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chroniques 2024

Au-delà des « cérémonies », jalons pour une société prospective.

Chronique de Bernard Ginisty du 30 décembre 2024.

La lecture des magazines pourraient nous amener à penser que l’essentiel des réalisations des deux quinquennats d’Emmanuel Macron seraient de l’ordre évènementiel et cérémoniel : les jeux olympiques et la restauration de la cathédrale Notre Dame de Paris. D’ailleurs, le Président lui-même, face aux difficultés, invoque souvent ces deux réalisations comme modèle et inspiration d’un vivre et agir ensemble.

Au 20e siècle, Gaston Berger fut un des observateurs et acteurs les plus pertinents de l’évolution de nos sociétés. Ayant mené une carrière de chef d’entreprise puis de professeur de philosophie à Aix en Provence, il fut directeur des 1enseignements supérieurs au ministère de l’éducation nationale. Ces différentes activités l’amenèrent à créer, quelques années avant sa mort accidentelle, le Centre d’Etudes Prospective. En effet, tant son expérience de l’entreprise que celle de l’administration l’ont conduit à interroger les outils avec lesquelson prétendait préparer l’avenir :

« Les transformations de la situation générale sont si profondes et si rapides que tout est sans cesse remis en question. Il nous faut renoncer à l’idée simple d’une réforme, qui serait la grande, la vraie réforme et après laquelle on retrouverait une longue période stabilité. A cette représentation périmée, il faut substituer celle d’une série indéfinie de transformations. (…) L’Univers de la tranquillité est certainement derrière nous » (1)

Dans un étude intitulée : « l’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation », Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : « Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies…. ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (2).

C’est pour aller au-delà d’une société des « cérémonies », qu’elles se traduisent par un mauvais de théâtre de boulevard au Parlement ou la célébration grandiose du patrimoine et des Jeux Olympiques, qu’il promeut une démarche prospective. C’est autour de l’éducation que Berger situe l’enjeu fondamental car la philosophie lui a appris que « c’est le moi plus que les choses qu’il faut mettre en question « . Par delà les show managériaux, les petits et grands calculs de carrière, les technologies les plus pointues, il y a d’abord à se retrouver comme sujet par les actes fondateurs de l’ironie socratique et de l’engagement éthique : »Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d’un esprit libre. Mais il faut d’abord s’approcher de la liberté « (3)Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d’une adaptation. Au moment où le savoir s’étend vertigineusement c’est à la formation des qualités fondamentales de l’homme que l’on est renvoyé. Remplacer la prévision par la prospective, au niveau de l’homme, signifie qu’au lieu de le préparer pour un avenir dont on ne sait pas grand chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » et il continue : « Je crois que nous commettrionsplus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille « (4). Aux éternels concepteurs de programmes jamais assez complets et aux fabricants de “dispositifs” chers à l’administration française, Berger rappelle «  qu’il est urgent de sedéfendre contre l’accumulation des connaissances, si parfaitement symétrique de l’embouteillage de nos rues et de nos routes « (5).

Tel était bien l’enjeu de l’éducation permanente dont les promoteurs ont été des proches de Berger. Jacques Delors, dans un ouvrage où il cite plusieurs fois Berger dit sa déception du devenir de l’éducation permanente « envahie par la pression de l’économie » etson regret de la «  domination de la formation professionnelle sur la conception générale de l’éducation« . Reprenantle souhait socratique de Berger, il voit le sens de l’éducation permanente dans le fait que » chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle « (6). Alors que la Loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient facteurs d’inventivité en favorisant l’articulation de la formation professionnelle et de l’éducation permanente, il faut bien constater que la plupart des « siégeurs » paritaires professionnels ont le plus souvent méconnu cette ambition : » Je reste sur la douloureuse expérience de l’éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanenteet où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, il se sont évadés et ont fui leurs responsabilités « (7). Dans un texte saisissant Berger évoque les étapes d’une philosophie de la formation par rapport à l’évolution du travail: »Nous avons laissé loin derrière nous l’ère de l’esclave, pendant laquelle l’homme était à la fois celui qui fournissait la force motrice et celui qui la dirigeait. Nous avons aussi dépassé le stade du conducteur qui utilisait la force de l’animal ou de la vapeur et s’appliquait simplement à donner au mouvement une direction convenable. Nous sommes en train de dépasser la période du contrôleur qui a seulement pour tâche de surveiller l’exécution du travail, de rectifier les écarts et de parer aux accidents. La machine est de plus en plus capable de se contrôler. Au stade où nous sommes il nous faut des inventeurs, soit pour la recherche fondamentale, soit pour la transformation des vérités scientifiques en règles techniques, soit pour la création administrative ou sociale. Ce sont ces inventeurs que la formation doit promouvoir »(8).

