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Et…

Ethique, politique et spiritualité

ETHIQUE, POLITIQUE et SPIRITUALITE CHEZ VACLAV HAVEL (1936-2011)  par Bernard GINISTY

(Une première rédaction de ce texte a été publiée dans la Revue « Terre du Ciel » n°58 Février-Mars 2002)

L’analyse qui va suivre se propose de repérer chez Vaclav Havel l’articulation des démarches éthique, politique et spirituelle. Elle s’appuie principalement sur les écrits de Havel rédigés à l’époque de la dissidence. Il me paraît important d’insister sur ce point. Relire Havel aujourd’hui, alors qu’il a occupé les fonctions de Président de la République tchèque, risque de banaliser ses propos en fonction de ce qui serait la “happy end” de son itinéraire. Nous sommes plus habitués à entendre des hommes politiques installés dans leur  carrière donner dans le pathos éthique pour rehausser le prosaïsme de leur action, qu’à lire les analyses d’acteurs sociaux risquant leur confort et leur liberté au nom d’une exigence éthique.

La présente étude s’appuie sur les écrits politiques de Havel. Il reste cependant que son œuvre majeure me paraît être les Lettres à Olga. Il s’agit de 144 lettres que Vaclav Havel, en prison, écrit à sa femme entre 1979 et 1985. Cet ouvrage est capital pour comprendre le fond de sa démarche. Pendant six ans, par delà les mesquineries de la censure et les brimades de la prison, il va pas à pas s’interroger sur ce qui fait le sens, l’identité, la responsabilité. Il découvre alors le prix à payer pour ce qu’il appelle « vivre dans la vérité ». Ainsi, évoquant l’assassinat  de John Lennon, le « soixante-huitard » Havel y voit « une signification particulière » : «Je crois  qu’aujourd’hui, la réalité est plus dure et plus brutale, qu’il faut payer plus cher pour tout ce qu’on a et que le rêve d’une vie libre ayant un sens n’est plus, disons,  une fugue de chez les parents, mais une confrontation quotidienne et sans merci avec les forces des ténèbres des temps nouveaux »

1. La situation du dissident Havel

La pensée de Vaclav Havel s’est forgée dans une lutte concrète contre le pouvoir totalitaire communiste en Tchécoslovaquie qui l’a emprisonné à plusieurs reprises. Il est important de voir alors quels étaient ses domaines d’action et comment il a été conduit à prendre au sérieux les responsabilités politiques.

a) Un homme de théâtre

Pour comprendre les propos de V. Havel, il convient tout d’abord de se souvenir qu’il est un écrivain et un homme de théâtre : “Je suis écrivain et j’ai toujours conçu ma mission comme le devoir de dire la vérité sur le monde dans lequel je vis, de parler de ses hommes et de ses misères – donc plutôt de prévenir et de guérir. Proposer de meilleures solutions et tenter de les réaliser, c’est la tâche des hommes politiques, ce que je n’ai jamais voulu devenir. ”

Cette vérité du monde, Vaclav Havel la traduit à travers l’expérience du théâtre. Dans une société où domine le sentiment de l’absurde, le théâtre va permettre de le traverser jusqu’au point où peut se poser à nouveau la question du sens. Ainsi Havel distingue deux moments dans son théâtre : celui du sceptique qui brocarde la société absurde où il vit, et puis peu à peu celui de l’auteur concerné par la crise d’identité de l’homme contemporain :

“Le style de l’observateur amusé, non concerné, se révélait brusquement inadéquat, périmé, voire proche d’une dérobade. (…) Passé le temps des jongleries verbales, ce qui était en jeu, c’était l’existence des hommes. Plutôt que de railler, tout à coup montait une envie de crier. (…) Tout cela m’a incité à développer le thème de la crise d’identité de l’homme, fil conducteur de mon théâtre, dans l’abstrait. ”

Dès lors il peut affirmer que le théâtre est « un foyer vivant, un lieu où se réalise une prise de conscience sociale, un point où interfèrent les influences de l’époque tout en étant son séismographe. Chaque spectacle peut créer un événement social vivant et unique, dont l’importance dépasse de loin l’apparence. (…) Je pourrais dire que, pour moi, le théâtre est un des espaces où l’homme et la société peuvent tenter de se retrouver. ”  On ne saurait minorer cette vision de l’espace théâtral comme lieu où peuvent s’éprouver l’identité et le sens. Vaclav Havel rejoint là l’intuition d’autres hommes de théâtre, et notamment Antonin Artaud.

b) Le citoyen d’une société post-totalitaire

Analysant la situation de la Tchécoslovaquie normalisée après l’invasion des troupes du Pacte de Varsovie en 1968, Havel la décrit comme une société post-totalitaire. Il ne s’agit plus de la terreur stalinienne mais d’un asservissement spirituel, politique et moral, masqué par l’accès à la société de consommation que commençait à permettre la situation économique de son pays. En ce sens, et ce point me paraît capital, cette société à ses yeux ne fait que porter à l’excès la tendance des sociétés modernes. Havel refuse de se laisser enfermer dans un « exotisme » de la dissidence qui permettrait à nos consciences occidentales de ne pas se sentir concernées.

