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Chroniques 2025

 Les chemins de l’Avent

Chronique de Bernard Ginisty du 11 décembre 2025

Avec l’Avent commence le cycle liturgique par lequel l’Eglise éduque l’être humain à vivre ce qu’elle appelle « l’histoire du salut ». Nos vies sont colonisées par du temps quantifié : time is money, le temps c’est de l’argent disent les gestionnaires. Notre peur du temps improductif nous fait remplir consciencieusement nos agendas de choses à faire et de rendez-vous. l’Eglise nous propose de retrouver le sens de l’attente. De quoi désarçonner les managersqui prétendent agir en « temps réel » à travers les circuits informatiques.

La liturgie n’est pas une pièce de théâtre où l’on représente un scénario écrit d’avance. Tout le paradoxe chrétien consiste à la fois à attendre et à savoir que « Le royaume est déjà là, parmi nous » L’Evangile se situe toujours dans le présent. Il est fait de récits courts, de guérisons et de vocations personnelles oùla réponse doit être immédiate : : « Va, ta foi t’a sauvé ». Il n’y a pas de longues maturations intellectuelles ou ascétiques, mais la découverte fulgurante d’un « déjà là », à la fois « déjà là » mais « au-delà » de notre perpétuel débat intérieur.

Le sens de l’attente, c’est d’apprendre que nous n’avons jamais fini d’être présent. Tout est déjà là, mais nous vagabondons ailleurs dans nos peurs, nos fantasmes, nos idolâtries. L’attente, c’est prendre le temps d’être présent à soi, aux autres, à Dieu. Etre présent, c’est retrouver ses sources, non comme un passé sans cesse ressassé, mais comme donation actuelle, permanente . Etre dans le réel, c’est coïncider avec la gratuité d’exister. C’est être « original », c’est-à-dire se tenir dans l’origine, dans ce lieu totalement improbable du don de vivre et d’exister. Ce fait de naître est tellement inouï que nous le conjurons à coup de savoir, d’avoir et de pouvoir. Et nous y répondons en nous précipitant pour garder et conserver jalousement ce qui est donné chaque matin. Se tenir dans l’origine, c’est ratifier le don premier d’exister et par là rester ouvert à toutes les aventures. L’esprit créateur surgit toujours dans l’inattendu intolérable à tous les gestionnaires des certitudes et des ordres.

« Le Royaume est parmi vous, le Royaume est au dedans de vous » (1) ne cesse de dire l’Evangile. Tout est à la fois donné, déjà là, mais en attente de notre attention, de notre ferveur. Le Tout autre, celui qu’on nomme Dieu ne se conquiert pas par notre virtuosité intellectuelle ou nos prouesses ascétiques, on ne peut que le recevoir. Face à ce Dieu toujours nouveau, toujours inattendu, notre attente risque de chercher à engranger des certitudes et des réponses. Cette paresse spirituelle méconnaît que toute attente est active et passe par l’action concrète pour renouveler sans cesse notre présence aux autres et au monde.

Nous sommes invités chaque année à revivre à Noël l’accueil de la rupture provoquée par un événement aussi radical qu’une naissance. Une brèche est ouverte par l’irruption du Verbe fait chair dans l’histoire des hommes. La fête qui, selon la liturgie du jour de Noël, annonce : « Aujourd’hui la lumière a brillé sur la terre. Peuples de l’univers, entrez dans la clarté de Dieu » (2) est tellement dérangeante, que nous avons décidé d’en faire un gentil décor pour la célébration de la consommation posée comme pratique « religieuse » indispensable à un monde géré par l’idole économiste. L’événement de Noël, celui où la Parole se fait chair, inocule un virus radical et définitif dans les logiciels qui prétendent régir l’existence humaine. L’enfance des commencements devient le lieu fondamental de l’humain. C’est la source où chacun, quel que soit son malheur, peut retrouver une dignité et une espérance.

Notre monde apparaît comme une machine centrifuge qui rejette dans l’exclusion des êtres humains de plus en plus nombreux au nom de ses logiques financières. Le bilan mondial que vient depublier par le World Inequality Lab de Thomas Pikettymontre que la fortune des ultra riches et les inégalités ont explosé posant dans le monde entier de graves défis démocratiques.« La concentration du pouvoir financier amplifie les voix de l’élite, réduit l’espace pour les politiques équitables et marginalise un peu plus la majorité de la population qui travaille. » (3). Noël nous invite à inverser ce rapport. Ce n’est plus ce système, idole construite de main d’homme et se présentant comme un destin, qui juge l’exclu. C’est le pauvre qui interroge les puissants, c’est l’étranger qui réveille les sédentaires. Non pas pour les condamner, mais pour leurrévéler que le monde et l’histoire sont plus vastes que le périmètre de leur confort. Voilà pourquoi, depuis Noël, ce sont les plus faibles, les plus exclus, qui ouvrent la voie vers l’avenir. Non pas au nom de je ne sais quel humanitarisme larmoyant, mais parce que ceux qui possèdent le moins nous invitent à nous tenir dans les commencements de l’humain. C’est le sens du premier message des Apôtres : « la pierre qu’ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d’angle » (4). C’est à des temps de renaissance que nous convie la fête de Noël. Non dans des lendemains enchantés, mais dans l’aujourd’hui. Désormais, « le Verbe en venant dans le monde illumine tout homme » (5), et aucun pouvoir ne peut plus masquer cette lumière. Elle nous invite à nous engager dans la fraternité humaine qui désormais peut seule donner sens à l’histoire.

Evangile de Jean 1,8

Evangile de Luc : 17, 21

Liturgie de la messe du jour de Noël

« 1%du produit intérieur brut mondial part chaque année des pays pauvres pour aller vers les 20% des pays les plus riches de la planète. C’est approximativement trois fois plus que l’aide a développement qui va dans la direction opposée » in Le sidérant niveau des inégalités dans le monde in journal Le Monde du 10 décembre 2025 p. 14 et 15

Actes desApôtres : 4, 11

« La politique et la conscience » 

Chronique de Bernard Ginisty du 3 décembre 2025

           Une phrase prononcée mardi 18 novembre dernier par le chef d’état-major des armées au congrès des maires provoque une tempête dans la classe politique. Pour le général Fabien Mandon, le plus haut gradé français, face à la menace de plus en plus évidente de la Russie, le pays doit « accepter de perdre ses enfants»: « il est nécessaire que le pays restaure sa force d’’âme pour accepter de nous faire mal pour protéger ce que l’on est » et soit prêt à « accepter de perdre ses enfants, de souffrir économiquement, si on n’est pas prêt à ça, alors on est en risque. Il faut en parler dans vos communes ».

          Depuis des lustres, les guerres sont pour nous des actualités télévisées et nous pensions que cela ne nous concernait pas. La première alerte mettant en cause cet aveuglement eut lieu entre1979 et 1983 avec ce que l’on appelé « la crise des missiles ». Suite à l’installation de fusées soviétiques en Allemagne de l’Est, les Etats-Unis d’Amérique répliquèrent en installantd’autres fusées en Allemagne de l’Ouest. De nombreuses manifestations pacifistes eurent lieu en Europe à partir du slogan « plutôt rouge que mort ».

          Vaclav Havel, alors dissident régulièrement emprisonné par le régime communiste de son pays, s’insurge sur ce que signifie ce slogan. Pour lui, comme il l’explique dans un texte intitulé « la politique et la conscience » prononcé à Toulouse en son absence pour la remise du doctorat honoris causa,“Un tel slogan est un signal sur le sens duquel il n’y a pas à se tromper. Il signifie que celui qui l’adopte a renoncé à son humanité comme capacité de répondre personnellement de quelque chose qui le dépasse, et donc, en cas extrême, de sacrifier même sa vie au sens de la vie. Patocka disait qu’une vie qui n’est pas disposée à se sacrifier elle-même, à son sens, ne vaut pas d’être vécue. (…) En d’autres termes, le slogan “plutôt rouge que mort” ne m’agace pas comme une expression d’une capitulation face à l’Union Soviétique. Il m’effraie comme expression du renoncement de l’homme occidental au sens de la vie, expression de son adhésion au pouvoir impersonnel en tant que tel. En réalité ce slogan proclame : rien ne vaut qu’on lui sacrifie la vie. Mais sans l’horizondu sacrifice suprême, tout sacrifice perd son sens. Autrement dit : rien ne vaut rien. Rien n’a de sens. C’est une philosophie de la négation totale de l’humanité. (…) Je ne peux m’empêcher de penser que le péril qui menace la culture occidentale vient moins des missiles SS20 que de la culture occidentale elle-même. ” (1). 

          Le philosophe Jan Patocka était un des porte paroles du Comité international de soutien des « principes des la Charte 77 », animé par Vaclav Havel, qui regroupaient les dissidents en Tchécoslovaquie suite à la «normalisation » opérée par le régime de Moscou. Dans un texte diffusé par le Comité international pour le soutien des principes de la Charte 77 il écrivait ceci : « Aucune société, aussi bien équipée soit-elle du point de vue technique, ne saurait fonctionner sans assise morale, sans une conviction qui ne résulte pas de l’opportunité, des circonstances et des avantages attendus. La morale, pourtant, n’est pas là pour faire fonctionner la société, mais tout simplement pour que l’homme soit l’homme. Ce n’est pas l’homme qui la définit selon l’arbitraire de ses besoins, de ses souhaits, tendances et désirs. C’est au contraire la morale qui définit l’homme… La notion d’un pacte international pour les droits de l’homme ne signifie rien d’autre que ceci: les Etats et la société tout entière se placent sous la souveraineté du sentiment moral. Ils reconnaissent que quelque chose d’inconditionnel les domine, les dépasse »(2).

En mars 1977, Jan Patocka mourut après une crise cardiaque causée par un interrogatoire de police sur ses activités de porte-parole de la Charte 77. Evoquant son compagnon de lutte, Vaclav Havel lui rendit ainsi hommage : « « En parlant de la Charte 77, Jan Patocka employait la notion de « solidarité des ébranlés ». Il pensait à ceux qui osaient résister au pouvoir impersonnel et lui opposer la seule chose dont ils disposaient : leur propre humanité. La perspective d’un avenir meilleur pour le monde ne réside-t-elle pas dans une communauté internationale des ébranlés, une communauté qui, sans tenir compte des frontières nationales, des systèmes politiques et des blocs, demeurant en dehors du grand jeu de la politique traditionnelle, n’aspirant ni aux fonctions ni aux secrétariats, tentera de faire une force politique réelle de la conscience humaine, ce phénomène tant décrié à présent par les technologues du pouvoir ? » (3)

(1) Vaclav HAVEL : La politique et la conscience in Essais politiques, éditions Calmann-Levy, 1989, pages 221-247. Discours de réception du diplôme de docteur honoris causa à l’université de Toulouse Le Mirail le 14 mai 1984, lu en son absence.

(2) Jan PATOCKA (1907-1977) : journal Le Monde du 10 février 1977.

(3) Vaclav HAVEL (1936-2011): La politique et la conscience op.cit..

« L’homme doit demeurer gardien de ce qui ne se calcule pas »

Chronique de Bernard Ginisty du 10 novembre 2025

L’intelligence artificielle (IA) est en train de bousculer nos modes de penser, d’agir, de gouverner, avec une rapidité croissante. S’il est un lieu où cette révolution se vit avec « incandescence », c’est celui des armées. On ne s’étonnera pas que le diocèse aux armées françaises se soit emparé de cette question. Sa « Lettre aux amis » de la Toussaint 2025 me paraît avoir su, en quatre pages, nous introduire à une réflexion de fond sur cette question. Elle s’intitule « L ‘intelligence artificielle ne connait ni la vie, ni la mort, ni l’amour, pas plus que le vrai, le bien, le beau » (1).

L’armée est un lieu qui vit des questions cruciales de notre société : « Les équipements militaires ont subi de profondes mutations, Robots, drones, torpilles et autres armes transformables en systèmes autonomes, régis par les algorithmes d’IA inaugurent une troisième révolution majeure comparable à celle de la poudre à canon et de la bombe atomique (…) Elle bouleverse déjà le champ de bataille. Ainsi du front de l’Est où l’usage combiné des drones et de l’IA transforme radicalement le traitement de l’information. La capacité de calcul y dépasse largement le cadre technique pour devenir un critère capital de puissance. L’IA en reconfigurant les hiérarchies entre Etats, entreprises et blocs géopolitiques redéfinit la souveraineté d’acteurs hybrides où intérêts publics et privés se confondent ».

Le document de l’aumônerie aux armées s’attache à analyser cinq « articulations » remise en cause par l’IA : celle de la vie et de la mort, celle de la confiance et de l’humilité, celle du choix et de la décision, celle de l’individu et de la personne, celle enfin « la plus fondamentale » de l’amour et du don. Sa conclusion, est que l’IA est «une puissance sans âme » :

« Elle voit tout ce qui peut être compté, mais elle ne perçoit rien de ce qui doit être compris. Elle collecte, trie et anticipe avec une rapidité qui dépasse toute vigilance humaine. Mais elle ne connaît ni la justice, ni l’amitié, ni l’honneur : elle ignore ces mots, parce qu’aucun algorithme ne peut en saisir le poids. On la dit artificielle, parce qu’elle manipule que des données. Pourtant la puissance qu’elle met entre nos mains, elle, n’a rien d’artificiel. Elle est bien réelle – et c’est justement pourquoi l’homme doit demeurer le gardien de ce qui ne se calcule pas (…) Voici la question centrale : alors que la personne humaine est faite pour aimer et être aimée, l’IA y est diamétralement, étrangère. L’amour est déconcertant, or l’IA ne peut être déconcertée. L’amour est un don de pure gratuité, hors de tout calcul ». 

Une fois encore, l’homme est en face du risque de se suicider par les outils qu’il a su inventer. Il a de plus en plus entre les mains des potentiels qui touchent à la vie et à la mort des sociétés. Il est urgent de changer notre regard sur le monde comme nous y invite ce grand poète que fut Christian Bobin. Dans une époque inondée d’informations et de calculs, il voit dans la poésie une voie du salut : « Les chiffres grignotent les poutres du monde. Ils avancent, ils avancent. Un jour, il ne restera plus que la poésie pour nous sauver. Je ne parle pas ici d’un genre littéraire, ni d’un bricolage sentimental. Je parle de la déflagration d’une parole incarnée. Seuls rendent habitable le monde les bégaiements d’une parole qui ne doit rien à la perfection d’un savoir-faire. Un jour, nous lèverons la tête vers le ciel et nous ne verrons plus qu’un panneau d’affichage avec les prix d’entrée pour le paradis. (…) Le monde moderne n’est qu’une tentative de moucher la chandelle de l’âme afin que brille dans le noir la seule brillance hypnotisante des chiffres» (2).Bien loin de fuir la quotidienneté du monde pour des envolées lyriques, il convoque le « génie » poétique qu’il définit ainsi : « Le génie c’est de rejoindre le proche comme s’il était au bout du monde. Le génie, c’est de saluer ces compagnons franciscains que peuvent être un verre d’eau, une bête des champs à demi sauvage, famélique … La grâce de l’écriture, le génie de l’écriture – qui ne dépend pas hélas de l’écrivain, qui vient ou qui ne vient pas, et qui va s’enfuir plus souvent qu’elle ne viendra – c’est toujours la même chose : rendre le présent comme il est, c’est-à-dire absolu, pénétré d’absolu. Faire du simple la seule image non hypnotisante de Dieu » (3).