La prospective consisteà détruire la mythologie de l’avenir au profit du sens des responsabilités. Il s’agit pour l’homme de contester la magie contemporaine, quelle qu’en soient les formes (millénarisme, futurologie, catastrophisme, idéologiedu sensde l’histoire, scientisme, messianisme…) qui ont en commun de faire croire que l’avenir est un destin et non le fruit de la responsabilité humaine. A la suite de l’écroulement des “lendemains qui devaient chanter communiste”, notre époque, déçue, se laisse aller à l’angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu’il n’a ni règles ni garanties. Mais c’est là une attitude purement négative d’esprits qui, ayant trop misé sur un automatisme de l’histoire ou de la croissance, ressassent leur scepticisme parce qu’ils ont cru trop tôt que « c’était arrivé ». Certes, nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l’histoire. Mais au lieu de rester sur notre sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l’avenir avec une responsabilité sereine et lucide : »L’avenir de l’homme antique devait être révélé. Celui du savant d’hier pouvait être prévu. Le nôtre est à construire par l’invention et par le travail « (9).

Dans un monde où l’invention de soi et du monde devient une tâche universelle, Berger indique la nécessité de saisir constamment l’homme dans sa capacité permanente à naître, et non dans ses désignations et ses répétitions. Nous touchons là une des aspects les plus profonds de la prospective. Berger a été un homme d’affaire, un administrateur, un philosophe, mais aussi unlecteur des grands mystiques universels, aussi bien de Jean de la Croix que des Upanishads (10). A la fin de sa vie, il se rapproche beaucoup de la pensée de Teilhard de Chardin pour qui «  le monde n’est pas un monde arrêté, un monde figé, un monde fatigué, il est en pleine transformation « (11).Il ne s’agit pas pour lui de s’évader dans quelque consolation idéaliste pour faire face à l’angoisse d’un monde mouvant, mais à saisir dans cette instabilité même, des possibilités toujoursnaissantes de création.

Quelques mois avant sa mort accidentelle, il écrivait ceci : Tout se passe comme si l’humanité n’avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s’éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d’une création continuée. A l’idée de la « chiquenaude » initiale dont les conséquences se dérouleraient automatiquement, il faut substituer celle d’une « aspiration » constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, « l’information » au sensque donnent à ce terme ceux qui s’occupent de cybernétique. Si au lieu d’être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s’accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse. Prendre conscience de cette « inversion du temps » risque de produire un choc. Mais la réflexion doit utiliser la surprise au lieu d’en être déconcertée. Devant un avenir sans assurances, l’inquiétude peut nous gagner. Dans un monde qui se resserre et se précipite, l’agitation et la promiscuité peuvent sembler insupportables. Mais, dans un monde qui s’est ouvert, il y a place pour l’espérance » (12).

  1. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962 p.110
  2. Id. page 134
  3. Id. page195
  4. Id. page 144
  5. Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, P.U.F., 1964 p.226
  6. Jacques DELORS L’unité d’un homme, éditions Odile Jacob 1994, page 342
  7. Id. page 68
  8. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962 p.117

   (9) Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, op.cit, page 233

   (10) Id. pages 98-112

   (11) Id. page 240

   (12) Id. page 236

Le temps de l’homme passant

Chronique de Bernard Ginisty du 10 décembre 2024

Le grand débat national sur les retraites dépasse singulièrement les seuls enjeux financiers. Il oblige chacun d’entre nous à s’interroger sur les étapes de sa vie, sur les différents « temps » qui la ponctuent et lui donnent sens. Dans les sociétés traditionnelles, le passage de l’enfance à l’âge adulte se faisait sans rupture puisque les jeunes reproduisaient les modes de travail et de vie de leurs aînés. Et seules les dégradations physiques marquaient l’entrée dans une vieillesse qui nécessitait l’assistance de ses proches.