“On pourrait dire de manière très simplifiée que le système post-totalitaire s’est développé sur le terrain de la rencontre historique de la dictature avec la société de consommation. Est-ce que l’adaptation tellement générale à la vie dans le mensonge, et le développement tellement aisé de l’auto-totalitarisme social ne sont pas en rapport avec la répugnance générale de l’individu de la société de consommation à sacrifier quoi que ce soit de ses acquis matériels au nom de sa propre intégrité spirituelle et morale ? (…) La grisaille et le vide dans le système post-totalitaire ne sont-ils pas finalement l’image caricaturale de la vie moderne en général? Et ne sommes-nous pas en réalité – bien que nous soyons selon des critères extérieurs de civilisation loin derrière lui – une espèce de mémento pour l’Occident, lui dévoilant sa tendance latente. ”

Nous voyons ici apparaître l’idée fondamentale d’un auto-totalitarisme social par laquelle Havel échappe aux analyses politiques manichéennes et débusque la secrète complicité de chacun d’entre nous avec les différents totalitarismes, qu’ils soient ceux de l’idéologie, de l’économie ou de l’opinion publique :

“Le fait que l’individu ait créé et qu’il crée quotidiennement un système trouvant sa fin en soi, par lequel il se prive lui-même de son identité la pIus intime, ne constitue donc pas une espèce de malentendu incompréhensible de l’histoire, un de ses déraillements irrationnels ni le résultat d’une volonté supérieure diabolique qui, pour des raisons inconnues, aurait décidé de tourmenter une partie entière de l’humanité. Cela n’a pu arriver et cela ne peut exister que pour cette raison qu’il existe manifestement dans l’homme moderne certaines dispositions qui lui permettent de créer ou, tout au moins, de supporter un tel système. ”

A partir du moment où Havel refuse de faire du citoyen la seule victime d’un système extérieur à lui, il souhaite à travers “ le pouvoir libérateur de la parole ” réveiller la conscience refoulée. D’où la priorité à la démarche éthique.

2. Ethique d’abord

Dans son texte sur “ Le sens de la Charte 77 ”, texte qui regroupait la poignée de dissidents au régime totalitaire, Havel affirme très clairement qu’il s’agit d’une action éthique avant tout. L’aspect le plus grave de la normalisation en Tchécoslovaquie consiste en une “ formule schizophrène de survie proposée par le régime, simulant le loyalisme au dehors mais cessant au fond de soi-même de croire à quoi que ce soit”, ce qui entraîne “une débâcle éthique ” . Dès lors, il ne s’agit pas d’opposition entre des programmes idéologiques mais d’un sursaut de la conscience, condition de possibilité d’un renouveau du civisme. Poser un acte éthique c’est, selon Jan Patocka (le plus important philosophe tchèque contemporain, mort en mars 1977 après un interrogatoire de police lié à ses activités de porte-parole de la Charte 77), savoir qu’il y a des choses qui méritent qu’on souffre pour elles. C’est, plus fondamentalement, affirmer la responsabilité du sujet par delà les différents systèmes qui prétendent l’expliquer ou le réguler.

Cette question est l’enjeu d’une polémique entre Vaclav Havel et Milan Kundera dans les années 1968-69. Ce dernier, qui avait choisi l’émigration que le régime avait plusieurs fois offerte à Havel, critiquait, dans un article intitulé “Le radicalisme et l’exhibitionnisme” l’attitude des dissidents refusant les compromis au nom de l’éthique et croyant “ que la défaite d’une cause juste jettera la lumière sur la médiocrité du monde et la splendeur de leur propre caractère ”. Havel va répondre dans deux directions. Tout d’abord, écrit-il, l’acte éthique ne vise pas l’efficacité à court terme. “ Il va de soi que chaque pétition peut contenir une part de ce qui fait rire Kundera et je ne peux pas lui en vouloir, notamment parce qu’il en parle dans un roman. Je lui reproche autre chose ; il ne voit pas et ne veut pas voir ce qui, dans cette activité, est moins apparent mais nous remplit d’espoir : son effet à long terme. Comme s’il était prisonnier de son propre scepticisme, comme s’il ne voulait pas admettre qu’il faut parfois agir courageusement en citoyen et que cela vaut la peine même si on a l’air ridicule. ” Ensuite, aucune situation historique ne saurait être acceptée comme un simple destin. Kundera, en effet, explique la situation tchécoslovaque comme liée à l’identité nationale de son pays et contre laquelle il ne propose que la posture littéraire de la dérision et l’oubli. Havel refuse de se contenter de cette posture : “ Ce qui me dérangeait dans cet article, c’est que Kundera – et d’autres avec lui – avait expliqué par notre destin national l’occupation du pays par l’armée soviétique et le comportement adopté par notre population. (…) Je n’ai rien contre les parallèles historiques, ni contre les réflexions sur le sens de notre passé, mais j’ai du mal à admettre qu’on s’en serve pour détourner l’attention des problèmes simplement humains, éthiques ou politiques qui donnent précisément un sens à notre histoire nationale ”. En affirmant la primauté de l’éthique, Havel reconnaît que, par delà tous les conditionnements et les situations historiques, il y a place pour un acte de responsabilité éthique et que c’est finalement cet acte qui est le moteur de l’évolution humaine.

