres, cette présence auprès des marginaux, d’abord dans la rue, puis dans un lieu appelé la Moquette (3) qu’il définissait ainsi : « un lieu d’échange et de création entre les personnes  où nous avons eu toujours le souci de mélanger SDF et ADF (Avec Domicile Fixe) afin de créer une ouverture à l’ensemble de la société ;(…) C’est un terrain de lutte contre les attitudes excluantes dont nous sommes tous porteurs ADF comme SDF ».
Son travail et sa réflexion l’ont conduit à interroger les principes fondamentaux du travail social. Pour lui, l’erreur tragique serait de  définir un être humain par ses manques : un « sans abri »,  un « sans papier », un « sans travail ». A ces yeux, la dignité d’un être humain commence lorsqu’il a reçu suffisamment pour être en mesure lui-même de donner quelque chose. On habite vraiment quelque part lorsque l’on peut recevoir quelqu’un. Voilà pourquoi, me disait-il, certains SDF préfèrent, parfois au risque de leur vie, leur coin de rue à l’abri chauffé qu’on leur propose. Sur ce trottoir,  ils peuvent avoir la compagnie de leur chien et rencontrer d’autres compagnons d’infortune qui savent où les trouver. D’où sa préoccupation constante de situer le travail social dans l’échange : « Un homme ne peut se refaire que lorsqu’il se sent attendu, lorsqu’il est de nouveau quelqu’un pour d’autres. Il ne s’agit pas seulement de manques à combler mais de potentialités à révéler » (4)
Pedro définissait ainsi sa manière de vivre sa foi : « Dieu ne nous a pas fixé rendez-vous dans tel lieu, pour telle pratique religieuse… Il l’a donné dans la rencontre avec nos frères, quels qu’ils soient. Et surtout les frères souffrants. C’est dans la mesure où je regarde les hommes comme mes frères que je me retourne vers mon père. Quand on s’adresse à Dieu, peut-être que l’on se parle à soi-même. Quand on s’adresse au frère, il est là ! Dans les évangiles, chaque fois qu’une question hautement théologique est posée au Christ, il répond par un comportement. Curieux non ? »   (5)

(1)- Pedro Meca a raconté son histoire dans deux livres écrits avec Blandine de Dinechin : La Vie, la nuit, Cerf, 1989, et Contrebandiers de l’espoir, Grasset, 1997.
(2)– Pedro Meca et les Compagnons de la Nuit : Poèmes de la Nuit, Editions Cana, 2000.
(3)– Ce lieu d’accueil fonctionne toujours : 15, rue Gay-Lussac 75005 Paris. Email : lamoquette@compagonsdelanuit .com
(4) Pedro Meca : Compagnon des SDF <www.dominicains.fr>
Pedro Meca : Mon Dieu est relation, <www.croire.com>

Pour une écologie au service d’un universalisme pluriel
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 17 février 2015