Christian BOBIN : Ce n’est pas la gamine qui va gagner. Christian Bobin et la libraire , in Cahiers de l’Herne, op.cit. page 71

www.dioceseauxarmées.fr

Christian BOBIN (1951-2022) : Zhu Xiao-Mei in Cahiers de l’Herne : Christian Bobin, n°126, éditions de l’Herne 2019, page 184

poème de Nathalie CALME Le 27 octobre 2025

« Une odeur qui vous ramène quelque part

Les feuilles d’eucalyptus brûlent dans la soucoupe et moi j’écris dans mon journal. La

maisonnée dort et j’écris ce que me dicte mon âge. J’aime me rouler dans les mots, les tordre

avec insolence. Le jour, je sillonne les rues de Bordeaux sur mon caddy rouge, cheveux et

robe au vent. Je suis en mission, je guette l’invisible, traque ce qui se dérobe à la vue, mais

palpite pourtant sous la peau du monde. Il y a deux routes, me semble-t-il, celle où on avance

cahin-caha, famille et autorités en contre-point, avec ses aléas, ses tuiles, ses achoppements,

et une autre, intime, secrète, mystique parfois, où l’on peut se réfugier ; là, on s’y émerveille,

subjuguée par le surgissement de la lumière.

Je presse la vie comme on presse une orange, pour en extraire le jus, le boire puis manger la

pulpe à pleine bouche, qu’importe si je tache ma robe, qu’importe si je fais un pas de côté qui

dérange. Les mots des poètes me servent de couche, je m’enroule dans leurs amours et leurs

mélancolies. La gravité, je l’aime. Je m’y accroche comme à un horizon. Dans leurs vers, je

devine des promesses. Elles m’empoignent le cœur. La gravité, ça vous leste à une noblesse

d’âme. On prend alors la vie au sérieux. On implore d’être capable de l’honorer à sa juste

floraison. Et on prie pour ne pas oublier que l’on a vu cette merveille, un jour. On fait un

nœud à son mouchoir. Au cas où. Et quand le vent se lève, quand viennent les gros grains, on

se souvient…

Bonjour,

En ces temps de morosité et de gamineries politiciennes, je ne résiste pas au plaisir de vous transmettre très beau texte d’humour, d’amour et d’espérance.

Chantons dans la rue … par Monika Wonneberger-Sander (1)

A écouter les rumeurs qui montent du brouhaha du monde, nous aurions besoin de plus d’attention, d’écoute, de fraternité – on peut même suivre des cours d’empathie…

Un matin, je croise sur le trottoir une jeune fille venue d’un autre continent – elle chantonne doucement. Est-elle seulement consciente que notre pays va mal, que les guerres en cours rendent l’avenir incertain, que le réchauffement climatique nous tuera sans doute ?Certainement. Difficile de passer à côté. De manière inattendue, elle a éveillé en moi des sentiments enfouis depuis longtemps, le souvenir que chanter rend heureux et crée des liens, elle m’a sortie de mon univers morose – un instant éphémère a pris une place importante dans ma journée.

Est-elle heureuse pour chantonner ainsi ? Peut-être a-t-elle confiance en tout ce qu’il y a d’humain en tout homme comme l’écrit le Jésuite Joseph Moingt (dans » L’homme qui venait de Dieu », p. 51-52) et que l’homme sera capable de surmonter la soif de pouvoir, le désir de destruction, le mépris de l’autre pour accueillir, aider et construire un autre avenir. Être altruiste en somme – est-ce réaliste face à notre environnement trépidant, changeant, souvent violent dont les repères ont en grande partie disparus ? Et si l’altruiste était simplement un égoïste ayant besoin du bien-être d’autrui pour être heureux ?

Je n’ai pas envie de m’attarder sur ces considérations négatives mais de profiter de cet instant heureux, de me rappeler que tout est dans le regard que nous portons sur les autres. Bien sûr, la vie nous force plus ou moins de nous protéger, de cacher notre humanité pour ne pas nous laisser atteindre, pour résister aux pressions. Mais la peur du chemin inconnu peut nous priver de la joie d’une vraie rencontre. Oser une parole ? Cela peut s’avérer dangereux, la parole peut détruire, ridiculiser mais aussi entraîner au loin. C’est le risque évidemment.

Reste la lecture. Dans un petit livre collectif « Nos villes, d’un cœur brûlant », Christian Herwartz sj nous enjoint à quitter nos zones de confort, partir avec des chaussures légères, marcher pacifiquement et aller à la rencontre d’êtres humains respectables et fragiles, les reconnaître comme frères. L’espace urbain, la place du village comme levier pour ouvrir notre espace intérieur, l’élargir, se laisser dépouiller. L’extérieur, la ville, le village comme école de vie, de sagesse et de foi, un lieu de respiration, spirituel en somme. Ceci dit, une chose n’est pas matérielle ou spirituelle en soi, mais le devient selon la relation entretenue avec elle, par le regard porté sur elle.

La rue peut nous inciter à devenir contemplatifs pour y rejoindre l’autre vraiment, pas seulement en esprit, vivre dans l’instant, dans une attention inhabituelle au présent. Vivre la rue comme un livre ouvert à la recherche de liberté et d’unification intérieures, c’est un appel à plus de vie. On constate alors que l’autre, peut-être aussi le Tout Autre, viennent à nous quand ils trouvent chez nous une porte ouverte. Voir et se laisser voir, se rendre attentif au travail de l’Esprit à l’œuvre en tout lieu et en toute personne, s’engager contre les injustices, lutter pour les opprimés, accueillir l’étranger, visiter le malade et le prisonnier.

Vivre la rue comme un lieu de cheminement, de passage comme le sont nos vies. Être pèlerin, entrer dans la liberté de la rencontre, vivre une solidarité prioritaire, attentif à tout ce qui peut advenir : une rencontre, un objet, un phénomène naturel. C’est renoncer à nos représentations intérieures et s’ouvrir au mystère de l’autre, à plus grand que soi – appelez le comme vous voulez, la transcendance, la spiritualité, et cela au quotidien.

Chemin faisant, la vie se révèle avec ses exclusions et ses communautés fraternelles. La rue ressemble au récit d’Emmaüs, ce n’est pas un lieu de prédication mais un lieu de perception et d’expérience où l’on regarde l’autre avec bienveillance. Il faut garder en mémoire cette manière de voir la réalité, la regarder sous un angle neuf sans retomber dans la routine, sans prosélytisme ni curiosité mais avec humilité et ouverture. Donner ainsi une visibilité à la fraternité peut faire émerger une société plus solidaire et plus juste avec l’être humain au centre et donner sens à ce monde que nous habitons, le vivre comme une promesse.

La fraternité peut ainsi consolider le théologico-politique dont les sociétés, même sécularisées, ont besoin, dit Jean-Baptiste de Foucauld. La fraternité, avec sa dimension horizontale et verticale, immanente et transcendante, peut constituer ce liant qui nous manque tant aujourd’hui. Encore faut-il y croire et s’en donner la peine.

Ces quelques notes de musique sans paroles du matin ont réussi à apaiser mes craintes et m’incitent à mieux aimer le monde des vivants. C’était juste un échange de regards, un instant éphémère, joyeux. Il a ravivé ma confiance en la possibilité d’une libre relation à l’autre, quand on est autonome, solidaire et responsable ; attentif aux problèmes affectifs et ceux posés par l’autorité ; capable de maîtriser son agressivité naturelle et d’objectiver, d’être à l’écoute de la parole de l’autre. Être fraternel. La jeune fille ignore-t-elle le mot fraternité ? Je ne lui ai pas demandé, pour moi elle fait confiance à la vie en chantant doucement. Dans la rue. C’est humain. Simple et inspirant. Une spiritualité – une force, quelque chose de plus grand que nous-mêmes – la confiance dans notre capacité à surmonter les problèmes en discernant, à être ouverts à ce qui arrive au milieu du désordre et développer ce que les Facultés Loyola appellent « une éthique de l’identité » sans perdre de vue pour autant nos héritages respectifs. « Aime et fais ce que tu veux » écrit Saint Augustin ; sous cette apparente légèreté, l’exigence, le prix de la liberté qui nous pousse à nous engager, pour apaiser les tensions, faire tomber les cloisons.

Le nouvel humanisme passe aussi par la rue – pourquoi pas en chantonnant ?

(1) Lettre n°213, octobre 2025 de l’Association Démocratie & Spiritualité www.democratieetspiritualité.org.

« Ce qui manque dans ce monde, ce sont les émerveillés » 

Chronique de Bernard Ginisty du 25 octobre 2025.

Eric-Emmanuel Schmitt est aujourd’hui un des auteurs français contemporains les plus lus dans le monde. Dans une série d’entretiens qu’il a publié sous le titre Plus tard, je serai un enfant, il montre comment le cœur de son œuvre est au service de la grâce reçue lors de la Nuit de feu (1) qu’il vécut dans le désert du Hoggar où il s’était égaré : « Une présence m’incendie. Je comprends que tout a un sens. La grâce de cette nuit ne me quitte plus. (…) J’ai décidé de devenir le scribe de cette joie. (…) Platon assurait que la qualité originelle du philosophe consiste à s’étonner. Si je colore son postulat d’affectivité, cela donne ma position d’écrivain : l’émerveillement. Mes personnages vivent chaque jour comme si c’était le premier. Ils disent bonjour au monde, pas adieu » (2).

«A 28 ans, la foi me restituera l’esprit d’enfance; aujourd’hui, le croyant que je suis devenu ne se juge pas très différent du garçon incroyant et néanmoins confiant que j’étais. La foi ne m’apprend rien – elle ne dispense pas de savoir supplémentaire au sens où la science en fournit – elle rénove le rapport à l’inconnu. Je fais crédit à ce qui m’échappe. Croire m’a rendu l’émerveillement et la déférence des premiers temps face au mystère » (3). Cette attitude le met en porte-à-faux avec une époque où le désenchantement a pignon sur rue et qui « assimile l’optimiste à l’idiot du village ». Ainsi , écrit-il, « L’enfant faillit mourir plusieurs fois en moi : l’enfant créatif fut enseveli sous des enseignements ; l’enfant philosophe, qui s’étonne, qui s’interroge, qui réfléchit, se persuada à vingt ans de détenir la science et se dispensa de chercher encore ; l’enfant joueur risque d’être broyé par l’esprit de sérieux » (4)C’est à l’art de vivre de commencements en commencements qu’il nous invite : « Je refuse la fatigue de vivre. Je proscris le sentiment de déjà-vu ou de déjà-entendu. Je casse toute habitude. J’entends cultiver la fraîcheur, la saveur de la première fois, la naïveté éternelle. L’art m’y aide. Quand j’admire un tableau ou que j’écoute une musique, je deviens vierge, neuf, j’assiste à une épiphanie. L’aube scintille » (5).

Interrogé sur son métier d’écrivain, il répond ceci : « Un talent demeure vain s’il ne s’enrôle qu’au service de lui-même. Je dois vivre et écrire à partir de mon âme qui a vu. A l’heure actuelle, alors qu’on tue en se réclamant de Dieu, j’agis pour respecter en l’autre le même que moi. Les amis de Dieu restent ceux qui le cherchent, pas les usurpateurs qui jacassent en son nom en prétendant l’avoir trouvé (…) Dieu ne se prouve pas par la raison et aucune religion n’est vraie ou fausse. Tolérer la croyance d’autrui découle de l’acceptation de notre ignorance commune (…) Pour ma part, j’ai conscience que je ne sais rien mais j’habite l’inconnaissance sous la lumière de Dieu et de la révélation chrétienne ». Pour lui, « dans ce monde, ce ne sont pas les occasions de s’émerveiller qui manquent, mais les émerveillés » (6).

D’autres écrivains ont témoigné de leur cheminement vers l’admiration. Dans un ouvrage publié suite à son best-seller Dieu existe, je l’ai rencontré où il raconte sa conversionl’écrivain et journaliste André Frossard écrivait ceci : « Il y a peu de probabilité que l’on trouve Dieu si l’on a pas gardé, sauvé ou recouvré cette faculté d’admirer qui fait briller le regard de l’enfance et qu’émoussent, avec l’âge, l’habitude, et certaine forme d’éducation bien française où la crainte maladive d’être dupe conduit à nier par principe et à s’aveugler par précaution. Le poète est celui qui voit sans regarder, disait Paul Claudel. L’éducation française fait des poètes qui regardent sans voir, et qui s’en veulent toute leur vie de n’avoir pas dit avant Paul Valéry : « Le Parthénon, c’est d’abord un tas de pierres », beau sujet de dissertation pour un concours de grutiers. On ne trouvera pas Dieu, si l’on rejette d’emblée l’hypothèse d’une beauté surpassant le prévisible » (7).

C’est cette « beauté surpassant le prévisible » qui conduit Albert Camus, contemplant la splendeur du site algérien de Tipasa qui avait enchanté sa jeunesse méditerranéenne, à écrire ces lignes au retour d’une Europe qui sort à peine des horreurs de la guerre et des camps de la mort : « « À midi sur les pentes à demi sableuses et couvertes d’héliotropes comme d’une écume qu’auraient laissée en se retirant les vagues furieuses des derniers jours, je regardais la mer qui, à cette heure, se soulevait à peine d’un mouvement épuisé et je rassasiais les deux soifs qu’on ne peut tromper longtemps sans que l’être se dessèche, je veux dire aimer et admirer. Car il y a seulement de la malchance à n’être pas aimé : il y a du malheur à ne point aimer. Nous tous, aujourd’hui, mourons de ce malheur. C’est que le sang, les haines décharnent le cœur lui-même ; la longue revendication de la justice épuise l’amour qui pourtant lui a donné naissance. Dans la clameur où nous vivons, l’amour est impossible et la justice ne suffit pas. C’est pourquoi l’Europe hait le jour et ne sait qu’opposer l’injustice à elle-même. Mais pour empêcher que la justice se racornisse, beau fruit orange qui ne contient qu’une pulpe amère et sèche, je redécouvrais à Tipasa qu’il fallait garder intactes en soi une fraîcheur, une source de joie, aimer le jour qui échappe à l’injustice, et retourner au combat avec cette lumière conquise. J’avais toujours su que les ruines de Tipasa étaient plus jeunes que nos chantiers ou nos décombres. (…) Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible» (8).