3. “ La vie dans la vérité ”

Pour Havel, le ressort le plus profond de tous les totalitarismes réside dans une acceptation de façade du système et le refoulement conjoint de l’identité humaine la plus profonde. La société post-totalitaire se définit alors comme “ vie dans le mensonge ”et voit la menace fondamentale dans la “ vie dans la vérité ”. C’est pourquoi elle réprime durement en priorité ceux qui risquent de réveiller, en chacun, le besoin de sens refoulé :

“ La vie dans la vérité est donc directement inscrite dans la structure de la vie dans le mensonge comme son alternative réprimée, comme une intention authentique à laquelle la “ vie dans le mensonge ” donne une réponse non authentique. (…) Sous la surface bien ordonnée de la vie dans le mensonge sommeille donc la sphère cachée des intentions véritables de la vie, son “ ouverture secrète ” sur la vérité. Le pouvoir politique explosif et incalculable de la “ vie dans la vérité ” réside dans le fait qu’une fois découverte, elle possède une alliée, certes invisible, mais omniprésente : “ cette sphère cachée. ”

Il y a donc une force politique “ explosive ” dans l’acte éthique, comparée par Havel à l’arme bactériologique. Il faut citer ici un texte assez extraordinaire, surtout si l’on pense qu’il a été écrit plus de dix ans avant les événements qui virent s’effondrer le système communiste :

“ Il s’agit d’un pouvoir qui ne réside pas dans la force de tel ou tel groupe politique limitable, mais avant tout dans une force potentielle enfouie dans toute la société, y compris dans les structures du pouvoir. Ce pouvoir ne s’appuie pas sur ses propres soldats, mais, pour ainsi dire,  sur les  “ soldats de l’ennemi ” : c’est-à-dire sur tous ceux qui vivent dans le mensonge et peuvent à tout moment – du moins  théoriquement – être atteints par la force de la vérité, ou au moins s’y adapter par instinct de la conservation de pouvoir. Ce pouvoir constitue une espèce d’arme bactériologique grâce à laquelle – si les conditions évoluent dans ce sens –  un simple civil peut tenir en échec une division entière. Cette force ne participe à aucune concurrence directe pour le pouvoir, mais agit dans l’espace obscur de pouvoir de l’existence humaine. Toutefois, les mouvements qu’elle provoque peuvent déboucher sur quelque chose de visible – et il est difficile de prévoir à l’avance quand, où, comment et dans quelle étendue cela se produira -, sur un acte ou un événement politique, sur un mouvement social, une  explosion subite de mécontentement des citoyens, un conflit aigu à l’intérieur d’une structure apparemment monolithique ou simplement un changement irrépressible du climat social et spirituel. Et dans la mesure où tous les problèmes véritables et tous les phénomènes de crise sont enfouis sous la couverture épaisse du mensonge, on ne peut jamais savoir de manière tout à fait sûre quand tombera la fameuse goutte qui fera déborder le vase, ni de quelle nature sera cette goutte. C’est aussi pour cette raison que le pouvoir social poursuit de manière  préventive et presque par réflexe, toute tentative, aussi modeste soit-elle, de « vie dans la vérité » ”.

Comment s’exerce concrètement cette vie dans la vérité ? Des propos de Havel, on peut retenir plusieurs indications.

a) Le changement commence par soi.

« La Charte 77 montre que nous pouvons nous comporter en citoyens même dans la situation la plus difficile. (…) Un citoyen peut dire la vérité même sous le règne du mensonge institutionnalisé. Chacun peut assurer sa co-responsabilité pour le destin de la collectivité, sans attendre une directive d’en haut. Chacun, qui aspire à un changement, peut commencer par lui-même, dès maintenant. ”

Ce changement personnel, préalable pour Havel à tout renouveau politique, va de pair avec la capacité pour l’individu de supporter les contradictions de la société, ce qu’il appelle “ le chaos scandaleux de la vie et sa luxuriance mystérieuse ”. Sinon, l’individu se précipite vers de nouveaux ordres politiques ou moraux permettant d’éviter la responsabilité éthique et la lucidité critique qui font la condition humaine. Il ne sera jamais possible à l’homme, selon Havel, de remplacer l’état “ d’être- interrogation ” par celui “ d’existence-réponse ” car pour lui « l’erreur consiste à croire que l’on peut remplacer un dialogue implanifiable, interminable et déchirant  avec sa conscience et avec Dieu par la vision panoramique d’une brochure ».

b) S’ancrer dans l’ici et le maintenant

De même que le changement commence par soi, il s’exerce aussi dans le lieu et le temps où l’on vit. Rejoindre les gens dans le concret de leur existence, dans les enjeux les plus humbles de la vie quotidienne, lui semble plus “ réaliste ” que les dissertations sans fin sur les programmes politiques. Dans la situation concrète où il vit, Vaclav Havel recense des formes d’évasion de l’ici et maintenant. L’une est caractérisée par ce qu’il appelle “ le temple indien ” :

