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chroniques 2024

La « solidarité des ébranlés » face à la prolifération des nouvelles croisades  

Chronique de Bernard Ginisty du 14 avril 2024

L’actualité remet en scène, depuis quelques temps, la lutte du Bien contre le Mal comme justification de la violence ou de l’exclusion. L’impérialisme russe de Wladimir Poutine s’appuie sur la hiérarchie de l’Église orthodoxe qui dénonce « la décadence occidentale ». Les Églises évangéliques américaines soutiennent les dérives de Donald Trump. Des pouvoirs islamiques persécutent les sociétés civiles de leur pays au nom de l’Islam et des lectures fondamentalistes de la Bible justifient les violences de colons israéliens contre les palestiniens. 

Ce manichéisme simpliste est porteur d’inhumanité. Un point commun entre la démarche démocratique et la démarche spirituelle réside dans le refus de cette opposition sommaire qui permet d’identifier son adversaire au Mal. Vivre la démocratie, c’est faire place à l’autre, à l’opposant, car on pose en principe qu’on partage avec lui la même dignité humaine et la capacité d’évoluer. Ce qui veut dire que même majoritaire, personne n’a le monopole du vrai et du bien. De même, la vie spirituelle nous apprend à reconnaître en nous le mal que nous sommes plus enclins à dénoncer chez l’autre pour commencer à le combattre en nous.

    Il est évident  qu’il n’y a pas de compromis possible entre les deux entités abstraites du Bien et du Mal.  Nous sommes tous des êtres humains bien concrets, avec leurs ambiguïtés car traversés chacun par le Bien et le Mal. C’est ce qui fonde le refus de la violence et l’effort de poursuivre inlassablement le dialogue. Certes, l’attitude de légitime défense existe et il y a des violations intolérables des droits de l’homme qui exigent de réagir. Mais, à aucun moment, même dans la lutte, l’autre ne saurait être réduit à la caricature du mal, ce qui justifie alors les pires aveuglements. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits » 

Le 14 mai 1984 était lu à l’Université du Mirail à Toulouse le discours de Vaclav Havel, alors en prison, pour la remise du diplôme de docteur honoris causa. Dans ce texte intitulé « La politique et la conscience », il évoqua Jan Patocka, philosophe tchèque, porte-parole des militants de la Charte 77 ,  mort après un interrogatoire de police sous la dictature communiste 

« En parlant de la Charte 77, Jan Patocka employait la notion de « solidarité des ébranlés ». Il pensait à ceux qui osaient résister au pouvoir impersonnel et lui opposer la seule chose dont ils disposaient : leur propre humanité. La perspective d’un avenir meilleur pour le monde ne réside-t-elle pas dans une communauté internationale des ébranlés, une communauté qui, sans tenir compte des frontières nationales, des systèmes politiques et des blocs, demeurant en dehors du grand jeu de la politique traditionnelle, n’aspirant ni aux fonctions ni aux secrétariats, tentera de faire une force politique réelle de la conscience humaine, ce phénomène tant décrié à présent par les technologues du pouvoir ? »

La spiritualité, l’éthique et la raison font partie du socle de la civilisation occidentale. Ces valeurs fondamentales se sont incarnées à travers trois figures : celle de Jésus qui est tué par la « sainte alliance » du Grand-Prêtre, du roitelet local et du représentant de l’empire romain,  celle d’Antigone tuée par son père pour avoir bravé son interdiction de donner une sépulture digne au fils rebelle, celle, enfin de Socrate condamné à mort par le pouvoir politique sur l’accusation de « corrompre la jeunesse » en l’ouvrant à la liberté de penser. 

Jan Patocka écrivait qu’un homme libre est celui qui sait pour quelles valeurs il est prêt à risquer sa vie et non pas à massacrer celle des autres. Alexeï Navatny, mort à 48 ans dans le goulag sibérien, est la plus récente illustration de cette liberté.