Analysant les impasses dans lesquelles se fourvoient parfois les « chercheurs de Dieu », le philosophe Maurice Blondel s’exprime ainsi : « Au moment où l’on semble toucher Dieu par un trait de pensée, il échappe, si on ne le garde, si on ne le recherche par l’action. Partout où l’on reste, il n’est pas ; partout où l’on marche, il est. C’est une nécessite de passer toujours outre, parce que toujours il est au-delà. Sitôt qu’on ne s’en étonne plus comme d’une inexprimable nouveauté et qu’on le regarde du dehors comme une matière de connaissance ou une simple occasion d’étude spéculative sans jeunesse de cœur ni inquiétude d’amour, c’en est fait, l’on n’a plus dans les mains que fantôme et idole. Tout ce qu’on a vu et senti de lui n’est qu’un moyen d’aller plus avant ; c’est une route, l’on ne s’y arrête donc pas, sinon ce n’est plus une route. Penser à Dieu est une action » (9).

(1) Eric-Emmanuel SCHMITT : La nuit de feu, éditions Albin-Michel 2015.

(2) Eric-Emmanuel SCHMITT : Plus tard, je serai un enfant,éditions Bayard, 2017, page 96.

(3) Id. pages 105-106.

(4) Id. page 12

(5) Id. page 137

(6) Id. pages 118-12O

(7) André FROSSARD (1915-1995) : Il y a un autre monde, éditions Le Passeur,

2024, pages 113-114

(8) Albert CAMUS (1913-1960) : Retour à Tipasa, in Essais, Bibliothèque de la Pléiade,éditions Gallimard Paris 1965 p.873-875.

(9) Maurice BLONDEL (1861-1949) : L’Action (1893) Presses Universitaires de France, 1950, page 352

 « Pour échapper au pire, il faut une révolution des têtes et des coeurs » (Vaclav Havel)

Chronique de Bernard Ginisty du 18 octobre 2025

Face à la mauvaise pièce de boulevard qui se joue au Parlement et à la progression des délires nationalistes de plus en plus agressifs dans le monde, tous les sondages témoignent d’un scepticisme croissant des Français pour l’engagement politique. Vaclav Havel, président de la république tchèque, qui fut, à mes yeux, un des grands hommes politiques du XXe siècle, a vécu,dans un autre contexte, ce marasme. Il l’a d’abord traité en homme de théâtre en mettant en scène le spectacle du régime communiste agonisant de son pays. Il a découvert peu à peu les limites de cette posture : « Le style de l’observateur amusé, non concerné, se révélait brusquement inadéquat, périmé, voire proche d’une dérobade. (…) Passé le temps des jongleries verbales, ce qui était en jeu, c’était l’existence des hommes. Plutôt que de railler, tout à coup montait une envie de crier ». Il va alors s’engager dans des mouvements dissidents, connaître quelques années de prison et, suite à la « révolution de velours » qui vit s’effondrer le régime communiste, accéder à la présidence de son pays. Il a beaucoup écrit sur sa façon d’exercer les responsabilités politiques. Dans la morosité actuelle, je pense très utile de le lire. Dans sondiscours de réception comme membre associé étranger à l’Académie des sciences morales et politiques à l’Institut de France , le 27 octobre 1992, il se livre à la fois la critique du régime qu’il a combattu et, ce qui est plus rare, à l’auto-critique sans concession de ses premières années de pouvoir.

« Je viens parmi vous d’un pays qui, pendant de longues années, a vécu dans l’attente de sa liberté. Qu’il me soit permis de saisir cette occasion pour présenter une brève réflexion sur le phénomène de l’attente. Il y a plusieurs manières d’attendre. En attendant Godot (1), en tant qu’incarnation de la rédemption ou du salut universels, se situe à une extrémité de la large palette qui recouvre les différentes formes d’attente. L’attente de beaucoup d’entre nous qui vivions dans l’espace communiste était souvent, voire de façon permanente, proche de cette position limite. Encerclés, enserrés, colonisés de l’intérieur par le système totalitaire, les individus perdirent tout espoir de trouver une issue, la volonté d’agir et même le sentiment de pouvoir agir. Bref, ils perdirent l’espoir. C’est pourquoi ils attendaient Godot. Faute de porter l’espérance en leur sein, ils l’attendaient de la part d’un vague salut venant de l’extérieur. Mais Godot ne vient jamais.A l’autre bout de la palette, une autre sorte d’attente : l’attente en tant que patience. Une attente animée par la croyance que résister en disant la vérité est une question de principe, sans calculer si demain ou jamais, cet engagement donnera ses fruits. Redire la vérité a un sens en soi, ne serait-ce que celui d’une brèche dans le règne du mensonge généralisé .

Bien qu’exercé à cette patiente faculté d’attendre qui était celle des dissidents, j’avais du mal à me résigner à l’idée que la politique était un processus sans fin, comme l’Histoire, processus qui ne nous permet jamais de dire : quelque chose est fini, achevé, terminé.Je succombai à cette forme d’impatience, ô combien destructrice, de la civilisation technocratique moderne, imbue de sa rationalité, persuadée à tort que le monde n’est qu’une grille de mots croisés, où il n’y aurait qu’une seule solution correcte — soi-disant objective — au problème ; une solution dont je suis seul à décider de l’échéance.Bref, je pensais que le temps m’appartenait. C’était une grande erreur. Le Monde et l’Être n’obéissent pas aveuglément aux injonctions d’un technocrate ou d’un technicien de la politique, ils ont leurs surprises et leurs secrets qui prennent au dépourvu la raison moderne — qui est dans le fond rationaliste — ils suivent également une trajectoire tortueuse et souterraine qui leur est propre. Vouloir supprimer cette « tortuosité » impénétrable par un barrage infernal comporte beaucoup de risques, depuis la perte de la nappe phréatique jusqu’aux changements tragiques de la biosphère. 

Oui, moi-même, critique sarcastique de tous les exégètes orgueilleux de ce monde qui est le nôtre, j’ai dû me souvenir qu’il ne fallait pas seulement expliquer le monde, mais aussi le comprendre. Il faut tendre l’oreille et être à l’écoute de la « polyphonie » de ses messages souvent contradictoires. J’avais voulu faire avancer l’histoire de la même manière qu’un enfant tire sur une plante pour la faire pousser plus vite. Je crois qu’il faut apprendre à attendre comme on apprend à créer.Patiemment, tous les jours. Avec compréhension, avec humilité, certes, mais aussi avec amour (…) Il suffit de comprendre que notre attente n’est pas dénuée de sensparce que générée par l’espoir et non par le désespoir, par la foi et non par la désespérance, par l’humilité devant le temps de ce monde et non par la crainte, et sa sérénité n’est pas accompagnée de l’ennui mais de la tension. Une telle attente est plus qu’une simple attente. C’est la vie, la vie en tant que participation joyeuse au miracle de l’Etre » (2) .

Si Vaclav Havel s’est battu pour sortir son pays du totalitarisme communiste, il reste lucide sur les démocraties occidentales : « J’ai derrière moi nombre de débats politiques et, quoique je doive déjà être habitué à tout en la matière, je suis chaque fois aussi consterné de constater à quel point tant d’Occidentaux sont victimes de l’idéologie et comme ils le sont plus profondément que nous qui vivons dans un système idéologisé de part en part ! Quelles réflexions interminables pour savoir à qui telle opinion profite ou nuit, quelle tendance politique elle renforce ou affaiblit, quelle pensée peut ou ne peut pas être exploitée ! Quelle analyse éternelle et épuisante que de savoir si telle ou telle attitude, personne ou opinion, est de gauche ou de droite, à gauche ou à droite du centre, à droite de la gauche ou à gauche de la droite ! Comme si, plus que du contenu de l’opinion, il s’agissait de choisir le tiroir dans lequel elle doit être rangée » (3)

Dans un ouvrage rédigé après qu’il ait quitté le pouvoir, il revient sur ce qu’il appelle la post-démocratie : « La post-démocratie dont j’ai parlé n’était rien d’autre qu’une démocratie qui en revient à son contenu humain, qui n’est pas uniquement formelle, institutionnelle, un mécanisme élégant servant à légitimer le pouvoir des mêmes hommes mais donnant l’impression que les citoyens ont la liberté du choix. J’expliquais, avec une certaine naïveté peut-être, ce à quoi je crois toujours, avec de plus en plus de conviction : à savoir que, pour échapper au pire, il faut une « révolution des têtes et des cœurs ». Il faut mettre l’accent sur la recherche d’alternatives aux partis politiques usés et technocratiques, ou du moins lancer un appel à leur renouvellement (…) Il faut développer la société civile ouverte et reconstruire des associations en tant qu’instruments de la solidarité entre les hommes ; il faut des projets à long terme, sans perdre de vue la dimensionspirituelle et morale de la politique » (4).

Inviter à lire Havel ne consiste pas à le transformer en un mythe dont lui-même, homme de théâtre, n’aurait pas manqué de sourire. Dans son pays, il n’a pas été un leader charismatique qui fascinerait les foules. L’essentiel de sa pensée consiste à ne cesser d’appeler, dans le champ politique, à la responsabilité et au ressourcement spirituel. Dans une période où tant de professionnels de la politique capitulent devant le pouvoir mondial de l’argent et des media, c’est une chance, en Europe, d’avoir eu un chef d’Etat qui définisse ainsi la politique : « La politique doit être une éthique mise en pratique. Et comment les hommes politiques serviraient-ils mieux aujourd’hui la collectivité et rendraient-ils à l’éthique sa part qu’en assumant dans la civilisation globale, qui est aussi en danger, leur responsabilité pour la survie même de la race humaine ? Je ne crois pas que le politicien qui s’engage dans cette voie périlleuse hypothèque sa propre carrière politique. Il s’agit là d’une erreur qui consiste à prendre le citoyen pour un imbécile et s’imaginer que, pour réussir, il faut s’adapter à son imbécillité. Il n’en est pas ainsi. En chaque personne une conscience sommeille, et sommeille une part de divin. Et c’est sur cette part qu’il faut parier » (5).

  1. En attendant Godot, pièce écrite en 1948 par Samuel BECKETT (1906-1989), « étiquetée » comme représentative du théâtre de l’Absurde.Aux yeux de Jean-Pierre Vincent qui l’a mise en scène en 2015, Godot est tout sauf du théâtre absurde : « C’est une arme fragile de résistance », mieux, une pièce visionnaire sur l’état du monde dans lequel nous vivons aujourd’hui ». 
  2. Vaclav HAVEL (1936-2011) : Pour une politique post-moderne, éditions de l’Aube, 1999.pages 5-12
  3. Vaclav HAVEL : Essais politiques, éditions Calmann-Lévy 1989, page 205
  4. Vaclav HAVEL : A vrai dire. Livre de l’après-pouvoir, éditions de l’Aube, 2007, pages 409-
  5.   5. Vaclav HAVEL:Notre responsabilité à l’égard du monde, discours de réception du   doctorat d’honneur à l’université de Harvard le 8 juin1995. In Il est permis d’espérer, éditions Calmann-Lévy 1997, pages 136-137410

 

L’heure de l’Europe : « au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues » (Paul Ricoeur)

Chronique de Bernard Ginisty du 12 octobre 2025

Dans un temps où des empires bousculent tout ce qui a été construit au plan du droit international, l’Europe paraît quelque peu ridicule avec ses 27 pays ayant tous un droit de veto et naît alors la tentation de se vendre au plus offrant ou de se soumettre au plus brutal.

Il est urgent pour l’Europe de se ressaisir. Parmi les nombreux ouvrages de réflexion sur l’identité européenne, celui d’Olivier Abel intitulé Le Vertige de l’Europe (1) me paraît l’un de ceux qui analyse le mieux le sens de la création européenne. L’auteur reprend un écrit du philosophe Paul Ricoeur intitulé « Civilisation universelle et cultures nationales ». Pour lui,l’effort pour s’ouvrir aux autres cultures tant dans le cadre européen que dans celui plus vaste de la mondialisation risque de conduire à un scepticisme planétaire. Il ne resterait alors que le « nihilisme absolu »des rapports de force :

« Au moment où nous découvrons qu’il y a des cultures et non pas une culture, au moment par conséquent où nous faisons l’aveu de la fin d’une sorte de monopole culturel, illusoire ou réel, nous sommes menacés de destruction par notre propre découverte ; il devient soudain possible qu’il n’y ait plus que des autres, que nous soyons nous-mêmes un autre parmi les autres ; toute signification ayant disparu, il devient possible de se promener parmi les civilisations comme à travers les vestiges et les ruines ; l’humanité entière devient une sorte de musée imaginaire : où irons-nous ce week-end ? Nous pouvons très bien nous représenter un temps qui est proche où n’importe quel humain moyennement fortuné pourra se dépayser indéfiniment et goûter sa propre mort sous les espèces d’un interminable voyage sans but (…) ce serait le scepticisme planétaire, le nihilisme absolu, dans le triomphe du bien-être. Il faut avouer que ce péril est au moins égal et peut-être plus probable que celui de la destruction atomique » (2).

Pour Olivier Abel, l’Europe s’est construite pour échapper, entre autres, à la répétition des massacres suicidaires des guerres de religion, des deux guerres mondiales du XXe siècle et des totalitarismes nazis et communistes. « J’ai intitulé ce livre Le Vertige de l’Europe parce que j’ai le sentiment que l’Europe s’est reconstruite sur ce vide, une sorte d’évidement de son noyau culturel. (…) Comme disait Paul Ricœur, pour rencontrer un autre que soi, il faut avoir un soi. Notre impuissance à avoir confiance en ce que nous sommes nous interdit de rencontrer les autres et nous entraîne dans une dérive sécuritaire » . La mission fondamentale de l’Europe, c’est d’apprendre à sortir du choc dogmatique des civilisations sans sombrer dans un relativisme indifférent. Reprenant le propos de Ricœur selon lequel « nous sommes dans le tunnel, au crépuscule du dogmatisme, au seuil des vrais dialogues », Olivier Abel écrit : « c’est bien ici la tâche de l’Europe aujourd’hui, modestement, sur son chemin à elle, parmi d’autres cheminements » (3).