“ Patocka disait que ce qui est le plus intéressant dans la responsabilité c’est qu’on la porte partout avec soi. Cela signifie que nous devons l’accepter et la comprendre “ ici et maintenant ”, quelle que soit l’intersection de l’espace et du temps où nous nous trouvons et que nous ne pouvons l’éluder par aucun déplacement dans l’espace, que ce soit dans un temple indien ou dans la cité parallèle. Si la fuite dans un temple indien prise comme issue individuelle et collective se solde si souvent par un échec pour la jeunesse occidentale, c’est précisément pour cette seule et unique raison que cette solution manque justement d’un principe d’universalité, car tout le monde ne peut pas se retirer dans un temple indien. L’exemple de la solution inverse est le christianisme : il constitue une issue pour moi, ici et maintenant, mais pour la seule raison qu’il en constitue une pour chacun, en tout lieu et à tout moment. ”

c) Créer des espaces micro-sociaux

Si Havel refuse le refuge dans la “ Cité parallèle ”, par contre, il milite pour des espaces micro-sociaux où la vie dans la vérité commence à s’articuler elle-même et à se matérialiser d’une manière vraiment sensible. Il appelle parfois ces lieux “ lieux de communautés ”, où peuvent s’exercer confiance et responsabilité. Ces communautés, limitées dans l’espace et le temps, constituent des espaces médiateurs où l’individu vit le rapport au social et au politique évitant à la fois le repli sur soi et l’écrasement par la société post-totalitaire. On ne peut pas ne pas songer ici à l’espace du théâtre tel que Havel l’a défini, comme un archétype de ces lieux où vit cette médiation : « J’ai compris, et je pouvais l’observer chaque jour « de l’intérieur », qu’un théâtre n’est pas uniquement une entreprise de représentation de pièces ou une simple addition de metteurs en scène, d’acteurs, d’ouvreuses, de salle et de public, mais quelque chose de plus : un foyer vivant, un lieu où se réalise une prise de conscience sociale, un point où interfèrent les influences de l’époque tout en étant son séismographe, un espace de liberté et un outil de la libération de l’homme. Chaque spectacle peut créer un événement social vivant et unique, dont l’importance réelle dépasse de loin l’apparence » Plus fondamentalement, toute résistance se vit à travers une fraternité concrète.

d) Une action acculée à la question du sens

Tant dans son théâtre que dans ses autres écrits, Havel a souvent noté que son histoire personnelle, comme celle de son pays, l’avait affronté à l’absurde. Si la vie dans le mensonge suppose le refoulement de l’exigence de vérité, la traversée de l’expérience de l’absurde ne permet plus d’éviter les questions fondamentales. Dans “Interrogatoire à distance ”, il s’exprime longuement sur le théâtre de l’absurde comme phénomène majeur du XXème siècle (“ si le théâtre de l’absurde n’avait pas existé avant moi, il me semble que j’aurais dû l’inventer ”) et explique l’apparent paradoxe entre son théâtre de l’absurde et ses écrits éthiques :

“ Parfois on me demande comment s’apparente mon “ idéalisme naïf ” à mes pièces de théâtre. Je réponds que ce sont les deux côtés de la même pièce. Parce que, sans l’expérience de l’absurde toujours renouvelée, on n’aurait pas d’objectif précis devant soi. Et inversement, comment ressentirions-nous le côté absurde de la vie sans chercher infatigablement son vrai sens »

C’est à une expérience similaire que conduit la société post-totalitaire : “ La spécificité des conditions post-totalitaires, avec leur absence de vie politique normale et de la moindre chance d’un changement politique réel, possède un aspect positif : elle nous force à analyser notre situation dans le contexte de rapports plus profonds, et à réfléchir à notre avenir sur la base de perspectives globales. (…) Notre attention se dirige irrépressiblement vers l’essentiel : vers la crise de la société technique actuelle dans son ensemble, ce que Heidegger décrit comme l’impuissance de l’individu face au pouvoir planétaire de la technique » . Dès lors l’acte éthique passe par la libération du système qui se donne comme totalité de la vie humaine : “ Il faudra se reprendre et se dégager de la pression des mécanismes apparents et cachés de la totalité. En commençant par la consommation, en passant par la répression et la publicité et jusqu’à la manipulation par les médias. Il faudra se révolter contre le rôle qui nous est assigné. ” Au plan concret, cela signifie que le civisme conçu comme courage, liberté intérieure, conscience en éveil, responsabilité pour la chose publique, est une expérience sans fin et dont on n’est jamais quitte. Ce civisme, loin de se réduire à un sous-produit du système politique, en est au contraire la condition de possibilité.

