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Chroniques 2020

« Noël aura-t-il lieu ? » Georges BERNANOS.

Chronique de Bernard Ginisty du 11 décembre 2020

Dans ces semaines où nous sommes suspendus au verdict des experts et des politiques pour savoir si, compte tenu de l’évolution de la pandémie due au corona virus, nous pourrons participer à la fête de Noël, un texte de l’écrivain chrétien Georges Bernanos, écrit pour le 25 décembre 1947, me paraît d’une grande actualité.

Dans le désenchantement qui a suivi les espoirs nés de la fin de la guerre et de la Libération, il écrit ceci : « On s’imagine très bien les hommes s’interrogeant entre eux un matin du 26 décembre : « Mais, dites-donc, n’était-ce pas hier Noël ? – Noël ? Voyons, voyons, nous étions hier le 24, consultez le calendrier – Alors, c’est aujourd’hui Noël ? Pas du tout, nous sommes aujourd’hui le 26, fête de saint Etienne, c’est justement le nom de mon oncle -Sacrebleu ! il y a maldonne, on devrait téléphoner aux savants de l’Observatoire. Mais les savants de tous les observatoires du monde multiplieraient en vain leurs calculs, personne ne retrouverait jamais les vingt- quatre heures mystérieusement perdues. (…) Que viendra faire dans un monde tel que celui-ci un jour consacré depuis deux millénaires non seulement au plus auguste des mystères de notre foi, mais à l’enfance éternelle qui à chaque génération fait déborder à travers nos cloaques son flot irrésistible d’enthousiasme et de pureté » (1).

Le malaise de la civilisation, le désenchantement du monde, la crise du politique, la fracture sociale, la pandémie : autant de drames vécus comme la fin d’un monde qui avait été porteur. Cette crise majeure peut conduire à se crisper, à mort, sur des identités d’origine tribale, nationale, religieuse. A tous ceux qui vivent ces crises, ces effondrements, ces dépressions, Noël rappelle que chaque perte d’une sécurité, d’une protection, d’une façon de penser, peut être la chance d’une nouvelle naissance. Face à notre tendance à nous enclore dans des répétitions sécurisantes, cette espérance nous dit qu’il vaut la peine de naître au lieu de végéter dans nos nostalgies ou nos déceptions. L’engagement dans le vivre-ensemble, malgré l’ironie des désabusés, le cynisme des nantis, et le repli de ceux qui désertent les luttes pour la dignité de l’homme, témoigne de ce que Noël n’est pas une vieille, pieuse et émouvante histoire, mais une invitation permanente à renaître.

L’irruption du Verbe fait chair ouvre une brèche dans l’histoire des hommes. La fête qui, selon la liturgie du jour de Noël, annonce : « Aujourd’hui la lumière a brillé sur la terre. Peuples de l’univers, entrez dans la clarté de Dieu » est tellement dérangeante, que nous avons décidé d’en faire un gentil décor pour la célébration de la consommation posée comme pratique « religieuse » indispensable à un monde géré par l’idole économiste. Nous n’avons pas assez de guimauve, de mièvrerie, de dindes et de foies gras pour la colmater.

C’est à des lieux et à des temps de renaissance que nous convie la fête de Noël. Non dans des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui. Désormais, « le Verbe en venant dans le monde illumine tout homme », et aucun pouvoir ne peut plus masquer cette lumière. Nous ne chantons pas à Noël l’émouvante esthétique de nos enfermements et de nos sécurités, mais l’invitation à inventer la fraternité humaine qui désormais peut seule donner sens à l’histoire. L’Évangile n’est pas le lieu de notre bonne conscience ou de notre refuge identitaire. Il est perpétuelle naissance par-delà toutes ses expressions historiques. Comme l’écrivait le philosophe et théologien Maurice Bellet : L’inouï de l’Évangile doit prendre “ figure humaine ”, historique ; mais dès que cette figure se fixe, elle ment ; il n’y a que des commencements ” (2).

(1) Georges BERNANOS (1888-1948) : Noël aura-t-il lieu ? in Essais et écrits de combat, tome 2, bibliothèque de la Pléiade, éditions Gallimard 1995, page 1202.

(2) Maurice BELLET (1923-2018) La chose la plus étrange Desclée de Brouwer,1999 p. 59

« De la fabrique du sacré à la révolution eucharistique » François Cassingena

Chronique de Bernard Ginisty du 4 décembre 2020

La période de déconfinement que nous vivons a conduit le gouvernement à édicter des règles pour éviter la propagation du virus dans les espaces qui reçoivent le public. Il a ainsi décrété que toutes les cérémonies relatives aux différents cultes devaient se limiter à trente personnes, quelle que doit la dimension de l’édifice. Cette dernière mesure, quelque peu ridicule, a été cassée par le Conseil d’État. A cette occasion, beaucoup de catholiques ont manifesté bruyamment pour qu’on leur rende « leur messe ».

Cette situation a conduit le frère bénédictin, François Cassingena-Trévedy à s’interroger sur ce « retour à la messe » qui risque de masquer ce qu’il appelle « la révolution eucharistique » : « Sous la messe, l’Eucharistie ne s’est-elle pas faite ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit qu’on a fait ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? » (1).

Dans la liturgie catholique de la messe, il y a un moment où l’on invite le Chrétien à « oser » : il s’agit de la récitation collective du « Notre Père », la seule prière que le Christ ait enseignée. Je pense que le « oser être chrétien » à quelque chose à voir avec la signification spirituelle du « Notre Père ». En invoquant Celui que les religions appellent Dieu par l’expression « Notre Père », le Christianisme affirme qu’il serait illusoire de prétendre rejoindre celui que l’on appelle Dieu en faisant l’impasse sur la fraternité universelle issue de « Notre Père », ce qu’exprimait avec justesse Raimon Panikkar, théologien catalan très investi dans l’inter-religieux : « Pour moi le Christ n’est pas un obstacle ou un mur qui sépare, mais le symbole de l’union, de la fraternité et de l’amour. Jésus est certainement un signe de contradiction, mais l’est, non parce qu’il me sépare des autres, mais parce qu’il s’oppose à mon hypocrisie, à mes craintes et à mon égoïsme ; il me rend vulnérable comme il l’est lui-même. Plutôt que d’éviter les autres parce qu’ils sont païens, incroyants, pécheurs – alors que je suis juste – Jésus m’entraîne vers eux » (2).

Dès lors, nous dit François Cassingena : « Il va falloir que nous allions de ma messe à la messe, et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. (…) Nos églises sont-elles ouvertes seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies où le rituel distrait du spirituel, pour l’appel racoleur et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? » (3). Rappelant les mots de la « consécration », considérés comme le centre du rituel de la messe, il écrit ceci : « Ceci est mon corps (Mt 26,26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse équilibré, éclairé par l’affirmation paulinienne : « Vous êtes vous, le corps du Christ » (1Co 12,27). Peut-être que la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher dans la parole de Jésus lui-même : Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20).

(1) Blog François CASSINGENA-TREVEDY, 20 mai 2020.

(2) Raimon PANIKKAR (1918-2010) : Une christophanie pour notre temps. Actes Sud 2001pages 40-41. Né d’une mère catalane catholique et d’un père hindou, Raimon Panikkar était docteur en philosophie, en chimie et en théologie. Ordonné prêtre en 1946, il enseigne en Inde à partir de 1954. En 1966, il devient professeur de philosophie orientale aux États-Unis d’Amérique à Harvard et à Santa Barbara en Californie. En 1987, il s’installe définitivement en Catalogne où il avait créé une Fondation chargée de promouvoir la tolérance et le dialogue entre les religions. Auteur de plus de 80 ouvrages parmi lesquels on peut citer : Le Christ et l’hindouisme, Centurion 1972 ; Éloge du simple. Le moine comme archétype universel, Albin Michel 1995 ; Entre Dieu et cosmos ; une vision non dualiste de la réalité, Albin Michel 1997 ; La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Cerf 2003 ; Le silence du Bouddha ; une introduction à l’athéisme religieux, Actes Sud 2006 ; La plénitude de l’homme Actes Sud 2007.

(3) Dans une tribune intitulée Crise du Covid, nous ne vivons plus dans une société chrétienne, Pascal WINTZER, archevêque de Poitiers écrit «Parmi les traits qui se sont manifestés comme plus saillants, il y a cette attitude de renvoyer chacun à un des éléments qui le caractérise, ainsi, les évêques et les prêtres ne peuvent avoir qu’une seule idée en tête, qu’un seul domaine de compétence, « le culte », au sens des seuls actes cultuels, oubliant que c’est par toute sa vie qu’un chrétien s’efforce d’honorer Dieu. Cette attitude, alors que l’on dénonce à voix forte les stéréotypes, porte ce travers d’isoler les personnes les unes des autres enfermant dans tel ou tel domaine de leur existence. Partant, ceci peut conduire les chrétiens à oublier que la préoccupation que leur donne l’Évangile est la gloire de Dieu et le salut du monde, ou, pour le dire autrement, le témoignage rendu à Dieu et le bien de la société. Il est heureux que, durant la période récente, le pape François, sans ignorer la crise sanitaire, ait publié deux textes qui ne se détournent pas de l’Évangile mais en manifestent le déploiement : un texte sur la fraternité et un autre sur la possibilité d’un revenu universel ». Site du journal La Croix, 30 novembre 2020.

ue serait un esprit critique incapable d’autocritique ? Edgar MORIN

Chronique de Bernard Ginisty du 27 novembre 2020

S’il est une constante dans la pensée et les engagements d’Edgar Morin qui fêtera le 8 juillet prochain ses cent ans, c’est le refus de se laisser enfermer dans des pensées binaires sources de violence. Dans un entretien que publie le journal Le Monde (1), il analyse le raidissement actuel des antagonismes entre deux France – l’une humaniste, l’autre identitaire – et explique comment y résister. « J’ai horreur de tout fanatisme meurtrier comme celui qui a sévi au XXe siècle et renaît sous des formes religieuses traditionnelles. J’aime discuter avec les croyants, mais je n’aime pas les offenser ; ne pas offenser ni humilier est mon credo éthique à valeur universelle : le respect d’autrui me demande de ne pas bafouer ce qui est sacré pour lui, mais je me donne le droit de critiquer ses convictions. Le respect de la liberté comporte ma liberté de parole ».

C’est sur le terrain de l’école qu’Edgar Morin situe le combat contre les enfermements meurtriers en stimulant chez l’enfant l’esprit interrogatif déjà très présent chez lui, mais qui peut s’atténuer avec l’âge et ce qu’il appelle « l’esprit problématiseur qui met en question des évidences qui semblent absolues. (…) Rappelons que la vertu essentielle de la Renaissance fut de problématiser le monde, d’où la science, de problématiser Dieu, d’où la philosophie, de problématiser tout jugement d’autorité, d’où l‘esprit démocratique ou citoyen ».

Mais, l’histoire montre que l’esprit critique peut sécréter des mandarins et des certitudes qui jettent un regard supérieur le monde et s’enferment à nouveau dans des logiques binaires incapables de saisir la complexité. « L’esprit rationnel suppose non moins nécessairement la conscience des limites de la logique face à des réalités qui ne peuvent être reconnues qu’en acceptant les contradictions ou qu’en associant des termes antagonistes. L’esprit critique doit comporter aussi l’aptitude à la critique quand celle-ci devient intempérante ou ne porte que sur les mauvais aspects des phénomènes, réalités ou idées. Ainsi, l’esprit critique comporte toute une infrastructure intellectuelle, laquelle est généralement ignorée » (2).

Dans un dialogue avec Alain Finkielkraut, le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits ». (3) Nous sommes là au cœur du projet de la démocratie tout autant que de celui de l’évolution spirituelle de l’être humain. L’ambition de la démocratie est de faire place en son sein à celui qui est considéré comme un adversaire, refusant d’en faire un ennemi absolu. L’évolution spirituelle de l’homme passe par la capacité d’assumer le mal qu’on porte en soi en cessant de le projeter sur les autres. Cela conduit à une éthique où je me découvre responsable de tous les autres. Et donc à accepter que celui que je pense porteur du mal ou de l’erreur continue à faire partie de la cité. Se découvrir responsable de son ennemi ne traduit pas l’abandon à une vague tolérance inefficace et sirupeuse, mais constitue un appel à ma responsabilité. Il ne s’agit pas de fuir nos engagements dans le refuge dans une improbable neutralité, mais de mener de front le combat contre l’inacceptable et nos propres complicités avec ce que nous dénonçons.

(1) Edgar MORIN : Que serait un esprit critique incapable d’autocritique ? Journal Le Monde du 21 novembre 2020, pages 28-29

(2) Cf. sur ce point la tribune d’Olivier MONGIN et Jean-Louis SCHLEGEL, anciens directeurs de la revue Esprit : Les défenseurs de la caricature à tous vents sont aveugles aux conséquences de la mondialisation Journal Le Monde, 4 novembre 2020, page 25.

(3) Alain FINKIELKRAUT Peter SLOTERDIJK: Les battements du monde. Dialogue Éditions Pauvert Paris 2003 p.74

« Un trop humain virus » Jean-Luc Nancy

Chronique de Bernard Ginisty du 20 novembre 2020

Auteur d’une centaine de livres, le philosophe Jean-Luc Nancy vient de publier un ouvrage sur la crise majeure que nous traversons intitulé : Un trop humain virus (1). A ses yeux, cette crise sanitaire agit comme un miroir grossissant des dysfonctionnements dans nos sociétés comme il le précise dans un entretien : « Cette « loupe virale » grossit les traits de nos contradictions et de nos limites. Le Covid-19 est bien à tous égards un produit de la mondialisation techno-capitaliste. Il est un libre-échangiste actif, pugnace et efficace (…) En même temps, le virus nous « communise ». Un ami indien m’a d’ailleurs appris que chez lui on parle de « communovirus ». Ce virus nous met sur un pied d’égalité et nous rassemble dans la nécessité de faire front ensemble. Que cela doive passer par l’isolement de chacun n’est qu’une façon paradoxale de nous donner à éprouver notre communauté. Il nous rappelle qu’on ne peut être unique qu’entre tous. C’est ce qui fait notre plus intime communauté : le sens partagé de nos unicités » (2).

Au moment où la santé devient une fin en soi « quoi qu’il en coûte », comme l’a déclaré le président de la République, « pourquoi quoi être en bonne santé ? Pour quelles fins vivre ? Voilà ce qui n’est plus clair » écrit Jean-Luc Nancy qui ajoute « la production illimitée de la valeur marchande est devenue le moteur de la société et, en un sens, sa raison d’être. Les effets ont été grandioses, un monde nouveau a surgi. Il se peut que ce monde et sa raison d’être soient en train de se décomposer ». Reprenant un propos de Paul Valéry, il caractérise la crise actuelle comme une « maladie de l’esprit » : « L’esprit pour moi ne désigne pas une substance éthérée, à caractère plus ou moins divin. Il désigne la possibilité de se rapporter à une réalité qui échappe. On est dans l’esprit quand on reconnaît, pas seulement intellectuellement mais aussi existentiellement et affectivement, qu’on est dépassé par quelque chose qui ne demande pas simplement à être maîtrisé ».

Faisant référence à l’engagement, dans sa jeunesse, de Jean-Luc Nancy dans le christianisme dont il s’est ensuite détaché, son interlocutrice lui demande : Que vous reste-t-il du christianisme ? « Presque l’essentiel, qui tient pour moi dans cette phrase de Maître Eckhart : « Prions Dieu de nous tenir libre et quitte de Dieu ». Je l’avais inscrite en épigraphe de mon mémoire de maîtrise de philosophie, réalisé sous la direction de Paul Ricoeur. (…) J’ai passé ma vie à me référer à la phrase d’Eckhart comme à la meilleure phrase qu’on puisse prononcer sur le christianisme et sur la religion en général, mais aujourd’hui les grands discours de la mystique sont soigneusement recouverts par toute une pacotille bondieusarde ».

Pour Jean-Luc Nancy, la question centrale aujourd’hui est celle de savoir comment être en commun, comment vivre ensemble ? « La réflexion sur les biens communs, le partage, reste centrale. Ces mots ont été pris en charge tantôt plutôt par le communisme, tantôt plutôt par le christianisme, mais ils ont partout circulé avec un indice positif, en même temps que l’on constatait qu’ils étaient méprisés, négligés, incompris et à quel point le capitalisme n’offrait pas la possibilité d’un bien commun pour tous ». Mais ce partage n’est possible que si nous nous reconnaissons fondamentalement égaux. « Ce qui nous fait vraiment égaux, c’est justement la mort que le virus nous remet sous les yeux. Le virus égalise les existences. Il rappelle ainsi un droit souverain de la mort qui s’exerce sur la vie parce qu’elle fait partie de la vie. La mort, non comme un accident, mais comme ce qui appartient à la vie. Cela passe par la reconnaissance de notre finitude. Mais aujourd’hui, c’est le mot maudit. Celui qu’on n’aime pas entendre… ».

(1) Jean-Luc NANCY : Un trop humain virus, éditions Bayard, 2020

(2) Jean-Luc NANCY : L’infinité du progrès est un mauvais infini conversation avec Elodie Maurot in La Croix-L’Hebdo du 20 octobre 2020, pages 17-21

Retrouver la « célébration du quotidien » Marion Muller-Colard

Chronique de Bernard Ginisty du 13 novembre 2020

Dans sa parution du 8 novembre dernier, l’hebdomadaire La Croix L’Hebdo donne la parole à la théologienne protestante Marion Muller-Colard pour une réflexion sur la période sombre que nous traversons : reprise épidémique, assassinat de Samuel Paty, nouveau confinement, attentats de Nice (1). Pour elle, « il faut renoncer au fantasme de l’harmonie. Ce qui est tyrannique, c’est l’injonction d’un va-et-vient fluide et harmonieux entre le regard que je pose sur moi et celui que je pose sur le monde. C’est un équilibre tout sauf harmonieux, c’est une succession de déséquilibres, de ruptures et de provocations. Je dois assumer de n’avoir jamais un rapport ajusté entre moi et l’autre, moi et moi-même, moi et le reste du monde (…) L’idée est de se laisser provoquer ! ».

Le contraste saisissant entre les foules fatiguées du travail de la journée attendant la prochaine rame d’un métro bondé et les quais couverts de belles affiches publicitaires nous proposant des anatomies fringantes, des voyages sous les tropiques ou des apéros conviviaux illustre des injonctions contradictoires déstabilisantes. « Notre système immunitaire psychique et spirituel demeure en Occident extrêmement fragile, car l’évacuation de la mort et de la vulnérabilité ne lui a pas permis de «s’entraîner» face au grand malheur (…) Ces personnes frappées déambulent dans un espace quasi publicitaire d’injonction au bonheur, d’images de réussite, et errent au milieu de ce décor comme des fantômes qu’on ne veut pas voir ».

Depuis 2017, Marion Muller-Colard est membre du comité consultatif national d’éthique (CCNE) au titre de l’appartenance aux principales familles philosophiques et spirituelles. Interrogée comment, dans ce lieu laïque, elle peut à la fois parler sous le coup d’une émotion provoquée par l’actualité et au nom d’une croyance qu’elle est censée représenter, elle répond : « L’émotion, comme la croyance, n’est pas un problème en soi. Le problème, c’est quand je les confonds, quand je ne préviens pas mon interlocuteur que c’est l’émotion ou la croyance qui s’exprime. Le problème c’est quand je confonds « ressentir » et « penser », quand je confonds « croire » et « savoir ». Et aujourd’hui, nous sommes face à un double problème. On ne sait plus croire, par contre, on croit savoir ».