Bien loin des simplismes ou de ce qu’il appelle « je ne sais quel syncrétisme vague et inconsistant », le philosophe Paul Ricœur nous montre le chemin : « Je voudrais faire une proposition, à laquelle je tiens beaucoup : la démocratie ne pourrait-elle, aujourd’hui, puiser dans les ressources des communautés religieuses ? En France, les guerres de Religion sont terminées. Le conflit entre laïques et croyants également. Hommes religieux, agnostiques, athées, nous pourrions être, tous ensemble, les cofondateurs de la démocratie moderne qui appelle, pour être forte et vivante, une symbolique partagée. Cela ne peut se faire que dans une société du type “consensuel-dissensuel”. Je m’explique : le consensus sur la règle du jeu de la démocratie est soutenu – presque paradoxalement – par un dissensus permanent entre les différents systèmes de croyance. Nous sommes, en quelque sorte, des survivants des guerres de Religion. Ce qui fut la guerre est devenu la confrontation. De la qualité de la discussion dans la société civile dépendra cette nouvelle contribution du religieux au politique » (4)

Ce propos rejoint celui du Président tchèque Vaclav Havel devant le Sénat de la République Française qui le recevait :« La vocation de l’Europe dans le contexte de la civilisation actuelle – et ainsi, l’idée fondamentale d’unification – ne doit pas résider, comme nous le voyons actuellement, dans quelque chose de nouveau, d’inédit. Elle peut être tirée simplement d’une nouvelle lecture de livres européens très anciens, d’une nouvelle interprétation de leur signification. Il y a quatre ans mourut un Juif lituanien, qui avait fait ses études en Allemagne pour devenir un célèbre philosophe français. Il s’appelait Emmanuel Levinas. Selon son enseignement, conforme à l’esprit des plus anciennes traditions européennes, en l’occurrence sans doute juive, c’est au moment où nous regardons le visage de l’autre que naît le sentiment de responsabilité de ce monde. J’estime que c’est justement cette tradition spirituelle que l’Europe devrait se rappeler aujourd’hui. Elle découvrira l’existence de l’autre – tant dans l’espace qui l’entoure qu’aux quatre coins du monde ; et la responsabilité fondamentale qu’elle entend assumer ne prendra plus le visage présomptueux d’un conquérant, mais celui, humble, de qui prend la croix du monde sur son dos » (5).

On ne saurait mieux dire que l’avenir de l’Europe passe par l’évolution de la conscience des Européens. Certes, les débats d’experts, qui occupent l’essentiel des médias, sont importants. Mais ils resteraient dérisoires si chaque citoyen ne se sentait pas personnellement concerné dans la mise en question de son confort intellectuel et institutionnel. Voilà de quoi nourrir le renouveau d’un engagement européen.

Vaclav HAVEL (1936-2011) : Discours lors de la réception solennelle de M. Vaclav Havel, Président de la République tchèque, au Sénat de la République Française, le 3 mars 1999

Olivier ABEL : Le Vertige de l’Europe, Éditions Labor et Fides, 2019. Olivier Abel est professeur de philosophie et d’éthique à la Faculté de théologie protestante de Montpellier

Paul RICOEUR (1913-2005) : Civilisation universelle et cultures nationales in Histoire et Vérité, éditions du Seuil 1964. Cité pages 173-174

Olivier ABEL : L’Europe en mal d’identités. Grand entretien dans l’hebdomadaire Réforme du 15 avril 2019, pages 2 et 3.

Paul RICOEUR (1913-2005) : Il y a de la vérité ailleurs que chez soi. Entretien avec Frédéric Lenoir publié dans l’hebdomadaire L’Express du 23 juillet 1998.

« Dieu se rencontre sur la route, en marchant. Il est toujours une surprise »

Chronique de Bernard Ginisty du 30 septembre 2025

Au début son pontificat, le pape François définissait ainsi le chemin spirituel :« Dieu, écrit-il, se rencontre dans l’aujourd’hui. (…) Bien sûr, dans ce chercher et trouver Dieu en toutes choses, il reste toujours une zone d’incertitude. Elle doit exister. Si quelqu’un dit qu’il a rencontré Dieu avec une totale certitude et qu’il n’y a aucune marge d’incertitude, c’est que quelque chose ne va pas. C’est pour moi une clé importante. Si quelqu’un a la réponse à toutes les questions, c’est la preuve que Dieu n’est pas avec lui, que c’est un faux prophète qui utilise la religion à son profit. (…) Notre vie ne nous est pas donnée comme un livret d’opéra où tout est écrit ; elle consiste à marcher, cheminer, agir, chercher, voir. (…) Dieu se rencontre sur la route, en marchant. (…) Dieu est toujours une surprise. On ne sait jamais où ni comment on Le trouve, on ne peut pas fixer les temps ou les lieux où on Le rencontrera ». 

Nouveau responsable d’une Eglise catholique qui n’a pas toujours su résister au cours des siècles  au cléricalisme et au fondamentalisme, il exprime sa vision de l’Eglise, celle « d’un hôpital de campagne ». « Je vois avec clarté, écrivait-il, que la chose dont a le plus besoin l’Eglise aujourd’hui, c’est la capacité de soigner les blessures et de réchauffer le cœur des fidèles, la proximité, la convivialité. Je vois l’Eglise comme un hôpital de campagne après une bataille. Il est inutile de demander à un blessé grave s’il a du cholestérol ! Nous devons soigner ses blessures (…) L’Église s’est parfois laissé enfermer dans les petites choses, les petits préceptes. Le plus important est la première annonce : Jésus-Christ t’a sauvé. Et il poursuit : Si le Chrétien est légaliste ou cherche la restauration, s’il veut que tout soit clair et sûr, alors, il ne trouvera rien». (1)

Nos sociétés sont en deuil des certitudes que les grands prêtres des  idéologies communistes ou capitalistes ont distillés tout au long du 20e siècle. Ils tentent aujourd’hui d’embrigader les religions pour tenter de « sacraliser » leurs projets nationalistes et impérialistes. Et il faut bien constater que ces nouvelles alliances entre « Dieu et César » trouvent des échos chez certaines hiérarchies des Eglises nationales ou « évangéliques ».   

Face à ces dérives, ce propos du théologien jésuite Joseph Moingt est d’une grande actualité : « Je vois l’avenir de l’Eglise dans de petites communautés, où il y aurait des chrétiens et des non-chrétiens, qui ensemble réfléchiraient à leurs problèmes en lisant l’Evangile et apprendraient ou réapprendraient ainsi un vivre ensemble auprès de Jésus, ce qui serait déjà une vie en Eglise.  Je pense que l’Eglise repartira comme cela, et en s’ouvrant sur la société au lieu de se refermer sur elle-même (…). On n’est plus dans la situation où les fidèles ne pouvaient entendre l’Evangile que dans l’acte hiérarchique du clerc qui leur en faisait la lecture et leur dictait ce qu’ils devaient comprendre. Ils sont en voie de prendre leur responsabilité de leur être chrétien, de se définir par rapport à l’Evangile et de prendre aussi la responsabilité de leur être en Eglise » (2). 

Joseph MOINGT (1915-2020) Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, éditions Temps Présent, 2010, pages 95 et 184.

Pape FRANCOIS (1936-2025): Extraits de l’entretien accordé  aux revues intellectuelles jésuites européennes et américaines publiés dans le journal La Croix du 20 septembre 2013, pages 2 à 5.

En chemin avec Maurice Bellet

Chronique de Bernard Ginisty du 20 septembre 2025

Dans la grande crise que traverse notre monde, rares sont ceux qui nous aident à en comprendre la profondeur et à ouvrir des chemins d’espérance. Maurice Bellet (1923-2018) est un de ceux-là. A son propos, Jean-Claude Guillebaud écrivait ceci : « On s’apercevra un jour ou l’autre qu’il aura été l’un des très rares intellectuels à jeter les fondements d’un « autre » christianisme. Lucide, généreux, rénové, ce christianisme serait enfin accordé à la modernité dans ce qu’elle a de meilleur. (…) En relisant, avec amour, le texte évangélique qu’il connaît mieux que quiconque, il ouvre avec une belle intelligence ce chemin, c’est-à-dire « cet élan, cette ferveur qui dépassent le raisonnable, une faim de joie qui bouscule la paix que cherche la sagesse » et où « la naissance humaine connaît enfin sa vérité ». Et sa délivrance ».

Quelques mois avant sa mort en 2018, il écrivait ce texte sur son blog qui me paraît particulièrement lumineux dans les temps que nous vivons.

« Il n’y a pas si longtemps, le ton était à la lucidité désabusée, à la grande déception. Au moins chez les ex-révolutionnaires. C’était le lendemain de la chute du mur de Berlin. Et les lendemains qui chantent ne chantaient plus. Adieu, Lénine, tu t’es trompé. Les hommes sont ce qu’ils sont et non ce que rêvait Karl Marx. Il paraît que ça change, ces temps-ci. L’espoir renaîtrait. L’utopie reprendrait des couleurs ; et pas seulement celle, très sombre, de ces séries télévisées qui nous inondent de fins du monde ; non, le monde va redevenir habitable et les humains redécouvriront les douceurs de la vie.

Bien entendu, il se trouve encore des gens qui ne sont pas si satisfaits. Ils voient un peu trop ce qui ne va pas. Car c’est un désastre. Quoi ? Les malheurs de l’écologie, le désarroi du politique, le retour des fanatismes, le terrorisme, le chômage, les immigrés ? Non. Bien sûr, tout cela est très ennuyeux – et c’est peu dire. Mais ce sont des symptômes ; la vraie maladie est ailleurs. Que dirons-nous ? Un cancer ? Un virus mortel ? Au fond, les deux images – cancer et virus – sont assez bonnes. Le cancer, c’est cette prolifération monstrueuse de tout et de n’importe quoi qui est en train de rendre joyeusement la planète inhabitable. Le virus, c’est l’obscur désir qui jette les humains dans la destruction de leur humanité. Et l’ensemble, c’est un délire : la raison (science et technique) y fonctionne à plein, obéissant à des principes fous.

Pessimisme ? Pas du tout. Le vrai pessimiste, c’est celui qui se résigne à ça. Il ne sait même pas qu’il est pessimiste et c’est ce qui le rend particulièrement dangereux. Il se dit bêtement que « ce qui va mal va s’arranger » et que, « de toute façon, il y a de bons côtés ». Vive les bons côtés ! Ils existent, mais il ne faudrait pas qu’ils servent d’argument pour ne pas voir les mauvais. Il y a, c’est vrai, beaucoup d’initiatives heureuses, dans l’agriculture, les industries, l’éducation, le mode de vie, etc.. Mais il faut que ça dure. Il faut même que ça triomphe. Et il y a, en face, un pouvoir formidable et qui a d’autres visées. Il ne suffit donc pas d’initiatives heureuses mais dispersées, d’un climat nouveau mais fragile et d’un éloge bruyant du plaisir et de la réussite pour dissoudre tout à fait mes craintes.

Toutefois, n’est-il pas déjà commencé, ce grand mouvement qui se sépare de nos folies et crée du neuf? C’est l’écologie, avec ses initiatives pour un autre rapport de l’homme à la nature, plus respectueux, plus attentif, dans une conscience nouvelle de nos limites, mais pour une vie meilleure.C’est le combat pour de meilleures relations entre les humains, où se réveille le vieil idéal de fraternité, mais dans le réalisme des droits humains et d’une politique débarrassée des délires guerriers. C’est le réveil de la spiritualité, dans un climat de recherche et de dialogue, dans la fin des querelles religieuses, en des démarches libres où l’être humain peut connaître apaisement et sérénité.

Si donc on veut que tous ces combats pour une humanité vraiment humaine ne s’égarent pas finalement dans l’impuissance, il faut finalement, en quelque sorte, une action du second degré. Mais qu’est-ce que ça peut bien être, si nous refusons les grands systèmes et les grosses institutions ? Il ne faut pas se presser de répondre. Il faut laisser la question peser son poids. Elle pèse lourd.

Qu’est-ce qui peut rassembler tous les humains ? Et les rassembler par ce qui, en eux, est le meilleur, le plus haut, le plus vivant, le plus libre ? Et de telle sorte que chacune et chacun puisse y trouver son chemin? Et que toute culture, toute tradition, tout peuple puisse y trouver place ? Et que ce ne soit pas idée, programme, idéologie, mais expérience ? Et que ce soit assez puissant pour nous délivrer de nos inconsciences ? Et pour combattre avec succès la folie meurtrière qui nous habite ? Et que toute science, tout art y trouvent une force nouvelle, dans un espace si grand que nous n’aurions osé y rêver, parce que l’astrophysique elle-même ne nous donne qu’une figure possible de cet espace-là ? Et que tout repose sur un point indestructible, en-deçà, au-delà de toutes nos certitudes et inquiétudes, un je-ne-sais-quoi pour nos raisons trop courtes, et qui soit capable de survivre à l’invasion du chaos ?Est-ce que nous avons au moins un nom pour désigner ça ? Je ne sais pas, je ne crois pas.

Révolution ? Mais les révolutions, c’est l’âge moderne, prisonnier des postulats de la modernité. Et nous sommes encore en deuil de la dernière en date, le communisme. Nous n’avons plus le goût de ces bouleversements sanglants ; et ils nous coûteraient trop chers.Alors quoi ? Peut-être faut-il le temps nécessaire, habiter cette question-là. Elle remue tout. Elle nous touche en tout.Et l’avenir est probablement pour celles et ceux qui auront su la porter assez longtemps ».

Ce chemin, Paul Ricoeur le définit ainsi : « « Nous sommes aujourd’hui ces hommes qui n’ont pas fini de mourir aux idoles et qui commencent à peine d’entendre les symboles ».

Le devoir de fraternité.

    Chronique de Bernard Ginisty du 5 septembre 2025)

         Au début de son pontificat, le pape François publiait un texte (1) où il analysait « un des péchés qui parfois se rencontre dans l’activité sociopolitique qui consiste à privilégier les espaces de pouvoir plutôt que les temps de processus. Donner priorité à l’espace conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation. C’est cristalliser les processus et prétendre les détenir. Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que posséder des espaces (2). Nous avons là une des clés des crises que nous traversons face auxquelles, trop souvent, pouvoirs étatiques, Églises, partis politiques ou autres organisations répondent par des questions de boutique. Il ne s’agit pas de quitter l’installation dans un système institutionnel sécurisant pour un autre jugé plus performant, mais de se mettre en mouvement.  La vraie frontière entre les êtres humains est celle qui sépare les nomades des sédentaires, ceux qui sont en marche et ceux qui se croient arrivés.  On ne saurait trop se réjouir de lire sous la plume du premier responsable de l’Église catholique : « L’Église doit accepter cette liberté insaisissable de la Parole, qui est efficace à sa manière, et sous des formes très diverses, telles qu’en nous échappant elle dépasse souvent nos prévisions et bouleverse nos schémas » (3). 