e) Scepticisme et engagement

Cette relativisation de l’action politique par rapport à un sens qui la dépasse est au cœur du débat que Havel, dissident, entretient avec les Occidentaux. Cela le conduit à ce que j’appellerai un art sceptique de l’action politique, qui constitue selon Havel, une constante de la pensée de la Mittle Europa : “ J’ai derrière moi nombre de débats politiques et, quoique je doive déjà être habitué à tout en la matière, je suis chaque fois aussi consterné de constater à quel point tant d’Occidentaux sont victimes de l’idéologie et comme ils le sont plus profondément que nous qui vivons dans un système idéologisé de part en part ! Quelles réflexions interminables pour savoir à qui telle opinion profite ou nuit, quelle tendance politique elle renforce ou affaiblit, quelle pensée peut ou ne peut pas être exploitée ! Quelle analyse éternelle et épuisante que de savoir si telle ou telle attitude, personne ou opinion, est de gauche ou de droite, à gauche ou à droite du centre, à droite de la gauche ou à gauche de la droite ! Comme si, plus que du contenu de l’opinion, il s’agissait de choisir le tiroir dans lequel elle doit être rangée”. Loin de le conduire à je ne sais quel retrait où tout se vaudrait, cette relativisation du politique, au nom de ce qui fait sens pour l’homme, l’amène à s’interroger sur la capacité à risquer sa vie pour en sauver le sens afin d’échapper à ce qu’il appelle “l’eschatologie de l’impersonnalité” qui caractérise le destin des sociétés modernes de l’Est ou de l’Ouest. Lors de la fameuse crise qui opposa en Europe les Occidentaux et le bloc soviétique sur la question de l’installation de missiles SS 20 sur le sol de l’Allemagne, certains pacifistes occidentaux manifestèrent au nom du slogan “plutôt rouge que mort”. Pour Havel ces mots traduisent la capitulation des Occidentaux sur ce qui peut faire sens : “Un tel slogan est un signal sur le sens duquel il n’y a pas à se tromper. Il signifie que celui qui l’adopte a renoncé à son humanité comme capacité de répondre personnellement de quelque chose qui le dépasse, et donc, en cas extrême, de sacrifier même sa vie au sens de la vie. Patocka disait qu’une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier elle-même, à son sens, ne vaut pas d’être vécue. (…) En d’autres termes, le slogan “plutôt rouge que mort” ne m’agace pas comme une expression d’une capitulation face à l’Union Soviétique. Il m’effraie comme expression du renoncement de l’homme occidental au sens de la vie, expression de son adhésion au pouvoir impersonnel en tant que tel. En réalité ce slogan proclame : rien ne vaut qu’on lui sacrifie la vie. (…) Autrement dit : rien ne vaut rien. Rien n’a de sens. C’est une philosophie de la négation totale de l’humanité. (…) Je ne peux m’empêcher de penser que le péril qui menace la culture occidentale vient moins des missiles SS20 que de la culture occidentale elle-même. ”

e) Une action non-violente

Cette relativisation du champ politique l’amène au refus de la violence pour la conquête du pouvoir. A partir du moment où le débat politique n’est plus posé en termes de pure extériorité où s’affronteraient le bien et le mal, il est possible de reconnaître chez l’adversaire la capacité à entendre le discours éthique du sens ce qui conduit au refus du manichéisme dans les rapports sociaux. Les programmes politiques qui justifieraient cette violence ne sont pour Havel que de nouvelles idoles abstraites qui oublient la vie humaine concrète de l’homme :

“ Ce revirement d’une vision politique abstraite dans l’avenir au profit de l’individu concret et de sa défense active “ici et maintenant” s’accompagne donc aussi tout naturellement d’une aversion renforcée à toute violence au nom d’un avenir meilleur. (…) Il ne s’agit pas ici de conservatisme ou de modération politique : les mouvements dissidents n’envisagent pas l’idée d’un coup d’État politique, non parce qu’ils trouvent cette solution trop radicale, mais bien au contraire parce qu’ils ne la trouvent pas assez radicale. ”

La conquête du pouvoir ne se suffit pas à elle-même sous peine de reproduire, avec une esthétique différente, le même enfermement contre lequel elle s’est insurgée. La radicalité de la question du sens traverse tous les programmes politiques leur interdisant de se donner comme totalité pour l’homme. Havel reconnaîtra pour lui l’importance majeure de la figure de Gandhi :

« Je compte parmi les admirateurs du Mahatma Gandhi et j’ose affirmer qu’on peut déceler un reflet de son œuvre dans nos efforts, ceux de mes amis et les miens, pour créer dans le cadre de la Charte 77 un mouvement de résistance non violente au régime totalitaire dans notre pays. » Ce qu’il admire le plus chez Gandhi, c’est son attitude après l’indépendance de l’Inde, lorsqu’il doit faire face aux affrontements sanglants entre hindous et musulmans. Il s’agit là d’autre chose que d’une résistance non-violente à l’oppression, mais d’un exercice du pouvoir qui s’efforce d’amener chaque protagoniste à ce qui est le fondement spirituel de leur croyance qui les oppose.

4 – A l’épreuve du pouvoir

Le 21 février 1989, le dissident Havel comparaissait devant un tribunal pour avoir participé à un rassemblement à la mémoire de Jean Palach étudiant qui s’était immolé par le feu en 1969 pour protester contre la normalisation qui avait suivi l’invasion de son pays par les troupes du pacte de Varsovie. Les derniers mots de sa déclaration devant ses juges, s’adressent aussi à ses lecteurs : “ J’espère sincèrement que les pouvoirs publics cesseront d’agir comme ce laideron qui brisait le miroir pour punir son image. ” Le 23 janvier 1990, le Président Havel, dans son premier discours prononcé à l’Assemblée Fédérale tchécoslovaque définissait comment il envisageait ses fonctions : “ J’aimerais, dans le cadre de mes possibilités limitées, rappeler toujours l’existence d’un horizon spirituel, désintéressé, ou, si vous voulez, non politique. ”

Elu au sommet de l’Etat, l’exercice quotidien des responsabilités a-t-il entamé la vigueur éthique et la distanciation spirituelle que Vaclav Havel n’a  cessé de face au pouvoir ? Au cours du mois d’août 1991, il écrit des Méditations d’été où il expose les principales lignes de force de sa politique : problème constitutionnel, problème aigu de l’avenir de la confédération tchécoslovaque (l’histoire retiendra qu’après la révolution de velours, il réussira la « séparation de velours » entre les Républiques tchèque et slovaque alors que partout ailleurs se déchaînaient des fureurs nationalistes et identitaires). A un pays traumatisé par l’histoire et hanté par le nationalisme, Havel propose à la suite de Jan Patocka, une réflexion sur « la catégorie du chez soi ». Pour relativiser la crispation identitaire nationaliste, Havel analyse l’ensemble des cercles concentriques du « chez soi » depuis la maison jusqu’à la citoyenneté du monde, ce qui l’amène à conclure que toute politique a pour fondement ultime, la société civile :