La question écologique devient de plus en plus centrale dans les préoccupations des citoyens de la Planète. Bien loin de se réduire aux différentes crises d’un parti politique se définissant comme écologique, elle touche à ce qui constitue les bases du vivre ensemble dans un monde où les interactions sont de plus en plus évidentes. C’est pourquoi, avant d’être une question économique et financière, l’écologie s’affronte aux paradigmes qui définissent  notre façon d’habiter le monde. A ce niveau d’analyse,  les voix des philosophes, des poètes, des spirituels sont fondamentales.
C’est ce que développe l’historien des idées et philosophe Mohammed Taleb dans deux ouvrages dont l’un analyse  « la parole méconnue de l’écologie vue du Sud » (1) Le second nous présente 49 portraits de spirituels, philosophes, poètes aussi bien de Grèce et d’Allemagne que de l’Andalousie musulmane, de l’Inde ou de la Russie qui nous invitent « à en finir avec le désenchantement capitaliste de la Nature, et entrer dans les lueurs vivifiantes de l’Aube » (2).
L’auteur définit  l’écologie du Sud comme un mouvement de résistance  à l’hégémonie de l’écologie occidentale et de création d’alternatives. Il insiste sur ses spécificités : « importance de la dimension spirituelle et culturelle, tonalité sociale et populaire, mobilisation des femmes pauvres, critique morale du capitalisme ». Le fil conducteur de la réflexion de Mohammed Taleb s’exprime ainsi : « le défi colossal que les sociétés civiles du Sud doivent relever n’est pas de donner une âme au capitalisme ou encore une âme à la mondialisation, mais bien, à l’inverse, de révéler l’âme de ce qui résiste à cette dernière ». Dans un monde oscillant entre la soumission à la mondialisation néolibérale et les régressions identitaires, Mohammed Taleb met en avant la voie du « singulier universel, du singulier qui cristallise dans un lieu, dans une expérience, quelques unes des potentialités de l’universel ; et de l’universel qui prend, pour se révéler, les figures d’une multitude de formes singulières » (3).
Pour lui, la chosification de l’environnement et celui de l’humain sont deux aspects d’une même crise.  L’écologie spirituelle qu’il promeut conteste radicalement  l’individualisme quantitatif et utilitaire : « La figure de l’humain qu’elle propose n’est pas l’homo oeconomicus, mais l’homo universalis cher au néoplatonisme de la Renaissance. (…) C’est cet humain, et lui seul, qui est capable de responsabilité, de compassion, d’intelligence à l’égard de tous les vivants, capable d’une amitié environnementale » (4).
Voilà pourquoi beaucoup de théologiens de la libération ont opéré ce que l’auteur appelle « le tournant écosocial » comme l’exprime le théologien Leonardo Boff « Aujourd’hui, nous avons besoin de revenir à cette vision de la Terre comme Grande Mère et Gaïa. C’est la vision véridique. Elle seule peut offrir les conditions pour un nouveau modèle de production et de consommation qui nous fasse sortir de la crise actuelle. Elle seule pourra nous garantir un futur commun de vie et d’espérance. Pour parvenir à cette vision, il nous faut sauvegarder la dimension du cœur, la valeur de la raison sensible, de l’intelligence spirituelle, de l’affection et de l’amour » (5).
(1)Mohammed TALEB : L’écologie vue du Sud. Pour un anticapitalisme éthique, culturel et spirituel, Editions Sang de la Terre, 2014. Cet ouvrage raconte les mobilisations paysannes en Inde, en Amérique latine, en Afrique ; l’écologie de la résistance en Palestine. Un chapitre est consacré à la philosophie et théologie de la libération sociale.
(2)Mohammed TALEB : Nature vivante et âme pacifiée. De Plotin à Henry-David Thoreau. D’Ibn Arabi à Rabindranath Tagore. De Hadewijch d’Anvers à Carl Gustav Jung, Éditions Arma Artis, 2014
(3)Mohammed TALEB : L’écologie vue du Sud, op.cit. page 154. L’auteur a fondé, en 1994, une association intitulée Le singulier universel dont le but est « d’apporter – sur les terrains de la pensée et de la création de réseaux – une contribution relative aux interactions et aux réciprocités entre l’humain et le non humain, la culture et la nature, la raison et l’imaginaire ». Contact <lesingulieruniversel@yahoo.fr>
(4)Mohammed TALEB : Nature vivante et âme pacifiée op.cit. page 17
Leonardo BOFF : Pistes pour une nouvelle vision écologico-spirituelle. In DIAL, 2011 cité par Mohammed TALEB in Ecologie vue du Sud, op.cit. page 164

Résister aux idolâtries nationalistes et religieuses
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 10 février 2015