          Le besoin de sécurité nous pousse à prendre des assurances contre le surgissement de ce qui est Autre. Nous risquons alors de nous fermer à des visitations de l’évènement, à des invitations au voyage, à cet appel lancé jadis à Abraham et qui continue de retentir dans la conscience de tout croyant : quitte ce que tu connais pour aller vers ce que tu ne connais pas. Pour le théologien Joseph Moingt, « Jésus n’a légué à ses disciples ni rituel ni code législatif ni corpus doctrinal ni enseignement écrit, rien qu’ils n’auraient plus qu’à répéter et qu’ils devraient immuablement conserver – rien que la perpétuelle nouveauté d’une Bonne Nouvelle à annoncer, son 

« Évangile », illustrée par des paraboles à déchiffrer inépuisablement » (4)

         Le monde traverse une période anxiogène avec les affirmations impériales de plus en plus menaçantes de certains des plus grands pays du monde. Lors de la pandémie du Covid, le journaliste Denis Lafay a eu la très bonne idée de réunir deux « frères d’âme » particulièrement créatifs. Pendant cinq heures, Edgar Morin, auteur d’une oeuvre majeure pour analyser les fractures de la modernité et Pierre Rabhi, agro écologiste, militant pour un sursaut des consciencesvont s’entretenir sur les engagements nécessaires pour faire face aux périls qui menacent la nature et l’humanité et comprendre les crises mondiales. 

           Edgar Morin nous invite à résister aux deux barbaries qui menacent l’humanité, « la vieille barbarie venue du fond des âges de la domination, de l’asservissement, de la haine, du mépris qui déferle de plus en plus dans les xénophobies, racismes se généralisant en guerres, et la barbarie froide et glacée du calcul et du profit qui elle-même prend les commandes dans une grande partie du monde » (5). L’actualité hélas, nous montre à quel point ces barbaries envahissent notre monde. Pierre Rabhi, constatant les désastres causés par la juxtaposition de savoirs parcellaires, insiste sur la nécessité de retrouver ce que le philosophe Emmanuel Levinas appelle « la sagesse de l’amour ». « Cessons de confondre aptitudes et intelligence, et œuvrons à éveiller l’humanité à prendre conscience qu’elle partage un destin et un sort communs, que chaque mal ou bien se répercute universellement. (…) Nous appartenons à une seule et même espèce, chaque autre est frère et le temps est venu de créer une convivialité planétaire. Prendre conscience qu’il faut additionner « ce » que l’on s’évertue à mettre en rivalité, à marchandiser ou à retrancher. Et cela en faisant sien cet enseignement du Christ, mais qui est universel, œcuménique : « il n’y a que l’amour qui peut changer le cours de l’humanité ». Voilà le retournement auquel, au plus profond de mon cœur et de mon âme j’aspire » (6). 

            Aujourd’hui le Président russe Poutine, pour reprendre les termes du pape François, « donne priorité à l’espace » ce qui « conduit à devenir fou pour tout résoudre dans le moment présent, pour tenter de prendre possession de tous les espaces de pouvoir et d’auto-affirmation » et le président américain Trump prétend régir le monde à coup de « deals » ce qu’Edgar Morin appelle « la barbarie froide et glacée du calcul et du profit ». Et, paradoxalement, il se trouve que ces deux personnages se présentent comme des défenseurs du Christianisme !

       L’humanité se construira par des relations entre des hommes s’assumant uniques et différents, en cela “ fils d’un même Père ”. Si les Etats peuvent légiférer sur la liberté et l’égalité, la fraternité ne se décrète pas. Non seulement elle ne se décrète pas, mais elle  trouve ses sources dans la dimension spirituelle de la personne, sous peine de se perdre dans les caricatures de l’embrigadement des partis, les sectes et toutes sortes de refuges identitaires. Bien loin de se réduire à un vague humanitarisme ou à la naïveté des bonnes intentions, la fraternité, nous dit Régis Debray : « prend à rebrousse-poil le « je préfère mon frère à mon cousin, et mon cousin à mon voisin ». Elle suppose un travail de soi sur soi, plus astreignant qu’une bienveillance naturelle envers son prochain, mais plus exigeante aussi qu’une  simple inclination amicale. Mon meilleur ami est un autre moi-même, mon frère n’a pas besoin d’être mon alter ego. On ne naît pas frère, on le devient » (7). Aujourd’hui ce devoir de fraternité n’est pas un luxe pour belles âmes, mais la condition pour que des sociétés ne retournent pas à la barbarie. Ce lien fraternel, nous dit encore Régis Debray, « ne s’achète pas au rabais. Il coûte. Il se trouve simplement que ne pas en prendre le risque en serait un plus grand encore, qui ne nous laisserait plus le choix qu’entre les sécessions tribales reniant l’unité de l’espèce humaine et l’abstraction Humanité couvrant les cruautés de l’argent-maître » (8). 

  1. Pape FRANCOIS (1936-2025): La joie de l’Evangile, éditions Bayard 2013
  2. Id : § 222-223
  3. Id : §21
  4. Joseph MOINGT (1915-2020) : Croire quand même. Libres entretiens sur le présent et le futur du catholicisme, éditions Temps Présent, 2001, page 58

(5)   Edgar MORIN (né en 1921) et Pierre RABHI (1938-2021) : Frères d’âme, entretiens avec Denis LAFAY, éditions de l’Aube, 2021, pages 22-23

(6)   Id. pages 168-169

(7)  Régis DEBRAY : Le moment fraternité, éditions Gallimard, 2009, pages 271-272

(8)  Id. page 364

Sur l’avenir du christianisme : la quatrième hypothèse

(Maurice Bellet)

Chronique de Bernard Ginisty du 15 août 2025

Le Christianisme a-t-il un avenir ? C’est le thème développé par Maurice Bellet dans un ouvrage intitulé : La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du Christianisme (1). Maurice Bellet, prêtre, théologien, philosophe et psychothérapeute a poursuivi une voie très originale dans l’univers chrétien. Livre après livre, il a tracé des chemins neufs bien loin des débats éculés dans lesquels végète trop souvent le catholicisme contemporain.

C’est à une expérience de l’aurore, du saisissement de tout l’être par une « bonne nouvelle » qui arrache à la tristesse et à la mort qu’il nous convie. Si le mot Evangile a un sens, ce ne peut être que celui d’un événement nouveau, inattendu, radicalement “bon” et non quelque chose d’ennuyeux et de rabâché. Certaines formes d’éducation religieuse peuvent être le pire obstacle à ce qu’il y ait “bonne nouvelle”, en contribuant à éviter à chacun de faire l’expérience personnelle d’une parole neuve. Bellet écrit : « L’Evangile est par nature l’inouï, le pas encore entendu. C’est de tout temps. Toutefois, le nôtre, donne une vigueur particulière à cet in-ouï. Il y a désinstallation par rapport a christianisme établi ; confrontation avec un post-christianisme ; relation avec l’extrême étranger(…) La force de l’Evangile, c’est d’annoncer que le chemin de chacun est son chemin, parce que c’est à lui que la parole est adressée, cette parole qui délie de l’installation et emporte aux lointains : « Tu ne sais où elle va ». (2)

Les religions sont les langues maternelles du sens de l’existence. Elles ne sont pas des assurances automatiques. A ceux qui se réclamaient auprès de lui de la filiation abrahamique, le Christ répond : « des pierres que voici, Dieu peut faire des fils d’Abraham« . Nul héritage religieux, aucune éducation, aucun hasard de naissance ne saurait dispenser d’une conversion. Le Christ est moins le fondateur d’une nouvelle religion que celui qui nous invite à interroger radicalement toutes nos religions de naissance dans une aventure personnelle. A ceux qui veulent l’enfermer dans la descendance abrahamique, il répond : « Avant qu’Abraham fut, je suis «  . Tout homme doit un jour prononcer, à sa façon, cette phrase par laquelle il ne se réduit pas à son histoire et à sa géographie pour reconnaître le don de la filiation divine et de la fraternité universelle.

Il n’y a pas d’accès à l’essentiel sans l’expérience d’Abraham : quitter ce que l’on connaît, pour aller vers ce qu’on ne connaît pas. De ce point de vue, Maurice Bellet montre que le rapport critique vécu par les premiers chrétiens avec l’institution religieuse de l’époque est constitutif de la démarche évangélique. Pour celui qui fait l’expérience neuve de la Parole, le christianisme institué peut apparaître dit Maurice Bellet, comme « l’analogue de que fut le judaïsme établi au temps des premiers chrétiens » (3).

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Il envisage plusieurs hypothèses pour l’avenir du christianisme :

1- Le christianisme disparaît, et avec lui le Christ de la foi. L’évènement annoncé par la critique des 18e et 19e siècle s’accomplit. Il ne reste plus que des œuvres d’art et des travaux d’historien.

2 – La dissolution du Christianisme. Il n’est pas à proprement détruit, mais ce qu’il a pu apporter à l’humanité devient le bien commun et lui échappe. Le Christianisme se dissout dans les droits de l’homme et un spirituel indifférencié

3 – Le christianisme continue comme avant On conserve, on restaure, on rétablit. On continue des querelles internes qui ont pour objet essentiel l’institution et son contrôle.

4 – Bellet choisit une quatrième hypothèse.Oui, il y a quelque chose qui finit, inexorablement. C’est un certain système religieux historique. C’est dit Bellet, « une fin du Christianisme, s’il s’agit d’un des ces ismes qui caractérise la modernité : idéalisme, marxisme, matérialisme, existentialisme etc… » Mais cette fin d’un système historique ouvre à la possibilité d’un éveil de résurrection : « Un homme est venu parmi nous, un parmi tous les autres, et il lui fut donné de traverser l’impossible, de transgresser l’évidence – l’évidence de la mort. Aussi est-il descendu jusqu’en l’en-bas de l’en-bas, jusqu’à perdre Dieu – mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as tu abandonné?Il est mort, nous l’avons tué. Quelques uns affirment qu’il est vivant. C’est l’affirmation inouïe d’une humanité qui ose préférer la vie à la mort. (…) Comment connaîtrai-je ce Christ de façon vive et concrète ? Où sinon dans cette agapè, cet amour entre frères dont l’apôtreJean ose dire que quiconque aime ainsi est né de Dieu et connaît Dieu? Aussi bien, Paul déclare-t-il dans la première épître aux Corinthiens (chap.13) que tout passera, y compris la foi, seule demeure agapè pour l’éternité. Et c’est pourquoi la vie éternelle est déjà aujourd’hui, dans cette résurrection où nous sommes passés du goût du meurtre au don de la vie » (4)

Au terme de son ouvrage, Maurice Bellet nous indique un chemin : « Ainsi va-t-on selon ce que l’ai appelé la quatrième hypothèse. C’est sans jugement sur le chemin que d’autres peuvent suivre. La grande Eglise est l’antisecte : il y a diversité de chemins, de styles, de pensées. Quant’ aux maîtres… « N’appelez personne père ou maître ». Il n’est Eglise que de frères s’aimant et s’aidant les uns les autres (…)» (5).

L’œuvre de Maurice Bellet est salutaire pour nous rappeler que toute institution religieuse n’a de sens que d’inviter au risque de cette seconde naissance dont le Christ entretenait Nicodème (6).

  1. Maurice BELLET (1923-2018) : La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme, éditions Desclée de Brouwer, 2010.
  2. Id. pages 30-31)
  3. Id. page 21
  4. Id. pages 119-120. C’est le thème de l’ouvrage d’Emmanuel TOURPE : A l’amour que vous aurez les uns pour les autres…Le dernier mot de Dieu, éditions Artège 2024 qui a reçu le grand prix catholique de littérature 2025 décerné par l’association des écrivains catholiques de langue française
  5. Id. pages 108-109

(6) Evangile de Jean, 3, 1-12

Les Eglises chrétiennes confrontées aux récupérations nationalistes

Chronique de Bernard Ginisty du 5 juillet 2025

Le 26 mars dernier, un collectif de théologiens et d’enseignants-chercheurs de l’Institut catholique de Paris publiait une tribune dans le journal Le Monde, intitulée, « les présidents américain et russe peuvent bien brandir la Bible, ils ne sont pas des serviteurs du christianisme ».

Les présidents à la tête de deux des plus grandes puissances mondiales, se posent, chacun à leur façon, en « défenseurs » du christianisme. « Arguant de cette attitude, ils se vantent paradoxalement de la pire brutalité dans les rapports entre Etats (et avec les oppositions nationales) et ils font la promotion décomplexée de la loi du plus fort. Dans le même temps, les mêmes réclamentun christianisme identitaire, pour régler l’espace privé. C’est là l’occasion – et ce gain non négligeable est marqué de la pire des mesquineries – de donner au détenteur du pouvoir une légitimité trouble qui sollicite la dimension du divin afin d’apparaître comme l’homme providentiel inscrit par principe dans un registre d’exception par rapport au fonctionnement habituels des institutions ».Cette séparation entre un christianisme domestique et un darwinisme politique est contraire à l’Evangile.

Les signataires de cette tribune tiennent à dire qu’il « serait imprudent de penser que les considérations présentes ne concerneraient ni l’Europe, ni la France. Des acteurs politiques, culturels et économiques de premier plan oeuvrent ouvertement, sur notre continent et dans notre pays, à l’importation du culte de l’homme fort. Certaines personnalités vont jusqu’à revendiquer leur foi chrétienne pour justifier d’inscrire dans la Constitution le principe d’une priorité nationale qui légitimerait, de fait, une xénophobie d’Etat » (1)

Dans un article intitulé : « Donald Trump façonne un nouveau culte mystérieux : une droite nationaliste qui sacralise l’Amérique, pas Dieu », la journaliste Alice Belkacem écrit : « Donald Trump est en train de jeter les bases d’une nouvelle « droite religieuse » centrée non pas sur la théologie, mais sur l’Amérique. Sa commission pour la liberté religieuse cristallise une vision dans laquelle l’Eglise se plie à la volonté du nationalisme MAGA (Make América Great Again).(…) Un renversement de paradigme qui repose tout entier sur le nationalisme américain, cette croyance que le projet des Etats-Unis est un exercice de liberté et de prospérité comme le monde n’en a jamais connu. Un modèle qui rappelle davantage la soumission de l’Eglise orthodoxe russe au Kremlinque les régimes religieux traditionnels » (2).