Comment, dans ce contexte, aider ses<xcvbn, ; enfants à croire à l’avenir demande la journaliste à cette mère de famille qu’est aussi Marion Muller-Colard : « Les jeunes comme les adultes vont attendre impatiemment le prochain café en terrasse, et il y a du bon à çà : de toutes petites choses que nous croyions dues sont en pleine inflation de valeur et de saveur ! On a gagné en humilité, en profondeur et en reconnaissance…Cela nous a replongés dans une « célébration du quotidien », pour reprendre les termes de Colette Nys-Mazure. Pour moi, la plus grande des vertus, c’est la curiosité. Et j’ai l’impression d’être entourée de jeunes qui sont curieux. La curiosité nous sauvera toujours de tout. Si la curiosité s’accompagne d’une lucidité, d’une délicatesse, d’une ascèse, c’est le moteur le plus sain. Car quand l’appétit va, tout va ! ».

Au terme de cette conversation, invitée par la journaliste à donner une citation, elle répond par ce propos de son fils aîné de 15 ans : « T’inquiète, j’ai une vie intérieure… »

  • Marion MULLER-COLARD : Ne cédons pas à la fascination du malheur, propos recueillis par Fanny Cheyrou in La Croix L’Hebdo des 7 et 8 novembre 2020, pages 10 à 17.

Quelques chemins pour inventer le futur

Chronique de Bernard Ginisty du 6 novembre 2020

Le rebond de la crise sanitaire dans le monde et l’aveu par les responsables politiques de leurs difficultés croissantes à la gérer rend dérisoire les grandes proclamations binaires dont la récente campagne pour l’élection présidentielle aux États-Unis d’Amérique nous a montré jusqu’où elles pouvaient s’égarer dans l’outrance. Nous devons retrouver aujourd’hui la modestie des chemins vers des formes de médiation sociale qui seront toujours provisoires. La citoyenneté aujourd’hui se définit par la capacité de chacun à réinventer des espaces d’identité, de solidarité, de gestion du temps, de communication. Pour cela, les propositions de trois chercheurs de sens contemporains me paraissent essentielles.

Dans cette situation de suspicion généralisée contre tous les systèmes qui ont prétendu définir la totalité de l’humain, le philosophe Paul Ricœur en appelle à « une attitude personne ». Il la caractérise par trois moments distinctifs : la crise, la perception de l’intolérable et l’engagement. La crise est « le repère essentiel », c’est le moment où « l’ordre établi bascule » et où « je ne sais plus quelle hiérarchie stable des valeurs peut guider mes préférences ». Mais, dans ce moment du crépuscule des certitudes et des systèmes, on découvre qu’il y a de « l’intolérable » : la torture, le racisme, la faim, l’exclusion, le chômage, la croissance des inégalités, les désastres écologiques… Face à cet intolérable, l’engagement devient un chemin majeur vers la conscientisation éthique et politique. Ricœur conclut ainsi son analyse : « La conviction est la réplique à la crise : ma place m’est assignée, la hiérarchisation des préférences m’oblige, l’intolérable me transforme de fuyard ou de spectateur désintéressé, en homme de conviction qui découvre en créant et crée en découvrant » (1).

Ce propos rejoint celui d’Edgar Morin qui propose de remplacer l’idée binaire de « révolution » par celle de « métamorphose » comme fil conducteur des évolutions personnelles et sociétales : « La notion de métamorphose est plus riche que celle de révolution. Elle en garde la radicalité novatrice, mais la lie à la conservation de la vie, des cultures, du legs de pensées et de sagesses de l’humanité ». Edgar Morin caractérise ainsi ce bouillonnement créatif préliminaire à toute « métamorphose : « Tout est à repenser. Tout est à commencer. Tout, en fait, a déjà commencé, mais sans qu’on le sache. Il existe déjà, sur tous les continents, en toutes les nations, des bouillonnements créatifs, une multitude d’initiatives locales dans le sens de la régénération économique, ou sociale, ou politique, ou cognitive, ou éducationnelle, ou éthique, ou existentielle. Ces initiatives ne se connaissent pas les unes les autres, mais elles sont le vivier du futur. (…) Le salut a commencé par la base » (2).

Dans son ouvrage intitulé Les Tisserands, le philosophe Abdennour Bidar développe une réflexion et des propositions concrètes pour « réparer ensemble le tissu déchiré du monde ». Ce livre part d’un constat : « La volonté de tous les politiques et de tous les intellectuels de continuer à « fabriquer du sens », et à « fabriquer de la civilisation » à la mode du XXe siècle, c’est-à-dire de manière totalement plate, sans horizon de sagesse, mais uniquement à coup de considérations géopolitiques, économiques et sociologiques est un anachronisme flagrant ». Pour lui, le renouveau du civisme doit prendre en compte les trois grandes déchirures que vit l’homme de la modernité : avec son moi le plus profond, avec autrui, et avec la nature. Le chemin est à chercher, dans l’attention portée à tous ceux qui tissent à nouveau le lien social : « Nos grands médias sous-estiment le phénomène. Nos politiques n’en ont cure. Notre système économique injuste, fondé sur le profit, n’en a pas encore compris la menace pour lui. Mais déjà, un peu partout dans le monde commencent à se produire un million de révolutions tranquilles. J’appelle Tisserands les acteurs de ces révolutions » (3).

Je voudrais laisser le dernier mot à Pierre Rabhi. Dans un ouvrage où il fait le bilan de sa réflexion et de ses initiatives, il commence par ces mots : « Ensemble, il nous faut de toute urgence prendre « conscience de notre inconscience », de notre démesure écologique et sociétale et réagir. Mais il faut être clair : il ne s’agit pas de se goberger d’alternatives et de croire naïvement que ce réveil résoudra tout pour l’avenir (…) Il s’agit bien de coopérer et d’imaginer ensemble, en conscience et dans le respect, le monde dans lequel nous voulons évoluer et nous accomplir » (4).

(1) Paul RICOEUR (1913-2005) : Préface à l’ouvrage d’Emmanuel MOUNIER : Écrits sur le personnalisme, éditions du Seuil, Collection Points Essais, 2000, pages 7-14.

(2) Edgar MORIN : La Voie. Pour l’avenir de l’humanité. éditions Fayard, 2011, pages 32-33

(3) Abdennour BIDAR : Les Tisserands. Réparer ensemble le tissu déchiré du monde, éditions Les Liens qui Libèrent, 2016 pages 7 et 119.

(4) Pierre RAHBI : La convergence des consciences, éditions Le Passeur, 2016, pages 7 et 11.

Invitation à « l’étonnement »

Chronique de Bernard Ginisty du 30 octobre 2020

La plupart des analyses qui se proposent d’ouvrir des chemins pour sortir de la crise majeure que connaissent nos sociétés soulignent l’importance capitale d’un renouveau de la formation et de l’éducation. Aujourd’hui, nous vivons un certain divorce entre les savoirs, l’action et les projets de vie. L’utopie scientiste avait cru parvenir à la pacification des sujets dans la société par le ralliement de tous à des savoirs communs. Mais, les crises à répétition du système éducatif, comme les débats d’experts à propos de la pandémie qui bouscule la planète, nous confrontent, à la nécessité de repenser radicalement le rapport aux sciences. Ce qui est en cause, c’est la capacité des êtres humains, non plus seulement de s’adapter à de nouvelles technologies, mais de faire face dans leur vie personnelle, professionnelle, citoyenne à des écroulements de ce qui était tenu pour évidence. La violence croissante dans les collèges et lycées comme l’atonie de certains stages parkings pour chômeurs témoignent de l’urgence de cette question.

En 2012 Michel Serres publiait un petit livre particulièrement pertinent sur les nouveaux défis de l’éducationintitulé : Petite Poucette (1). A ses yeux, faute d’analyser les mutations radicales que connaissent nos sociétés, des réformes du système éducatif se succèdent sans grand effet. « Enseignant pendant quarante ans sous à peu près toutes les latitudes du monde, j’ai subi, j’ai souffert ces réformes-là comme des emplâtres sur des jambes de bois, des rapetassages ; or les emplâtres endommagent le tibia comme les rapetassages déchirent encore plus le tissu qu’ils cherchent à consolider ». Cette incapacité de prendre en compte les ruptures dans le rapport au savoir tient à ce que les principaux responsables de ces réformes habitent des institutions qui, selon Michel Serres, « luisent d’un éclat qui ressemble à celui des constellations dont l’astrophysique nous apprit jadis qu’elles étaient mortes déjà depuis longtemps ».

Nous pensions que le chemin vers le réel résulte d’une accumulation de dispositifs et de savoirs, alors qu’il s’agit d’une succession de crises. Ce qui se joue, c’est la capacité d’être sujet et d’être acteur dans une société où il y a de plus en plus d’évolutions difficiles. Or, comme le remarque Michel Serres, les jeunes d’aujourd’hui « sont formatés par les médias, diffusés par des adultes qui ont méticuleusement détruit leur faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze secondes, chiffres officiels (…) Nous, adultes, avons doublé notre société du spectacle d’une société pédagogique dont la concurrence écrasante, vaniteusement inculte, éclipse l’école et l’université ».

Pour Michel Serres, nous vivons une période comparable à l’aurore de la paideia, après que les Grecs apprirent à écrire et démontrer ; comparable la Renaissance qui vit naître l’impression et le règne du livre apparaître ; période incomparable pourtant, puisque en même temps que ces techniques mutent, « le corps se métamorphose, changent la naissance et la mort, la souffrance et la guérison, l’être-au-monde lui-même, les métiers, l’espace, l’habitat ». Pour lui, face à ces mutations il convient « d’inventer d’inimaginables nouveautés, hors les cadres désuets qui formatent encore nos conduites et nos projets.  Pourquoi ces nouveautés ne sont-elles point advenues ? J’accuse les philosophes, dont je suis, gens qui ont pour métier d’anticiper le savoir et les pratiques à venir, et qui ont, comme moi, failli à leur tâche. Engagés dans la politique au jour le jour, ils ne virent pas venir le contemporain ».

Depuis Socrate, nous savons que toute philosophie authentique commence par l’étonnement. Nous sommes appelés à une conversion du regard que nous portons sur le monde comme nous y invite le poète René Char : « Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi » (2).

(1) Michel SERRES (1930-2018) : Petite Poucette, 84 pages, éditions Le Pommier, 2012.

(2) René CHAR (1907-1988) : Les Matinaux, Œuvres complètes, La Pléiade, éditions Gallimard 1983, page 329.

« Contre le fanatisme, remettons la religion dans le débat public » Adrien CANDIARD (1).

Chronique de Bernard Ginisty du 23 octobre 2020.

Pour Adrien Candiard, frère dominicain et islamologue, l’attentat monstrueux dont a été victime un professeur d’histoire et de géographie de la part du terrorisme islamiste, souligne quenotre approche habituelle du fanatisme, ne fonctionne pas. « Quand on fait sortir la religion du débat public, alors elle n’est plus soumise à la critique. On transforme une opinion en une identité qui devient sacralisée et finalement indiscutable. La logique de la laïcité a abouti à cela : à respecter les religions dans leur coin, sans en discuter. On se trompe ! La religion est d’abord une opinion et elle peut donc être discutée. Aucun croyant ne peut sommer quiconque de respecter en bloc sa religion comme un bloc sacré et indiscutable. (…) Il faut remettre la religion dans le cercle de la raison commune. (…) Si l’on veut éviter que ces tragédies se reproduisent indéfiniment, il faut refaire de la religion une question d’opinion universalisable, c’est-à-dire sur laquelle il est possible d’échanger des arguments contradictoires ».

Chaque fois que nous nous identifions totalement à ce que nous croyons ou pensons, nous sommes sur la pente du fanatisme. Pour éviter cette dérive, Adrien Candiard nous rappelle que « Dieu est plus grand que ce que les autres en disent – même ceux qui profèrent à mes yeux des énormités – et plus grand aussi que ce que j’en comprends. (…) Je ne suis pas propriétaire de Dieu. Je ne dois pas confondre mon opinion, même si je la crois vraie, avec Dieu lui-même. Ni confondre ma personne avec Dieu ».

Trop souvent, les clercs des différentes religions neutralisent au nom de l’institution qu’ils défendent, les textes auxquels ils se réfèrent. Pour Maurice Bellet, « Il convient peut-être de regarder ce qui fait le malheur du texte inerte – c’est-à-dire du texte qui « ne parle pas ». C’est une parole qui n’écoute pas. C’est là, c’est dit ; le seul rapport à l’autre, c’est que l’autre, lui, doit écouter, apprendre, comprendre s’il peut, répéter, exécuter ; obéir, obéir. Ce qu’on présuppose en lui n’est même pas explicité ; on présuppose qu’il a de quoi tenir l’attitude qu’on juge nécessaire pour croire ce qu’on lui dit ; et que s’il ne croit pas, c’est de sa faute ou en tout cas de son fait (par ignorance, préjugé, faiblesse, etc.). Le discours se tient par lui-même ; aucun retour de critique ou d’expérience ne saurait vraiment le troubler ; il sait les réponses avant les questions. Son modèle naïf est le catéchisme. Mais on peut argumenter dans l’érudition et l’abstraction en gardant la même structure. C’est une parole qui se présente comme indépendante de celui qui la dit et de celui à qui elle parle. Elle est close en elle-même. C’est-à-dire en vérité qu’elle ne parle à personne » (2).

Si Dieu existe, il est le Dieu de tous les hommes, en ce sens il est « laïque » comme l’affirmait le pasteur Tommy Fallot, fondateur du Christianisme Social : « Dieu seul est laïque ; hélas, l’homme souffre de maladies religieuses, cléricalement transmissibles » (3). On peut déplorer que nous ne parlions pas les mêmes langues pour parler de la vie et de la mort, du sens et de l’absurde, du mal et de la grâce, mais il est difficile de penser sans la médiation concrète d’une langue. Dieu seul est laïque car, tous les mystiques l’attestent, il se situe au-delà des langues qui le disent et des sentiments des croyants qui le vénèrent. Cette distance ne signifie pas qu’il faille jeter aux magasins des accessoires démodés l’héritage des religions, mais ne cesser de les interroger. Sauf à vouloir se transformer en un néo-cléricalisme s’identifiant à un universel abstrait, la laïcité française est aujourd’hui suffisamment adulte pour ne pas craindre d’assumer la totalité de l’héritage légué par l’histoire.

(1) Adrien CANDIARD : Entretien dans le journal La Croix du 19 octobre 2020, page 5. Il vient de publier : Du fanatisme. Quand la religion est malade, éditions du Cerf, 2020.

(2) Maurice BELLET (1923-2018) : Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver ! Éditions Bayard, 2011. Il explicite ainsi sa pensée : « En vérité, ce conflit chrétien s’inscrit dans un conflit plus vaste, où la modernité se déchire : entre esprit doctrinaire et relativisme. C’est-à-dire entre deux prétentions : à un savoir établi, qui juge de tout, à une position supérieure qui… juge de tout. Rien d’étonnant à ce que ces deux attitudes aient des traits communs ! (…) Apparaît alors que le motif profond de l’intégrisme, du fondamentalisme, des toutes les convictions religieuses apparemment sans fissure, c’est, fondamentalement, l’angoisse. L’angoisse de la perte, la perte de l’absolu, du ce-qui-ne-peut-manquer, du point d’appui qui ne glisse pas. Cette angoisse est chez les humains extrêmement profonde, même lorsqu’elle est dissimulée dans des attitudes en apparence contraires – et c’est justement le cas du relativisme religieux. L’intégrisme est dans l’angoisse de perdre la Vérité ; son ennemi est dans l’angoisse de perdre la Réalité, le « monde contemporain », l’ensemble de relations qui fait qu’on est dans ce réel partagé, qui nous éloigne des délires et des enfermements». Pages 25-34.

(3) Cité par Pierre PIERRARD (1920-2005) : Anthologie de l’humanisme laïque de Jules Michelet à Léon Blum, éditions Albin Michel, 2000, page 12.

« La crise est devenue aujourd’hui une situation « normale » et quasi permanente, marquée par l’indécidable » (Myriam REVAULT d’ALLONNES)

Chronique de Bernard Ginisty du 16 octobre 2020

Les 8 et 9 octobre derniers s’est tenu à Nantes, en collaboration avec le journal Le Monde, un forum intitulé « Créer des villes européennes résilientes avec les citoyens ». Plusieurs tables rondes ont eu pour thème : « les crises, moteur de la citoyenneté ? » (1) et ont apporté des éclairages particulièrement opportuns dans le grand marasme provoqué par la crise sanitaire mondiale.

Il est apparu essentiel de changer le logiciel avec lequel nous lisons les évènements. La philosophe Myriam Revault d’Allonnes écrit « La modernité triomphante était investie par une croyance au progrès qui donnait sens à l’action et orientait les choix : les crises s’inscrivaient comme des étapes obligées dans la marche de l’humanité vers le mieux. Le schéma qui prévaut aujourd’hui est celui d’un futur infigurable ou voué au désastre. Les interventions humaines ont induit l’idée d’une humanité infiniment fragile et périssable. A l’espérance, s’est substituée l’anticipation de la menace, comme si elle était désormais notre seule boussole pour envisager l’avenir ». Nicolas Hazard, chef d’entreprise, fondateur et président de INCO (2) confirme cette analyse à partir de son expérience entrepreneuriale dans une vingtaine de pays : « La mondialisation et le néolibéralisme ne sont plus capables d’endiguer les inégalités sociales grandissantes et le réchauffement de notre planète. Les solutions d’hier sont les problèmes d’aujourd’hui et peut-être les tragédies de demain. Rien de plus faux que cette croyance en un espace-temps infini où nous pourrions extrapoler indéfiniment les principes qui nous ont réussi au XXe siècle (…). Le salut nous viendra d’un passage à l’action, d’une myriade d’initiatives venues de la société qui, en se multipliant, feront à terme basculer le système, tout en donnant immédiatement du sens à nos vies !».« 

Le rôle de l’État n’est plus d’imposer un grand programme national mais de promouvoir et réguler les initiatives locales. Dans ce contexte, les déclarations d’Olivia Grégoire, secrétaire d’État chargée de l’économie sociale, solidaire et responsable, témoignent d’une salutaire prise de conscience : « Il s’agit d’abandonner l’attitude qui a longtemps prévalu, consistant pour l’État, face à une initiative qui marche, soit de ne rien faire, en prenant le risque que celle-ci périclite faute de moyens ; soit de se l’approprier, en prenant le risque de retirer au projet toute sa souplesse. Ces deux attitudes opposées sont en fait le simple rappel que les initiatives citoyennes ne sont pas du ressort de l’État ». Pour cela, la ministre propose comme outil ce qu’elle appelle « le contrat à impact » : « Par le contrat à impact, l’État doit donner aux associations et aux citoyens les moyens de faire grandir leurs solutions au service de l’intérêt général. C’est à la source même de notre triptyque républicain : la liberté d’agir pour les acteurs de terrain ; l’égalité entre les territoires qui doivent tous pouvoir bénéficier de ce qui marche ailleurs ; la fraternité renforcée, enfin, par un État capable de gérer aussi bien l’infiniment grand que l’infiniment petit ».

Si le destin de nos sociétés est de vivre en état de crise permanente, elles doivent abandonner l’espoir de se reposer un jour sur une « réforme » qui dispenserait les citoyens de toute remise en question. Il s’agit de mettre en place, comme le propose Johanna Rolland, maire de Nantes, « une pratique de gouvernance ouverte, en dialogue permanent avec les citoyens, les associations et les experts. (…). Lorsque les citoyennes et les citoyens sont convaincus que les choses qu’ils pensent irréalisables peuvent être mises en œuvre, ça change tout pour eux et pour les autres, ça change tout pour la gestion de la crise et pour l’invention de l’avenir ».