Depuis plusieurs mois, les médias ne cessent de nous alerter sur la multiplication des dérives meurtrières issues des fondamentalismes nationalistes et religieux. Pour la première fois, depuis des décennies, des dirigeants de grands pays évoquent les dangers de guerre en Europe. Et au sein de chaque pays apparaissent des fractures entre communautés. Plusieurs « artisans de paix » avouent leur découragement devant cette situation. La crise actuelle ne porte pas simplement sur des querelles de puissances ou d’argent, elle touche à ce qui fait le sens de notre existence commune. Aussi, elle  nous oblige à sortir de la frénésie médiatique baptisée si faussement « temps réel » pour prendre le recul nécessaire permettant travailler sur le sens et les modes de nos vies.
Pour cela, les travaux des sociologues, économistes, géopoliticiens, théologiens et autres experts peuvent être des outils précieux. Mais, plus fondamentalement, je crois que nous avons beaucoup à apprendre des aventuriers spirituels issus des différentes traditions. Ainsi, dans le domaine chrétien, la lecture du texte anonyme d’un mystique anglais du XIVe siècle intitulé « Le nuage de l’inconnaissance » (1) nous aide à travailler sur nos « fondamentaux ». Le commentaire de Bernard Durel, dominicain formé aux pratiques zen, donne une extraordinaire actualité à ce texte plusieurs fois séculaire. Bien loin d’être un éloge de la paresse intellectuelle, cet ouvrage remet en question notre volonté de maîtriser le monde par le calcul afin que « rien ne nous arrive ». Or les choses essentielles sont, évidemment, celles qui nous arrivent sans que nous les ayons colonisées d’avance dans quelque planification d’expert : tomber amoureux, éprouver une émotion esthétique, vivre la convivialité d’une rencontre. En langage religieux, c’est dire que l’essentiel du réel  relève de l’ordre de la gratuité, de la grâce.
Au disciple qui souhaite posséder la méthode et le procédé pour parvenir à la libération, l’auteur du Nuage d’inconnaissance répond : « Si tu me demandes par quels moyens et par quels procédés tu peux parvenir à cette œuvre, je prie Dieu tout-puissant de t’instruire lui-même. Pour moi je ne puis que te faire comprendre mon impuissance à te répondre et il n’y a là rien qui doive t’étonner. Cette œuvre, en effet, est celle de Dieu seul, et il l’accomplit dans l’âme à qui lui plaît, sans aucun  mérite de leur part » (2). On aimerait que tous ceux qui s’intitulent maîtres spirituels sachent ainsi s’effacer devant l’expérience de chacun face à l’essentiel.
Bernard Durel commente ainsi ce texte : « La grâce, c’est le réel lui-même – « tout est grâce ». Ce que la grâce exprime, c’est exactement l’inverse de l’attitude du propriétaire comme si les choses m’étaient dues ». (…). La crise nous apprend à quitter définitivement la tentation d’être arrivé et de nous enfermer dans un confort matériel ou spirituel. Elle nous rappelle notre condition de passant. Comme l’écrit encore Bernard Durel, « ce qui est important dans la vie spirituelle, ce n’est pas d’être arrivé, c’est de maintenir la mobilité ; si on s’enferme dans une définition, c’est l’idolâtrie, telle qu’en parle la Bible.  Être en chemin, avoir le sentiment qu’on ne sait pas trop où l’on en est, c’est la vie » (3).
Face aux tentations des enfermements nationalistes et/ou religieux, les mystiques de toutes traditions se retrouvent pour nous engager à rester des nomades en quête d’une vérité toujours nouvelle et dont personne ne saurait prétendre saisir la totalité.
(1) Le nuage de l’inconnaissance. Une mystique pour notre temps. Présentation et commentaire de Bernard Durel. Éditions Albin Michel 2008
(2) Idem page 202

La passion de la rencontre
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 03/02/15