La modernité à inventé deux temps intermédiaires. Tout d’abord, un temps d’adolescence où l’être humain ayant acquis sa maturité physiologique, psychique et civique, vit une période de formation et d’entrée dans les responsabilités professionnelles et familiales qui n’a cessé de s’étendre.  Mais on a encore peu remarqué qu’avec la « retraite », nos sociétés ont inventé un autre temps intermédiaire entre la vie active et la vieillesse. Ceux qu’on appelle « les jeunes retraités », en pleine possession de leurs moyens physiques et intellectuels vivent un temps de plus en plus long avant d’entrer dans la vieillesse dépendante. C’est un peu une « seconde adolescence », évidemment bien différente de la première mais qui partage avec elle un point commun  fondamental : jouir de toute son autonomie d’homme sans exercer directement des responsabilités professionnelles et familiales. Claude Olivenstein, psychiatre spécialisé dans le traitement des toxicomanies, note que ces deux périodes de la vie sont les plus propices au questionnement sur la signification de nos existences : « Il y a deux âges privilégiés pour se préoccuper du sens de la vie : l’adolescence, où tout est éveil, où l’inquiétude, qui peut être extrême, est mâtinée d’espoir sous-tendu par les forces vices en ébullition ; et puis le moment de reconnaissance, par l’intime conviction de la naissance de la vieillesse, de son parcours inéluctable, point de départ d’une interrogation, à vous rendre fou, sur votre devenir » (1). Dès lors, il n’est pas étonnant que les « jeunes retraités » forment aujourd’hui des bataillons importants des activités culturelles, associatives et politiques. 

Ces deux temps intermédiaires, celui de l’adolescence et celui d’une retraite qui n’est pas encore la vieillesse, se définissent comme des temps de « passage » où nous apprenons que nous sommes des « passants » et que le seul risque serait de se cramponner à des univers prétendument stables, celui de l’enfance ou celui de la pleine maturité.  

Dans un très beau poème, l’écrivain allemand Herman Hesse, nous invite à vivre ces temps de passages comme autant de nouvelles naissances :

« A chaque appel de la vie,

  Le cœur doit savoir dire adieu et tout recommencer

  Pour constituer des liens nouveaux, différents,

  S’y engager avec bravoure et sans regret.

  Chaque début recèle une magie cachée

  Qui vient nous protéger, nous aide à vivre après.

  Les espaces successifs doivent se franchir gaiement,

  Ne pas être chéris comme autant de patries,

  L’esprit du monde ne nous enferme ni ne nous lie,

  A chaque étape il nous libère, nous fait plus grands.

  Dès que nous pénétrons une sphère de l’existence,

  Que nous y sommes chez nous, nous risquons l’apathie ;

  Seul l’homme qui ne craint ni départ ni distance

  Echappe à l’habitude qui l’engourdit… ».  (2)

Noël, que nous allons fêter dans quelques jours, évoque la fragilité d’une naissance chez un jeune couple déplacé suite à un recensement administratif.  Fragilité d’une naissance dans un abri de fortune car les hôtelleries n’accueillent que ceux qui ont les moyens financiers. Pour les Chrétiens, cet humble événement, célébré le jour du solstice où, après les nuits d’hiver de plus en plus longues, la lumière commence à surmonter les ombres, apparaît comme le recommencement du monde. Loin des fanfares triomphales, des grandes réussites économiques et militaires, c’est cette fragilité qui apparaît plus forte que tout.

Dans un des derniers textes écrits quelques mois avant sa mort, l’essayiste et romancière Christiane Singer s’interrogeait sur ce mystère : « Comment dans cette nuit du solstice d’hiver la plus interminable de l’année, la nuit des tueurs d’Hérode et des longs couteaux tirés, le retournement serait-il possible, seulement pensable ? Comment ? C’est dans cette nuit-là et dans aucune autre que le miracle va advenir. Et il advient ! Car le voilà, le secret des mondes que révèle Noël ! Même si l’homme doit mourir, la vie lui est donnée pour naître, pour naître et pour renaître… C’est la naissance qui lui est promise et non la mort. Tous les chevaux du Roi, tous les tanks et tous les bombardiers de toutes les armées du monde ne sauraient, quand l’heure est venue, retenir les ténèbres ni entraver l’irrésistible montée de l’aube ! Il n’est plus que d’acquiescer pour qu’en toi le miracle s’accomplisse ! » (3).