A ces dangereux dévots de la « théologie de la prospérité » américaine ou de l’impérialisme de « la sainte Russie », peut-être faudrait-il rappeler que l’élément fondateur du christianisme est la mort et la résurrection, de Jésus-Christ. Et cette mort découle de la sainte alliance du Grand-Prêtre Caïphe, du roitelet local Hérode et de Pilate représentant de l’empire romain. C’est ce qu’explique avec beaucoup de justesse le philosophe et théologien Michel de Certeau :

« La foi chrétienne est expérience de fragilité, moyen de devenir l’hôte d’un autre qui 

inquiète et qui fait vivre. Cette expérience n’est pas nouvelle. Depuis des siècles, des 

mystiques la vivent et la disent. Aujourd’hui voici qu’elle se fait collective, comme si le corps tout entier des Eglises, et non plus quelques individus individuellement blessés par l’expérience mystique, devrait vivre ce que le Christianisme a toujours annoncé : Jésus-Christ est mort. Cette mort n’est plus seulement l’objet du message concernant Jésus, mais l’expérience des messagers. Les Eglises, et non plus seulement le Jésus dont elles parlent, semblent appelées à cette mort par la loi de l’histoire. Il s’agit d’accepter d’être faible, d’abandonner les masques dérisoires et hypocrites d’une puissance ecclésiale qui n’est plus, de renoncer à la satisfaction et à « la tentation de faire du bien ». Le problème n’est pas de savoir s’il sera possible de restaurer l’entreprise « Eglise », selon les règles de restauration et d’assainissement de toutes les entreprises. La seule question qui vaille et celle-ci : se trouvera-t-il des chrétiens pour vouloir rechercher ces ouvertures priantes, errantes, admiratrices ? S’il est des hommes qui veuillent encore entrer dans cette expérience de foi, qui y reconnaisse leur nécessaire, il leur reviendra d’accorder leur Eglise à leur foi, d’y chercher non pas des modèles sociaux, politiques ou éthiques, mais des expériences croyantes – et leurs communications réciproques, faute de quoi il n’y aurait plus de communautés et donc plus d’itinérances chrétiennes » (3).

Alors les Eglises chrétiennes risqueraient de pâtir d’une maladie endogène que dénoncent les signataires de la tribune pré-citée : « Nous sommes surtout les tristes témoins d’une maladie endogène, d’un conflit qui dresse l’Occident contre lui-même, dans lequel les institutions chrétiennes n’ont pas pu ou n’ont pas voulu être un frein, voire se sont laissées complaisamment utiliser ».

  1. Journal Le Monde du 26 mars 2025, page 28. Parmi les signataires Emmanuel PETIT, recteurde l’Institut Catholique de Paris, Anne-Sophie VIVIER-MURESAN, doyenne de la faculté de théologie et sciences religieuses

(2) https://www.slate.fr › source › alice-belkacem ›

(3) Michel de CERTEAU (1925-1986) : La faiblesse de croire, éditions du Seuil, 1987, page 313. 

Invitation à une nouvelle habitation du temps.

Chronique de Bernard GINISTY du 30 juin 2025

Parler du rapport au temps, c’est parler du rapport au sens : le calendrier des travaux et des jours traduit de façon très concrète ce qui nous paraît important, les contraintes qui pèsent sur nous, ce qui nous intéresse ou nous amuse. Toute liberté commence par la capacité d’inventer un nouveau rapport au temps : l’esclave qui s’affranchit découvre que du temps peut échapper au maître, la liberté adolescente s’éprouve dans le bouleversement des rythmes du temps (on pense aux négociations avec les parents sur les heures de sorties nocturnes), les vacances se vivent d’abord comme du temps “vacant” qui échappe à l’impitoyable “metro-dodo-boulot”, les peuples qui se libèrent traduisent leur indépendance dans la création d’un nouveau calendrier festif. C’est à travers la valeur et le sens donné au temps qu’une vie humaine trouve sa cohérence fondamentale.

La société de la marchandise qui s’effrite sous nos yeux affiche avec clarté ses convictions profondes. Le jeu production-consommation doit suffire à épuiser la question du sens et de l’espoir. Non seulement production et consommation des choses, mais vision de soi même comme quantité marchande à gérer à travers plans de carrières ou plus prosaïquement files d’attente à Pôle Emploi. A ceux pour qui le jeu « production-consommation » ne suffirait pas à épuiser la question du sens, il est conseillé d’aller voir du côté du billet de banque roi de la planète , le dollar,où il pourra lire ceci : « in God we trust » Quant à la valeur du temps, les choses sont très claires :  » Time is money« . La temporalité se trouve réduite à sa valeur marchande. Et le « trumpisme » régnant aux Etats-Unis d’Amérique milite pour étendre cette religion du « deal » à l’ensemble des relations internationales

Dans le même temps, notre époque connaît la spéculation débridée où une seule opération boursière peut permettre d’acquérir des patrimoines qui nécessitaient jadis le travail de vies entières. Cela entraîne une subversion barbare du rapport au temps. C’est un orfèvre en matière de spéculation boursière, Georges Soros, qui l’écrit dans son ouvrage : Le défi de l’Argent : « Je ne crois pas qu’aujourd’hui le danger qui menace la société ouverte, à court terme, vienne des sociétés fermées – communistes ou fascistes – mais plutôt de l’expansion sauvage des mécanismes du marché » Et il ajoute « Je reconnais qu’il y a quelque chose d’obscène dans le fait qu’on puisse, comme moi, gagner autant d’argent avec de l’argent par comparaison avec le salaire d’un ouvrier » (1). La fascination idolâtre pour le règne de la marchandise financiarisée a occulté tout autre rapport au temps. Et l’économie a perdu sa signification originale d’art d’habiter sa maison. Dans mon enfance, quand on me recommandait d’être économe ou de faire des économies, c’était pour me demander de ne pas gaspiller, de ne pas jeter. Aujourd’hui, au nom même de l’économie, nous sommes sommés de consommer, de jeter, de changer. Celui qui serait resté économe au sens de mon enfance deviendrait aujourd’hui un citoyen suspect car, par ses « économies », il refuserait d’alimenter le temps de la grande roue cyclique de la production et de la consommation.

L’art de vivre est tissé de rythmes. Celui des âges de la vie, de l’inspir et de l’expir, du jour et de la nuit, de l’activité et du repos. Ces rythmes nous mettent en résonance avec le monde. Ils sont le fondement d’une écologie sociale, le cadre de nos vies familiales, militantes, spirituelles. Toute vie nouvelle commence par des ruptures avec la manière d’habiter le temps. Arracher la durée de nos vies à tout ce qui réduit le monde au seul jeu de la production et de la consommation demeure un combat permanent. C’est la condition pour retrouver nos sources de créativité. C’est l’enjeu prioritaire de nos résistances et de nos libérations, car les vrais maîtres du monde sont les maîtres des horloges. Tous ceux qui n’ont pas étouffé en eux le goût de vivre ne sauraient se satisfaire de la résignation du temps vide, de la crispation sur le temps qui fuit, de la fuite en avant à la recherche du temps perdu. Ce que nous avons à vivre est à la fois le temps de la rupture et le temps de la naissance. Peut-être est-ce là le sens profond du temps libéré comme on parle de la libération d’une femme grosse d’un nouvel être humain. Toute naissance est déchirement, fragilité mais aussi joie de la vie qui gagne malgré et contre tout. Nous sommes loin de la “ civilisation des loisirs ” annoncée à la fin des trente glorieuses, mais en face d’un travail de recomposition du temps et du sens.

              Nous sommes appelés à vivre le temps des inventeurs. Ce qui meurt, c’est bien le temps quantifié et monétarisé de l’individu, atome social attendant du « sens de l’histoire“ ou de la ”croissance » une sorte d’automaticité du lien social. Nous avons à faire le deuil de ces idoles qui nous ont fait croire être dispensés de la responsabilité d’inventer, dans la quotidienneté, mille rapports nouveaux aux êtres, aux travaux et aux jours.

(1) Georges SOROS : le défi de l’argent, éditions Plon 1996. Existe en édition de poche.

De « ma » messe à la « révolution eucharistique » 

(chronique de Bernard Ginisty du 11 juin 2025)

La période de déconfinement après la crise du Covid avait conduit le gouvernement, en 2020, à édicter des règles pour éviter la propagation du virus dans les espaces qui reçoivent le public. Il avait ainsi décrété que toutes les cérémonies relatives aux différents cultes devaient se limiter à trente personnes, quelle que doit la dimension de l’édifice. Cette dernière mesure, quelque peu ridicule, fut cassée par le Conseil d’État. A cette occasion, beaucoup de catholiques avaient manifesté bruyamment pour qu’on leur rende « leur messe »Cette situation a conduit le frère bénédictin, François Cassingena-Trévedy à s’interroger sur ce « retour à la messe » qui risque de masquer ce qu’il appelle « la révolution eucharistique » : « Sous la messe, l’Eucharistie ne s’est-elle pas faite ces temps-ci quelque peu oublier ? Tout le bruit qu’on a fait ne nous distrait-il pas sans cesse d’entrer dans le processus vertigineux qu’a inauguré, pour nous, au soir de sa passion, le geste à la fois si simple et si innovant de Jésus ? » (1).

Dans la liturgie catholique de la messe, il y a un moment où l’on invite le chrétien à « oser » : il s’agit de la récitation collective du « Notre Père », la seule prière que le Christ ait enseignée. Je pense que le « oser être chrétien » à quelque chose à voir avec la signification spirituelle du « Notre Père ». En invoquant Celui que les religions appellent Dieu par l’expression « Notre Père », le Christianisme affirme qu’il serait illusoire de prétendre rejoindre celui que l’on appelle Dieu en faisant l’impasse sur la fraternité universelle issue de « Notre Père ». C’est ce qu’exprime avec justesse Raimon Panikkar, théologien catalan très investi dans l’inter-religieux : « Pour moi le Christ n’est pas un obstacle ou un mur qui sépare, mais le symbole de l’union, de la fraternité et de l’amour. Jésus est certainement un signe de contradiction, mais l’est, non parce qu’il me sépare des autres, mais parce qu’il s’oppose à mon hypocrisie, à mes craintes et à mon égoïsme ; il me rend vulnérable comme il l’est lui-même. Plutôt que d’éviter les autres parce qu’ils sont païens, incroyants, pécheurs – alors que je suis juste – Jésus m’entraîne vers eux » (2).

Dès lors, nous dit François Cassingena : « Il va falloir que nous allions de mamesse à la messe, et puis de la messe à l’Eucharistie, ce qui est l’œuvre de toute une vie chrétienne et de tout le pèlerinage temporel de l’Église vers le Royaume. (…) Nos églises sont-elles ouvertes seulement pour un entre-soi confortable, pour des cérémonies où le rituel distrait du spirituel, pour l’appel racoleur et tapageur à des émotions fugitives, pour l’entretien exténué et morose de la consommation religieuse ? Ou bien vont-elles s’ouvrir pour un questionnement et un approfondissement de nos énoncés traditionnels, pour une interprétation savoureuse de la Parole de Dieu loin de toute réduction moralisante, pour une ouverture efficace aux détresses sociales, pour une perméabilité réelle aux inquiétudes, aux doutes, aux débats des hommes et des femmes de ce temps, en un mot pour la révolution eucharistique ? » Rappelant les mots de la « consécration », considérés comme le centre du rituel de la messe, il écrit ceci : « Ceci est mon corps (Mt 26,26), toujours au péril d’être chosifié, doit être sans cesse équilibré, éclairé par l’affirmation paulinienne : « Vous êtes vous, le corps du Christ » (1Co 12,27). Peut-être que la véritable « institution » de l’Eucharistie serait-elle à chercher dans la parole de Jésus lui-même : Quand deux ou trois sont réunis en mon Nom, Je suis là au milieu d’eux » (Mt 18,20) (3).

(1) Blog François CASSINGENA-TREVEDY, 20 mai 2020.

(2) Raimon PANIKKAR (1918-2010) : Une christophanie pour notre temps.Actes Sud 2001pages 40-41. Né d’une mère catalane catholique et d’un père hindou, Raimon Panikkar était docteur en philosophie, en chimie et en théologie. Ordonné prêtre en 1946, il enseigne en Inde à partir de 1954. En 1966, il devient professeur de philosophie orientale aux États-Unis d’Amérique à Harvard et à Santa Barbara en Californie. En 1987, il s’installe définitivement en Catalogne où il avait créé une Fondation chargée de promouvoir la tolérance et le dialogue entre les religions. Auteur de plus de 80 ouvrages parmi lesquels on peut citer : Le Christ et l’hindouisme, Centurion 1972 ; Éloge du simple. Le moine comme archétype universel, Albin Michel 1995 ; Entre Dieu et cosmos ; une vision non dualiste de la réalité, Albin Michel 1997 ; La Trinité. Une expérience humaine primordiale, Cerf 2003 ; Le silence du Bouddha ; une introduction à l’athéisme religieux, Actes Sud 2006 ; La plénitude de l’homme Actes Sud 2007.

(3) François CASSINGENA-TREVEDY : op.cit.

Pâques, ouverture des chemins de Résurrection

Chroniquede Bernard Ginisty du 13 avril 2025

Dans son épître aux chrétiens de la ville de Colosse, l’apôtre Paul écrit : “ vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur ” (1) Il définissait ainsi comment comprendre la Résurrection : accéder à la connaissance n’est possible qu’en gardant le contact avec le renouvellement créateur. Paul annonce ainsi que le réel déborde programmes et idéologies. Il est d’abord événement qui nous arrive et dépasse tout ce que nous pourrions attendre. Il est grâce.Le rôle central occupé par la Résurrection dans la foi chrétienne est de l’ordre de la naissance dans une vie d’homme. Ce n’est pas le résultat d’un « deal », mais un commencement absolu qu’aucune nécessité n’exige. Il n’est pas plus possible de coloniser cet événement que de négocier sa propre naissance. On le reçoit comme une initiative qui nous précède dans la reconnaissance, l’indifférence ou la révolte.La Résurrection manifeste que la force vivante en tout homme est plus radicale que ses peurs, ses échecs, ses enfermements, ses théories et ses dollars. Elle indique, suivant l’étymologie du mot Pâques, que l’aventure humaine se réalise non dans la possession, mais dans le passage.

Dès lors, au lieu de nous consacrer à une croissance sans fin dont la pensée unique économiste nous rebat les oreilles, nous sommes invités à la fécondité. Il n’est pas indifférent que trois des principales maladies de notre temps, la faim, le cancer et l’obésité, soient des maladies d’un manque ou d’un excès de croissance par rapport à la sagesse de lavie. Remplacer l’idée de croissance par celle de fécondité, c’est refuser de faire du monde une continuelle excroissance du moi. C’est prendre conscience que notre accomplissement est de permettre à d’autres de naître et de commencer autre chose que ce que nous avons entrepris au lieu de succomber au mythe de l’éternelle jeunesse qu’entretient la publicité. « La fécondité, écrit le philosophe Emmanuel Levinas, continue l’histoire, sans produire de vieillesse ; le temps infini n’apporte pas la vie éternelle à un sujet vieillissant. Il est meilleur à travers la discontinuité des générations, scandé par les jeunesses inépuisables de l’enfant » (2).