En 1992 un essayiste américain influent, Francis Fukuyama publiait un best seller intitulé La fin de l’histoire et le dernier homme (1). Prenant acte de la chute du mur de Berlin et de la fin de la guerre froide, il  annonçait le crépuscule des idéologies par un consensus planétaire sur la démocratie libérale. Plus de 20 ans après, force est de constater que les fanatismes religieux et les nationalismes agressifs sont de nouveau à la une de l’actualité. Le Président Poutine relance la guerre froide au nom cette fois, non plus du prolétariat international, mais du nationalisme russe, tandis que les fondamentalismes religieux interviennent de plus  en plus dans le champ politique aussi bien à l’Est qu’à l’Ouest.
Dans ce contexte, ceux qui se veulent « artisans de paix » doivent plus que jamais travailler à l’évolution des consciences pour de ne pas succomber aux innombrables simplismes totalitaires qui continuent leur œuvre  de mort. Si les conférences internationales peuvent aider à la régulation de ces conflits, le travail quotidien de rencontre de l’autre, d’abandon de ses préjugés, du risque de la découverte de l’inconnu reste  fondamental.
C ‘est ce bilan que dresse, au soir de sa vie, Stan Rougier, prêtre « globe trotter »  et écrivain. Dans son dernier ouvrage intitulé La passion de la rencontre, il évoque une soixantaine de rencontres avec des personnes, certaines très connues et d’autres plus modestes, qui ont constitué des moments décisifs dans son évolution personnelle. Pour Stan Rougier, la logique d’une existence ne consiste pas à bâtir un système idéologique ou religieux, mais à rencontrer avec bienveillance ceux qui croisent notre route. « Enchanté de faire votre connaissance ! C’était cette superbe formule que prononçaient mes parents en saluant quelqu’un pour la première fois. J’étais intrigué parce cette phrase. Je la prends de plus en plus au sérieux. Faire connaissance est un enchantement » (2). Et c’est ainsi qu’un Musulman peut aider à l’évolution spirituelle d’un Chrétien ou qu’un jeune en proie à une crise existentielle peut remettre en marche un adulte.
Ce travail quotidien d’attention et d’écoute est un préalable pour nous libérer de la violence  nourrie de nos projections  sur celui qui est différent pour en faire le bouc émissaire de nos peurs et de nos haines. C’est ce que reconnaissait Jacques de Bourbon-Busset, académicien et diplomate dans sa préface à l’un des ouvrages de Stan Rougier : « Je suis un ancien diplomate, donc un vieux renard. Je ne serai pas suspect, dans ces conditions, de sensiblerie ou d’idéalisme, si je dis que l’essentiel de ma conviction rejoint celle de Stan Rougier : ce qui compte dans la vie, ce n’est pas la réussite sociale, qui est toujours illusoire, ce n’est pas l’autosatisfaction intellectuelle, que le moindre mouvement de lucidité rend dérisoire, ce qui compte, c’est d’aider quelqu’un ou quelques uns à vivre » (3).

(1) Francis FUKUYAMA : La fin de l’histoire et le dernier homme, éditions Flammarion, 1992
(2) Stan ROUGIER (en collaboration avec Nathalie Calmé) : La passion de la rencontre, éditions Le Relié, 2014, page 11. Parmi les personnes rencontrées on peut citer entre autres l’Abbé Pierre, André Chouraqui, Yvan Amar, Maurice Clavel, Olivier Clément, Arnaud Desjardins, Alain Chevillat,  Jorge Bergoglio, Helder Camara, Robert Hossein, Jean-Marie Lustiger, Marthe Robin, Christiane Singer, Faouzi Skali, Françoise Verny, France Quéré, Lanza del Vasto, Frère Roger, Larbi Kechat, Jacques Lebreton, Sœur Emmanuelle, Colette Kessler, Pir Vilayat Inayat Khan, Philippe Maillard, Mijou Kovacs…
(3)  Jacques de BOURBON-BUSSET, Préface à l’ouvrage de Stan Rougier : Comme une flûte de roseau, éditions Le  Centurion, 1983

Quel « crédit » pour le vivre ensemble ?
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 27 janvier 2015