« Je suis partisan du principe civique parce que c’est lui qui permet le mieux aux hommes de se réaliser et de s’identifier avec ce qu’ils sont dans toutes les composantes de leur chez-soi, de jouir de tout ce qui fait partie de leur monde naturel, et pas seulement d’une de ses parties. Fonder un Etat sur d’autres principes que civiques, par exemple sur les principes idéologiques, nationaux ou religieux, signifie mettre en exergue une composante de notre chez soi en dépit des autres, nous limiter en tant qu’hommes et limiter notre monde naturel ».

Cette analyse va l’amener, au rebours de tant de nouveaux chefs d’Etat de l’ancien empire communiste, à lutter contre les refuges identitaires si payants en terme de basse politique. Il dénonce à la fois les crispations nationalistes, mais aussi les dévots de la nouvelle idole « la religion du marché » :

« Une économie de marché représente pour moi l’évidence au même titre que l’air que je respire (…) Malgré cette évidence ; elle n’est pas et ne peut être pour moi une vision du monde, une philosophie ou une idéologie. Et moins encore le sens de la vie. Je trouve passablement ridicule, et en même temps assez dangereux que pour nombre de gens (souvent et paradoxalement ceux qui pendant des années ne se sont pas décidés à élever une seule fois la voix contre l’économie communiste) l’économie de marché devienne un objet de culte, un ensemble de dogmes, implacablement défendus et vénérés, comme s’ils étaient supérieurs à ce que cette économie devrait servir, c’est à dire à la vie elle-même »

Loin d’idéaliser la réalité, Havel montre comment la libération du totalitarisme a été aussi la libération des pires instincts jusque là refoulés sous le joug totalitaire. Il qualifie la société qu’il préside « d’explosion immense, quasiment éblouissante de tous les défauts humains imaginables, comme si tous les penchants humains contestables ou du moins ambigus, développés discrètement pendant des années et discrètement utilisés au jour le jour par le mécanisme du système totalitaire, se sont soudain libérés de cette camisole de force et ont retrouvé la force nécessaire à leur mise en valeur et à leur épanouissement »

5 –  « Une politique humaine, cultivée, sensible et courtoise »

Chaque semaine, Havel donnait une causerie radiodiffusée sur « l’origine morale de toute véritable politique ». Il s’interrogeait, en homme de théâtre, pour savoir s’il versait, en faisant cela, dans « le ridicule donquichottesque ». On voit alors le Président Havel se retrouver sur la même ligne de conduite que le dissident Havel pour livrer le même combat. Il était aussi « ridicule » de lutter contre l’empire communiste qu’aujourd’hui de lutter contre l’immoralité qui règne sur la société tchèque.

« Je me dis qu’ayant pu – avec une poignée d’amis, mais entouré d’un océan d’indifférence – me cogner la tête contre les murs pendants des années en répétant la vérité sur le totalitarisme communiste, il n’y a pas de raison pour que je cesse de me cogner la tête contre les murs en parlant inlassablement, en dépit des sourires indulgents, de la responsabilité et de la morale face à notre marasme social, et je ne vois pas pourquoi je devrais considérer, plus qu’avant, que cette bataille est perdue d’avance »

Et Havel va détailler comment les grandes lignes de force de son action de dissident restent plus actuelles que jamais : réveiller en l’homme un potentiel somnolent et hésitant, ouvrir des voies, remonter le moral, donner chance et espoir. Restaurer la dignité des citoyens refuser la violence pour éviter « la danse macabre des révolutions et contre-révolutions » et définir la politique comme « service du prochain »  travailler sur soi pour éviter de se laisser prendre aux jeux du pouvoir, développer une culture politique du rapport avec la nature, avec l’Etat, entre citoyens pour parvenir à « une politique humaine, cultivée, sensible et courtoise ». Aux journalistes étrangers sceptiques sur la capacité par Havel d’incarner la « vie dans la vérité », Havel répond : « En dépit de la misère politique à laquelle je suis quotidiennement confronté, je suis profondément persuadé que la politique n’est pas une « sale affaire » dans son principe. (…) J’admets qu’il s’agit d’un domaine qui peut mener plus facilement que d’autres aux indécences et qui par conséquent exige plus de ceux qui s’y consacrent »

Autermedesonouvrage,Havels’interroge : « Commentédifie-t-on unEtatspirituel ? ».Il répond « La science, la technique, la spécialisation, le soi-disant professionnalisme ne suffisent pas. Il en faut plus. On pourrait l’appeler pour simplifier, l’âme. Ou la sensibilité. Ou la conscience » . Il paraît que la politique serait affaire de tueurs, de faiseurs, de gestionnaires de clientèles, de petits machiavels libérés de tout problèmes de conscience. Havel affirme tranquillement : « il est faux que seuls les cyniques, les prétentieux, les culottés et les goujats réussissent en politique » . Il est vrai que ces derniers encombrent la scène médiatico-politique. Il nous reste à apprendre, comme nous y invite Vaclav Havel, que la politique est une discipline de l’art de vivre et, que l’on soit dissident ou président, elle relève d’un certain esprit de résistance spirituelle.