 (1) Claude OLIEVENSTEIN (1933-2008) : Naissance de la vieillesse Ed. Odile Jacob 1999, p.40          

(2) Hermann HESSE (1877-1962) : Eloge de la vieillesse  Editions Calmann-Lévy, 2000. Cité in  Régine DETAMBEL : Le syndrome de Diogène. Editions Actes Sud 2008, pages 179-180.

(3) Christiane SINGER (1943-2007), « L’enfantement, l’éros et la vieillesse », entretien avec Patrice van Eersel dans le magazine trimestriel des spiritualité Clés (a cessé de paraître en 2016). 

Rester disponible à une Annonciation

Chronique de Bernard Ginisty du 8 juillet 2024

En 2016, l’écrivaine et théologienne Marion Muller-Colard publiait un ouvrage intitulé L’intranquillité (1). Aux obsédés du principe de précaution, cette mère de famille rappelait que si Dieu arrive au monde comme un nouveau-né, son projet ne peut-être de nous préserver du risque et de l’inquiétude «  Avec l’Evangile, comme avec toute naissance, commence l’irréductible intranquillité ». En effet, écrit-elle, « Donner la vie équivaut à donner la mort » (2), puisque seuls ceux qui sont nés « risquent » de mourir ! On peut passer sa vie et la perdre à chercher tous les moyens d’échapper à cette intranquillité . « Ce qui me permet de suivre aujourd’hui Jésus comme un Maître, c’est précisément qu’il ne promet pas l’évitement du risque. Au mitan de ma vie, je me rallie au scandale de l’Evangile. Je ne suis plus en mesure de suivre quelque système de pensée, de croyance, ni même de système politique qui me réconforteraient de vérités définitives » (3).

Ce petit ouvrage d’une centaine de pages a connu une diffusion importante qui amène aujourd’hui son auteur à nous en proposer une nouvelle édition (4) qu’elle justifie ainsi dans ce propos liminaire : « Je ne suis plus seule au moment d’écrire l’avant-propos de cette nouvelle édition : j’ai souri à lire tous ces courriers venus des intranquilles qui s’étaient reconnus là même où je me dévoilais (…) Le temps est venu où l’intranquillité n’est plus le signe particulier de quelques âmes complexes plus sujettes que d’autres au doute et à l’étonnement. L’intranquillité est devenue une pandémie, une affaire politique qui ne touche pas seulement nos êtres intimes mais notre façon d’être ensemble. Comment vivre avec elle non plus seulement nos vies mais notre vie commune ? Peut-être en élargissant encore cette communion naissante des intranquilles » (5).

  Marion Muller-Colard dénonce cette obsession maladive de tout contrôler, traduite par « l’expression « être fixé » qui nous cloue au mur de nos projets et annule l’infinité des possibles. (…) Or l’Inédit arrive, et on appelle cela une Annonciation. Là, il n’est plus question d’appartenir, de reproduire, de suivre des lignes. Il s’agit d’un face-à-face, droit dans les yeux, sans mère ni soeur ni chef ni groupe pour répondre à sa place » (6). Le christianisme est l’annonciation d’une incarnation, « une plongée inconditionnelle dans la complexité du monde et de l’âme humaine, sans tenter de nous y soustraire, de la résoudre ou de la contourner (…) Tout le reste est religion : recette, fixation, déni de l’insondable diversité du monde. Finalement, le scandale que représente l’Evangile est sans doute d’être la parole qui frustre et contrarie le désir religieux de l’homme » (7). 

Face à la crise que nous vivons, il est parfois de bon ton de mettre en cause « l’oubli » du Dieu des religions. Dans son ouvrage incisif, le philosophe Fabrice Haddad remarque : « Lorsqu’après des attentats islamistes, un évêque catholique ose dire que la cause du mal, c’est que les hommes ont oublié Dieu, on peut trouver son argumentation un peu courte. Sommes-nous encore principalement confrontés à l‘athéisme ? D’ailleurs, Jésus lui-même s’est-il principalement confronté à des athées ? Non pas, mais à des religieux, à des pharisiens, à des docteurs de la loi qui brandissaient le Nom de Dieu à tout bout de champ. (…) Notre époque est plutôt celle d’un retour du divin. Mais de quel divin s’agit-il ? » (8). 