(1) Nantes Innovation Forum. Les crises, moteur de la citoyenneté ? Supplément de 4 pages dans le journal Le Monde du 8 octobre 2020.

(2) INCO appuie les entreprises sociales, de la création au changement d’échelle, à travers du financement et des offres d’accompagnement. INCO est constitué d’une société d’investissement, d’un réseau mondial d’incubateurs implantés dans 19 pays et de plusieurs centres de formation. <www. inco.co.com>.

« Le train du progrès n’emprunte pas qu’une seule voie » Bruno LATOUR

Chronique de Bernard Ginisty du 9 octobre 2020

Dans son discours du 14 septembre dernier sur le numérique et l’innovation, le président Macron, pour défendre l’installation de la 5G, a déclaré : « Je ne crois pas au modèle amish. Et je ne crois pas que le modèle amish permette de régler les défis de l’écologie contemporaine » (1). Il a pris en contre-exemple cette communauté techno-sceptique, d’origine protestante, installée principalement aux États-Unis, dans l’Utah, que les media présentent souvent comme « folklorique ».

Sans entrer dans le débat technique sur la technologie de la 5 G, c’est le raisonnement utilisé par Emmanuel Macron qui pose problème. Dans une tribune d’une grande lucidité intitulée « Le train du progrès n’emprunte pas qu’une seule voie » publiée dans le journal Le Monde, le philosophe et anthropologue des sciences Bruno Latour critique vivement cette idéologie simpliste du progrès. « Le train du progrès a-t-il des aiguillages ? Apparemment, pour notre président, il s’agit d’une voie unique. Si vous n’allez pas tout droit, vous ne pouvez que « revenir en arrière », ce qui veut dire régresser. Que cet argument soit encore considéré comme imparable, au moment même où le monde brûle parce que le « train du progrès » nous a mené au désastre a quelque chose de désespérant. (…) Le président ferait bien de se renseigner un peu sur « le modèle amish » qu’il a cru bon de ridiculiser, car il a au moins l’avantage de faire discuter la communauté concernée sur l’ajout ou non de telle ou telle innovation ».

Pour Bruno Latour, « il est d’autant plus extraordinaire de voir ressusciter ce vieux cliché d’avant la crise du Covid 19, alors que, depuis six mois, tous les Français se demandent au contraire s’ils ne pourraient pas se désintriquer de l’irréversible train du progrès. Au moment même où chacun d’entre eux se met à comprendre que chaque médicament, chaque aliment, chaque habit, chaque moyen de transport fait l’objet d’une vive controverse et offre des marges de manœuvre qui permettent de bel et bien « renverser » ce qui paraissait inévitable. Si le confinement a eu un effet, c’est de nous déconfiner tout à fait de cette idée d’une voie unique vers le progrès. (…) On peut encore comprendre que cet inusable cliché ait pu servir avant la crise climatique, mais comment la répéter en septembre de l’année la plus chaude jamais enregistrée quand tout indique qu’il faut justement apprendre à revenir sur une multitude de décisions toutes jugées en leur temps aussi « irréversibles » que « profitables ».

L’ampleur de la crise que nous traversons suppose autre chose que des pieux célébrants d’une liturgie du progrès. Nous sommes appelés à vivre le temps des inventeurs. L’histoire nous montre que tous ceux qui ont voulu résister à la perte de sens se sont attachés à créer des espaces microsociaux qui se définissent d’abord par des rapports collectifs nouveaux au temps et au lien social. Ces espaces peuvent s’enclore dans la fermeture des sectes et il est indéniable que les paniques actuelles les rendent attractives. Au lieu du temps libéré, c’est le temps de la mort, dans un refus de naître à de nouvelles socialités, que proposent nombre de petits « maîtres ». Mais ces dérives ne sauraient nous faire méconnaître l’importance capitale de promouvoir de nouveaux arbitrages entre le lien et le bien.

Ce qui meurt, c’est bien le temps quantifié et monétarisé de l’individu, atome social attendant du « sens de l’histoire“ de la ”croissance » ou de la « technique » une sorte d’automaticité du lien social. Nous avons à faire le deuil de ces idoles qui nous ont fait croire être dispensés de la responsabilité d’inventer, dans la quotidienneté, d’autres rapports aux êtres, aux travaux et aux jours.

(1) Le déploiement de la 5G, attendu en France à partir de la fin de l’année, permettra d’avoir un débit Internet plus important, surtout utile pour les entreprises. Les opérateurs télécoms et les équipementiers affirment que cette technologie permettra d’augmenter significativement le débit, pour permettre de nouveaux usages, des jeux vidéo à la demande aux villes connectées, en passant par les voitures autonomes. Pour les particuliers, elle représentera dans un premier temps un saut technologique moins important que la 4G, qui a, elle, ouvert la voie à un accès Internet suffisant pour lire des vidéos et utiliser des applications (pour mémoire, la 3G offrait un accès Internet restreint, et la 2G ne permettait que de passer des appels et d’envoyer des SMS). Mais elle suscite des questions sur divers aspects : consommation, environnement, santé, encadrement légal…

(2) Bruno LATOUR : Le train du progrès n’emprunte pas qu’une seule voie, journal Le Monde, 25 septembre 2020, page 29.

Itinéraire d’un comédien et d’un croyant : Michael Lonsdale

Chronique de Bernard Ginisty du 2 octobre 2020

Le 21 septembre dernier disparaissait à 89 ans Michael Lonsdale, un des acteurs les plus originaux du cinéma français. Dans le film Des hommes et des dieux qui retrace l’histoire de la vie et de la mort des moines de Tibhirine, en Algérie, il a incarné un inoubliable « frère Luc », le moine médecin, interprétation qui lui a valu en 2010 le César du meilleur second rôle.

En 2011, Michael Lonsdale publiait une anthologie de ce qu’il appelle ses « plus belles pages chrétiennes » (1). Il s’agit de plus de 50 textes qui vont de la Bible aux auteurs les plus contemporains. Dans une longue préface qui donne le titre à l’ouvrage, « l’Amour sauvera le monde », il décrit son itinéraire artistique et spirituel. Évoquant sa participation au film Des hommes et des dieux il écrit ceci : « Dans ce film, je n’ai pas eu l’impression de jouer : j’ai vécu. Luc était là, tout le temps, il m’a prêté son esprit pour interpréter le rôle. Quand on a affaire à un être aussi fort, il ne s’agit pas de jouer, mais de se laisser habiter par ses paroles » (2). Et il continue : « Lorsqu’on me demande de faire des conférences sur ma foi, sur le personnage de Luc et sur le film, j’ai l’impression d’apporter un témoignage utile car nous avons besoin de bonté. Aujourd’hui, je suis plus heureux que jamais. Je pensais qu’à 80 ans, j’en aurai assez de bouger. Mais non, je continue parce que je peux maintenant le faire dans une grande paix. J’ai peut-être dit dans le film ce que je pense au fond de moi : l’amour du Christ pour les hommes a toujours provoqué mon immense admiration » (3).

Fils d’un protestant non pratiquant et d’une mère catholique ayant gardé un très mauvais souvenir de son éducation chez les religieuses, Michael Lonsdale n’a pas été baptisé. Son itinéraire spirituel a vraiment commencé au Maroc où il vivait avec la rencontre de l’Islam. « À la maison, nous ne parlions jamais de religion… Un jour, au Maroc, j’ai rencontré un antiquaire de Fès qui m’a parlé de l’islam. Puis je me suis mis à l’écouter souvent, il parlait si bien d’Allah ! Cela m’a donné envie de me rapprocher de Dieu » (4) Après la séparation de ses parents, il vit à Paris et fréquente les Ateliers d’art sacré fondés par Maurice Denis où il rencontre le Père Régamey, dominicain qui devient son père spirituel et l’amène au baptême à 22 ans. Mais loin de le détourner du métier de comédien, il l’encourage dans cette voie car, lui dit-il, « Vous direz au public des choses que vous ne pourrez dire à personne dans votre vie ».

Lorsqu’on lui demande comment il concilie ce métier avec la foi du chrétien qu’il est devenu, il répond ceci : « Dans ma vie, je n’ai jamais établi de frontière entre l’art et la foi. Je suis artiste et croyant. On me demande souvent comment j’ai pu servir avec conviction le théâtre d’avant-garde, celui de Beckett par exemple…A notre époque, le spirituel s’incarne plutôt, comme chez Beckett, dans le désespoir, dans un regard assez pessimiste, empli d’humour aussi, sur la condition humaine, une mise en majesté du rebut humain. Un regard d’une incroyable commisération » (5).

Finalement, c’est peut-être dans la libération des capacités créatrices en chaque être humain que le croyant et l’artiste se rejoignent. « Dieu n’est pas dans le ciel et dans les nuages. Il est, par son esprit, en chacun et chacune de nous. Je pense qu’être croyant, c’est tenter de libérer l’Esprit que nous enfermons à double tour dans notre cœur » (6).

(1) Michael LONSDALE : L’Amour sauvera le monde. Mes plus belles pages chrétiennes. Éditions Philippe Rey, 2011.

(2) Id. page 15

(3) Id page 18

(4) Entretien du 3 octobre 2011, sur le site <SaphirNews.com> à l’occasion de la sortie du film « Les Hommes libres », d’Ismaël Ferroukhi dans lequel Michael Lonsdale joue le personnage de Kaddour Ben Ghabrit, recteur de la Grande Mosquée de Paris, qui sauva des Juifs durant l’Occupation nazie.

(5) L’Amour sauvera le monde, op.cit. page 13.

(6) Id. page 19

Vivre la naissance du monde avec Maître Eckhart

Chronique de Bernard Ginisty du 25 septembre 2020

La crise mondiale due au corona virus conduit tout un chacun à s’interroger, à sa façon, sur ce qu’il considérait jusqu’à présent comme des évidences. Pour éclairer cette « mutance » nécessaire, les poètes et les mystiques sont des éclaireurs privilégiés. Maître Eckhart, chef de file l’école des mystiques rhénans au Moyen-Âge, définit l’expérience mystique comme celle de la réalité ultime. Bien loin de s’évader dans des considérations abstraites, il s’agit, y compris dans les aspects les plus humbles de la vie, de percevoir la gratuité radicale qui les fonde. Pour lui, « la vie est en elle-même noble, joyeuse et forte » (1), car ce fondement est toujours présent. C’est nous qui sommes, le plus souvent, absents. On comprend alors que le thème majeur de l’œuvre d’Eckhart soit celui de l’éveil et de la naissance. Pour lui, Dieu se définit comme la source de tout engendrement : « Si l’on me demandait ce que fait Dieu dans le ciel, je dirais : il engendre le Fils, il l’engendre sans cesse dans sa nouveauté et sa fraicheur » (2).

Dès lors, la seule expérience possible, à ses yeux, de ce qu’on nomme Dieu, « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance » (3), naissance, précise-t-il qui « ne se produit pas une fois dans l’année, ni une fois dans un mois, ni une fois dans la journée, mais en tout temps » (4). Cette capacité de percevoir les êtres et les choses dans leur état naissant et non dans leur désignation abstraite est aussi le cœur de l’expérience poétique. Chez Eckhart, c’est l’accès à ce qu’il nomme « la plus haute vérité, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont on a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau, en ce maintenant, le don divin » (5). Tant de religions et de systèmes philosophiques ont généré des idoles conceptuelles ou moralisatrices qui masquent le jaillissement du don créateur toujours à l’œuvre. Cela le conduit à exprimer cette invocation : « je prie Dieu qu’il me libère de Dieu » (6).

Il me paraît particulièrement significatif que la seule prière que le Christ ait enseignée à ses disciples ne comporte pas le mot « Dieu ». Le « Notre Père », nous apprend que les chemins vers Dieu ne peuvent faire l’économie de la conscience d’une naissance et d’une fraternité universelles. Pour Maître Eckhart, la vie éternelle annoncée par l’Évangile n’est pas un « repos éternel » car, pour lui, « la particularité de l’éternité, c’est que l’être et la jeunesse sont un en elle » (7).

Rapportant une des nombreuses rencontres qu’il eut avec le jésuite paléontologue et théologien, Pierre Teilhard de Chardin, le philosophe Jean Guitton écrivait : « je notais, jouant sur le mot que, pour lui, il n’y avait pas des essences, mais des escences (florescence, sénescence, adolescence…) » (8). Il n’y a que des itinéraires, pas de possessions. Plus que jamais, dans la crise que nous traversons, nous devons quitter les affrontements stériles entre des abstractions « essentielles » chères aux dogmatismes idéologiques et religieux, pour découvrir les processus « de naissance » dans le monde. Comme l’exprime Maurice Bellet : « Le progrès se fait – selon la loi de toutes les grandes choses humaines – non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (9). Peut-être est-ce cela, « l’état de grâce ».

(1) Maître ECKHART (1260-1328) : Sermons Tome 3 sermon 78, Éditions du Seuil, 1979, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, page124.

(2) Id.Tome 2, sermon 31, page 9

(3) Id.Tome 2, sermon 48, page 113

(4) Id.Tome 2, sermon 37, page 44

(5) Id.Tome 1, sermon 1, page 47

(6) Id.Tome 2, sermon 52, page 148

(7) Id.Tome 3, sermon 83, page 151

(8) Jean GUITTON (1901-1999) : JOURNAL, Études et Rencontres 1952-1955, éditions Plon, 1959, page 237.

(9) Maurice BELLET (1923-2018) : L’Église morte ou vive, éditions Desclée de Brouwer, 1991, page 50.

Après les « lendemains désenchantés » de nos confinements

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 septembre 2020              

         Lorsque certains des plus hauts responsables politiques de notre pays, déclarent qu’il existe en France des zones « d’ensauvagement », ils reconnaissent l’existence de fractures majeures. Ce diagnostic va bien au-delà des passes d’armes entre majorité et opposition sur les crédits plus ou moins bien utilisés pour les banlieues ; il conduit à nous interroger sur le cœur même de l’exercice de la responsabilité politique.

         Toute société suppose que nous fassions collectivement « crédit » à une hiérarchie de valeurs capable de permettre les compromis permanents que suppose le vivre ensemble. Ces « croyances » collectives sont au cœur de la vie démocratique comme l’analyse avec justesse l’écrivain Régis Debray : « Nos façons de croire changent, mais non notre disposition à faire crédit. Pourquoi ? Parce qu’en vertu d’une incomplétude qui nous fait grand tort mais qui échappe à notre volonté nous ne pouvons faire corps avec nos semblables pour édifier des personnalités collectives distinctes et durables sans nous ouvrir à quelque chose qui nous dépasse » (1). La tâche de l’homme politique est de faire vivre ce « crédit collectif » qui permet de sortir du règne de la violence entre les humains et sans lequel il n’est pas de vie commune possible. Or, la réduction de l’art politique à la gestion d’une « concurrence libre et non faussée » conduit à ce que ce « crédit » fondateur se dévalue en exercices comptables. Faire crédit, c’était donner sa foi, faire confiance. Aujourd’hui, le crédit définit la colonne de droite de nos relevés bancaires. Et « la main invisible des marchés financiers » est invoquée comme la Providence qui va créer du lien social, nourrir les pauvres et réconcilier les hommes entre eux

           A l’heure où la laïcité revient au centre du débat politique, il ne suffit pas de dénoncer les fondamentalismes religieux qui font la « Une » de l’actualité. Dogmatismes, sectarismes, nationalismes, totalitarismes, fondamentalismes ne sont pas l’apanage des « religieux » mais des tentations permanentes pour tenter d’échapper à la condition humaine qui fait de chacun d’entre nous un voyageur et non le gestionnaire de certitudes. Cela conduit à la sacralisation des enfermements qui naissent de nos peurs. Or, cette « incomplétude » qu’analyse Régis Debray, cette blessure dans nos besoins de sécurité, c’est la chance pour l’homme de la plus grande ouverture.

             C’est le chemin que propose Maurice Bellet dans un de ses derniers ouvrages intitulé « L’explosion de la religion ». L’éclatement contemporain de l’univers du religieux lui paraît engendrer deux dérives qu’il caractérise ainsi : « le château-prison de la doctrine implacable ou le marais infini des incertitudes meurtrières ». Pour sortir de ces impasses, Maurice Bellet invite à nous engager dans l’itinéraire qu’il décrit ainsi « Voici qu’un étrange pèlerin part en pèlerinage sans savoir où peut bien se trouver le Sanctuaire de son désir. Il sait et ne sait pas d’où il part. Car il connaît sa ville et sa maison, mais pas ce qui déjà l’habite par ce souffle « dont tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va ». Il ne peut que marcher sans savoir, « et c’est pourquoi il est dans la vérité », car il demeure dans l’accueil de l’advenant. (…) S’il en est ainsi, tout ce que je puis dire, et déjà me dire, ne peut être qu’offert. Le premier mot n’est pas « il faut ». L’éthique n’est pas mon commencement ; et la logique non plus, si c’est elle qui me serre où je suis et condamne d’avance ce qu’elle juge impossible.

Il n’y a ici de parole que comme offrande » (2).

             Les lendemains « désenchantés » de nos confinements sont la chance d’une remise en question des fondamentaux qui conduisent à la catastrophe écologique qui nous menace.

(1) Régis DEBRAY : Dieu, un itinéraire : matériaux pour l’histoire de l’Éternel en Occident, Éditions Odile Jacob, 2001, Chapitre XII.

(2) Maurice BELLET (1923-2018) : L’explosion de la religion, Éditions Bayard, 2014, pages 22-23

Les leçons du « confinement »

Chronique de Bernard Ginisty du 11 septembre 2020

La rentrée est là. Mais, cette année, les vacances ont succédé à des mois de « confinement » qui ont bousculé profondément nos vies quotidiennes.

Traditionnellement, le temps « choisi » des vacances nous permet de connaître de nouveaux rythmes de vie, de nouvelles modalités de rencontres, d’habiter autrement notre corps et la nature, de prendre le temps d’une halte spirituelle. Nous avons peut-être fredonné la chanson de Moustaki : « Nous prendrons le temps de vivre » et pris quelques résolutions pour cela. Et voilà que le retour à la ville, aux occupations professionnelles, à la dope du petit écran balaye en quelques jours ces bonnes résolutions. Ce que nous avions pris pour la « vraie vie » n’apparaît plus qu’une agréable parenthèse. Nous nous serions ainsi payés quelques semaines où nous aurions goûté la ferveur de la vie, le bonheur du contact avec la nature et cette chaleur humaine d’autant plus intense qu’elle n’est pas celle de la quotidienneté. Comment éviter de juxtaposer ces « vacances » qui permettent de débrayer de notre quotidienneté et le retour morose et désenchanté aux choses qui seraient sérieuses ? Comme on disait à la grande époque marxiste, les vacances ne sont-elles que la « reconstitution de la force de travail » du rouage de l’économie mondialisée que nous serions tous devenus ?

Le temps « contraint » du confinement vient de nous « obliger » de vivre ces valeurs « vacancières » comme le seul mode de survie de nos sociétés. Dans un entretien dans l’hebdomadaire l’Obs, Edgar Morin déclarait : « Grâce au confinement, grâce à ce temps que nous retrouvons, qui n’est plus haché, chronométré, ce temps qui échappe au métro-boulot-dodo, nous pouvons nous retrouver nous-mêmes, voir quels sont nos besoins essentiels. Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie et à comprendre que bien vivre, c’est épanouir notre « Je », mais toujours au sein de nos divers « Nous ». (…) Avant l’apparition du virus, les êtres humains de tous les continents avaient les mêmes problèmes : la dégradation de la biosphère, la prolifération des armes nucléaires, l’économie sans régulation qui accroît les inégalités… Cette communauté de destin, elle existe, mais comme les esprits sont angoissés, au lieu d’en prendre conscience, ils se réfugient dans un égoïsme national ou religieux. Bien entendu, il faut une solidarité nationale, essentielle, mais si on ne comprend pas qu’il faut une conscience commune du destin humain, si on ne progresse pas en solidarité, si on ne change pas de pensée politique, la crise de l’humanité s’en trouvera aggravée. Le message du virus est clair. Malheur si nous ne voulons pas l’entendre » (1).