Pour cela, il faut libérer l’hommede l’aliénation économique qui peut prendre deux formes : celle de la misère qui l’empêche de vivre, celle de la soumission à l’impératif de la croissance infinie qui commande de produire et de consommer sans fin. C’est ce que Levinas appelle accomplir une révolution : « Je ne pense pas, écrit-il, qu’on doive définir la révolution d’une manière purement formelle, par la violence ou le renversement d’un ordre donné. Je ne pense même pas qu’il suffise de la définir par l’esprit de sacrifice. Il y eut beaucoup d’esprit de sacrifice dans les rangs de ceux qui suivirent Hitler. Il faut définir la révolution par son contenu, par les valeurs : il y a révolution là où l’on libère l’homme, c’est-à-dire là où on l’arrache au déterminisme économique. Affirmer que le personnel ne se négocie pas, ne donne pas lieu à marchandage, c’est affirmer le préalable de la révolution » (3). Le Passeur de Pâques nous montre que notre plus grande tâche est de transmettre le goût de naître et de commencer, par delà les enfermements mortifères des idéologies de l’avoir, du savoir et du pouvoir.

Le Christ n’est ni la figure de la tranquille possession de soi du sage, ni celle d’une longue et féconde carrière d’un grand fondateur de religions. Sa vie se définit comme Pâques, comme passage, lequel, si l’on me permet ce jeu de mot, n’est “pas sage”. Lorsqu’on lit d’un trait les Évangiles, on ne peut qu’être frappé par l’intensité du rythme. Il ne s’agit pas d’une invitation à se construire laborieusement et longuement un personnage spirituel, éthique ou gnostique pour parvenir à la sagesse, fruit d’une longue vie. C’est une invitation, peu prudente et peu sage, à se risquer au nom de ce Dieu qui se définit, non comme celuides identités et des territoires, mais comme celui qui envoi ses disciples annoncer la « bonne nouvelle » aux quatre coins du monde. La mort infamantesur la Croix termine à peine trois ans de vie publique où Jésus n’a cessé d’affronter les enfermements familiaux, moraux, religieux, carriéristes, nationaux de son époque. Fin dérisoire et échec total si la vie se réduit à un plan de carrière. L’événement fondateur de Pâques conduit à vivre la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien. Or, l’évènement, notre « maître intérieur » écrivait Emmanuel Mounier, ne cesse de nous bousculer. La lumière des matins de Pâques luit désormais par-delà nos ruines, nos échecs, nos déceptions. Non comme une pieuse et vaine consolation, mais comme l’éclatement fécond de ce qui paraissait l’évidence du monde. Elle éclaire cette histoire mystérieuse de la vie, qui, en dépit de tout, sait perpétuellement rebondir.

Suite à l’oratorio Le Messie de Haendel donné en concert, en mars 2011, au théâtre du Châtelet à Paris, se tint un colloque sur le thème du messianisme. Michel Serres, un des intervenants, s’exprima ainsi à propos de la Résurrection : «A cette vie nouvelle, nous préférons toujours le vieux règne répétitif de la comparaison, de la hiérarchie, de la puissance et de la gloire, c’est-à-dire de la mort. Nous ne voulons pas ressusciter. Nous ne croyons pas à la Résurrection, alors que ressusciter veut dire : se délivrer de ses rivalités, sortir de la vieille histoire, d’une société construite sur la mort (…) Ici et aujourd’hui s’ouvre à nouveau le carrefour entre la mort et l’immortalité. D’un côté, nos sociétés de concurrence et de comparaison, de richesses et de misère, de mort, de l’autre, la nouveauté de la Résurrection » (4).

  1. Epître aux Colossiens 3, 10
  2. Emmanuel LEVINAS (1906-1995) : Totalité et Infini, éditions Martinus Nijhoff Publishers, 1984, page 246
  3. Emmanuel LEVINAS : Du sacré au saint, cinq nouvelles lectures talmudiques, éditions de Minuit, 1981, page 24
  4. Michel SERRES(1930-2019): Ce Verbe qui ne parle pas. Quatre interventions au théâtre du Châtelet à Paris in Benoît CHANTRE Figures du Messie, éditions Le Pommier, 2011, page 22. Lors de ce colloque se sont exprimées une certain nombre de personnalités dont, entre autres, René Girard, Michel Serres, Bernard Sichère, Sylvie Germain, Jean-Claude Guillebaud, Florence Delay.

« La vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain » (1).

Chronique de Bernard Ginisty du 2 avril 2025

Dans une tribune parue dans  The Guardian  et reprise dans le journal Le Monde, Bernie Sanders, figure de la gauche américaine et représentant l’Etat du Vermont au Sénat des Etat-Unis depuis 2007 déplore que Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine : « Nous sommes à un tournant, à un moment crucial pour l’histoire de l’humanité. Nous dirigeons-nous vers un monde plus démocratique, plus juste, plus humain. Ou bien reculons-nous vers l’oligarchie, l’autoritarisme, le colonialisme et le refus du droit international. Les Américains que nous sommes ne peuvent pas rester les bras croisés pendant que Donald Trump met une croix sur des siècles d’engagement en faveur de la démocratie. Nous devons nous battre ensemble pour nos valeurs et coopérer avec celles et ceux qui les partagent dans le monde » (2).

Cette dérive de la démocratie états-unienne avait été analysée dès 2007 par l’ancien vice-président des Etats-Unis, Al Gore,  dans son ouvrage traduit en français sous le titre La raison assiégée. Il montre comment la démocratie participative était déjà mise en danger sous la présidence Bush.  Plusieurs causes à cela :

– D’abord l’utilisation à outrance de « la politique de la peur » par les dirigeants : « La peur est la pire ennemie de la raison.(…) Nos fondateurs ont rejeté la démocratie directe de crainte que la peur ne submerge la réflexion. Mais ils comptaient fermement sur la capacité d’une « citoyenneté bien informée » à raisonner ensemble de façon à minimiser l’impact destructeur des peurs illusoires ou exagérées. (…) Le véritable leadership consiste à inspirer la capacité de transcender la peur, alors que la démagogie vise à l’exploiter à des fins politiques » (3).

– Ensuite, l’accaparement des richesses par une oligarchie. Sur ce point, AlGore cite ce propos d’Abraham Lincoln en 1864 à la fin de la guerre de Sécession : « Nous pouvons nous féliciter de ce que cette guerre meurtrière touche à sa fin. .Mais je vois  dans l’avenir proche une crise imminente qui me fait perdre courage et trembler pour la sécurité de mon pays. En conséquence de la guerre, les entreprises ont été investies du pouvoir et une ère de corruption en haut lieu va s’en suivre, car le pouvoir d’argent de ce pays va tenter de prolonger son règne en jouant sur les préjugés des citoyens jusqu’à ce que toutes les richesses soient entre les mains de quelques uns et la République détruite. Dieu veuille que mes soupçons se révèlent infondés » (4). Plus loin, il reprend le propos d’Alexander Hamilton, premier Secrétaire du Trésor de l’histoire des Etats-Unis : « A mesure que les richesses s’accroîtront et s’accumuleront dans les mains de quelques uns, que le luxe prévaudra dans la société, la vertu sera de plus en plus considérée comme un accessoire de la fortune, et la tendance sera d’abandonner le modèle républicain ».

-Enfin, la confiscation des outils d’information et de débat par « l’ordre marchand ». « Nos pères fondateurs n’auraient jamais imaginé que la démocratie participative puisse changer au point que le « consentement des citoyens », la source même d’un pouvoir politique légitime dans une démocratie, devienne une marchandise » (5). Le débat d’idées, était fondé sur l’écrit qui permettait « la comparaison la plus complète et la plus libre des opinions contradictoires. La sphère publique fondée sur l’écrit qui avait émergé des livres, brochures et essais de la période de Lumières  a fini, en l’espace d’une génération, par nous sembler aussi obsolète que la voiture à cheval ». D’où sa conclusion : « Il se peut bien que le recul de la gymnastique nécessaire à la démocratie – le net déclin de la lecture et de l’écriture – ainsi que le matraquage de nouvelles angoisses au moyen de spots publicitaires et les remèdes de charlatans vantés comme des solutions miracles aient provoqué un désordre immunitaire de la démocratie américaine qui empêche les citoyens de réagir de façon appropriée (…) Nous réagissons démesurément à des menaces illusoires et restons passifs en face des dangers réels » (6). 

Milliardaire sans grands scrupules et animateur de jeux télévisuels, Donald Trump incarne, jusqu’à la caricature, la crise de la démocratie américaine. Mais il est très important de prendre conscience que le trumpisme dépasse largement le cadre des Etat-Unis. Il se veut la tête de pont d’un mouvement international, s’appuyant notamment sur les partis d’extrême-droite du vieux continent. Les Européens doivent  prendre acte de cette nouvelle situation et résister, pour reprendre le propos de Al Gore, à cet « assaut contre la raison ». Déjà, en 2018, Pascal Boniface, directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques écrivait : « S’ils ne réagissent pas, les Européens se trouveront dans la même situation que les pays de l’Est pendant la guerre froide à l’égard de l’Union soviétique : un strict lien de dépendance. Donald Trump souhaite domestiquer les Européens. Son attitude est inacceptable et attentatoire à notre souveraineté. Il est plus que temps de mettre en place une souveraineté stratégique européenne » (7). 

  1. Propos de Alexander HAMILTON (1757-1804), premier Secrétaire du Trésor des Etats-Unis d’Amérique, à propos de sa crainte pour l’avenir de son pays.
  2. Bernie SANDERS : Donald Trump tourne le dos à 250 ans d’histoire américaine in journal Le Monde, 26 mars 2025, page 28. 
  3. Al GORE : La raison assiégée, éditions du Seuil, 2008, pages 31-32. Le titre original de l’ouvrage est : The  Assault on Reason.
  4. Al GORE: op. cit. pages 96-97
  5. Al GORE : op.cit. page 83
  6. Al GORE : op.cit. page 61
  7. Pascal BONIFACE : Relever le défi de la menace Trump in journal La Croix, 17 septembre 2018, page 26. 

Le « trumpisme » ou la religion du « deal ».

Chronique de Bernard Ginisty du 14 mars 2025

Aucun cinéaste n’aurait pu imaginer mettre en scène ce mélange de brutalité et de vulgarité qui caractérise les premiers mois du pouvoir du « trumpisme ». Cette réduction générale de toutes les valeurs à des « deal », à « coups de com » médiatiques, traduit le naufrage de sociétés pour qui la valeur d’échange prime et relativise toute autre valeur.

L’extraordinaire prophète de notre modernité qu’a été Charles Péguy avait annoncé, il y a un siècle, cette dérive, avec une lucidité étonnante. Je propose à mon lecteur de relire ce texte écrit en 1913 qui éclaire singulièrement notre actualité.

« Pour la première fois dans l’histoire du monde les puissances spirituelles ont été toutes ensemble refoulées, non point par des puissances matérielles, mais par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Et pour être juste il faut même dire : Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et du même mouvement et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un même mouvement qui est le même ont été refoulées par une seule puissance matérielle qui est la puissance de l’argent. Pour la première fois dans l’histoire du monde toutes les puissances spirituelles ensemble et toutes les autres puissances matérielles ensemble et d’un seul mouvement et d’un même mouvement ont reculé sur la face de la terre. Et comme une immense ligne, elles ont reculées sur toute la ligne. Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est maître sans limitation ni mesure.

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul en face de l’esprit. (Et même il est seul en face des autres matières.)

Pour la première fois dans l’histoire du monde l’argent est seul devant Dieu.

Il a ramassé en lui tout ce qu’il y avait de vénéneux dans le temporel, et à présent c’est fait. Par on ne sait quelle effrayante aventure, par on ne sait quelle  aberration de mécanisme, par un décalage, par un dérèglement, par un monstrueux affolement de la mécanique ce qui ne devait servir qu’à l’échange a complètement envahi la valeur à échanger. 

Il ne faut donc pas dire seulement que dans le monde moderne l’échelle des valeurs a été bouleversée. Il faut dire qu’elle a été anéantie, puisque l’appareil de mesure et d’échange et d’évaluation a envahi toute la  valeur qu’il devait servir à mesurer, échanger, évaluer. 

L’instrument est devenu la matière et l’objet et le monde. 

C’est un  cataclysme aussi nouveau, c’est un événement aussi monstrueux, c’est un phénomène aussi frauduleux qui si le calendrier se mettait à être l’année elle-même, l’année réelle, (et c’est bien un peu ce qui arrive dans l’histoire) ; et si l’horloge se mettait à être le temps ; et si le mètre avec ses centimètres se mettait à être le monde mesuré ; et si le nombre avec son arithmétique se mettait à être le monde compté. 

De là est venue cette immense prostitution du monde moderne. Elle ne vient pas de la luxure. Elle n’en est pas digne. Elle vient de l’argent. Elle vient de cette universelle interchangeabilité. 

Et notamment de cette avarice et de cette vénalité que nous avons vu qui étaient deux cas particuliers de cette universelle interchangeabilité. 

Le monde moderne n’est pas universellement prostitutionnel par luxure. Il en est bien incapable. Il est universellement prostitutionnel parce qu’il est universellement interchangeable. 

Il ne s’est pas procuré de la bassesse et de la turpitude avec son argent. Mais parce qu’il avait tout réduit en argent, il s’est trouvé que tout  était bassesse et turpitude » (1)

(1) Charles PEGUY (1873-1914): Note conjointe sur M. Descartes et la philosophie cartésienne (1914). In Œuvres en prose complètes,Tome 3, Editions Gallimard, bibliothèque de La Pléiade, 1992 pages 1455-1457. Ce texte posthume est un des derniers écrits de Péguy avant sa mort sur le front le 5 septembre 1914. 

Rêve européen et rêve américain.

Chronique de Bernard Ginisty du 9 mars 2025

Nous vivons aujourd’hui une des crises majeures du monde occidental avec une fracture de plus en plus béante entre l’Europe et les Etats-Unis d’Amérique. Dans un récent entretien, Alain Juppé, ancien premier ministre et membre du Conseil constitutionnel analyse ainsi cette situation : « Aujourd’hui, ce que j’appellerais les délires trumpistes conduisent à nous poser un certain nombre de questions. J’ai été profondément choqué par le discours à Munich du vice-président américain, J.D.Vance. Il est venu nous donner des leçons de liberté d ‘expression, alors qu’il défend les intérêts commerciaux des GAFA dans un pays où le président des Etats-Unis choisit les journalistes qui doivent l’interroger. Et s’acoquine avec un régime, celui de M.Poutine, qui embastille ses opposants jusqu’à les faire mourirà petit feu en prison »(1).