Lorsque le Premier Ministre de la France, dans une déclaration devant l’Assemblée Nationale, affirme qu’un apartheid existe dans notre pays, il reconnaît l’existence de fractures majeures. Ce diagnostic va bien au-delà des passes d’armes entre majorité et opposition sur les crédits plus ou moins bien utilisés pour les banlieues ;  il conduit à nous interroger sur le cœur même de l’exercice de la politique.
Toute société suppose que nous fassions collectivement « crédit » à une hiérarchie de valeurs capable de permettre les compromis permanents que suppose le vivre ensemble. Ces « croyances » collectives sont au cœur de la vie démocratique comme l’analyse avec justesse l’écrivain Régis Debray : « Nos façons de croire changent, mais non notre disposition à faire crédit. Pourquoi ? Parce qu’en vertu d’une incomplétude qui nous fait grand tort mais qui échappe à notre volonté nous ne pouvons faire corps avec nos semblables pour édifier des personnalités collectives distinctes et durables sans nous ouvrir à quelque chose qui nous dépasse » (1). La tâche de l’homme politique est de faire vivre ce « crédit collectif » qui permet de sortir du règne de la violence entre les humains et sans lequel il n’est pas de vie commune possible. Or, la réduction de l’art politique à la bonne gestion des comptes publics  conduit à ce que ce « crédit » fondateur se dévalue en  exercices comptables. Faire crédit, c’était donner sa foi, faire confiance. Aujourd’hui, le crédit définit la colonne de droite de nos relevés bancaires. Et « la main invisible des marchés financiers » est invoquée comme la Providence qui va créer du lien social, nourrir les pauvres et réconcilier les hommes entre eux
A l’heure où la laïcité revient au centre du débat politique, il ne suffit pas de dénoncer les fondamentalismes religieux qui font la « Une » de l’actualité. Dogmatismes, sectarismes, nationalismes, totalitarismes, fondamentalismes ne sont pas l’apanage des « religieux » mais  des tentations permanentes pour tenter d’échapper à la condition humaine qui fait de chacun d’entre nous un voyageur et non le gestionnaire de certitudes. Cela conduit à la sacralisation des enfermements qui naissent de nos peurs. Or, cette « incomplétude » qu’analyse Régis Debray, cette blessure dans nos besoins de sécurité, c’est la chance pour l’homme de la plus grande ouverture.
C’est le chemin que propose Maurice Bellet dans son dernier ouvrage intitulé « L’explosion de la religion ». L’éclatement contemporain de l’univers du religieux lui paraît engendrer deux dérives  qu’il caractérise ainsi : « le château-prison de la doctrine implacable ou le marais infini des incertitudes meurtrières ». Pour sortir de ces impasses, Maurice Bellet invite à nous engager dans l’itinéraire qu’il décrit ainsi « Voici qu’un étrange pèlerin part en pèlerinage sans savoir où peut bien se trouver le Sanctuaire de son désir. Il sait et ne sait pas d’où il part. Car il connaît sa ville et sa maison, mais pas ce qui déjà l’habite par ce souffle « dont tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ». Il ne peut que marcher sans savoir, « et c’est pourquoi il est dans la vérité », car il demeure dans l’accueil de l’advenant. (…) S’il en est ainsi, tout ce que je puis dire, et déjà me dire, ne peut être qu’offert. Le premier mot n’est pas « il faut ». L’éthique n’est pas mon commencement ; et la logique non plus, si c’est elle qui me serre où je suis et condamne d’avance ce qu’elle juge impossible.
Il n’y a ici de parole que comme offrande » (2).
Depuis qu’Abraham a écouté  l’appel à quitter son univers familier  pour ouvrir la voie à des peuples monothéistes, nous savons que toute parole essentielle ne saurait être qu’une invitation au voyage.