En nous permettant de vivre des temps qui échappent aux impératifs de l’ordre marchand, le temps de vacances nous apprend à résister à ce que Régis Debray appelle « la contagion d’un cynisme de l’acquiescement dans les plis du « live » et du « just on time », tant la facilité qu’on a de se tenir au courant incite à s’y couler, dans le courant ». Et il continue : « A trop vouloir saisir au vol tout ce qui se passe, sait-on encore au fond ce qui se passe ? Rabattre la valeur sur le prix, l’autorité sur le pouvoir, l’instant profond sur le buzz, le créateur sur le faiseur, ce qui fera trace sur ce qui fait mouche – ce mauvais rêve, cette souriante anesthésie du jugement personnel, nous n’en sommes pas si loin » (2).

En ce moment de reprise de nos activités habituelles, peut-être faut-il décider d’introduire de la « vacance » au sein de nos vies quotidiennes, plutôt que de la consommer en bloc durant l’été. Résister aujourd’hui, c’est affirmer la gratuité de la grâce, plus fondamentale que le calcul de nos échanges monétarisés, et pouvant seule leur donner du sens. Non seulement l’affirmer et la célébrer, mais inventer de nouveaux temps de vivre où gratuité et disponibilité reprennent sens. Nous pourrons alors éviter de sombrer dans le pathos médiatique de plus en plus envahissant où, selon Amin Maalouf, « on s’émeut instantanément de tout pour ne s’occuper durablement de rien » (3).

(1) Edgar MORIN : Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie, entretien dans L’Obs du 19 mars 2020.

(2) Régis DEBRAY : Le bel âge Éditions Flammarion, 2013, page 69.

(3) Amin MAALOUF, cité par Régis DEBRAY, id., page 61. Amin Maalouf est un écrivain franco-libanais né à Beyrouth en 1949, prix Goncourt en 1993, élu à l’Académie française en 2011. En plus de ses nombreux romans, Amin Maalouf a écrit des essais importants dont entre autres : Les Croisades vues par les Arabes 1983, Les Identités meurtrières 1998, le Dérèglement du monde : Quand nos civilisations s’épuisent

« Tout le monde doit inventer, à tous les niveaux » Gaston BERGER

Chronique de Bernard Ginisty du 4 septembre 2020

Cette rentrée de septembre est dominée par la crainte, amplifiée chaque jour par des données quantitatives inquiétantes, d’un second épisode de l’attaque du corona virus. En moins de 6 mois, ce virus a déjà mis au tapis des centaines d’entreprises, perturbé pour longtemps le transport aérien, mais aussi des modes de vie que nous croyions définitivement protégés. Dans une chronique récente intitulée « Avancer masqué », Bernard Rodenstein écrit ceci : « le port du masque, en soi, ne peut pas être contesté. Même si nous acceptons de courir des risques pour nous-mêmes nous ne pouvons pas les faire courir aux autres. C’est une évidence. Mais nous allons nous apercevoir très vite que le masque a des effets négatifs qu’il convient de ne pas sous-estimer. Qui est qui sous le masque ? Nous allons passer les uns à côté des autres sans plus nous reconnaître. Sans plus nous saluer. Nous n’embrassons plus nos amis. Nous nous retenons même pour nos enfants. Si cela doit durer longtemps je n’ose pas imaginer la société qui en résultera. Déjà la chaleur des relations laissait à désirer ici et là. Alors que nous redoutons les effets du réchauffement climatique nous allons subir de plein fouet ceux du refroidissement des rapports humains » (1).

Tout ceci se fait au nom du « principe de précaution » inscrit en 2005 dans la Constitution de 1958. Il résulte de la prise de conscience que les effets induits par nos décisions n’ont pas seulement à être jugés à court terme et dans une logique univoque de l’action. Le principe de précaution invite à prendre en compte des risques potentiels et pour cela, à développer une pensée systémique qui refuse d’isoler un processus particulier de décision de l’environnement global dans lequel il se situe. Alors que la prévention vise un risque défini, la précaution se fonde sur la notion d’incertitude. Dans un texte publié par l’Observatoire du Principe de Précaution (OPP), Dominique Lecourt, professeur de philosophie à l’Université de Paris VII et vice-président d l’Observatoire de 2007 à 2012 écrit ceci : « Si l’on a éprouvé le besoin d’avoir recours soudain au mot de précaution, c’est parce que la notion de « certitude » avait partie liée avec la conception classique de la science, ou plus exactement du rapport de la science avec ses « applications ». L’usage de la notion de précaution prend acte de ce que le socle même de la conception moderne du progrès se trouvé mis en péril du fait de ladite situation d’incertitude » où se trouvent les décideurs quant à la réalité et à la gravité des risques encourus » (2).

Prendre conscience du fait que des décisions engagent un avenir dont on ne mesure pas toutes les caractéristiques peut conduire à exercer le principe de précaution avec deux attitudes opposées : l’une, que l’on qualifiera de « précautionneuse », peut amener à la paralysie et à l’enfermement devant les risques. Cela peut devenir un principe de mort comme le traduit la phrase fameuse qui a circulé quand l’épidémie du sida était à la « Une » des médias : « La vie est une maladie sexuellement transmissible dont l’issue est toujours fatale !». L’autre nous engage à une pensée de la création et de l’innovation pour un art de vivre dans l’incertitude. Gaston Berger me semble avoir anticipé une authentique pratique du principe de précaution lorsqu’il écrit : « Je crois que nous commettrions plus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner ; si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille. La tranquillité n’est pas pour nous ; nous avons à vivre dans des déséquilibres incessamment remis en question et qu’il nous faudra incessamment rétablir. (…) Car nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus place que pour les inventeurs. Tout le monde doit inventer, à tous les niveaux » (3). 

(1) Bernard RODENSTEIN : Humeurs dominicales, 30 août 2020.

(2) Dominique LECOURT : L’étrange fortune du principe de précaution, Observatoire du Principe de Précaution (OPP), octobre 2017. Il est l’auteur de Politique de santé et principe de précaution, P.U.F. /Quadrige essai 2011.

(3) Gaston BERGER (1896-1960) : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962, pages 144-145.

La politique à l’épreuve de l’ordre de la marchandise.

Chronique de Bernard Ginisty du 18 juillet 2020

Dans son dernier ouvrage intitulé A tort ou à raison, Jacques Attali fait le bilan de ses écrits et de ses engagements dans un dialogue avec le journaliste Frédéric Taddeï. Intellectuel brillant, Attali s’est refusé de rester un observateur amusé ou désespéré de l’aventure humaine : « ne jamais être spectateur du match de la vie. Toujours acteur du match. Et pour gagner un match, pour survivre, il faut être un peu paranoïaque, pour se protéger des autres. Il faut d’ailleurs avoir aussi, à mon sens, trois autres qualités, qu’on considère en général comme de grands défauts : hypocondriaque (pour se protéger de soi-même) ; mégalomane (pour oser se donner des projets ambitieux) ; et même un peu mythomane (pour créer le réel en l’énonçant). Ces quatre défauts, à une petite dose, constituent, rassemblés, une source d’énergie extraordinaire. Si vous l’êtes trop, vous êtes un clown pathétique, un dangereux malade mental » (1).

L’actualité nous oblige à constater que se multiplient, à la tête des pays y compris les plus grands, des « clowns pathétiques » et des « malades mentaux ». Interrogé sur le rôle des acteurs politiques dans la conjoncture actuelle, Jacques Attali compte sur l’élite artistique et scientifique pour changer le monde alors que les élites politiques sont discréditées car elles ne donnent pas de sens à l’avenir en capitulant devant « l’ordre marchand qui n’a pas besoin de penser son avenir pour l’écrire. Il n’a pas non plus besoin de conseillers. D’ailleurs, le pouvoir y est trop disséminé pour qu’il existe un acteur quelconque dont on puisse orienter l’action pour infléchir le cours des choses. (…) Le monde est un peu comme un avion qui n’aurait ni pilote, ni même cabine de pilotage. Il a juste un moteur et un mécanisme de pilotage automatique, et un but. Le génie de ceux qui contrôlent les marchés, c’est de faire croire que des gens, soit élus, soit imposés, gouvernent le monde avec lucidité. Il n’en est rien ».

Faut-il donc baisser les bras devant la réduction du monde à de la marchandise régulée par des marchés considérés, de fait, comme le substitut de la Providence divine ? Jacques Attali nous indique quel est aujourd’hui le lieu du combat : « Dans le capitalisme, il n’y a plus de Bastille à prendre. (…) Le pouvoir n’est plus dans un lieu. Il est dans les codes. Et dans ceux qui les utilisent pour convaincre, vendre, tromper, manipuler si nous l’y laissons, nous cesserons d’exister, nous nous contenterons de fonctionner. Des marionnettes avant de devenir des artefacts » (2).

C’est finalement du combat contre les idolâtries dont il s’agit. La Bible les présente comme des constructions faites de main d’homme qui reviennent en boomerang vers lui comme un destin. L’idole peut se définir comme « bête et méchante ». Bête par ce qu’elle ferme toute possibilité d’imaginer le monde hors de la pensée unique, dans ces « incontournables » chers aux technocrates. Méchante parce qu’elle tend à nous faire voir le malheur des autres comme un destin auquel on ne peut rien.

Aucune institution, aucun parti politique, aucune religion, aucun personnage emblématique ne saurait dispenser chacun d’entre nous de l’épreuve personnelle des valeurs qui valent la peine de se risquer, des militances qui incarnent de nouvelles naissances. Croire que de simples appartenances pourraient nous en dispenser conduit aux pires aberrations. L’avenir ne sera fait ni de la répétition du passé ni de l’installation satisfaite dans la critique de nos idolâtries. Il passe par un travail permanent, intellectuel et spirituel, d’interrogation critique sur les logiciels avec lesquels nous lisons le monde.

Nous vivrons alors ce que le poète et résistant René Char appelle « l’aventure personnelle, l’aventure prodiguée, communautés de nos aurores » (3).

(1) Jacques ATTALI : A tort ou à raison, entretiens avec Frédéric TADDEÏ, éditions de l’Observatoire, 2020, page 75

(2) Id.pages 248-249.

(3) René CHAR, Les Matinaux, in œuvres complètes, éditions Gallimard, La Pléiade, 1988, page 332.

Langue maternelle du sens, laïcité et spiritualité.

Chronique de Bernard Ginisty du 9 juillet 2020.

         La question de la laïcité continue à susciter dans notre pays et en Europe des débats d’importance majeure. L’Observatoire de la laïcité a pour ambition de comprendre l’évolution de l’opinion à ce sujet. Pour cela, il publie chaque année un « baromètre ». Dans sa livraison de 2020, il est constaté que 74% des Français sont très attachée à la laïcité telle que définie par le Droit. Ceci dit, l’enquête montre un décalage très fort entre l’adhésion à la laïcité définie « en théorie » et un jugement assez négatif sur sa « pratique ». En effet, si 43% de nos concitoyens pensent qu’il s’agit d’un principe qui rassemble « en théorie », ils ne sont que 19% à dire qu’elle le réalise « en pratique », tandis que 35% estiment qu’elle divise (1).

         Nous avons tous appris une langue maternelle du sens faite d’une synthèse implicite de traditions locales, d’éléments religieux, de principes généraux éthiques, sans lesquels une vie humaine ne peut se construire. Cette langue maternelle tente de « relier » la disparité du monde pour lui donner une unité de sens. Chacun, à un moment donné est conduit à en faire l’épreuve personnelle. Les sociétés traditionnelles avaient des rites d’initiation très cadrés. Ces rites se font très rares et c’est l’affrontement aux différentes crises qui constitue aujourd’hui le lieu majeur d’initiation. Toutes les grandes écoles de spiritualité indiquent, pour ce passage, la nécessité d’une prise de distance par rapport à son milieu d’origine et d’une transformation de sa conscience.

           En langage chrétien, cela se dit ainsi : nul ne peut faire partie du Royaume s’il ne renaît de l’Esprit. L’Évangile refuse de faire de la géographie ou de la généalogie d’un être humain un destin. S’y enfermer conduit non seulement aux aberrations personnelles mais au fondamentalisme « national-religieux ». A ceux pour qui la filiation abrahamique constituait en soi une justification, il ne cesse de rappeler que le donné de l’histoire ou de la géographie ne saurait constituer quelque privilège que ce soit. « Ne vous avisez pas de dire en vous-mêmes : « nous avons pour père Abraham ». Car je vous le dis, Dieu peut, des pierres que voici, faire surgir des enfants à Abraham » (2). Revendiquer sa généalogie comme porteuse, par elle-même, de justification a autant de « sens » que la pierre que les hasards et la pesanteur ont fixé à tel ou tel endroit.

         Nous ne sommes pas condamnés à osciller entre l’identitaire communautariste et l’individualisme régulé par le seul marché mondial. A égale distance de l’intégriste religieux, idéologique, nationaliste ou ethnique et de l’individu consommateur avançant avec son caddie vers les nouveaux lendemains des croissances qui chantent, la voie spirituelle amène à passer du particularisme des langues maternelles à la nouvelle naissance. C’est ce qu’écrivait le poète Rainer Maria Rilke : « Nous naissons pour ainsi dire provisoirement quelque part. C’est peu à peu que nous composons en nous le lieu de notre origine pour y naître après coup, et chaque jour définitivement » (3).

         On ne dira jamais assez à quel point l’espace laïc qui sépare les pouvoirs religieux de celui des sociétés politiques est fécond pour les itinéraires spirituels. Car la laïcité n’est pas un pis-aller, elle est le lieu de la pensée critique et de la responsabilité comme l’écrit Gabriel Ringlet : « Je suis intimement convaincu que le christianisme a besoin de la laïcité, de sa vigilance critique, de son attention aux droits de l’homme, en un mot de son sens aigu des valeurs républicaines. Je les vois bien, ensemble, replonger dans un terreau sémitique commun, réentendre le « tutoiement des prophètes », accueillir la protestation de Job et retrouver le sens biblique de la responsabilité » (4).

(1) www.laicite.gouv.fr

(2) Évangile de Matthieu 3,9

(3) Rainer Maria RILKE (1875-1926) : Lettres milanaises 1921-1926, éditions Plon 1956, pages 27-28.

(4) Gabriel RINGLET (vice-recteur honoraire de l’université catholique de Louvain) : L’évangile d’un libre penseur, éditions Albin Michel, I998, page 169.

Face à « l’effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables » (Jacques Julliard).

Chronique de Bernard Ginisty du 3 juillet 2020

Dans la lettre à une de ses amies, le poète Rainer Maria Rilke écrivait ceci : « ma production littéraire provient de l’admiration la plus immédiate de la vie, d’un étonnement quotidien, inépuisable devant elle » (1). Socrate disait déjà que la philosophie naissait de « l’étonnement », c’est-à-dire qu’elle est le contraire d’une attitude blasée. L’esprit vit du refus de l’enfermement dans de prétendus savoirs qui nous dispenseraient d’accueillir le monde et les autres dans leur fraîcheur. Il est vrai que l’air du temps n’incite pas à cette aventure de la rencontre qui, avant de juger, accepte la générosité de l’accueil. Trop d’experts voudraient nous convaincre que tout se répète pour nous dispenser de prendre le risque de regarder le monde avec des yeux neufs.

La monétarisation généralisée de nos sociétés conduit à gérer nos vies comme une marchandise. Principe de précaution, assurances en tout genre, judiciarisation croissante de la vie collective : tout nous pousse à ne rien risquer, mais à tout compter. La gratuité infinie de la vie et le risque de la générosité deviennent hétérodoxes dans ces comptabilités rationnelles que seraient devenues nos vies. Parfois même, une certaine éducation religieuse a encouragé des comptabilités de mérites ou de sacrifices jusqu’à faire de la vie spirituelle une variété de maquignonnage.

Dans son ouvrage intitulé L’Argent, Dieu et le Diable, Jacques Julliard analysait comment l’argent a dissous les trois éthiques constitutives de notre histoire européenne : l’éthique aristocratique de l’honneur, l’éthique chrétienne de la charité, l’éthique ouvrière de la solidarité. Ces trois éthiques posaient le primat de valeurs collectives sur les intérêts purement individuels. Or, constate-t-il, « L’argent a littéralement dynamité ces trois éthiques et la bourgeoisie a été l’agent historique de cette dénaturation des valeurs. Certes, pour que la société tienne ensemble, le monde bourgeois est bien obligé d’aller puiser dans le stock des valeurs accumulées avant lui sous les anciens codes éthiques. Mais, comme le monde industriel actuel épuise sans les renouveler les ressources naturelles accumulées dans le sous-sol pendant des millions d’années, le monde bourgeois fait une effrayante consommation de conduites éthiques non renouvelables » (2). Les récentes crises financières ont mis en lumière à quel point le système financier mondial était étranger aussi bien à l’honneur qu’à la solidarité et à la charité.

Aussi, de plus en plus de personnes prennent conscience de la nécessité de se changer elles-mêmes pour contribuer à changer le modèle économique et social dominant. Si l’impulsion est d’abord individuelle, ces personnes cherchent ensuite à élaborer collectivement des outils de préservation et de régénération des biens communs. Plutôt que de rester dans l’attente d’un changement « venu d’en haut », elles choisissent d’agir concrètement à leur niveau, individuellement et collectivement.

Le photographe et reporter Yann Arthus-Bertrand, s’affirmant non-croyant, a qualifié l’encyclique du Pape François Laudato si de « texte révolutionnaire ». Au journaliste qui l’interrogeait pour savoir à quelle révolution il pensait, il répondit ceci :

« C’est une révolution qui ne sera pas politique car on a les hommes politiques que l’on mérite, et que ceux-ci manquent justement de courage. La révolution ne sera pas non plus scientifique, parce qu’on ne peut pas remplacer les cent millions de barils de pétrole quotidiens par des éoliennes ou des panneaux solaires, même s’il en faut et qu’il faut continuer à se battre pour ce faire. Elle ne sera pas davantage économique, car l’économie n’a qu’une envie c’est de consommer plus ! Il faut apprendre à être plus avec moins. La révolution sera spirituelle. C’est en nous que nous devons la trouver, nous devons nous demander ce que l’on peut faire pour les autres et comment peut-on rendre le monde meilleur » (3).

(1) Rainer Maria RILKE (1875-1926) : Correspondance éditions du Seuil, 1976, page 469.

(2) Jacques JULLIARD : L’Argent, Dieu et le Diable, éditions Flammarion, 2008, p.30.

(3) Yann ARTHUS-BERTRAND : Entretien publié sur le site <collègedesbernardins.fr>. En 2018, les éditions Première Partie ont publié le texte de l’encyclique du pape François, Laudato Si’, illustré par des photos de Yann Arthus-Bertrand. Le 12 octobre 2019, ces photos ont été projetées au Collège des Bernardins à Paris pour accompagner la lecture d’extraits de l’encyclique.

Jacques ELLUL (1922-1994) 

« toujours aussi pertinent ».

Chronique de Bernard Ginisty du 18 juin 2020

         Dans cette période de l’après crise du corona virus, l’hebdomadaire protestant Réforme a eu la très bonne idée de publier un numéro consacré à Jacques Ellul, sociologue et théologien protestant disparu en 1994 (1). Cet intellectuel inclassable, professeur d’université, très engagé dans l’action sociale a été une source d’inspiration pour beaucoup. En témoigne entre autres l’ouvrage de Frédéric Rognon intitulé Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul (2). Parmi ceux-ci, un des plus connus est Ivan Illich (3) avec lequel il partageait l’urgence d’une réflexion sur la notion de « seuil » et de « limites » à l’heure où la technoscience débridée s’impose à l’homme comme un destin.