Au cours de sa courte vie, le Christ a cherché à éveiller l’homme enfermé dans sa justice, sa loi, son malheur, sa tradition, sa nation, ses appartenances. Cet éveil a suscité, dans un premier temps, une fascination pour celui qui en est le messager. Loin de vouloir l’exploiter à son avantage, le Christ n’a cessé de casser cet enchantement pour renvoyer chacun à son itinéraire. A des disciples paniqués par l’annonce de la mort de celui dont ils voudraient faire un gourou, le Passeur de Pâques affirme : « C’est votre avantage que je m’en aille ; en effet, si je ne pars pas, l’Esprit ne viendra pas en vous ; si, au contraire je pars, je vous l’enverrai » (9). Cette liaison entre l’effacement du messager de la « bonne nouvelle » et la venue de l’Esprit constitue le fondement de toute relation éducative, psychologique et spirituelle. Le surgissement de l’Esprit dans les flammes de la Pentecôte ne peut se faire qu’après la déception surmontée de ceux qui pensaient que la proximité avec un maître spirituel les dispenserait de se risquer eux-mêmes dans la liberté de l’ Esprit. 

  1. Marion MULLER-COLARD : L’intranquillité, éditions Bayard, 2016,
  2. Id. page 51
  3. Id. pages 78-79
  4. L’intranquillité, éditions Bayard, 2022.
  5. Id. pages 9-10
  6. Id. pages 43-45
  7. Id. pages 77-78
  8. Fabrice HADJADJ :L’aubaine d’être né en ce temps, éditions Emmanuel, 2022, page 53

(9)   Evangile de Jean, 16, 7 

L’universalisme de la Pentecôte face aux replis identitaires religieux

Chronique de Bernard Ginisty du 16 mai 2014

Les conflits les plus meurtriers qui font notre actualité ont un point commun : ils se justifient de plus en plus au nom du dieu des religions du sol et de la race.

Déjà, en 2010, en réaction à l’intervention de l’armée d’ Israël dans les eaux internationales contre des navires qui apportaient une aide humanitaire à Gaza, Régis DEBRAY publiait un ouvrage sous forme de lettre ouverte à Elie Barnavi, historien israélien et ancien ambassadeur d’Israël en France (1). Il y soulignait le parallèle des attitudes des Etats Unis d’Amérique et d’Israël vis-à-vis du droit international : « L’Amérique, c’est un grand Israël qui a réussi. Israël est une petite Amérique qui est à la peine, mais les deux ont pour point commun de n’avoir de comptes à rendre à personne – qu’au Très-Haut » (2). Nul doute que l’intégrisme religieux ne soit aujourd’hui une des sources majeures de conflits comme le note encore Régis Debray : « On s’islamise côté Palestine ; on se judaïse côté Israël (en miroir, sinon avec les mêmes effets). L’identité de chaque antagoniste flottait entre chien et loup, le loup se précise. Ce n’est plus une querelle de mouvements nationaux pour une terre en dispute, mais entre deux blocs de foi, pour l’honneur de Dieu » (3).  Ainsi la rupture fondamentale passe moins entre des camps opposés, qu’au sein de chaque camp. C’est ce qu’affirme Elie Barnavi au terme de sa réponse à Régis Debray : « Oui, il y a bien deux Israël. Le mien, tourné vers le monde, séculier et rationnel ; et l’autre, idolâtre, centré sur une terre divinisée et prisonnier de croyances archaïques dont il fabrique une idéologie étrangement moderne, étrangère au sionisme classique comme au judaïsme rabbinique. Entre les deux, il n’y a pas de compromis possible » (4). 