(1) Régis DEBRAY : Dieu, un itinéraire : matériaux pour l’histoire de l’Eternel en Occident, Editions Odile Jacob, 2001,  Chapitre XII.
(2) Maurice BELLET : L’explosion de la religion, Editions Bayard, 2014, pages 22-23
Religion et universalité humaine : la laïcité.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 20 janvier 2015

L’onde de choc causée par l’assassinat d’une partie de la rédaction de Charlie Hebdo et le crime antisémite du super marché de la porte de Vincennes n’en finit plus de déferler sur nos sociétés. Les  grandes manifestations du 11 janvier ont traduit la volonté de millions de citoyens de se réapproprier non seulement les valeurs de la devise républicaine : liberté, égalité, fraternité, mais aussi celle de la laïcité. En ces périodes de fureurs identitaires religieuses et de procès des religions considérées comme génératrice de violence, il me semble utile d’entendre la voix d’un croyant juif lithuanien qui est aussi un des plus importants philosophes français du 20 siècle : Emmanuel Levinas. C’est pourquoi, je vous propose cet extrait d’un de ses écrits sur la laïcité qui me paraît dépasser le cas particulier du judaïsme et éclairer nos débats actuels.
« Les institutions laïques qui placent les formes fondamentales de notre vie publique en dehors des préoccupations métaphysiques, ne peuvent se justifier que si l’union des hommes en société, si la paix, répond elle-même à la vocation métaphysique de l’homme. Sans cela, le laïcisme ne serait que la recherche d’une vie tranquille et paresseuse, une indifférence à l’égard de la vérité et des autres, un immense scepticisme.  Les institutions laïques ne sont possibles qu’à cause de la valeur  en soi de la paix entre les hommes. Mieux qu’une condition, formelle ou négative, d’autres valeurs qui seraient positives, la société s’affirme, pour les amis de la laïcité, comme valeur positive et valeur primordiale. Cette recherche de la paix peut s’opposer à une religion, inséparable des dogmes. Car les dogmes se révèlent au lieu de se prouver et heurtent les formes de pensée ou de conduite, qui unissent les hommes, pour leur apporter discorde et division. Mais si le particularisme d’une religion se met au service de la paix, au point que ses fidèles ressentent l’absence de cette paix comme l’absence de leur dieu, si la vocation subjective qui distingue le fidèle de ses prochains ou de ses lointains, ne le rend ni tyrannique ni envahissant, mais plus ouvert et plus accueillant – la religion rejoint l’idéal de la laïcité.
Dans le judaïsme, le conflit ne peut surgir parce que, pour lui, le rapport avec Dieu ne se conçoit à aucun moment en dehors du rapport avec les hommes. Le Sacré ne consume pas, ne soulève pas le fidèle, ne se livre pas à la thaumaturgique liturgie des humains. Il ne se manifeste que là où l’homme reconnaît et accueille autrui. A cause de son opposition à cette idolâtrie du Sacré, les auteurs anciens ont pu qualifier le judaïsme d’impie ou d’athée. (…) La connaissance de Dieu consiste selon le verset 16 du chapitre 22 de Jérémie « à faire droit au pauvre et au malheureux ». Le Messie se définit, avant tout, par l’instauration de la paix et de la justice – c’est-à-dire par la consécration de la société. Aucun espoir de salut individuel – quels que soient les traits sous lesquels on le rêve – ne se peut, ne se pense en dehors de l’accomplissement social, dont les progrès résonnent, à l’oreille juive, comme les pas mêmes du Messie. Dire de Dieu qu’il est le Dieu des pauvres ou le Dieu de la justice, c’est se prononcer non pas sur ses attributs, mais sur son essence. D’où l’idée que les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple. Le malheur de l’homme est dans la misère qui détruit et déchire la société. Le meurtre est plus tragique que la mort. (…)C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter ». (1)

(1) Emmanuel LEVINAS : Les imprévus de l’histoire, Editions Fata Morgana, 1994,  pages 181-183.
« A tous ceux, bien vivants, qui savourent le mot gratuité… »
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du13 janvier 2015