         Dans l’extrait d’un ouvrage inédit prochainement publié intitulé L’éthique de la sainteté, il analyse les dégâts de cet envahissement de la technique dans le monde médical. Il y a plus de 30 ans, il dénonçait ainsi ce qu’il appelait « l’excès de médicalisation » : « Nous avons atteint ce point de retournement à tous les niveaux : la connaissance excessive détecte des maladies là où le souffrant pouvait parfaitement vivre avec, et il n’y avait pas lieu de le soigner. La croissance du nombre des moyens de détection et d’analyse d’une part, des médicaments d’autre part, a produit ce fait remarquable que c’est la médico-pharmacie qui maintenant provoque la maladie. (…) Et finalement l’appareil est devenu tellement énorme qu’il ne peut plus être supporté économiquement, ni par les individus, ni par la collectivité. Quand la croissance des soins aboutit à la faillite économique de la société, on doit reconnaître là aussi un phénomène de seuil » (4).

         Dès lors, il ne s’agit plus d’apporter des rustines à un système qui prend l’eau de toute part, mais de changer le logiciel avec lequel nous appréhendons le monde. « Il faut que nous en arrivions à poser volontairement des limites. Il nous faut procéder à la critique totale de toutes les notions dans le monde moderne. Pour que nous cessions d’être dominés par de faux impératifs (rendement, concurrence, consommation, etc.) qui conduisent à l’inverse de ce que nous voulons. (…) La recherche du Bien aujourd’hui n’est ni morale ni politique, elle est strictement dans la recherche des limites que nous nous donnerons et à l’intérieur desquelles il sera possible de vivre. Étant donné les moyens que nous avons, toute tentation de l’hybris (démesure) est le Mal absolu. Prométhée ne doit en rien être le modèle des temps modernes. Prométhée n’est pas le sublime exemple de l’Homme, c’est un imbécile. Si l’humanité avait suivi sa voie, il y a longtemps qu’elle aurait disparu : c’est ce que nous risquons » (5).

         Pour Jean-Claude Guillebaud qui fut l’élève, puis l’ami de Jacques Ellul, son apport capital fut d’avoir déplacé l’enjeu fondamental des sociétés modernes. L’envahissement de la technique « lui sembla vite plus déterminant pour une approche critique de la modernité occidentale que la lutte des classes ou l’inconscient freudien. Prenant à rebrousse-poil les pensées dominantes, celles des « maîtres du soupçon », Ellul annonça donc dans son ouvrage « La Technique ou l’enjeu du siècle » publié en 1954, que la force principale travaillant et menaçant nos sociétés industrialisées, c’était la technique elle-même » (6).

         On comprend alors que le théologien Ellul ait pu écrire : « Que fait Dieu lorsque, en tant que facteur critique dans l’histoire humaine, il déclenche la crise ? Il brise une fatalité pour rétablir une situation mouvante où l’homme trouvera une possibilité de liberté » (7).

(1) Réforme, 11juin 2020 : Spécial Jacques Ellul. La maladie, la limite et le choix chez Jacques Ellul. Réforme publie de longs extraits        de son ouvrage posthume à paraître prochainement : L’Éthique de la sainteté.

(2) Frédéric ROGNON : Générations Ellul. Soixante héritiers de la pensée de Jacques Ellul, éditions Labor et Fides, 2012.

(3) Ivan ILLICH (1926-2002) avait coutume d’appeler Ellul « Maître Jacques ». Il a développé son analyse des excès de la médicalisation des sociétés dans son ouvrage Némésis médicale, l’expropriation de la santé, éditions du Seuil 1981. André GORZ (1923-2007) a été aussi un des intellectuels précurseurs dans ce domaine comme en témoigne la récente réédition d’un de ses articles, L’écologie politique entre expertocratie et autolimitation, dans un livre intitulé Éloge du suffisant, Presses Universitaires de France 2019.

(4)Jacques ELLUL : La limite, le choix et Dieu, texte inédit, Réforme, page 3.

(5) Id. page 5.

(6) Jean-Claude GUILLEBAUD : Contre « l’esprit de puissance », page 16.

(7) Jacques ELLUL : A temps et à contretemps, éditions du Centurion, Paris 1981, page185.

« De la mythologie chrétienne à la foi modeste » François Cassingena-Trévedy, moine bénédictin de Ligugé (1).

Chronique de Bernard Ginisty du 11 juin 2020

Tout au long de la période de « confinement » que nous venons de vivre, le moine bénédictin François Cassingena-Trévedy (1) a publié sur son blog des « billets » particulièrement pertinents. Le dernier qui conclut la série s’intitule « de la mythologie chrétienne à la foi modeste ». Parvenu à la soixantaine, il s’exprime au nom de sa génération qui, écrit-il, réunit « les enfants d’un double désenchantement ».

Le premier concerne l’évolution du monde : « Comme les années soixante étaient douces encore dans leur ingénuité, dans leur aisance raisonnable, dans leur enthousiasme presque médiéval ». Mais depuis est apparu la désillusion d’un progrès global et irréversible de l’humanité à travers la catastrophe écologique et l’explosion du terrorisme international. Le second « nous vient de l’Église. Nous étions nés sous le signe d’un concile sans anathèmes (…) Nous avons vu les vieux démons de l’institution reprendre insensiblement leurs droits. Nous avons vu l’infléchissement passablement conservateur des mouvements charismatiques, l’assoupissement progressif de l’aventure œcuménique, la substitution de la culture du merveilleux (apparitions et guérisons à tout-va) à l’approfondissement des Écritures, la remontée des vieux sédiments maurassiens (…) la démystification de fondateurs proposés à une admiration sans discernement, (…) l’ouverture de cloaques masqués par de longues et incompréhensibles compromissions » (2).

Loin de se complaire dans ce « désenchantement », François Cassingena-Trévedy affirme « Au milieu de l’écroulement contemporain je vois, comme homme et comme apprenti croyant, trois instances qui tiennent. La première est la Création à laquelle la suspension momentanée de nos frénésies offre une trêve et dont l’imperturbable printemps soutient notre frêle espérance. La seconde disponible à tout homme est la Sainte Écriture envisagée non comme une recette magique ni comme la confirmation de scénarios apocalyptiques mais comme l’incomparable forum d’une humanité en marche et en débat avec son Dieu caché. (…) Le troisième est l’Amitié que l’épreuve traversée construit et fait resplendir déjà comme l’unique fondement indispensable du monde à venir » (3).

Cela le conduit à proposer ce chemin au croyant d’aujourd’hui : « il nous incombe à nous, les vivants, de préserver aujourd’hui la foi – la foi nocturne et nue – non des hérésies, mais d’une triple réduction : de sa réduction à un discours mythologique, si rassurant soit-il ; de sa réduction à un discours moralisateur, si édifiant soit-il ; de sa réduction à un discours humanitaire, si généreux soit-il. Les trois péchés-mignons, en somme, du discours ecclésiastique. À la phraséologie intempérante de « l’amour », ressassée partout ad nauseam sur les lèvres ecclésiastiques et servant de cache-misère à une lamentable jachère intellectuelle, nous préférerons des arêtes plus vives, des inquiétudes plus fécondes et des aridités plus ardentes » (4).

Reprenant des passages du Veni Créator, l’antique invocation chrétienne au Saint-Esprit, François Casssinega termine son propos par cette prière : « Oh, comme j’aimerais pour moi-même, pour nous tous, une Pentecôte qui ne fut ni d’excitation charismatique (qu’on me pardonne…), ni de triomphalisme ringard (qu’on me pardonne encore…) ! Une Pentecôte intime, recueilli, modeste, à l’aune d’une foi modeste. Aussi est-ce dans le recueillement d’un clair-obscur avoué et partagé que, perpétuel novice de la foi, j’articule cette prière : « Emitte lucis tuae radium ». Envoie un rayon dans ma boutique obscure pour que, de l’étoffe même de mes nuits, je confectionne de la clarté, pour qu’en prenant sur mes nuits je fasse à l’usage de mes frères un peu du jour à venir » (5).

(1) Le Frère François Cassingena-Trévedy, de nationalité française, est né à Rome le 28 novembre 1959. Il a poursuivi des études de Lettres classiques à Paris et a intégré l’École Normale Supérieure (rue d’Ulm) en 1978. Il est entré dans la vie monastique en 1980 et a été ordonné prêtre en 1988. À l’abbaye Saint-Martin de Ligugé (Congrégation de Solesmes), il exerce la charge de maître de chœur (grégorien) et assume la responsabilité de l’atelier d’émaillerie (créations diverses, en particulier pour l’usage liturgique). Il enseigne à l’Institut supérieur de liturgie (Institut Catholique de Paris). Il collabore aux éditions des Sources Chrétiennes pour la traduction des hymnes syriaques d’Éphrem de Nisibe (306-373). Il a publié, principalement aux éditions Ad Solem, de nombreux ouvrages. «https://www.facebook.com/Fran%C3%A7ois-Cassingena-Tr%C3%A9vedy-122459185056522/ ».

(2) François Cassingena-Trévedy : De la mythologie à la foi modeste 30 mai 2020.

(3) François Cassingena-Trévedy : Le confinement nous a saisi 2 avril 2020.

(4) François CassingenaTrévedy : De la mythologie à la foi modeste 30 mai 2020.

(5) Id.

« Aimer et admirer » : l’après confinement avec Albert Camus

Chronique de Bernard Ginisty du 27 mai 2020

         Dans son numéro du 10 mai, l’hebdomadaire La Croix-L’Hebdo publie un dossier intitulé : Camus. L’éclaireur des temps obscurs. En ces temps de pandémie, son roman intitulé La Peste est devenu un best-seller mondial : « Confinés chez eux, beaucoup de Français, comme avant eux les Italiens et les Japonais, se sont rués sur ce roman publié en 1947. Cette relecture stupéfie par la coïncidence avec la période actuelle »(1). En 2009, Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur, s’exprimait ainsi dans un éditorial de son hebdomadaire : « Sartre et Camus ! il n’est plus question aujourd’hui que de Camus. Quand ce journal est né, il y a quarante-cinq ans, on doutait que Camus fut philosophe. Et autour de moi des ricanements ponctuaient mes évocations de l’auteur de « l’Exil et le Royaume » et du « Premier Homme » (2). Celui que l’on taxait dédaigneusement dans les années 70 de « philosophe pour classes terminales » est aujourd’hui un des auteurs français les plus lus et étudiés dans le monde. Et c’est Michel Onfray, peu suspect de faiblesse pour l’enseignement académique de la philosophie, qui écrit à propos d’Albert Camus : « Je crois que Sartre a plus été « le pont aux ânes de l’enseignement de la philosophie dans les lycées » que Camus, justement plus subtil, plus fin, plus en nuances, en demi-teintes intellectuelles, moins manichéen, donc plus compliqué, plus complexe à aborder que la machine sartrienne, un véritable bataillon de bulldozer peints en noir et blanc – idéal pour les adolescents. Camus joue de la gamme des aurores et des crépuscules, des eaux moirées et violettes de la Méditerranée, des ciels aux azurs sidérant – un penseur pour adultes » (3).

            De son enfance algéroise, Camus retient à la fois la pauvreté vécue, mais aussi la splendeur de la lumière méditerranéenne : « Élevé d’abord dans le spectacle de la beauté qui était ma seule richesse, j’avais commencé par la plénitude. Ensuite étaient venus les barbelés, je veux dire les tyrannies, la guerre, les polices, le temps de la révolte » (4)Le jeune méditerranéen va connaître l’Europe de la guerre, de la violence, des camps. « Il avait fallu, écrit-il, se mettre en règle avec la nuit : la beauté du jour n’était qu’un souvenir ». Mais bien loin de le conduire à la violence, au ressentiment ou au sectarisme, l’épreuve l’amène à découvrir en lui ce qu’il appelle un « été invincible ». Et il faut lire ici ces quelques lignes, parmi les plus belles qu’il ait écrites, face au site des ruines romaines de Tipasa baignées par la Méditerranée : « Je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous aujourd’hui mourrons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas (…)Pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. (…) Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible » (5).

         Le confinement que le virus a imposé à des milliards d’êtres humains a pu être l’occasion, pour chacun, d’une interrogation sur les questions essentielles. Beaucoup d’entre nous espèrent que le « jour d’après » cette pandémie, soit un nouveau printemps. Après les désastres de la seconde guerre mondiale, Camus écrivait : « Oui, il y a la beauté et il y a les humiliés. Quelles que soient les difficultés de l’entreprise, je voudrais n’être infidèle ni à l’une, ni aux autres » (6). Et pour cela, nous dit-il, il est essentiel que nous sachions redécouvrir et cultiver nos capacités « d’aimer et d’admirer ».

(1) Jean-Claude RASPIENGEAS : « La Peste », le grand livre du coronavirus in La Croix-Hebdo, 9-10 mai 2020, page 29.

(2) Jean DANIEL (1920-2020) : Camus, le sacre, Nouvel-Observateur du 19 novembre 2009.

(3) Michel ONFRAY : La Pensée de midi. Archéologie d’une gauche libertaire. Éditions Galilée 2007, page 41. En 2012, Michel Onfray a publié aux éditions Flammarion L’ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus.

(4)Albert CAMUS (1913-1960) : Retour à Tipasa in Essais, La Pléiade, éditions Gallimard, 1967, page 870.

(5) Id. pages 873-874. 

(6) Id. pages 875

« Mesurer ce qui compte vraiment »

Chronique de Bernard Ginisty du 20 mai 2019

Beaucoup de responsables économiques et politiques affirment que la sortie du « confinement » imposé par le virus devrait nous conduire dans un « monde d’après ». Pour éviter de se fourvoyer à nouveau dans les impasses du « monde d’avant », il ne suffit pas de prêcher des politiques généreuses, il faut d’abord interroger les concepts et les évidences avec lesquels nous interprétons le réel.

La plupart des programmes que l’on nous propose invoquent la nécessité d’une croissance soutenue mesurée par le « Produit Intérieur Brut » (PIB). Des économistes, sociologues et philosophes, fondateurs d’un Forum pour d’autres indicateurs de richesse » (FAIR), viennent de publier une tribune intitulée « Se libérer du PIB pour mesurer ce qui compte vraiment ». Ils notent que depuis la fin des années 1960, « le gâteau du PIB à partager devient, en grossissant, de plus en plus toxique pour la vie, le climat, la biodiversité, la qualité de l’air, de l’eau, des mers et des sols. Qu’il s’est accompagné de l’explosion des inégalités mondiales. Qu’il met le travail sous pression en lui faisant perdre son sens ». Ils dénoncent la « sacralisation » de la croissance présentée comme un « raisonnement d’évangile » sans qu’on ait pris la peine de définir politiquement la hiérarchie de « ce qui compte vraiment » : « Le PIB ne tient aucun compte de la dégradation des patrimoines écologiques, des activités bénévoles, du travail domestique, de l’évolution des inégalités » (1).

Deux des grandes maladies qui plombent les budgets sanitaires des sociétés modernes sont l’obésité et le cancer. Elles me paraissent hautement symbolique des désordres humains provoquées par cette fétichisation de la croissance. Dans l’organisme, lorsqu’une fonction s’autonomise, c’est-à-dire lorsqu’elle n’est plus reliée à̀ la totalité du corps, elle est en « croissance », et les maladies surviennent. L’obésité et le cancer sont deux exemples de ces excroissances fabuleuses : pour la première, ce sont les kilos qui augmentent et s’accumulent, pour la seconde, ce sont les cellules malades en pleine expansion. La circulation et les rythmes du vivant sont brisés. L’économie est affectée par les mêmes phénomènes.

Au moment où la société française risque d’étouffer entre la crispation sur les avantages acquis et l’idolâtrie monétaire, il nous reste à “tenter de vivre” et à retrouver le goût de réconcilier l’échange des choses et le commerce entre les hommes. Pour cela, il convient de lutter sur deux fronts, le mondial et le local. Au plan international, c’est le sens du combat pour la reconquête par les citoyens du pouvoir politique sur une spéculation financière sans foi ni loi constitue une priorité. Au plan local, on pourrait évoquer toutes les initiatives d’épargne alternatives et solidaires, les placements éthiques, des échanges non monétaires. Bien plus que dans les changements de look de vieux partis fatigués se travaillent là, concrètement, les nouvelles formes de l’art politique et de la citoyenneté sociale.

Dans cette phase historique de rupture majeure entre l’échange entre les hommes et l’échange des choses, il nous faut créer des zones civilisées d’un “nouveau commerce”. Cela consiste à inventer des règles d’art de vivre le temps, l’espace, l’échange, la monnaie, la consommation. Il ne s’agit pas de se couper de la totalité du monde, mais de l’habiter en redonnant sens à de l’échange qui ne soit pas seulement monétaire. Si la démocratie et la citoyenneté ont un sens, elles posent en principe que tout être humain peut apporter quelque chose à l’échange public. C’est la vielle lutte de l’homme contre la barbarie qui continue, celle du refus d’un monde où il n’y a ni sens, ni loi.

(1) Jean Gadrey, économiste, Florence Jany-Catrice, économiste, Dominique Méda, sociologue, Patrick Viveret, philosophe et Célina Whitaker, chercheuse en sciences sociales, membres fondateurs du Forum pour d’autres indicateurs de richesse (FAIR) : Se libérer du PIB pour mesurer ce qui compte vraiment in journal Le Monde, 17-18 mai 2020, page 32.

« O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort, donne à chacun la mort née de sa propre vie » Rainer Maria RILKE (1)

         Dans une chronique intitulée « L’épidémie de Covi-19 porte à son paroxysme le déni de la mort » publiée dans le journal Le Monde, la psychologue et écrivaine Marie de Hennezel met en cause « la folie hygiéniste » qui sous prétexte de protéger les plus âgés leur impose des conditions inhumaines. « Nous ne mesurons pas les souffrances qui naitront de l’érosion de l’humain quand la distanciation sociale sera devenue la norme, comme des inégalités que cette peur de la mort aura induites, les désespoirs, les dépressions, les violences, les envies de suicide. Nous réaliserons après le confinement le mal qui aura été fait en privilégiant la vie au détriment de la personne. Car qu’est-ce qu’une personne ? Sinon un être humain qui, se sachant mortel, est renvoyé à l’essentiel, à ses priorités, à ses responsabilités familiales, aux vraies questions sur le sens de son existence » (2).

         Comme l’écrit le philosophe Vladimir Jankélévitch, la conscience de la mort donne une saveur authentiquement humaine à nos existences : « Sans la mort, l’homme ne serait même pas un homme, c’est la présence latente de cette mort qui fait les grandes existences, qui leur donne leur ferveur, leur ardeur, leur tonus. On peut donc dire que ce qui ne meurt pas ne vit pas. Alors je préfère encore être ce que je suis, condamné à quelques décennies, mais enfin avoir vécu… » (3).

         Une vie humaine se déploie entre deux évènements qui « nous arrivent » et sur lesquels nous n’avons aucune maîtrise : notre naissance et notre mort. La fuite en avant des techno sciences se propose de coloniser ces deux évènements qui fondent l’histoire de chaque existence. « Le déni de la mort entretient une illusion, celle de la toute-puissance scientifique et technologique, celle du progrès infini. Avec ce fantasme incroyable : imaginer qu’un jour on pourrait avoir raison de la mort » (4) C’est une « identité narrative », selon l’expression de Paul Ricœur qui caractérise la condition humaine. Aucun savoir a priori ne peut nous dispenser de vivre notre histoire faite d’accueil de l’inattendu.