6 – Une vision européenne

S’il est une constante dans la pensée politique de Vaclav Havel, c’est bien son engagement européen. En mars 1986, il reçoit à Rotterdam le prix Erasme. Les autorités de son pays lui ayant interdit de se rendre à cette cérémonie, l’acteur Jan Triska lit son discours qui est une méditation sur l’Europe à la lumière de la grande figure d’Erasme, auteur de L’éloge de la folie dans une Europe déchirée par les guerres de religion. Il développe l’idée que l’Europe se fera par ceux qui « auront le courage d’être fou » car dit-il (c’est l’époque où le rideau de fer déchire l’Europe) « si l’on ne voit pas se constituer peu à peu une sorte de communauté paneuropéenne des fous, nous parviendrons à rien, ni nous, ni vous » . Il rapproche cette communauté de celle «des ébranlés » dont parle Jan Patocka. Pour lui, l’Europe ne sera faite ni par les technocrates, ni les gouvernements seuls, mais par les citoyens européens « s’ils se sentent liés et motivés par quelque chose que j’appellerai la conscience européenne. C’est-à-dire par un sentiment profond d’appartenance. Par le sentiment profond d’une unité, même s’il s’agit d’une unité dans la diversité. Par la conscience profonde d’avoir en commun une histoire et une tradition spirituelle millénaires venant de la coexistence et de l’influence réciproque d’éléments antiques et judéo-chrétiens. Par un respect renouvelé à l’égard des principes spirituels qui sont à l’origine de tout ce que l’Europe a créé de valable »

Havel ne va cesser de développer, dans des discours qu’il fera aux quatre coins du monde, la nécessité pour l’Europe de briser les idoles qui la minent pour retrouver ses sources spirituelles. S’il y a une Europe, ce ne peut être que celle des consciences : « Il n’est vraiment pas indispensable de vénérer des veaux d’or, de courber l’échine à chaque pas devant ses maîtres, de tout subordonner au diktat de la publicité et des médias, de se laisser piéger par toutes les innovations possibles des biens de consommation qui ont pour seuls effets durables le pillage des ressources naturelles et la pollution atmosphérique. Il n’y a aucune raison de voir le sens de toute action humaine dans la croissance continue du produit intérieur brut ! » C’est autour de la redécouverte de l’idée de responsabilité universelle, non pas cette fois sous la forme des croisades, de la colonisation, ou de l’imposition d’un modèle culturel unique, que l’Europe peut trouver sa nouvelle mission . La vocation de l’Europe ne passe pas par la quête indéfinie de l’inédit, mais dit-il, « elle peut être tirée d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une nouvelle façon d’interpréter leur signification ».

Havel évoque alors comme figure européenne contemporaine majeure le philosophe Emmanuel Levinas disparu en 1995 :« Il y a quatre ans mourut un juif lituanien, qui avait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute la tradition juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’Autre que naît la responsabilité de ce monde » Cette redécouverte des racines spirituelles de l’identité européenne, bien loin d’enfermer dans de l’identitaire sectaire ou fondamentaliste ouvre à l’universel. Havel développe avec profondeur cette idée dans une conférence donnée le 29 mars 1995 au National Press Club de Camberra en Australie intitulée : « La démocratie et la transcendance » : « L’histoire humaine connaît un grand nombre de dieux et de divinités, un grand nombre de sentiments religieux, de spiritualités, de liturgies et de rituels différents. Peu importe : c’est dans ce qui le dépasse, ce qui lui est supérieur et qu’il a l’obligation d’honorer s’il ne veut pas voir s’écrouler tout son monde, que l’homme a depuis toujours trouvé la clé du mystère de son existence, de l’existence de la nature et de l’univers, la clé de ce qui est exigé de sa responsabilité. Toutes nos visions archétypales et nos connaissances enfouies partent de ce point qui existe encore de nos jours, et ce en dépit du fait que la civilisation moderne nous rende si peu réceptifs à ces questions. Cette civilisation moderne nous fait perdre tout respect envers le mystère du monde, mais certaines de ses conséquences nous convainquent en même temps, chaque jour davantage, que la perte de ce respect conduit à notre ruine. Tout cela montre clairement où aller chercher ce qui nous lie : dans la conscience que nous avons de la transcendance »

Conclusion : Une nouvelle pratique de la politique

Dans “ La politique de la conscience ”, Havel montre que l’esprit rationaliste de la science moderne, fondée sur la raison abstraite et le postulat d’une objectivité impersonnelle, a été mis en œuvre pour la première fois, au plan politique, par Machiavel. A partir de lui, la politique est devenue une “technologie rationnelle du pouvoir” dont une des caractéristiques est la mise entre parenthèses de l’homme concret. Cette dépersonnalisation caractérise, sous des formes différentes, aussi bien les sociétés de l’Est que de l’Ouest. Tout au long de ses écrits, Havel affirme l’échec de cette vision politique limitée à la pure extériorité des rapports de forces. Celui qui a eu le courage et la lucidité d’écrire, en plein système répressif, que

tout totalitarisme repose en partie sur un “ auto-totalitarisme ” de l’homme et de la société ne peut que critiquer une action politique qui se voudrait pure technologie rationnelle et n’impliquerait pas son acteur. Cette insistance sur l’éthique va-t-elle, pour éviter Machiavel, nous conduire vers Saint-Just ou Robespierre, ou encore vers quelque “ retour ” à des intégrismes ? Il n’en est rien et c’est à une dissidence permanente contre le tout fait, le totalitarisme, l’impersonnel, que nous convie Havel :