Au lendemain des journées historiques qui ont vu le fanatisme, au nom du sacré, tenter d’anéantir la rédaction d’un journal et le sursaut de millions de Français clamant les valeurs fondamentales de liberté, de laïcité, d’égalité et de fraternité, il est capital, au delà de l’émotion et du spectacle en « live » que nous ont donnés les chaînes de télévisions, de tenter de penser quelques lignes de force pour ce qu’on appelle « l’après ».
Celle de la laïcité me paraît d’une importance majeure, dans la mesure où elle tend à séparer la gestion de la vie publique de toutes les expressions historiques du sacré dont la fonction est de calmer l’angoisse de l’homme devant les questions fondamentales qui l’assaillent. Si les religions ont été et restent des vecteurs historiques de ce sacré, c’est aujourd’hui le règne de l’argent théorisé par la pensée économique dominante, qui en est le support essentiel.
Les assassins de la rédaction de Charlie Hebdo n’ont pas seulement supprimé plusieurs dessinateurs pourfendeurs des fanatismes religieux mais, avec Bernard Marris, un des penseurs les plus lucides de la science économique. Ce professeur d’université, membre du conseil général de la Banque de France, féru de littérature et dispensateur chaque semaine, dans Charlie Hebdo, de billets stimulants sur l’actualité de l’économie, était un analyste impitoyable des dérives de l’économie marchande « qui phagocyte tout ce qui relève de la gratuité et de la solidarité ».
Dans un ouvrage essentiel intitulé Capitalisme et pulsion de mort, il dénonce l’usage de l’argent comme « baguette magique qui chasse les terreurs et entretient les espoirs. Avec notre bouclier d’or, nous pouvons avancer dans la vie menaçante, et que de temps allons nous consacrer à construire ce bouclier d’or ! » (1). Il propose une lecture de la crise actuelle à travers le double prisme de ce que Freud nomme « la pulsion de mort », et « le désir morbide de la liquidité » que l’économiste Keynes dénonçait dans le contexte de la crise de 1929. Dans un de ses plus récents ouvrages, il imagine l’avènement, après « l’homo hierarchicus » des sociétés traditionnelles et « l’homo oeconomicus » de sociétés modernes, d’un « homo benevolens »  qu’il définit, à rebours du modèle  économique obsédé d’accumulation, sur le modèle du chercheur. « Il est un domaine où l’on ne peut exister que par la coopération, sinon l’on meurt, c’est la recherche. (…) Le chercheur, altruiste par nécessité, est le caractère, le personnage qui peut être généralisé dans une société de la connaissance. (…) Il n’y a pas que les chercheurs qui fonctionnent selon le donner-recevoir-rendre. Les milliers d’associations sont, à leur manière, des chercheurs et des développeurs libres. Toutes ces cigales créent une énorme richesse qui n’est jamais comptabilisée, contrairement à celle des fourmis » (2).
Si nous devons rester vigilant pour combattre les fondamentalismes religieux qui menacent notre vivre ensemble, Bernard Marris nous invite aussi à décléricaliser notre vie quotidienne confisquée par  le dogmatisme libéral. Pour cela, je ne saurais trop conseiller la lecture son Antimanuel d’économie qu’il dédicace « A l’économiste inconnu, mort pour la guerre économique, qui toute sa vie expliqua magnifiquement le lendemain pourquoi il s’était trompé la veille, à tous ceux, bien vivants, qui savourent le mot gratuité » (3).

(1)Gilles DOSTALER, Bernard MARIS : Capitalisme et pulsion de mort, éditions Albin-Michel, 2009, page 83
(2)Bernard MARIS : Plaidoyer (impossible) pour les socialistes, éditions Albin-Michel, 2012, pages 216-219
Bernard MARIS : Antimanuel d’économie, 2 tomes, éditions Bréal 2003 et 2006. Voir également son ouvrage : Lettre ouverte aux gourous de l’économie qui nous prennent pour des imbéciles, éditions Albin-Michel 1999.