         Quelques semaines avant sa mort, Christiane Singer écrivait : « Beaucoup vivent la maladie comme une pause douloureuse et malsaine. Mais on peut aussi monter en maladie comme vers un chemin d’initiation, à l’affût des fractures qu’elle opère dans tous les murs qui nous entourent, des brèches qu’elle ouvre vers l’infini. Elle devient alors une des plus hautes aventures de la vie. Si tant est que quelqu’un veuille me la disputer, je ne cèderai pas ma place pour un empire. D’ici je vois plus loin dans la vie et dans la mort que je n’ai jamais été en mesure de le faire. La vue est imprenable et donne le vertige » (4).

(1) Rainer Maria RILKE (1875-1926) : Le livre de la pauvreté et de la mort, éditions Actes Sud, 1992.

(2) Marie de HENNEZEL : L’épidémie de Covid-19 porte à son paroxysme le déni de mort, in journal Le Monde du 5 mai 2020, p. 29.

(3) Vladimir JANKELEVITCH (1903-1985) : Penser la mort ? éditions Liana Levi, 2003, page 20-21

(4) Marie de HENNEZEL : op.cit.

(5) Christiane SINGER (1943-2007) : Derniers fragments d’un long voyage, éditions Albin Michel 2007, page 30. 

« Une des principales leçons de cette « pan-démie » totalisante par définition, est que la compréhension authentique de l’universel nécessite le retour à la considération admirative du particulier » (Bruno CADORE).

Chronique de Bernard Ginisty du 1er mai 2020

Parmi les nombreuses analyses de la grande crise que nous traversons, celle du frère Bruno Cadoré, dominicain, docteur en médecine et en théologie morale qui fut directeur du Centre d’Éthique Médicale de l’Institut catholique de Lille, élu Maître de son ordre en 2010, fonction qu’il a occupée jusqu’en 2019, apparaît particulièrement stimulante. Sa formation intellectuelle, ses activités professionnelles, son mandat à la tête de l’ordre dominicain qui l’a conduit à visiter les cinq continents lui donnent une compétence particulière pour comprendre la radicalité de ce qui nous arrive. Dans un long entretien avec Jean-François Colossimo (1), il détaille les principales dimensions de cette crise.

Tout d’abord, « la pandémie a déstabilisé les sociétés qui s’étaient établies dans l’illusion de la maîtrise et, de ce fait, les déséquilibres masqués, les fractures enfouies, les désastres ensevelis ont été mais en pleine lumière ; (…) Les mentalités modernes ont démesurément compté sur les puissances de la technoscience afin de poursuivre cette fuite en avant, rêvant même que dans le futur la biomédecine les libérerait de la mort. (…) Cette sorte de crédulité, qui n’est pas sans rappeler la « pensée magique » a été mise en cause par un organisme infime, invisible et incontrôlable ».

En écho à ce mythe prométhéen de la maîtrise absolue est revenue la tentation d’une certaine philosophie de la médecine qui s’octroie pour mandat de mener la « guerre » à la maladie. Et le chef de l’État, dans une de ses interventions télévisées, a martelé à plusieurs reprises :« nous sommes en guerre ». Or, remarque Bruno Cadoré, cette représentation belliciste a été vite mise à mal. Le langage de la puissance affirmée se révèle immanquablement décourageant, voire décrédibilisant, lorsqu’on n’a pas les moyens de sa volonté déclarée. Cela le conduit à utiliser la métaphore de la « résistance », plutôt que celle de la guerre : «Face à la pandémie, l’idée de résister aurait permis d’embrasser à la fois les dimensions individuelle et collective, de souligner l’interdépendance de tous, de nommer les insuffisances des moyens, de préciser les forces et les faiblesses du corps social et de solliciter l’effort de chacune et de chacun pour intégrer de façon solidaire les failles et les besoins dans leur ensemble, de manière panoramique et dynamique ».

Enfin, au moment où trop de politiques s’abritent derrière les « experts », Bruno Cadoré affirme que « la démocratie demande sans cesse à être promue, particulièrement lorsque menace une conception biopolitique du monde qui s’autoriserait, au prétexte de la bonne intention de sauvegarder la vie, des prises de pouvoir inacceptables sur les individus et le corps social. D’où la nécessité de recourir à la représentation parlementaire et aux instance locales dans une démarche concertée et nourrie de réciprocité avec le pouvoir central ».

Nous sommes invités à repenser nos certitudes, notre manière de penser le monde et de l’habiter : « Le « kairos » est là qui permettrait de passer de la générosité avec laquelle s’est déployé le soin prodigué aux malades à une créativité généreuse pour prendre soin, ensemble, de la maison commune ».

Dans ce temps pascal, Bruno Cadoré rappelle l’évènement fondateur du christianisme : « Les disciples de Jésus – les tous premiers chrétiens en quelque sorte – ont eux aussi connu une période de confinement au lendemain de la crucifixion de Celui en qui ils avaient mis toute leur confiance. Ils ont été tentés de revenir à leur « vie d’avant », sachant sans doute qu’ils seraient plus inquiets, plus tristes, plus désespérés, mais qu’ils retrouveraient leurs sécurités d’antan. La rencontre du Christ ressuscité les a poussés à rompre le confinement où ils se tenaient sidérés et tremblants, mais à en sortir différents qu’ils n’y étaient entrés, habités par de nouveaux horizons d’espérance, mus par la conviction que la destinée de l’humanité devait se lire comme une promesse dont la vie concrète pouvait être le signe : promesse de la fraternité ».

(1) Bruno CADORE : Le moment et sur l’après, propos recueillis par Jean-François COLOSIMO, éditions du Cerf, avril 2020. Jean-François Colosimo est théologien orthodoxe, historien, essayiste et directeur général des éditions du Cerf.

« Le confinement physique devrait favoriser le déconfinement des esprits » (Edgar Morin).

Chronique de Bernard Ginisty du 24 avril 2020

La perspective du « déconfinement » prochain ouverte par le président de la République a conduit de nombreux observateurs à s’interroger sur « l’après » pandémie du coronavirus. Parmi ceux-ci, Edgar Morin nous livre, dans une double page du quotidien Le Monde, des réflexions particulièrement toniques (1). « A mon avis, écrit-il, les carences dans le monde de pensée, jointes à la domination incontestable d’une soif effrénée de profit, sont responsables d’innombrables désastres humains dont ceux survenus depuis février 2020 ». Pour lui, il est « tragique » que la pensée disjonctive et discursive règne en maîtresse dans notre civilisation et tienne les commandes en politique et en économie.

Le premier résultat de cette épidémie « imprévue » est de nous apporter, écrit-il, « un festival d’incertitudes ». Des « évidences » d’experts s’avèrent catastrophiques : la stratégie des « flux tendus » à la place du stockage et le dogme libéral confiant aux marchés financiers mondiaux le soin de réguler la fourniture des médicaments les plus essentiels, a laissé le dispositif sanitaire français tragiquement dépourvu. La « science » (dans sa conférence de presse du 20 avril, le premier ministre invoquait « les sociétés savantes ») est apparue « ravagée par l’hyperspécialisation » et tentée par le dogmatisme. Cette crise, nous dit Edgar Morin, « est l’occasion de comprendre que la science n’est pas un répertoire de vérités absolues (à la différence de la religion), mais que ses théories sont biodégradables sous l’effet de découvertes nouvelles ».Cette crise planétaire met en relief la communauté de destin de tous les humains en lien inséparable avec le destin bio-écologique de la planète Terre : « elle met simultanément en intensité la crise de l’humanité qui n’arrive pas à se constituer en humanité ».

Ce qui est en question n’est pas d’abord des ajustements techniques et administratifs, mais notre façon de penser et d’évaluer le monde, c’est-à-dire la question du « sens » Depuis une dizaine d’années, elle réapparaît de façon obsédante dans tous les débats. La vogue de la question du sens me paraît traduire le symptôme d’une fracture tant dans la façon de vivre des sociétés que les psychismes individuels.

Cette fracture est celle que nous vivons entre les trois acceptions du mot « sens » : il désigne tout d’abord la signification globale de l’existence, ce que traduit le mot grec Mythos, il indique aussi la direction à prendre, la logique de l’action et des institutions, le Logos, il traduit enfin l’appréhension sensuelle du monde, l’Éros.

Les sociétés, comme les individus, trouvent un certain équilibre dans la mesure où ces trois instances communiquent, même de façon conflictuelle. La crise que nous vivons vient de l’exacerbation des trois niveaux dans une logique de séparation et de consommation. Le Mythos se vit à travers le marché du sens, le New Age, le zapping indéfini entre croyances, philosophies et sagesses. Cela donne lieu à des militances“ spirituelles” qui se détournent des miasmes de la politique. Le Logos se décline en une addition de savoirs, de techniques, de démarches rationnelles, scientifiques et institutionnelles. Internet nous submerge d’informations. Quant à L’Éros il s’épuise dans des quantités de jouissances surdéterminées par le marché et la publicité.

L’après-épidémie, nous dit Edgar Morin, sera une aventure incertaine où se développeront les forces du pire et celles du meilleur, ces dernières étant encore faibles et dispersées. « Sachons que le pire n’est pas sûr, que l’improbable peut advenir, et que, dans le titanesque et inextinguible combat entre les ennemis inséparables que sont Éros et Thanatos (dieu de la mort dans la mythologie grecque), il est sain et tonique de prendre le parti d’Éros ».

(1) Edgar MORIN : Cette crise devrait ouvrir nos esprits depuis longtemps confinés sur l’immédiat, in journal Le Monde, 19-20 avril 2020, pages 28 et 29

Pâques, libération de nos enfermements.

Chronique de Bernard Ginisty du 12 avril 2020

Nous ne fêtons pas à Pâques le couronnement triomphal de la carrière d’un chef religieux. Nous nous remémorons un passage, c’est à dire une précarité, un mouvement, une itinérance. La Pâque juive devait être célébrée debout, le bâton à la main, pour rappeler que l’identité humaine fondamentale réside dans l’Exode. Le philosophe Emmanuel Levinas faisait remarquer qu’il y a deux grandes conceptions de l’existence humaine : la grecque symbolisée par l’Odyssée d’Homère où Ulysse, après bien des pérégrinations revient au point de départ. Le voyage aura été une aventure après laquelle on revient chez soi, à son “corps d’origine”. L’autre itinéraire auquel se réfère le christianisme, est celui d’Abraham qui partit définitivement de chez lui pour un pays qu’il ne connaissait pas et celui de Moïse : l’exode d’un peuple qui se libère dans l’épreuve du désert.

Au moment où l’humanité traverse cette immense crise causée par le « corona virus », nous devons retrouver ce « bon usage des crises » (1) que l’écrivaine Christiane Singer n’a cessé de poursuivre dans toute son œuvre. « L’essentiel n’est pas un lieu situé dans un âge d’or, qu’il s’agirait de retrouver. Il n’est de fidélité au passé que dans l’avenir, que dans cet élan vers l’avant ! Dès que l’on s’arrête dans un lieu, c’est déjà un casus belli qui s’annonce : il va falloir le préserver, le défendre. (…) L’essentiel ne peut pas non plus être cherché dans le temps horizontal, le temps qui passe. Il ne peut advenir qu’à l’improviste – comme une déchirure. (…) Ce qu’il s’agit de développer en nous, c’est cette porosité à la Présence, cette capacité d’être à l’écoute. (…)Cette fulgurance, cette surgie d’éternité, qui a lieu dans les circonstances les plus imprévisibles, bouleverse tout ce qui a précédé. Que la volonté de s’en saisir et de la mettre sous le boisseau apparaisse aussitôt n’étonnera personne. C’est ainsi que se fonde toute religion. Se saisir de la grâce ! Oui, la voilà – voilà la Vérité détenue, prisonnière de l’institution ! Or la vérité, on s’en doute, s’est volatilisée depuis longtemps et s’en est allée agir ailleurs (2).

Après l’expulsion du premier jardin, l’Éden de nos naissances charnelles, il nous faut quitter celui de nos constructions humaines. Pâques annonce à l’humanité cette bonne nouvelle formulée ainsi l’apôtre Paul : « Mort où est ta victoire ? » (3). Elle libère « ceux qui, par crainte de la mort, passaient toute leur vie dans une situation d’esclave » (4). Pâques invite au risque de vivre et d’aimer par-delà le désarroi d’une société minée par ses peurs et ses obsessions sécuritaires. Dans les six derniers mois de sa vie, alors qu’elle luttait contre le cancer qui allait l’emporter, Christiane Singer a tenu un journal où elle écrit ceci : « Il n’y a qu’un crime, c’est de désespérer du monde. Nous sommes appelés à pleins poumons à faire neuf ce qui était vieux, à croire à la montée de la sève dans le vieux tronc de l’arbre de vie. Nous sommes appelés à renaître, à congédier en nous le vieillard amer !!! » (5).

(1) Christiane SINGER (1943-2007): Du bon usage des crises, éditions Albin Michel, 1996.

(2) Christiane SINGER : N’oublie pas les chevaux écumants du passé, éditions Albin Michel, 2005, pages 118-120. Elle précise ainsi sa pensée « Ce que je dis là, qui semblera dur, mérite un autre éclairage. Souvent c’est le respect d’une tradition, le champ de conscience qu’elle engendre qui crée précisément les conditions pour l’apparition de cette grâce. Mais cette vérité ne se laisse ni enfermer, ni sécher, ni conserver, ni pasteuriser, ni lyophiliser. Elle est insaisissable. Elle change à tout instant de substance, de forme. Elle peut nous traverser comme la foudre, nous frôler comme la brise ou se poser comme une saveur sur notre langue. (…) Il en est de même pour les êtres que nous admirons, qui sont nos guides à un moment et dont nous aimerions qu’ils soient à tout jamais les garants de cet essentiel. Mais il arrive qu’ils nous déçoivent».

(3) Première Épître aux Corinthiens, 15, 55.

(4) Épître aux Hébreux, 2,15

(5) Christiane SINGER : Derniers fragments d’un long voyage, éditions Albin Michel, 2007, pages 59-60. Un mois avant sa mort, elle écrit ceci : « Je remarquais voilà quelques années qu’en vieillissant, il fallait chaque matin au réveil aller se chercher plus loin. Maintenant il peut m’arriver de partir comme à une pêche miraculeuse sans garantie de trouver dans le fatras du réel celle que j’étais hier encore. L’essentiel est de ne pas m’être attachée à « celle que j’étais hier encore » ni de vouloir coûte que coûte la reconstituer. Il s’agit au contraire de s’éprendre du jour neuf, de laisser l’intelligence de la vie se déployer. Chaque jour se doit d’être une création totalement nouvelle », pages 113-114.

Propos pour un « déconfinement » attendu.

Chronique de Bernard Ginisty du 8 avril 2020

La crise majeure due au Corona virus a conduit la plupart des gouvernements de la planète à « confiner » des milliards d’êtres humains pour enrayer la pandémie. De plus en plus d’observateurs s’interrogent sur « l’après », sur la sortie du confinement. Pour la plupart, il est hors de question de retrouver les modes de vie et de consommation que vient de « déconstruire » le virus. Tout un chacun affirme la nécessité d’une profonde réforme de notre citoyenneté économique et politique.

Le discours sur la réforme a une vieille histoire. Il a porté une des grandes fractures de l’Occident initiée par Luther. Aux beaux jours de la dogmatique stalinienne, la réforme était vilipendée. Les réformistes étaient accusés d’être de vilains petits aménageurs du grand capital voulant éviter la révolution pure et dure. Aujourd’hui, le mot réforme est dans toutes les bouches. Qu’il utilise le ton de l’épopée révolutionnaire, de l’indignation éthique ou de la critique technocratique, tout Français se veut réformateur. On peut s’étonner que ce prurit de réformes aille de pair avec le désenchantement politique que nous connaissons. Une des explications réside probablement dans le fait que chacun demande à l’autre de se réformer au lieu de se remettre lui-même en cause. Or, il n’y a pas de réforme possible si chacun ne débusque pas en lui et dans les institutions auxquelles il adhère, les complicités entretenues plus ou moins consciemment avec le système dénoncé. Il ne s’agit pas d’exhortation morale, mais d’une élémentaire analyse systémique du fonctionnement des sociétés sans laquelle le discours politique devient une perpétuelle oscillation entre la langue de bois technocratique et l’incantation révolutionnaire.

La réforme n’est pas un statut, une rente ou une institution établie. Le réformateur doit savoir que la vie des hommes dans la cité consiste à résister en permanence à des idoles, c’est-à-dire à ce qui le dispenserait de sa responsabilité : un sens de l’histoire soi-disant inéluctable, le culte de l’argent devenu la seule valeur commune, ou le dernier bruit médiatique à la mode. Il ne passe pas son temps à être le militant de la réforme des autres. Il a le goût du débat et de l’invention politique. Aussi éloignée de la répétition des pensées uniques que des manichéismes confortables à la recherche de boucs émissaires, la réforme suppose une nouvelle façon de penser la société et les modes de vie. Loin de s’accomplir dans une appartenance à une institution, même se définissant réformatrice, elle fait appel aux sources de création présentes en chaque homme.

Il s’agit donc de sortir du « confinement » dans des pensées uniques et des comportements grégaires et irresponsables. Dans une correspondance épistolaire passionnante entre Élisabeth de Fontenay et Alain Finkielkraut, unis par une amitié philosophique, mais politiquement opposés, celle-ci écrit : « Au fond, tu sais bien – et tu en souffres comme moi – que nous baignons dans un affreux mélange de puritanisme américain et de pornographie publicitaire qui tient lieu de libération » (1)

Tout « réformateur » devrait se rappeler ces propos du poète René Char : « Quand on a mission d’éveiller, on commence par faire sa toilette dans la rivière. Le premier enchantement comme le premier saisissement sont pour soi » (2).

(1) Élisabeth de FONTENAY, Alain FINKIELKRAUT : En terrain miné, correspondance échangée entre septembre 2016 et juin 2017, collection Folio, éditions Gallimard, 2019, page 138.

(2) René CHAR, Les Matinaux, in Œuvres Complètes, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1983, page 329.

« L’arme bactériologique ».

Chronique de Bernard Ginisty du 28 mars 2020

En octobre 1978, emprisonné par le système communiste, Vaclav Havel écrivait un texte intitulé « Le pouvoir des sans-pouvoirs ». Face à un système totalitaire qui se proclamait la vérité du monde, il écrivait que chacun est habité par ce qu’il nomme une « force politique explosive » qu’il compare à « l’arme bactériologique ».

« Ce n’est en aucune sorte une confrontation au niveau du pouvoir effectif institutionnalisé et quantifiable (…) La confrontation a lieu à un tout autre niveau, celui de la conscience humaine, c’est-à-dire à un niveau existentiel. (…) Il s’agit d’un pouvoir qui ne réside pas dans la force de tel ou tel groupe politique limitable, mais avant tout dans une force potentielle enfouie dans toute la société, y compris dans les structures du pouvoir. Ce pouvoir ne s’appuie pas sur ses propres soldats, mais, pour ainsi dire, sur les “ soldats de l’ennemi ” : c’est-à-dire sur tous ceux qui vivent dans le mensonge et peuvent à tout moment – du moins théoriquement – être atteints par la force de la vérité, ou au moins s’y adapter par instinct de la conservation de pouvoir. Ce pouvoir constitue une espèce d’arme bactériologique grâce à laquelle – si les conditions évoluent dans ce sens – un simple civil peut tenir en échec une division entière. Cette force ne participe à aucune concurrence directe pour le pouvoir, mais agit dans l’espace obscur de pouvoir de l’existence humaine. Toutefois, les mouvements qu’elle provoque peuvent déboucher sur quelque chose de visible – et il est difficile de prévoir à l’avance quand, où, comment et dans quelle étendue cela se produira -, sur un acte ou un événement politique, sur un mouvement social, une explosion subite de mécontentement des citoyens, un conflit aigu à l’intérieur d’une structure apparemment monolithique ou simplement un changement irrépressible du climat social et spirituel » (1).

