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D’une épargne terroriste à une épargne solidaire

D’une épargne terroriste à une épargne solidaire : pour des zones
civilisées  d’un nouveau commerce.
Conférence à Ferney-Voltaire le 17.03.1999 au Groupe d’Echanges sur les Réalités Internationales GERI
« Rien n’était plus logique, spéculativement. En fait, rien n’était plus faux  »

Lorsque au XVIIe siècle, on s’avisait d’avoir commerce avec une dame, on imaginait des échanges mondains et amoureux pour lesquels il convenait d’ajouter quelque commerce de cadeaux signe de ce désir de rencontre. En cette fin du XXe siècle  nos élites ne voient de salut que dans la consommation monétarisée et peut-être bientôt obligatoire (il paraît de plus en plus incivique de ne pas changer sa voiture au bout de 5 ans). Notre dernier espoir pour éveiller ce désir de consommer réside dans les qualités pulpeuses de quelque dame payée pour nous persuader que notre bonheur vient de la répétition infinie du commerce des choses. Et lorsque le marché est important, la dame peut y être servie comme petit cadeau accessoire

Cependant, la circulation des choses restant encore liée à la pesanteur matérielle des objets, nous nous livrons de plus en plus au commerce d’argent, rendu d’autant plus aisé qu’il a définitivement rompu tout lien avec la « matière ». Lorsque le 15 août 1971, Richard Nixon décide la suspension de la convertibilité du dollar en or, le « commerce » pouvait larguer ses dernières amarres avec quelque réalité que ce soit. Dès lors  l’échange, privé de qualité de signe de commerce entre les hommes et de commerce des choses pouvait enfin habiter l’univers de la spéculation. Et les experts nous expliquent qu’il s’échange par jour 50 à 100 fois plus de signes monétaires que de « choses » dans le « temps réel » des réseaux informatiques mondiaux. Celui qui « s’enrichit » aujourd’hui ne l’est certainement plus de culture ou d’amour définitivement relégués dans le dérisoire, il l’est de moins en moins dans la fabrication des choses fût-ce au prix de l’exploitation des hommes , il l’est dans la « spéculation » , c’est à dire, selon l’étymologie du mot, dans la « contemplation », la fascination et la liturgie spéculaire du symbole monétaire. Mes vieux maîtres nommaient cette fascination « idolâtrie » et m’expliquaient que le signe infaillible de l’idole c’est qu’elle rend « bête », c’est à dire qu’elle stérilise toute pensée, et qu’elle rend « méchant », c’est à dire qu’elle sacrifie tout l’humain à sa contemplation spéculaire.

Il en est de même d’ailleurs de l’histoire des systèmes de pensée qui s’inaugure dans l’échange (la première œuvre philosophique de l’Occident a pris la forme des « Dialogues  » de Platon) et finit dans la spéculation des scolastiques où la pensée, loin de servir l’échange humain,  devient à elle même sa propre finalité dans une variété infinie de procédures, de jeux et de constructions.  Quand la pensée spéculait sur le sexe des anges,  les barbares n’étaient pas loin.
La mondialisation et la financiarisation du monde ont réduit nos chefs de gouvernement au statut de sous-préfets d’arrondissement de l’univers et nos élites, à peine remises de leur gueule de bois des lendemains qui n’ont pas chanté, en hérauts d’un « marché » qui n’est qu’un supermarché sans régulation. Nos responsables politiques, devant des flux mondiaux qu’ils commentent à défaut de les gérer, se livrent à l’exercice immortalisé par la phrase fameuse de Cocteau dans Les Mariés de la Tour Eiffel: « ces mystères nous dépassent, feignons d’en être les organisateurs ». Déréalisation du politique et de l’économique au nom des jeux monétaires posés comme la raison ultime du monde et la religion de son destin: voilà ce qu’il nous est proposé comme évidence de l’échange humain.

Ce que nous avons appelé « productivité » a consisté  à séparer au maximum ce que le « marché » au sens de Braudel, reliait, à savoir l’échange humain et le commerce des choses. C’est ce que m’avait fait comprendre une employée de banque, il y a un quinzaine d’années. Chaque semaine une petite vieille venait voir si sa pension trimestrielle était arrivée et cette  guichetière   pensait  important d’accepter ce prétexte pour  échange. Depuis, les auditeurs internes formés dans les meilleures écoles de la République ont mis bon ordre à ces dérives en ramenant à la logique de la productivité la guichetière ayant étourdiment mêlé un échange interpersonnel et une activité économique. Quant’à  la personne âgée, elle est priée d’utiliser  sa carte de crédit  pour vérifier, plusieurs fois par jour si çà lui chante, l’arrivée de sa pension. Et si elle manque des échanges humains portés par le « commerce » de sa pension, il ne lui reste plus  qu’à devenir un « gisement d’emplois » pour » service de proximité”. Des métiers fuyant dans une pureté janséniste   de « l’économique »  juxtaposés à des métiers du « social » en quête d’une impossible identité, et qui ont en commun un appauvrissement humain généralisé, tels sont les résultats de nos spéculations.