Vœux 2015 avec le pape François.
Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 6 janvier 2015

En ce début d’année, la coutume veut que nous nous adressions mutuellement de vœux. Je ne saurais mieux faire que de m’inspirer de ceux que le pape François vient d’adresser le 22 décembre dernier à la Curie vaticane (1). La presse du monde entier s’est faite l’écho de la « leçon » sur «les maladies  et les tentations qui affaiblissent notre service »  adressée à l’ensemble des membres d’une administration centrale, qui comme toutes les administrations centrales, peut être tentée par l’enfermement et l’autisme conduisant à des comportements inefficaces et dérisoires.  Et François de citer, entre autres, « se croire indispensable », « la pétrification mentale et spirituelle de ceux qui se cachent derrière leurs dossiers », « le fonctionnarisme », « la maladie qui consiste à diviniser les chefs par souci de carriérisme ou d’opportunisme », « la maladie des cercles fermés », « la rivalité, la vanité, la rumeur, la médisance et le commérage » « la maladie du profit mondain et des exhibitionnistes qui transforment le service en pouvoir ».
Bruno Frappat, ancien Directeur du journal catholique La Croix  se félicite de la justesse de ce diagnostic. De par ses fonctions, en plusieurs occasions, il eut l’occasion de rencontres à la Curie romaine. « Dire que ces visites furent toujours un plaisir serait excessif. Ce fut, à l’occasion, humiliant. (…) Nous avons subi l’arrogance hautaine et le mépris (y compris machiste) d’un dignitaire qui se prenait quasiment pour Dieu le Père devant nous, pauvres bestioles indigne de recevoir l’aumône d’un sourire ou la grâce d’un encouragement » (2).
Il serait trop facile de nous dédouaner d’un examen de conscience sur nos comportements en brocardant les dérives des camarillas violettes ou rouges  de la curie romaine. Chacun d’entre nous, au niveau de la plus modeste des responsabilités qu’il exerce, peut être tenté par ces comportements fort peu évangéliques.
Comme remède à ces tentations, le pape François écrit : « Ne perdons pas cet esprit joyeux qui sait manier l’humour, et même l’autodérision. Comme une bonne dose d’humour sain nous fait du bien ! Réciter souvent la prière de saint Thomas More nous fera le plus grand bien : je le fais tous les jours, cela me fait du bien ». Pour suivre ce conseil de François, je vous adresse, en guise de vœux, cette prière de Thomas More : « Donne-moi une bonne digestion, Seigneur, et aussi quelque chose à digérer. Donne-moi la santé du corps avec le sens de la garder au mieux, Donne-moi une âme sainte, Seigneur, qui ait les yeux sur la beauté et la pureté, afin qu’elle ne s’épouvante pas en voyant le péché, mais sache redresser la situation. Donne-moi une âme qui ignore l’ennui, le gémissement et le soupir. Ne permets pas que je me fasse trop de souci pour cette chose encombrante que j’appelle « moi ». Seigneur, donne-moi l’humour pour que je tire quelque bonheur de cette vie et en fasse profiter les autres ». (3)

(1)Cf. <www.la-croix.com/Religion/Actualite/Pape-Francois-le-texte-integral-
du-discours-des-15-maladies-2014-12-24-1284566>.
(2)  Bruno FRAPPAT : Les quinze commandements in journal La Croix des 3 et 4   janvier 2015, page 28.
(3)Thomas MORE (1478-1535), juriste, historien, philosophe, humaniste, théologien et homme politique anglais. Nommé Chancelier du roi par Henri VIII, il désavoue le divorce du roi et refuse de cautionner l’autorité que s’était arrogée celui-ci en matière religieuse : il démissionne de sa charge en 1532. Devant la persistance de son attitude, il est emprisonné, puis exécuté comme « traître ». Il fut canonisé par Pie XI en 1935.