Nous voyons ici apparaître l’idée fondamentale d’un « auto-totalitarisme » social par laquelle Havel échappe aux analyses politiques manichéennes et débusque la secrète complicité de chacun d’entre nous avec les différents totalitarismes, qu’ils soient ceux de l’idéologie, de l’économie ou de l’opinion publique : « Le fait que l’individu ait créé et qu’il crée quotidiennement un système trouvant sa fin en soi, par lequel il se prive lui-même de son identité la pIus intime, ne constitue donc pas une espèce de malentendu incompréhensible de l’histoire, un de ses déraillements irrationnels ni le résultat d’une volonté supérieure diabolique qui, pour des raisons inconnues, aurait décidé de tourmenter une partie entière de l’humanité. Cela n’a pu arriver et cela ne peut exister que pour cette raison qu’il existe manifestement dans l’homme moderne certaines dispositions qui lui permettent de créer ou, tout au moins, de supporter un tel système » (2).

Havel refuse de faire du citoyen la seule victime d’un système extérieur à lui. Il souhaite, à travers « le pouvoir libérateur de la parole », réveiller la conscience de nos complicités avec ce que nous dénonçons.

Aujourd’hui la communauté des nations fait face à un virus qui l’amène à « confiner » plus de deux milliards d’êtres humains. Certains dirigeants, comme Donald Trump, en qualifiant le corona virus de « chinois » tentent de transformer ce début de prise de conscience universelle en face à face entre deux grandes puissances pour le contrôle du leadership mondial. Dans un entretien publié dans l’hebdomadaire l’Obs, Edgar Morin nous montre que l’enjeu est bien plus profond que cette mise en scène. « Nous sommes une société où les structures traditionnelles de solidarité se sont dégradées. Avec les contraintes que nous subissons, les solidarités vont être renforcées. Nos possibilités de consommation vont être frappées et nous devons profiter de cette situation, pour repenser le consumérisme. (…) Grâce au confinement, grâce à ce temps que nous retrouvons, qui n’est plus haché, chronométré, ce temps qui échappe au métro-boulot-dodo, nous pouvons nous retrouver nous-mêmes, voir quels sont nos besoins essentiels, c’est-à-dire l’amour, l’amitié, la tendresse, la solidarité, la poésie, la vie… Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode de vie et à comprendre que bien vivre, c’est épanouir notre « Je », mais toujours au sein de nos divers « Nous » (3).

(1) Vaclav HAVEL (1936-2011) : Le pouvoir des sans pouvoirs in Essais politiques, éditions Calmann-Lévy, 1989, pages 89-90.

(2) Id. pages 84-85.

(3) Edgar MORIN : Le confinement peut nous aider à commencer une détoxification de notre mode vie. Entretien in L’Obs du 19 mars 2020

Le Christ « Passant considérable » (1)

Chronique de Bernard Ginisty du 13 mars 2020

Les fondateurs de grandes religions connaissent en général une longue évolution vers la sagesse et la sainteté. Leur longévité constituait un signe de bénédiction. Or, le Christ meurt jeune et sa vie publique n’excède pas trois ans. Il se définit comme « Pâques », comme « passage » et, si l’on risque ce jeu de mots, « pas sage ». Il n’est en rien un modèle de mari, de père, de moine, de professionnel ou de vieillard. Sa trajectoire bouscule tous ces états de vie et les relativise au nom de la conscience de sa filiation. Ses disciples ne comprennent pas de son vivant l’essentiel de sa « bonne nouvelle », perdus qu’ils étaient dans l’attente d’un messie politico-religieux. « Il vaut mieux pour vous que je parte, leur déclare-t-il, car si je ne pars pas le Paraclet ne viendra pas à vous » (2). Loin de favoriser la fascination du Maître, le Christ lie le surgissement de l’Esprit en l’homme à sa propre disparition. Au lieu de regarder le nez pointé vers le ciel, comme les disciples le jour de l’Ascension, l’homme est renvoyé à ses frères (3).

Dès lors, l’amour agissant devient la nouvelle frontière. La tranquille possession de la loi par les clercs et de l’intériorité par les sages éclate. L’homme est désormais confronté aux excès de la grâce et du refus. Tous les pouvoirs vont tenter de colmater désespérément cette brèche. L’Évangile de Jean témoigne de ces scissions permanentes provoquées par les paroles de Jésus et de la course poursuite des clercs et des chefs pour l’arrêter. Et lorsqu’enfin ils l’ont saisi, condamné, cloué, enterré, le « pas-sage » de Pâques surgit dans la conscience des disciples et se répand dans une Pentecôte aux dimensions du monde.

A l’heure décisive de sa mort, les évangélistes nous rapportent ses deux dernières paroles : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? » (Mt 27, 46) suivi de « Père, je remets mon esprit entre tes mains » (Luc, 23, 46). Aucun crépuscule des dieux ne sera aussi radical que la mort du supplicié condamné par les défenseurs des ordres établis politiques et religieux. Mais cet arrachement final au Dieu des religions et des États s’accomplît dans l’abandon confiant au Père. C’est dire à quel point Dieu « se défroque » des oripeaux de puissance et de gloire. Dans son ouvrage intitulé L’humilité de Dieu, le jésuite François Varillon écrivait : « L’Incarnation, si elle avait été éclatante et glorieuse aux yeux des hommes, n’aurait pas révélé l’Innocent. Le monde n’aurait pas manqué d’intégrer Dieu à son ordre de nuisance. Il travaille d’ailleurs sans relâche à ce que les Églises oublient de Qui elles sont le sacrement, et bien souvent il y réussit. D’où l’actuelle méfiance à leur endroit » (4).

Le temps de Carême rappelle que nous portons tous en nous ce « duel de la vie et de la mort » qu’évoque la liturgie du matin de Pâques. Nous sommes invités à nous arracher hors des sécurités premières symbolisées par l’esclavage des Hébreux en Égypte, et l’appel à « avancer en eau profonde », celle de ces Mers Rouges d’où l’on rejaillit vivant. Itinéraire jamais achevé, toujours à reprendre, où ne cessent d’apparaître les « Veaux d’or » de l’argent et des pouvoirs. Itinéraire où la “manne” nourrissante est un étonnement de chaque matin (de l’Hébreu mannou qui signifie qu’est-ce que c’est) et ne saurait être capitalisée sous peine de pourrir (5). Ceux qui entendent aujourd’hui la jeunesse de la Bonne Nouvelle sont invités à vivre de nouveaux « passages » qui seront aussi de nouveaux partages.

(1) J’emprunte cette expression à Stéphane Mallarmé (1842-1898) qui définit par cette expression le poète Arthur Rimbaud (1854-1891).

(2) Évangile de Jean, 16,7.

(3) « Gens de Galilée, pourquoi restez-vous là à regarder vers le ciel ? » Actes des Apôtres, 1, 11

(4) François VARILLON (1905-1978) L’humilité de Dieu Éd. du Centurion, 1974, p. 99-100

(5) Exode, 16, 15-31

De la soumission aux « maîtres » à l’aventure du « naître »

Chronique de Bernard Ginisty du 6 mars 2013

Les Chrétiens viennent d’entrer dans le temps du Carême. Ce temps est celui non pas de la fuite, mais de la confrontation avec ses « démons ». C’est pourquoi la liturgie du premier dimanche de Carême invite à relire le récit des quarante jours du Christ allé au désert pour, dit le texte, « être tenté par le diable ». Le tentateur lui propose d’échapper à la condition humaine pour satisfaire les pulsions de pouvoir et de jouissance car il pressent chez Jésus une grande force spirituelle. Ces tentations peuvent se résumer dans une seule, celle de l’idolâtrie contre laquelle tous les prophètes de l’histoire du peuple juif n’ont cessé de lutter.

La source la plus profonde de l’idolâtrie réside dans l’arrêt du dynamisme de la personne qui se laisse fasciner par des richesses, des idéologies ou l’identification à un « maître » lui faisant oublier son Dieu intérieur qui le pousse sans cesse à évoluer. L’idolâtre s’efforce de croire, contre le mouvement le plus profond de son être, qu’il est « arrivé ». Nos sociétés très médiatiques tendent ainsi à nous réduire à devenir les fonctionnaires de notre look et les artisans besogneux de notre identification aux belles images que les médias déversent à longueur de journée.

Comment échapper à cette répétition indéfinie des stéréotypes de la pensée unique, caractéristique de toute idolâtrie, sinon par des ruptures que permet le séjour au désert. Toute rupture est aussi une naissance. Nous avons dû quitter la protection et le confort du ventre maternel pour nous risquer dans l’immensité du monde. L’idolâtrie n’est pas autre chose que la tentation de porter à l’absolu telle ou telle matrice qui nous permet de vivre à certains moments, mais qui ne peut être que provisoire. C’est donc à un processus permanent de naissance que nous sommes sans cesse appelés sous peine, comme l’écrit Emmanuel Levinas, « de revenir à soi, plus vieux, c’est-à-dire encombré de soi » (1).

Toutes les grandes voies spirituelles insistent sur ces « secondes naissances », quand, fatigué du culte des idoles, l’homme commence à lâcher prise. C’est le message de Jésus à un « maître en Israël », Nicodème, qui vient prudemment de nuit rencontrer celui qui lui pose question par rapport à ses certitudes d’homme « arrivé ». Or, bien loin d’entrer dans des discussions théologiques ou dogmatiques, le Christ lui apprend une chose radicale qu’il méconnaît, à savoir qu’il faut « renaître » : « Il vous faut naître d’en haut. Le vent souffle où il veut ; tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d’où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l’esprit » (2). Au lieu de proposer de fignoler une théorie ou d’améliorer des institutions, le Christ invite Nicodème à « naître de nouveau ». Devant cette proposition, le « maître en Israël » s’interroge, inquiet, invoquant son âge pour ne pas évoluer et sa peur de la régression pour ne pas renaître (3).

Les crises majeures de nos sociétés résultent de leur crispation idolâtre qui tend à réduire l’existence à des quantités d’années, d’argent, de pouvoir, de jouissances. Si le christianisme est autre chose qu’un vague décor émotif pour le crépuscule d’un Occident tétanisé, tel un vieillard possessif, sur ses conquêtes et ses délectations moroses, il peut une fois encore annoncer les chemins vers de nouvelles naissances. Pour les Chrétiens, le temps de carême ne constitue pas une somme de prouesses ascétiques, mais un temps de dépouillement nécessaire pour accueillir, à Pâques, la grâce de la Résurrection. Et passer ainsi de la soumission aux idoles qui se donnent pour des « maîtres », au risque de l’aventure de « naître ».

(1) Emmanuel LEVINAS (1906-1995): Totalité et Infini. Martinus Nijhoff publishers, 1984, page 17.

(2) Évangile de Jean, 3, 7-8.

(3) « Nicodème lui dit : « Comment un homme pourrait-il naître s’il est vieux ? Pourrait-il entrer une seconde fois dans le sein de sa mère et naître ? » Idem, verset 4

« Nous sommes passés d’un problème écologique à un choc existentiel » Bruno LATOUR

Chronique de Bernard Ginisty du 20 février 2020.

Les 6 et 7 février dernier s’est tenu, au Collège des Bernardins et à l’Institut catholique de Paris, un colloque international sur le thème « La théologie face à Gaïa. L’enjeu religieux de la mutation climatique ». Les travaux de Bruno Latour, un des penseurs français les plus écoutés à l’étranger mais aussi par ce qu’il est convenu d’appeler « la jeune génération climat », ont servi de fil conducteur. Venu de la sociologie des sciences, cet intellectuel convie les savoirs au dialogue et au métissage. Par ailleurs, catholique pratiquant, il interroge en toute liberté sa tradition religieuse. Dans son édition du 8 février dernier, le périodique La Croix l’Hebdo publie un entretien avec lui particulièrement éclairant (1).

Évoquant sa propre évolution intellectuelle, il note comment il a dépassé le moment où il pensait que le défi écologique était un problème dont on allait sortir : « Désormais, nous sommes passés d’un problème à une tragédie. Cette prise de conscience s’est faite par intensifications successives, chacune étant de l’ordre d’une conversion. (…) Elle se manifeste par une détresse psychologique des individus face à l’impact du dérèglement climatique. En plus, nous devons porter l’énorme poids de notre responsabilité, car ce n’est pas un météore qui est à l’origine des changements, mais nous, les humains. Nouveauté, accélération et responsabilité… Il y a vraiment de quoi faire sauter la caboche ! ».

Bruno Latour constate que nous sommes majoritairement des urbains peu équipés pour une « conversion écologique ». Mais, poursuit-il, « la bonne nouvelle, c’est que tout le monde se pose la même question : « Avec qui je veux vivre et où ? ». Cette question anthropologique fondamentale de la politique est de nouveau centrale, même si les réponses actuelles divergent et ne sont pas satisfaisantes ». Pour répondre à cette question il est urgent de dépasser le dualisme matérialisme/spiritualisme qui a souvent faussé un christianisme qui se définit pourtant par « l’Incarnation » : « La Terre que nous commençons à découvrir grâce aux sciences ne ressemble plus du tout à ce pesant matérialisme que les « spiritualistes » adoraient détester ». A ces yeux, l’encyclique du Pape François Laudato si est l’occasion de reprendre ces questions fondamentales : « Pas parce ce que cette encyclique s’occupe de « trucs verts », mais parce qu’elle renouvelle l’ensemble des questions et surtout celle de l’incarnation, qui est quand même le centre du dispositif chrétien. Je suis convaincu que « Laudato si » est une occasion formidable de renouveler toutes les questions religieuses et pas simplement d’étendre les questions religieuses à l’écologie ».

La conclusion de Bruno Latour est très claire : « Le christianisme est donc invité à se diriger vers le bas après un long moment où nous semblions nous éloigner de toute limite et, pour tout dire, de voler dans le ciel. (…) La transcendance est devenue mensongère, pour ne pas dire diabolique, et c’est l’immanence, méprisée par des siècles de « spiritualité », qui devient désirable, morale et civique. Pour moi, il est temps de se débarrasser de la question de la croyance et d’en poser une autre : c’est quoi l’incarnation ? Où est-ce que vous vous incarnez et avec qui ? Là-dessus, le christianisme a des choses à dire. Quand ma grande sœur allait prier au milieu des Indiens Tapirapé dans l’Amazonie des années 1950, c’est évident qu’elle allait sur terre. Il n’y avait rien qui était de l’ordre de l’évasion. C’était au contraire une incroyable incarnation » (2).

(1) Bruno LATOUR : Nous devons savoir à quoi nous tenons. Conversation publiée dans La Croix- L’hebdo des 8-9 février 2020, pages 10 à 18. Bruno Latour a publié en 2017 un Essai intitulé : Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, éditions La Découverte où il fait du dérèglement climatique, associé à la dérégulation et à l’explosion des inégalités, l’enjeu géopolitique majeur.

(2) « Je suis d’une famille catholique et parmi mes nombreuses sœurs, il y en a une qui a été religieuse, une des premières disciples de Petite sœur Magdeleine, fondatrice des Petites Sœurs de Jésus. J’ai été marqué par la vie et les choix de ma sœur Claire. Au fond, je n’ai jamais cessé de partager la vérité religieuse, sans utiliser la notion de croyance. Je peux dire que je suis à la fois incroyant et catholique pratiquant, parce que ce qui m’intéresse, n’est pas la notion de croyance, mais le mouvement qui donne une vérité aux êtres religieux. Mon histoire religieuse est liée à l’exégèse. Il n’y a que l’exégèse qui permet de comprendre comment la transformation se fait et comment se juge la distinction entre fidélité et infidélité. Péguy et Bultmann ont été mes deux grands maîtres» (op.cit., pages 15-16).

Réseaux sociaux : du règne de la quantité à la foire aux « amis ».

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 13 février 2020

Les possibilités infinies offertes par internet permettent aujourd’hui à chacun d’entre nous de disposer, dans un temps abusivement qualifié de « réel » par les informaticiens, d’une documentation mondiale que les plus grands érudits d’il y a quelques dizaines d’années n’ont jamais eu. Par ailleurs, les « réseaux sociaux » nous proposent de multiplier sans cesse nos « amis » aux quatre coins de la planète. Ainsi, chacun d’entre nous est un peu le « roi d’un monde » que l’écrivain et chercheur spirituel, René Guénon, appelait Le Règne de la Quantité (1). Cette odyssée de l’homme moderne vers la quantité des savoirs et des relations était le thème, dès 1938, du roman initiatique du poète René Daumal intitulé La Grande Beuverie dans lequel, au terme de son aventure, son héros déclare : « Je sais tout, mais je n’y comprends rien » (2).

Peut-être faut-il se souvenir que la philosophie occidentale ne commence pas par une addition d’éruditions produites par des chercheurs en chambre, mais par les Dialogues de Platon où l’itinéraire vers la sagesse va de pair avec la socialité de l’amitié et le débat sur la chose publique. L’étymologie du mot « philosophie » peut se décliner aussi bien en « amitié de la sagesse » qu’en « sagesse de l’amitié ». Elle évoque un chemin vers la connaissance qui n’est pas celui des accumulations de savoirs et de relations, mais comme l’enseigne le renard au Petit Prince de Saint-Exupéry, le temps de « l’apprivoisement » : « On ne connaît que les choses qu’on apprivoise, dit le renard. Les hommes n’ont plus le temps de rien connaître. Ils achètent des choses toutes faites chez les marchands. Mais comme il n’existe point des marchands d’amis, les hommes n’ont plus d’amis. Si tu veux un ami, apprivoise-moi » (3). Je ne sais si ce qu’on appelle les « réseaux sociaux » veulent remplir la fonction de ces « marchands d’amis », mais il n’est pas insignifiant que l’inscription à ces réseaux s’exprime par l’expression « avoir un compte ». L’importance des propos qui s’y tiennent se mesure au « buzz » qu’ils produisent et à la quantité de nouveaux « amis » qu’ils génèrent.

Le chemin de l’amitié, comme celui de la sagesse n’est pas celui des entassements de connaissances ou de relations que l’on pourrait « cliquer » à volonté sur un clavier d’ordinateur. C’est un itinéraire, un exode, jamais achevé qui, pour reprendre le propos de René Daumal, permet de se libérer « des moyens que l’homme emploie pour savoir sans voir ni être vu, comprendre sans prendre ni donner, connaître sans naître ni mourir » (4).

Il est aussi vain de vouloir consommer les propos des « sages » en s’épargnant le long chemin qui les produit que de multiplier des « amis » en ignorant le temps de « l’apprivoisement ». Les vrais amis se rejoignent dans une aventure commune qui les dépasse. Cette conscience d’être toujours en route ouvre à la fraternité des pérégrinants où vont de pair l’amitié et la sagesse.

(1) René GUENON (1886-1951) : Le Règne de la Quantité et les Signes des Temps Éditions Gallimard, 1945.

(2) René DAUMAL (1908-1944) : La grande beuverie Éditions Gallimard, 1973, page 124.

(3) Antoine de SAINT-EXUPERY (1900-1944) : Le Petit Prince, chapitre XXI

(4) René DAUMAL : op.cit. pages 153-154

Adresse à mes frères orphelins de paradis perdus.