Au moment où la société française risque d’étouffer entre la scolastique des avantages acquis  et l’idolâtrie monétaire, il nous reste à « tenter de vivre » entre ces crispations et  de retrouver le goût de réconcilier l’échange des choses et le commerce entre les hommes. Les spécialistes de la  gestion des ressources humaines ont bien essayé dans les entreprises; mais, lorsque  tout le monde avait enfin compris leurs recommandations, commencèrent les charrettes des « plans sociaux » et le ricanement des directions financières face aux velléités humanistes des directions des ressources humaines.
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Aujourd’hui, une source  majeure de régression sociale vient de la spéculation financière qui se déploie dans le monde entier. Au nom des intérêts privés des détenteurs de capitaux, non seulement des pans entiers d’économie sont sinistrés, mais des pays  sont déstabilisés comme le montre la crise asiatique, puis russe et maintenant sud-américaine qui affecte la planète. La reconquête par les citoyens du pouvoir politique sur une spéculation financière sans foi  ni loi constitue une priorité. Voila pourquoi, avec des amis du Monde Diplomatique, Charlie Hebdo, Politis et Transversales, nous avons créée l’ONG  ATTAC (Association pour la Taxation des Transactions financières pour l’Aide aux Citoyens) De nombreuses organisations militantes et syndicales nous ont rejoint. Et un grand mouvement d’adhésion se manifeste dans tout le pays.

Au plan local, on pourrait évoquer toutes les initiatives d’épargne alternatives et solidaires, les placements éthiques, les Cigales. Le monde anglo-saxon a inventé  les L.E.T.S., en France apparaissent les S.E.L. (Système d’échange local)  où se dessinent de nouveaux rapports  d’art de vivre entre l’économique, le financier et le social. Pour l’instant, les défricheurs de ces nouveaux espaces paraissent au mieux comme les danseuses du système ou plus simplement comme de doux rêveurs. Et pourtant, bien plus que dans les colloques toujours recommencés et les changements de look de vieux partis fatigués  se travaillent là, concrètement, les nouvelles formes de l’art politique et de la citoyenneté sociale
Par delà la double crispation sur les « avantages acquis » et sur la « rente”, ces expériences ouvrent, avec mille difficultés et malgré le scepticisme rigolard des gens en place, de nouveaux chemins. Il ne s’agit pas  de refuges pour enfants gâtés post soixante-huitards ni d’univers clos et sectaires attirant de plus en plus de personnes  paniquées par l’effondrement du plein emploi. Le but premier est bien d’habiter autrement la mondialisation qui reste un espace de liberté. Le marchand et le banquier ont souvent été en avance sur le politique pour faire éclater des espaces clos. Faut-il encore que le politique soit à la hauteur des nouvelles frontières et sache imaginer des médiations entre le local et le mondial.  Il s’agit d’échapper à la fois au refuge sectaire dans quelque phalanstère hors du temps et à la condition « moderne » d’individus ballottés au hasard des crises monétaires d’une spéculation mondiale sans foi ni loi dont les prouesses de  Georges Soros sont une des plus convaincantes démonstrations

 
Dans cette phase historique de rupture majeure entre l’échange entre les hommes et l’échange des choses, les inventeurs évoqués plus haut cherchent à  créer des zones  civilisées  d’un « nouveau commerce ». Refusant l’asservissement généralisé à des flux impersonnels, ils constituent de ces « groupes-sujets » que souhaitait Guattari où, à plusieurs, ils se donnent des règles d’art de vivre le temps, l’espace, l’échange, la monnaie, la consommation. Ils ne se coupent pas de la totalité du monde, mais souhaitent l’habiter en redonnant sens à de l’échange qui ne soit pas seulement monétaire. En effet, celui qui n’a plus accès à l’échange monétarisé se trouve condamné à l’assistance ou peut-être bientôt au travail obligatoire. Si la démocratie et la citoyenneté ont un sens, elles posent en principe que tout être humain peut apporter quelque chose à l’échange public. Déjà, les Réseaux d’Échanges Réciproques des Savoirs initiés par Claire Heber-Suffrin démontrent, au plan des apprentissages, la capacité de tout être humain d’enseigner quelque chose à quelqu’un. Les S.E.L. s’efforcent de réinventer des capacités concrètes d’échange accessibles à tous, y compris pour les exclus de la spéculation régnante qui ne leur laisse le choix qu’entre la résignation à la misère où le refuge dans l’assistance. Au lieu d’attendre « ce qui va arriver », ils tentent, dès aujourd’hui, de résister à la barbarie c’est à dire à un espace où il n’y  a ni sens, ni loi.

Bernard GINISTY

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