Devant l’échec de son « opération spéciale » en Ukraine, Vladimir Poutine embrigade la hiérarchie de l’Eglise orthodoxe russe. Dans un récent article publié par le journal La Croix, Jean-François Colosimo écrit : « Dans l’empire du potentat Poutine et du pontife Kirill  un prêtre qui prie pour la paix est un parjure. Il se condamne à être traité en apostat, cet équivalent religieux du traître politique. C’est ainsi que depuis l’invasion de l’Ukraine, la chasse aux voix dissidentes qu’a décrétée l’Etat  se déploie avec rage dans l’ Eglise » (5) . Il cite l’exemple du père Ioann Koval qui vient de subir un vrai procès stalinien qui l’a défroqué pour avoir changé un mot de cette nouvelle invocation liturgique imposée par Kirill : « Voici que la bataille est engagée contre la Sainte Rus’ pour diviser son peuple indivis. Lève-toi, ô Dieu de la force, afin de le secourir et accorde nous la victoire par ta puissance ». Ioann Koval, pour qui la référence est l’évangile et non pas les rêves impérialistes de Vladimir Poutine, a changé le mot « victoire » par le mot « paix ». Pour avoir appelé à la paix,  le tribunal ecclésiastique a jugé que le père Koval « a violé son serment d’obéissance inconditionnelle à la hiérarchie de l’ Eglise en émettant une opinion incompatible avec le sacerdoce » !!! 

Jean-François Colosimo conclut : « Après tant d’autres prêtres injustement destitués, Ioana Koval peut espérer, s’il réussit à s’exiler, voir son sacerdoce être restauré par le Patriarcat oecuménique de Constantinople. En attendant,  la Russie est vidée peu à peu des ressources spirituelles qui lui  permettraient aujourd’hui de résister et, demain, de se régénérer »(6)

La liaison mortelle du spirituel, du religieux et du national a conduit le Christ à la mort. A des disciples qui, à la veille de l’Ascension , attendent enfin la concrétisation de leur plan de carrière : « Est-ce maintenant que tu vas rétablir le Royaume pour Israël » (7), les derniers mots du Christ seront de les inviter à « recevoir une puissance, celle de l’Esprit qui viendra sur vous » pour témoigner « jusqu’aux extrémités de la terre » (8). L’événement de la Pentecôte va se manifester par la capacité de tout être humain, quelle que soit sa langue maternelle, d’accueillir l’Esprit. La confiscation du spirituel par une caste nationaliste ou sacerdotale est abolie : « Je répandrai de mon Esprit sur toute chair, vos fils et vos filles seront prophètes » (9). Certes, l’histoire montre la tentative toujours recommencée des institutions religieuses et nationales de récupérer cette liberté de l’Esprit. Mais, elle témoigne aussi de sa renaissance permanente qui bouscule les laborieux efforts des pouvoirs pour colmater la brèche radicale ouverte par la Pâque du Christ et proclamée à la Pentecôte. C’est ce qu’a su exprimer, avec passion, Maurice Clavel : « Fameuse annonce qu’il n’y a plus de Grecs, ni Juifs, ni Romains, ni barbares, ni esclaves (…).C’est fait. Ce ne sera jamais fini, mais c’est fait. En langage familier, c’est parti. Il n’y a plus de nations ni de religions ni de races, mais enfin des individus absolus, seule Humanité. Nous sommes tous nés ce jour là » (10). 

  1. Régis DEBRAY : A un ami israélien, avec une réponse d’Elie BARNAVI, éditions Flammarion Paris 2010. 
  2. Id. Page 96
  3. Id. Page 83
  4. Id. Page 156
  5. KIRILL est le Patriarche de l’Eglise orthodoxe russe
  6. Jean-François COLOSIMO est Directeur des éditions du Cerf. Il a publié en 2022 :La Crucifixion de l’Ukraine : Mille ans de guerres de religions en Europe, éditions Albin Michel. 
  7. Actes des Apôtres, 1,6
  8. Evangile de Jean 16,7
  9. Actes des Apôtres 2,17
  10. Maurice CLAVEL (1920-1979) : Ce que je crois, éditions Bernard Grasset, 1975, page 286

Éloge du « Bref » et des commencements

Chronique de Bernard Ginisty du 28/04/2024

Je ne saurais trop conseiller à notre président de la République, atteint parce qu’on appelle dans les milieux ecclésiastiques la « concupiscence de la chaire », de lire et méditer le dernier ouvrage de l’octogénaire Régis Debray intitulé : Bref. Il présente ainsi son petit recueil d’aphorismes :

« On ne s’attarde plus trop, une fois l’âge venu. On cesse de gaspiller. On écourte. (…) Avouons-le : on fuit l’interminable quand on est pris par le sommeil dès qu’on voit l’orateur grimper à la tribune avec une liasse en main, promesse d’un somme réparateur. Les yeux et les oreilles se ferment, mais se rouvriront une heure après pour aller en pleine forme confier au profus notre admiration ». 