“ Il me semble que tous – que nous vivions à l’Ouest ou à l’Est – nous avons une tâche fondamentale à remplir, une tâche dont tout le reste découlerait. Cette tâche consiste à faire front à l’automatisme irrationnel du pouvoir anonyme, impersonnel et inhumain des idéologies, des systèmes, des appareils, des bureaucraties, des langues artificielles et des slogans politiques, à résister à chaque pas et partout, avec vigilance, prudence et attention, mais aussi avec un engagement total ; à nous défendre des pressions complexes et aliénantes qu’exerce ce pouvoir, qu’elles prennent la forme de la consommation, de la publicité, de la répression, de la technique ou d’un langage vidé de son sens (langage qui va de pair avec le fanatisme et nourrit la pensée totalitaire) ; à faire confiance à la voix de notre conscience plutôt qu’à toutes les spéculations abstraites et à ne pas inventer de toutes pièces une autre responsabilité en dehors de celle à laquelle cette voix nous appelle ; à ne pas avoir honte d’être capable d’amour, d’amitié, de solidarité, de compassion et de tolérance, mais au contraire à rappeler de leur exil dans le domaine privé ces dimensions fondamentales de notre humanité et à les accueillir comme les seuls vrais points de départ d’une communauté humaine qui aurait un sens. ”

Voilà pourquoi Havel ne pense pas que les démocraties occidentales seraient à l’abri des dérives et des perversions des systèmes totalitaires : “ Il semble bien que les démocraties parlementaires traditionnelles ne proposent pas de moyen de faire front de manière fondamentale à la gravitation de la civilisation technique et de la société industrielle de consommation. Elles aussi sont à sa remorque et impuissantes à s’y opposer. Seule la façon dont elles manipulent l’individu est infiniment plus subtile et plus raffinée que les manières brutales du système post-totalitaire. Tout cet ensemble statique de partis de masses sclérosés et agissant politiquement de manière tellement intéressée, ces partis dominés par des appareils professionnels qui déchargent le citoyen de toute responsabilité concrète et individuelle, toutes les structures complexes des foyers expansifs de manipulateurs d’accumulation du capital, ce diktat omniprésent de la consommation, de la production, de la publicité, du commerce, de la culture de consommation. Ce submergement d’informations – tout cela tant de fois analysé et décrit – peut difficilement être considéré comme la voie grâce à laquelle l’individu aurait quelque perspective de se retrouver lui-même”.

Ce qu’il appelle de ses vœux, c’est un système “ post-démocratique ” où la réflexion et l’action politique jouent un rôle d’accompagnement, de régulation et non de fondement. Il est totalement vain, selon Havel, de gémir sur l’incivisme et l’apolitisme de ses concitoyens, si le politique occulte et empêche ce qu’il appelle, après Masaryk, “ la vie à petite échelle ”, les espaces vitaux où se jouent pour chaque individu la question du sens. C’est donc à une “ révolution existentielle ” qu’appelle Havel.

Inviter à lire Havel ne consiste pas à le transformer en un mythe dont lui-même, homme de théâtre, ne manquerait pas de sourire. De même que sa vie de dissident a été difficile et marquée par des crises, sa vie politique a connu également des erreurs et des échecs. Dans son pays, il n’a pas été un leader charismatique qui fascinerait les foules. Ses deux dernières élections à la Présidence n’ont pas été faciles. Compte-tenu de ses écrits et de ses propos, le contraire eut été étonnant. L’essentiel de la pensée et de l’action de Vaclav Havel consiste à ne cesser d’appeler, dans le champ politique, à la responsabilité et au ressourcement spirituel. Se situer à ce niveau ne constitue pas la voie royale pour devenir un champion des sondages. Dans une période où tant de professionnels de la politique capitulent devant le pouvoir mondial de l’argent, c’est une chance pour l’Europe d’avoir eu un Chef d’Etat qui soit un tel éveilleur de citoyenneté.

Dans un ouvrage rédigé après qu’il ait quitté le pouvoir, Vaclav HAVEL revient sur ce qu’il appelle la « post-démocratie » :

« La post-démocratie dont j’ai parlé n’était rien d’autre qu’une démocratie qui en revient à son contenu humain, qui n’est pas uniquement formelle, institutionnelle, un mécanisme élégant servant à légitimer le pouvoir des mêmes hommes mais donnant l’impression que les citoyens ont la liberté du choix. J’expliquais, avec une certaine naïveté peut-être, ce à quoi je crois toujours, avec de plus en plus de conviction : à savoir que, pour échapper au pire, il faut une  « révolution des têtes et des cœurs », comme l’appelait Masaryk ; donc que l’homme en général se ressaisisse. Il faut mettre l’accent sur la recherche d’alternatives aux partis politiques usés et technocratiques, ou du moins lancer un appel à leur renouvellement (…) Il faut développer la société civile ouverte et reconstruire des associations en tant qu’instruments de la solidarité entre les hommes ; il faut des projets à long terme, sans perdre de vue la dimension  spirituelle et morale de la politique »

Bernard Ginisty