Chronique de Bernard Ginisty du 6 février 2020

La liste des désenchantements idéologiques, politiques, religieux, économiques ne cesse d’occuper les médias et de nourrir le thème omniprésent de la « crise ». Bernard Rodenstein, pasteur alsacien très engagé dans l’action sociale nous offre chaque semaine ses « humeurs dominicales ». Il vient de rédiger, avec humour, un texte à l’intention de ceux qu’il appelle les « chassés du paradis » qui me paraît particulièrement pertinent et, dont, avec son accord, je reproduis ici les principaux extraits.

« Dans les textes de l’Ancien Testament, l’histoire humaine commence, on ne peut plus mal ! Adam et Ève, le premier couple, coulait apparemment des jours heureux sous les cocotiers quand, pour une raison qui pour moi reste obscure et sur laquelle s’étripent pour leur plus grand bonheur de nombreux théologiens et savants, une autorité supérieure leur a signifié la fin du bail et le début des emmerdements de la vie ordinaire (…)

Ce qui fut fait et qui demeure la règle ! Aujourd’hui encore ! Qui n’était pas bien dans le ventre de sa maman ? Qui a demandé à en sortir ? Qui c’est qui s’est fait expulser sans façon après avoir pu nager dans le bonheur du liquide amniotique à température optimale ? Ça a aussi mal commencé pour nous tous ! Dans le droit fil d’Adam et Ève !

Alors il nous a fallu reconstituer un paradis de substitution. La famille ? Pour certains, oui ; pour d’autres, moins ! Les copains ? Ça pouvait être bien et parfois, malsain ! Un beau métier ? Fallait le trouver. Ça a collé pour les uns et ça a déconné pour d’autres ! Le mariage ? Les enfants ? Il suffisait d’y croire et d’essayer ! Beaucoup s’y sont cassés le nez. D’autres en sont revenus très heureux ! Et dernier paradis en perspective, celui qui est annoncé pour après l’expulsion hors de la vie !

Car expulsés nous sommes ! D’ici, de là, de partout, à n’importe quel moment. Il n’y a pas de paradis stable. C’est très mouvant. On s’y voit un jour et on est jeté le lendemain ! Cauchemardesques, les histoires de paradis ! Nous prenons des coups de pied au derrière du début à la fin. Pourquoi ? Pour quelles bonnes raisons ? Pour nous empêcher de devenir sédentaires. Pour ne pas nous enraciner et nous encroûter ! Pour nous contraindre à la mobilité, au changement, à l’aventure, à la précarité. Contre nos tendances lourdes à nous installer et à nous croire éternels et propriétaires de tout » (1).

Dans son épître aux Colossiens, Paul écrit “ vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur ” (2) Il définissait ainsi ce que j’appellerai la pensée de la résurrection : accéder à la connaissance n’est possible qu’en gardant le contact avec le renouvellement créateur. Paul annonce ainsi que le réel déborde éthiques et idéologies. Il est d’abord événement qui nous arrive et dépasse tout ce que nous pourrions attendre. Le rôle central occupé par la Résurrection dans la foi chrétienne est de l’ordre de la naissance dans une vie d’homme. C’est un commencement absolu qu’aucune nécessité n’exige. Il n’est pas plus possible de coloniser cet événement que de négocier sa propre naissance. On la reçoit dans la reconnaissance ou dans la révolte comme une initiative qui nous précède. L’expulsion de nos paradis perdus constitue le prélude à une naissance. Comme l’écrivait Maurice Bellet, « Ce n’est pas d’être vieux ou récent qui définit le neuf, c’est d’être naissant ». Et il ajoutait : « Le progrès se fait – selon la loi de toutes les grandes choses humaines – non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (3)

(1) Bernard RODENSTEIN : Chassés du paradis. Humeurs dominicales du 2 février 2020 b.rod@free.fr

(2) Épître aux Colossiens, 3, 10.

(3) Maurice BELLET (1923-2018) : L’Église morte ou vive Desclée de Brouwer, 1991 50

75 ans après la libération d’Auschwitz

Chronique de Bernard Ginisty du 29 janvier 2017

Le 23 janvier dernier se sont déroulées au mémorial de l’Holocauste de Yad Vaschem, à Jérusalem, en présence de nombreux chefs d’État, les cérémonies pour le 75e anniversaire de la libération du camp d’extermination d’Auschwitz. Alors que projet nazi était de faire disparaître à jamais tout un peuple dans la nuit et le brouillard de l’horreur des camps, voici que 75 ans après, les noms des victimes sont à nouveau présents. Ce devoir de mémoire est capital pour notre avenir commun. Au moment où disparaissent les derniers survivants de la Shoah, il est important que cette immense tragédie ne se réduise pas à un épisode de l’histoire commis par quelques grands criminels permettant à chacun de se dédouaner de sa propre complicité avec le mal.

En 1961, Hannah Arendt, philosophe allemande d’origine juive naturalisée américaine, est envoyée à Jérusalem par le journal The New Yorker pour couvrir le procès du criminel de guerre Adolf Eichmann. Ce haut fonctionnaire nazi fut condamné à mort et exécuté. A la suite du procès, elle publie un ouvrage intitulé : Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, où elle écrit ceci : « Mis à part l’extraordinaire intérêt qu’il manifestait pour son avancement, Eichmann n’avait aucun mobile ; et le seul carriérisme n’est pas un crime » (1). C’est ce que Hannah Arendt appelle la banalité du mal.

A l’heure où l’Europe déclare solennellement ne pas vouloir oublier Auschwitz, il est opportun de relire ces pages d’Hannah Arendt. Une des tentations de l’esprit humain est de vouloir que le mal ou le bien soient incarnés dans tel ou tel personnage. Ainsi, nos jugements peuplent l’histoire d’anges ou de démons, ce qui a pour principal effet de nous penser indemnes de toute contamination. Or, ce procès nous concerne tous, car il montre comment des lâchetés quotidiennes peuvent mener chacun d’entre nous à devenir complice de l’ignominie. « L’ennui avec Eichmann, écrit Hannah Arendt, c’est précisément qu’il y en avait beaucoup qui lui ressemblaient et qui n’étaient ni des pervers ni des sadiques, qui étaient, et sont encore, effroyablement normaux. Du point de vue de nos institutions et de notre éthique, cette normalité est beaucoup plus terrifiante que toutes les atrocités réunies. » (2) C’est ce que nous a montré, en France, le procès Papon.

La frontière la plus radicale entre le bien et le mal traverse chacun d’entre nous. Les succès des tyrans et des tueurs supposent un grand consentement tacite. C’est ce qu’analyse avec justesse André Glucksmann lorsqu’il « exige des philosophes comme du simple citoyen qu’ils prêtent l’oreille à ce qui sonne hitlérien dans les battements de leur cœur » (3).

Toute vie comporte des carrefours où il faut choisir et nous ne savons pas jusqu’à quel point les événements peuvent nous provoquer. Face à ces alternatives surgit la tentation du refuge dans le rôle d’un rouage institutionnel soumis à une hiérarchie afin d’échapper à la responsabilité du choix. Auschwitz nous rappelle que le crime prospère par l’irresponsabilité des citoyens. Le devoir de la justice est de juger et sanctionner les auteurs des crimes, mais il est de notre responsabilité de résister à toute complicité avec « la banalité du mal ».

(1) Hannah ARENDT (1906-1975): Eichmann à Jerusalem. Rapport sur la banalité du mal, éditions Gallimard, collection Folio, page 460

(2) Id. p. 444

(3) André GLUCKSMANN (1937-2015) : Le Bien et le Mal, éditions Robert Laffont, Paris

Pour un chemin non totalitaire vers l’universalité de l’humain.

Chronique de Bernard Ginisty du 23 janvier 2020

L’époque est dure pour ceux qui souhaitent donner un sens universel à leur réflexion et leur action. La mondialisation marxiste par l’union des prolétaires s’est écroulée. La « main invisible du marché » qui devait assurer une harmonieuse répartition des richesses ne cesse de provoquer fractures sociales et chômage. Quant aux religions, elles succombent trop souvent aux tentations du fondamentalisme et de l’identification à un nationalisme agressif. En ces temps désenchantés, les individus oscillent entre la dépression devenue une des premières maladies de l’époque, les tentations claniques et identitaires ou, pour ceux qui en ont les moyens, la distraction morose dans la consommation.

A l’occasion de la sortie en Europe de son dernier ouvrage intitulé « Peuple, pouvoirs & profits. Le capitalisme à l’heure de l’exaspération sociale » (1), l’Américain Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie s’exprimait ainsi : « nous avons besoin d’un nouveau contrat social entre le marché, l’État et la société civile. Le capitalisme fera partie de l’histoire, mais pas le capitalisme que nous avons connu ces 40 dernières années ; c’est-à-dire, un capitalisme égoïste et débridé, où les entreprises ne font que maximiser leur valeur actionnariale sans tenir compte des conséquences sociales. Si l’on fait ça, on se retrouvera avec une situation comme aux États-Unis, où il y a non seulement de l’inégalité, mais où aussi l’espérance de vie décline » (2). En novembre 1999, il avait démissionné de son poste d’économiste en chef et de vice-président de la Banque Mondiale. Dans son ouvrage, La grande désillusion, publié en 2002, il dénonçait une mondialisation qui impose une vision particulière de l’économie qu’il appelle « le fanatisme du marché » : « Au Fonds Monétaire International, la prise de décision était fondée, semblait-il, par un curieux mélange d’idéologie et de mauvaise économie, un dogme qui parfois dissimulait à peine les intérêts privés. Quand les crises frappaient, le FMI prescrivait des solutions certes « standard », mais archaïques et inadaptées, sans tenir compte des effets qu’elles auraient sur les habitants des pays auxquels on disait de les appliquer. J’ai rarement vu réaliser des études prévisionnelles de leur impact sur la pauvreté. J’ai rarement vu des débats et des analyses réfléchies sur les effets d’autres orientations possibles. L’idéologie guidait la prescription » (3).

En 2011, l’Institut bouddhiste Karma Ling d’Avalon en Savoie organisait un colloque sur le thème « Économie et Spiritualité ». Edgar Morin, qui parrainait cette manifestation décrivait ainsi la mondialisation capable du pire comme du meilleur. « Pour le moment le pire domine parce que dans cette course effrénée, nous détruisons notre environnement naturel, la biosphère ; c’est une course effrénée où nous produisons des armes de destruction massive, c’est une course effrénée où des inégalités s’accroissent de façon explosive, c’est une course effrénée pour la puissance et pour les réalités matérielles, qui néglige de plus en plus les qualités morales et spirituelles. En plus nous voyons que ce qu’on peut appeler la pieuvre de la spéculation financière, et le réveil de la pieuvre des barbaries humaines – c’est-à-dire des fanatismes, des haines, des mépris – tout ceci nous conduit vers des catastrophes hautement probables » (4).

Ceci dit, la mondialisation peut aussi être une chance comme l’affirme également Edgar Morin : « Mais le meilleur, qui ne s’est pas encore réalisé, c’est que pour la première fois toute l’humanité vit une communauté de destin, les mêmes problèmes, les mêmes périls mortels, et les mêmes problèmes vitaux à traiter. C’est ça qui pourrait nous inciter à trouver une nouvelle culture, une nouvelle civilisation sur cette terre qui deviendrait une vraie patrie humaine » (5).

Parmi les sources spirituelles d’une mondialisation humanisante, l’Évangile invite les hommes « fils d’un même Père » à vivre leurs différences, non, plus comme des frontières qui excluent, mais comme l’appel fait à chacun d’assumer ce qu’il a d’unique. La fraternité entre des hommes assumant leur singularité constitue un chemin non totalitaire vers l’universalité de l’humain. Alors, la mondialisation pourra être autre chose qu’un champ libre abandonné aux prédateurs financiers et aux démagogues populistes.

(1) Joseph E. Stiglitz : Peuple, pouvoirs&profits, éditions Les Liens qui Libèrent, 2019.

(2) Joseph E. Stiglitz : Entretien donné à Euronews, <fr.euronews.com> 18/11/2019.

(3) Joseph E. Stiglitz : La grande désillusion Éditions Fayard, 2003, page 22.

(4) Edgar Morin : La crise et les quatre nobles réalités in Une vision spirituelle de la crise économique. Altruisme plutôt qu’avidité : le remède à la crise, éditions Yves Michel, 2012, page 25. Cet ouvrage reprend les propos des 40 intervenants au forum « Économie et Spiritualité » organisé en septembre 2011 à l’Institut Karma Ling (Savoie). Il a permis la rencontre entre des acteurs et penseurs de l’économie altermondialiste et des représentants de nombreuses traditions spirituelles.

(5) Id. pages 25-26

Après nos désenchantements.

Chronique hebdomadaire de Bernard Ginisty du 18 janvier 2020

Les querelles sans fin des egos des grands leaders politiques au niveau international comme les blocages persistants dans notre capacité collective à traiter la question des retraites traduisent les difficultés croissantes des sociétés modernes à penser leur avenir. Tout cela constitue des sujets inépuisables pour les éditorialistes. Mais au-delà des propos amusés d’observateurs qui se veulent non concernés ou des discours militants qui tentent de neutraliser l’adversaire, c’est l’absence de projet politique mobilisateur qui apparaît au cœur de notre vie politique.

Nous arrivons au terme d’un processus de désenchantement inauguré par les massacres des deux grandes guerres mondiales du XXe siècle qui sonnèrent le glas de l’optimisme du progrès continu cher au XIXe siècle, suivi par l’écroulement de l’espérance inaugurée par la révolution russe de 1917 et dont le philosophe Emmanuel Levinas notait qu’elle signifiait « la fin définitive de l’espoir d’instituer la charité en guise de régime, la fin de l’espoir socialiste. La fin du socialisme, dans l’horreur du stalinisme, est la plus grande crise spirituelle de l’Europe moderne. Le marxisme représentait une générosité, quelle que soit la façon dont on comprend la doctrine matérialiste qui est sa base » (1). L’ultra libéralisme généralisé qui a suivi la chute du mur de Berlin s’enfonce dans des crises sociétales, économiques et financières qui fait écrire à un acteur aussi averti qu’Emmanuel Faber, président de la multinationale Danone, « L’absence d’être : voilà ce dont meurt notre économie. (…) L’administration du lieu dont nous sommes les habitants et les dépositaires : voilà ce qu’est l’économie : l’art de vivre ensemble. Je regarde autour de moi. Je regarde en moi. Je ne vois pas beaucoup d’art, pas beaucoup de vivre, pas beaucoup d’ensemble » (2)

Cette crise a inspiré un des derniers ouvrages écrits par Maurice Bellet intitulé L’avenir du communisme. Il précise ainsi son propos : « L’avenir du communisme n’est pas la simple prolongation de ce qu’il en reste. C’est la reprise de l’espérance qui s’incarnait en lui et qui, dans la crise où nous sommes, est plus nécessaire que jamais » (3). Pour cela, il nous invite à aller au plus profond de ce qui habite la crise : « Ce qui caractérise le système présent c’est la conversion du besoin en envie. L’infini du désir humain se perd dans l’illusion de l’envie. Mais cette conversion-là peut-être à son tour convertie. Elle est la forme déviée, dérivante de la surrection du sujet capable d‘infini (…) L’envie folle est le masque d’une puissance de vivre, aimer, créer qui transforme ce qui prétendait l’enfermer » (4).

Cette puissance habite chaque être humain et doit sans cesse être réveillée. Pour Maurice Bellet, « Peut-être y a-t-il en nous la puissance de sortir de cette étrange prison sans murs que nous avons construite, où la toute puissance de l’envie coïncide avec le vide de l’absence ? Les murs n’ont pas de porte de sortie car… il n’y a pas de murs. Ce qui nous tient au-dedans de l’empire fou, c’est ce qui est au-dedans de nous-mêmes. (…) La mutation n’est pas un évènement, c’est un avènement qui ne cesse pas » (5).

Au lieu de prospérer dans ces fameuses synthèses qui caractériseraient l’âge adulte, nous voilà ramenés, comme des débutants, aux questions primordiales.

  • François POIRIE : Entretiens avec Emmanuel LEVINAS, Éditions de la Manufacture, 1992, page 123
  • Emmanuel FABER : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement, Éditions Albin Michel, 2011, page 54.
  • Maurice BELLET (1923-2018) : L’avenir du communisme, Éditions Bayard, 2013, page 17.
  • pages 112-113.
  • page 95

L’Épiphanie universelle du Verbe

Chronique de Bernard Ginisty du 9 janvier 2020

Dans les premiers siècles chrétiens, l’Épiphanie était l’unique et grande fête de la manifestation du Christ dans le monde. Elle réunissait trois évènements relatés par l’Évangile : L’Adoration des mages, le Baptême dans le Jourdain et les Noces de Cana. C’est dire que ce temps de Noël nous ouvre à l’universalité du message du Christ.

Xavier Subtil, membre de la communauté des Frères des Écoles Chrétiennes réside depuis de nombreuses années à Bayadeya, petite ville égyptienne de trente mille habitants au Sud du Caire. Il vient d’écrire ce « message » de Noël qui me paraît d’une grande actualité :

« De la crèche, Jésus tint aux bergers un long discours dont voici des extraits : « Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de très nouveau. Les psaumes et les prophètes ont répété à l’envi que Dieu vous aime éperdument : Avec une amitié sans fin je te manifeste ma tendresse (Esaïe 54 8) … Mon projet : faire en sorte que vous partagiez cette passion de Dieu pour l’homme, que vous reconnaissiez la dignité de tout être humain, y compris les têtes de lard, les fauchés, les cagneux, les débiles et même les meurtriers. A cette condition, seront valides les prières et les nuages d’encens qui montent de vos synagogues, églises, pagodes et mosquées vers le Ciel… Amour du prochain + amour de Dieu : je tiens mordicus à ce couplage indissociable. Une fois ajustés vos rapports avec Dieu et réchauffées vos relations humaines, c’en sera fini de vos rivalités, disparités et frivolités. » Ragaillardis, les bergers sont partis faisant résonner leurs musettes et répétant à tout venant ces paroles percutantes ».

C’est à des lieux et à des temps de renaissance que nous convie la fête de Noël. Non dans des nostalgies de notre enfance ou des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui. L’émerveillement de Noël a la violence des origines. Désormais, « le Verbe est la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme » (Jn,1,9) et aucun pouvoir ne peut plus masquer cette lumière. Noël célèbre la venue de celui pour qui il n’y avait pas de place dans les ordres établis. Sa naissance a dérangé les compromis politico-religieux de l’époque et conduit le roi Hérode à massacrer l’enfance pour conjurer ce surgissement de neuf. Quant’à l’économie marchande, son verdict est clair : « il n’y a pas de place pour eux à l’hôtellerie ». Que reste-t-il lorsque les ordres politique, religieux et marchand vous rejettent, sinon l’hospitalité des humbles, la grotte, refuge pour SDF, et la fuite quand les États deviennent meurtriers. Allons-nous continuer à noyer cet événement dans la piété douceâtre de pays nantis ?

Le désenchantement qui a suivi l’effondrement des systèmes communistes, la crise du capitalisme qui augmente la fracture sociale, la conscience croissante des désastres écologiques, peuvent nous conduire à la crispation sur des identités d’origine tribale, nationale, religieuse. A tous ceux qui vivent ces effondrements et ces dépressions, la fête de Noël rappelle que la perte d’une sécurité, d’une protection, d’une façon de penser, peut être la chance d’une nouvelle naissance.

Face à la tentation de nous enclore dans des répétitions sécurisantes, un jeune couple à la veille d’accueillir un nouveau-né, errant sur les routes de Palestine à la recherche d’un abri, nous dit qu’il vaut la peine de naître au lieu de végéter dans nos nostalgies ou nos déceptions. La fête de l’Épiphanie proclame que l’évènement de Noël annonce l’avènement d’une fraternité universelle qui peut donner sens à l’histoire des hommes.