Pour Régis Debray, une vie prend son sens en allant vers « le simple ». Mais, écrit-il, c’est compliqué de faire simple. Cela demande toute une vie : « Qu’il faille à un individu autant d’années pour devenir jeune, que de maîtres pour se passer de maîtres, cette contrainte se découvre un peu tard. Le « triomphe de la jeunesse » n’arrange rien ». Et il constate « Jeune trop tard et vieux trop tôt ? C’est si difficile d’avoir son âge » Il définit ainsi l’itinéraire : « Le cours de notre vie. S’interroger d’abord sur le pourquoi des choses. Se soucier ensuite du comment. A la fin, chercher de quoi il s’agissait ».

Pour cela, il convient de retrouver l’inspiration qui nous a mis en route, neutralisée par les dissertants : « La poésie déchoit en « poétique », les convictions en phraséologie, l’instinct guerrier en polémologie, le désir sexuel en sexologie etc. On complique, le simple, à la longue. Quand s’en va l’inspiration, arrive la dissertation ».

        Dans l’apologue qui ouvre un de ses derniers ouvrages, Ainsi parlait Zarathoustra, Nietzche évoque ainsi l’odyssée de l’être humain : “comment l’esprit devient chameau, et lion le chameau et pour finir, enfant le lion ” L’esprit se charge d’abord, tel un chameau, de quantités de pesanteur pour traverser le désert. Advient dans le désert la métamorphose du chameau en lion par assimilation de ces pesanteurs. Reste alors la dernière métamorphose : “ Mais dites mes frères, que peut encore l’enfant que ne pourrait aussi le lion ? Pourquoi faut-il que le lion ravisseur encore se fasse enfant ?  Innocence est l’enfant, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui d’elle-même tourne, un mouvement premier, un saint-dire Oui

        Dans ce texte frémissant oscillant entre la foi en un mouvement premier de naissance et l’éternel retour du même, Nietzsche atteint une des plus radicales questions de l’évolution de l’être humain. Par-delà les quantités que nous portons par peur du désert, au-delà de nos affirmations sociétales de lion, c’est l’enfant en nous qui constitue le terme d’une aventure humaine. Et les grands spirituels de toutes les traditions ont insisté sur cette seconde naissance. 

  Cet appel à rester disponible au lieu de s’enfermer dans des dogmes, des rites ou des institutions est le fondement de toute prière comme l’exprime avec bonheur le fondateur, dans le judaïsme, du mouvement hassidique au XVIIe siècle, le Baal-Shem Tov : “ Si nous ne croyons point que Dieu renouvelle chaque jour l’œuvre de création, alors l’action de prier et d’accomplir les commandements devient vieille et machinale et lassante pour nous. Ainsi qu’il est dit dans le livre des Psaumes : « Ne me rejette pas, aux jours de la vieillesse », c’est-à-dire : fais que mon monde ne devienne pas vieux pour moi. Et dans le livre des Lamentations nous lisons : « Elles sont neuves chaque matin, grande est ta fidélité. » Que chaque matin, le monde devienne neuf pour nous, voilà ta grande fidélité ». 

Le « simple », le « bref » caractérise l’acte de naître. Aussi, comme l’écrit Maurice Bellet : « Le progrès se fait – selon la loi de toutes les grandes choses humaines – non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force »

 1Régis DEBRAY : Bref,éditions Gallimard 2024

 2Id. page 12

 3Id. page 47

 4Id. page 35

 5Id. page 50

 6Friedrich NIETZSCHE « Ainsi parlait Zarathoustra » in Œuvres philosophiques complètes tome VI   Ed. Gallimard, p.37-38.

 7Martin BUBER, Vivre en bonne entente avec Dieu selon le Baal-Shem-Tov, éditions du Rocher, Paris, 1991, p. 45.

8 Maurice BELLET : L’Église morte ou vive Desclée de Brouwer, 1991p.50

La « solidarité des ébranlés » face à la prolifération des nouvelles croisades  

Chronique de Bernard Ginisty du 14 avril 2024

L’actualité remet en scène, depuis quelques temps, la lutte du Bien contre le Mal comme justification de la violence ou de l’exclusion. L’impérialisme russe de Wladimir Poutine s’appuie sur la hiérarchie de l’Église orthodoxe qui dénonce « la décadence occidentale ». Les Églises évangéliques américaines soutiennent les dérives de Donald Trump. Des pouvoirs islamiques persécutent les sociétés civiles de leur pays au nom de l’Islam et des lectures fondamentalistes de la Bible justifient les violences de colons israéliens contre les palestiniens. 

Ce manichéisme simpliste est porteur d’inhumanité. Un point commun entre la démarche démocratique et la démarche spirituelle réside dans le refus de cette opposition sommaire qui permet d’identifier son adversaire au Mal. Vivre la démocratie, c’est faire place à l’autre, à l’opposant, car on pose en principe qu’on partage avec lui la même dignité humaine et la capacité d’évoluer. Ce qui veut dire que même majoritaire, personne n’a le monopole du vrai et du bien. De même, la vie spirituelle nous apprend à reconnaître en nous le mal que nous sommes plus enclins à dénoncer chez l’autre pour commencer à le combattre en nous.

    Il est évident  qu’il n’y a pas de compromis possible entre les deux entités abstraites du Bien et du Mal.  Nous sommes tous des êtres humains bien concrets, avec leurs ambiguïtés car traversés chacun par le Bien et le Mal. C’est ce qui fonde le refus de la violence et l’effort de poursuivre inlassablement le dialogue. Certes, l’attitude de légitime défense existe et il y a des violations intolérables des droits de l’homme qui exigent de réagir. Mais, à aucun moment, même dans la lutte, l’autre ne saurait être réduit à la caricature du mal, ce qui justifie alors les pires aveuglements. Le philosophe allemand Peter Sloterdijk écrit ceci : « Notre travail de civilisation commence ici : reformuler un code de combat impliquant le souci de l’ennemi. Qui ne veut pas être responsable d’un ennemi a déjà cédé à la tentation du pire. Vouloir être responsable de son ennemi : ce serait le geste primordial d’une éthique civilisatrice des conflits » 

Le 14 mai 1984 était lu à l’Université du Mirail à Toulouse le discours de Vaclav Havel, alors en prison, pour la remise du diplôme de docteur honoris causa. Dans ce texte intitulé « La politique et la conscience », il évoqua Jan Patocka, philosophe tchèque, porte-parole des militants de la Charte 77 ,  mort après un interrogatoire de police sous la dictature communiste 

« En parlant de la Charte 77, Jan Patocka employait la notion de « solidarité des ébranlés ». Il pensait à ceux qui osaient résister au pouvoir impersonnel et lui opposer la seule chose dont ils disposaient : leur propre humanité. La perspective d’un avenir meilleur pour le monde ne réside-t-elle pas dans une communauté internationale des ébranlés, une communauté qui, sans tenir compte des frontières nationales, des systèmes politiques et des blocs, demeurant en dehors du grand jeu de la politique traditionnelle, n’aspirant ni aux fonctions ni aux secrétariats, tentera de faire une force politique réelle de la conscience humaine, ce phénomène tant décrié à présent par les technologues du pouvoir ? »

La spiritualité, l’éthique et la raison font partie du socle de la civilisation occidentale. Ces valeurs fondamentales se sont incarnées à travers trois figures : celle de Jésus qui est tué par la « sainte alliance » du Grand-Prêtre, du roitelet local et du représentant de l’empire romain,  celle d’Antigone tuée par son père pour avoir bravé son interdiction de donner une sépulture digne au fils rebelle, celle, enfin de Socrate condamné à mort par le pouvoir politique sur l’accusation de « corrompre la jeunesse » en l’ouvrant à la liberté de penser. 

Jan Patocka écrivait qu’un homme libre est celui qui sait pour quelles valeurs il est prêt à risquer sa vie et non pas à massacrer celle des autres. Alexeï Navatny, mort à 48 ans dans le goulag sibérien, est la plus récente illustration de cette liberté.