Je ne saurais trop conseiller, pour éclairer cette crise, de lire ou de relire un ouvrage écrit il y a vingt ans par Jeremy Rifkin, brillant économiste américain, conseiller à la fois d’un Président des USA et d’un de Président de la Commission européenne. Son titre est le suivant : Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peuà l’Amérique dans notre imaginaire(2). Lors de la parution de ce livre en France, il s’exprimait ainsi dans un entretien publié par le journal La Croix : « Pendant de longues années, j’ai pensé à tort qu’Américains et Européens étaient à peu de choses près semblables, en dépit de différences de culture et de style. Il m’a fallu beaucoup de temps pour comprendre que ce n’était pas vrai, et que le rêve européen diffère totalement du rêve américain. Depuis deux cents ans, aux Etats-Unis, la société avançait grâceà son rêve de réussite individuelle. Les immigrants affluaient dans cette terre d’opportunité. Nous avions une société de classes moyennes qui se démenaient pour progresser. Mais depuis quarante ans, ce rêve n’a cessé de se détruire. Aux Etats-Unis, ce sujet est tabou. Mais les Etats-Unis se classent 24ème aujourd’hui parmi les pays industriels pour les inégalités (…) Désormais, à peine 51% des Américains croient encore dans le rêve et un tiers n’y croit plus du tout ».

Face à la crise du « rêve américain », il pense que le « rêve européen » peut être mieux adaptéà un monde globalisé. Il le définit ainsi : « Il a sept composantes : le refus de l’exclusion, la diversité culturelle, une bonne qualité de vie qui est la signature même de l’Europe aux yeux du monde, le développement durable dans le respect de la planète, l’équilibre entre le travail et les loisirs, la promotion des droits sociaux et des droits universels de l’homme, la paix. Soyons clair, l’Europe n’est pas encore à la hauteur de son rêve (…) Il peut échouer. Il peut être trop ambitieux, et les jeunes Européens trop faibles pour l’accomplir, honnêtement je n’en sais rien, mais il sera le prototype de ce qui viendra ensuite. C’est une expérience audacieuse » (3).

Les dernières lignes de l’ouvrage de Rifkin sont tout un programme : « Au risque d’en hérisser certains de part et d’autre de l’Atlantique, je suggérerais volontiers que nous partagions certains enseignements. Sans doute devrions-nous, nous, les Américains, être plus disposés à admettre nos responsabilités collectives à l’égard des autres êtres humains et de la Terre sur laquelle nous vivons. Quant à nos amis européens, il ne serait pas inutile qu’ils assument un peu mieux leurs responsabilités personnelles. Les Américains pourraient être plus circonspects et plus tempérés dans leurs perspectives, les Européens pourraient manifester un peu plus d’optimisme et d’espoir. En partageant ainsi le meilleur de nos deux rêves, nous serions certainement mieux armés pour entreprendre ensemble le voyage vers une troisième étape de la conscience humaine.

Le rêve européen offre une lueur d’espoir dans un monde troublé. Il nous invite à accéder à une nouvelle époque de cohésion, de diversité, de qualité de vie, d’accomplissement personnel, de durabilité, de droits universels de l’homme, de droits de la nature et de paix sur terre. On a longtemps dit que le rêve américain méritait que l’on meure pour lui. Le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui » (4). Jeremy Rifkin n’hésite pas à écrire : «Il est une chose dont je suis relativement sûr. Le rêve européen que l’on voit surgir incarne les plus belles aspirations de l’humanité à des lendemains meilleurs. Une nouvelle génération d’Européens porte en elle l’espérance du monde. Cela lui impose une responsabilité bien particulière, qui n’est pas sans rappeler celle que nos propres pères et mères ont probablement éprouvée, il y a plus de deux siècles, au moment où le reste du monde avait les yeux tournés vers l’Amérique comme vers un phare. Espérons que notre confiance ne sera pas déçue » (5).

  1. Alain JUPPE : Aujourd’hui, l’enjeu c’est celui de notre liberté, entretien dans le journal Le Monde du 8 mars 2025, pages 10 et 11.
  2. Jeremy RIFKIN : Le rêve européen, éditions Fayard 2005. Jeremy Rifkin, né le 26 janvier 1945 à Denver dans le Colorado, est un essayisteaméricain, spécialiste de prospective (économique et scientifique). Il a aussi conseillé diverses personnalités politiques. Son travail, basé sur une veille et une réflexion prospective, a surtout porté sur l’exploration des potentialités scientifiques et techniques nouvelles, sur leurs impacts en termes sociétaux, environnementaux et socio-économiques. Il est également fondateur et président de la Foundation on Economic Trends(FOET) basée à Washington.
  3. Jeremy RIFKIN : Le rêve européen est une expérience audacieuse, entretien dans le journal La Croix du 29 avril 2005.
  4. Jeremy RIFKIN : op.cit. page 492
  5. Id. page 20

Du « Maître » au « Naître » : chemins vers la seconde naissance.

Chronique de Bernard Ginisty du 7 février 2025

Frère Roger, fondateur de la communauté œcuménique de Taizé, définissait ainsi le sens de son initiative : « Accueillir avec mes frères tant de jeunes à Taizé, c’est avant tout être pour eux des hommes d’écoutejamais des maîtres spirituels. Qui s’érigerait en maître pourrait bien entrer dans cette prétention spirituelle qui est la mort de l’âme ». Il explicite ainsi ce respect du cheminement spirituel de chacun : « A tout âge, Dieu confie quelqu’un ou quelques uns à écouter, à accompagner jusqu’aux sources du Dieu vivant. De telles sources sont de Dieu, personne ne peut les créer. Qui voudrait s’y employer n’amènerait pas à Dieu, mais à lui-même. Cette attitude a un pouvoir de confusion. Pour l’Évangile, il n’y a pas de maîtres spirituels » (1).

Le jésuite et philosophe Paul Valadier souligne, dans un livre d’entretien, que le danger actuelpour le Christianisme « viendrait plutôt d’une invasion du sentimentalisme, d’une pratique du fusionnel, tellement sensible dans les groupes fondamentalistes ou charismatiques »qui conduit « à une excessive domination des fondateurs ou des directeurs sur les adhérents. Il est sûr à cet égard qu’une valorisation excessive de l’obéissance religieuse laisse trop souvent démuni devant les volontés de puissance, ou tout simplement la bêtise des supérieurs » . Pour éviter ces dérives, Paul Valadier insiste sur la nécessité pour le chrétien, et plus généralement pour tout être humain, d’être capable de vivre dans une tension correspondant à la dualité de notre condition humaine au lieu de la fuir dans un fidéisme non critique ou un rationalisme plat : « La dualité est essentielle à la condition humaine et chrétienne, ne serait-ce que celle de l’homme et de la femme, tellement centrale dans toute société. Ces diverses dualités entre corps et esprit, nature et culture, raison et foi doivent être maintenues et voulues en tant que telles : toute disparitionde l’un des termes aboutità un écrasement de la richesse du réel » . Lorsque, à la fin de l’ouvrage, son interlocuteurlui demande de définir « la pointe du christianisme », Paul Valadier répond ceci : « De manière un peu abstraite, je dirais que le christianisme tient dans cette expression : jamais l’un sans l’autre. Jamais Dieu sans l’homme, jamais l’homme sans Dieu, en Christ d’abord, mais en chacun de nous ensuite, jamais l’homme sans la femme, jamais l’âme sans le corps, jamais le spirituel sans le temporel » (2).

L’errance du peuple d’Israël pendant quarante ans dans le désert constitue l’archétyped’un cheminement spirituel. Il n’a été viable, nous dit la Bible, que grâce à la « manne », un « pain du ciel » qui « pleuvait » chaque jour. La première fois que les fils d’Israël découvrirent ce phénomène « ils se dirent l’un à l’autre manne-hou(Qu’est-ce ?), car ils ne savaient pas ce que c’était » (3).Ils nommèrent alors cette nourriture par cette question ! Pour le rabbin et philosophe Marc-Alain Ouaknin, « pendant toute la traversée du désert, pendant quarante ans, les enfants d’Israël ont mangé du « qu’est-ce que c’est ? ». Expérience fondatrice où s’est forgé l’apprentissage de la liberté et de la parole. Être libre, c’est pouvoir garder de façon constante une distance par rapport au monde, ne pas être happé immédiatement dans la « toile d’araignée du sens » idéologiquement préfabriquée. Être libre, c’est garder une interrogation devant le monde et être capable de voir en lui, à chaque fois, l’aube qui recommence » (4).

Pour l’apôtre Paul, la Résurrection du Christ ouvre à « l’exode » permettant de passer « du vieil homme à l’homme nouveau ». Dans l’Épître aux Colossiens, il invite à se libérer des éléments constitutifs ce que Marc-Alain Ouaknin appelle « la toile d’araignée du sens idéologiquement préfabriquée ». Bien loin d’asséner sa « maîtrise spirituelle », il ouvre à chacun les chemins de sa liberté spirituelle en mettant en cause les prétentions totalisantes :

– des idéologies: « cette creuse duperie à l’enseigne de la tradition des hommes, des éléments du monde et non du Christ ».

– des abus de pouvoir : « Il a dépouillé les Autorités et les Pouvoirs, il les a publiquement livrés en spectacle, il les a traînés dans le cortège triomphal de la Croix ».

– des dévotions chimériques : « Ne vous laissez pas frustrer de la victoire par des gens qui se complaisent dans une dévotion, dans un culte des anges, ils se plongent dans leurs visions et leur intelligence les gonfle de chimères ».

– du ritualisme : « Pourquoi vous plier à des règles comme si votre vie dépendait encore du monde : ne prend pas, ne goûte pas, ne touche pas ; tout cela pour des choses qui se décomposent à l’usage (…) Voilà bien les commandements et les doctrines des hommes. Ils ont beau faire figure de sagesse, religion personnelle, dévotion, ascèse, ils sont déniés de toute valeur »

– des cupidités : « Faites donc mourir ce qui appartient à la terre : débauche, impureté, passions, désir mauvais et cette cupidité qui est une idolâtrie ».

– de l’enfermement dans les identités : « Il n’y a plus Grec et Juif, circoncis et incirconcis, barbare, Scythe, esclave, homme libre, mais Christ : il est tout en tous » (5).

Philosophe, théologien, psychothérapeute, prêtre catholique, Maurice Bellet n’a cessé dans toute son oeuvre d’inviter à des chemins de naissance : « La question est : est-ce que l’Evangile peut paraître comme Evangile, c’est à dire parole inaugurale qui ouvre l’espace de vie ? Le paradoxe est grand, parce que l’Evangile… c’est vieux !Mais peut-être que le temps des choses capitales n’est pas régi par la chronologie ; peut être que la répétition peut être répétition de l’inouï comme, après tout, chaque naissance d’homme est une répétition banale – et, à chaque fois, inouïe » (6). Pour lui, « Ce n’est pas d’être vieux ou récent qui définit le neuf, c’est d’être naissant » (7).

(1) Frère ROGER, de Taizé (1915-2005): Aux côtés des plus pauvres, Presses de Taizé, 2017, pages 143 et 221.

(2) Paul VALADIER : L’intelligence de croire. Entretiens avec Marc Le Boucher, éditions Salvator, 2014, pages 49-50.

(3) Exode : 16,1

(4) Marc-Alain OUAKNIN : Méditations érotiques. Essai sur Emmanuel Levinas, éditions Balland, 1992, pages 69-70.

(5) Épître aux Colossiens : 2,8 à 3,11

(6) Maurice BELLET (1923-2018) : La quatrième hypothèse.Sur l’avenir du Christianisme, éditions Desclée de Brouwer, 2010, page 17

(7) Maurice BELLET : L’Epreuve, éditions Desclée de Brouwer 1988, page 96

Apprendre à assumer fraternellement nos complexités

Chronique de Bernard Ginisty du 15 janvier 2025

Depuis plusieurs années, nous assistons à ce que l’on peut appeler, pour reprendre le titre d’un ouvrage de Frédéric Nietzsche, à un « crépuscule des idoles » dans le monde catholique. Dès le début de son pontificat, le pape François avait perçu l’émergence de ce moment critique : « Depuis le concile Vatican II, nous avons eu des idéologies révolutionnaires suivies d’idéologies restaurationistes Dans tous les cas, ce qui les caractérise, c’est la rigidité. La rigidité est le signe du mauvais esprit qui cache quelque chose. Ce qui est caché peut ne pas être révélé pendant longtemps, jusqu’à ce qu’un scandale éclate. Ces dernières années, nous avons vu finir une quantité non négligeable de groupes dans l’Église – des mouvements toujours marqués par leur rigidité et leur autoritarisme. Les dirigeants et les autres membres se présentaient comme des restaurateurs de la doctrine et de l’Église, mais ce que nous apprenons plus tard de leur vie nous dit le contraire. Tôt ou tard, il y aura une révélation choquante concernant le sexe, l’argent et le contrôle des esprits » (1). Jean Vanier, Marthe Robin, les Frères dominicains Philippe, un certain nombre de « bergers » charismatiques et aujourd’hui, l’Abbé Pierre , presque canonisés de leur vivant,illustrent ce propos (2)

Peut-être faut-il s’interroger sur le contexte médiatique, friand à la fois de mise en scène de personnages sublimes et de leur déconstruction. Pour reprendre un alexandrin de Racine dans Britannicus, ils ne méritaient probablement « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Plus fondamentalement, nous avons la tentation de peupler l’histoire et la société d’anges ou de démons pour échapper à notre condition humaine.

Sur ce point Blaise Pascal est un maitre en lucidité pour nous éviter ces dérives: « C’est sortir de l’humanité que de sortir du milieu (…) Il est dangereux de trop faire voir à l’homme combien il est égal aux bêtes sans lui montrer sa grandeur. Il est encore dangereux de lui trop faire voir sa grandeur sans sa bassesse. Il est encore plus dangereux de lui laisser ignorer l’un et l’autre. (…) L’homme n’est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête ». Dès lors il prend ses distances avec les dévots des « pères spirituels » comme avec les inquisiteurs, leur demandant de rester « ceux qui cherchent » : « Je blâme également, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui reprennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant » (3).

En ces temps où trop de responsables et de médiassont en quête de boucs émissaires pour expliquer ce qui va mal, ces propos me paraissent d’une grande actualité. La tentation de diaboliser l’autre, pour extérioriser le mal que l’on porte en soi, constitue le risque majeur de toute politique qui se veut généreuse.La pensée binaire qui divise le monde en bien et mal, en vrai et faux, en vice et vertu reste une pensée infantile incapable d’assumer la complexité et l’ambiguïté de l’être humain. Pour éviter ces impasses, le philosophe Emmanuel Lévinas nous invite à quitter les catéchismes religieux ou idéologiques, pour lesquels à chaque question il y aurait uneseule bonne réponse : « Il se trouve – et c’est là la grande sagesse qui anime le Talmud – que les principes généraux et généreux peuvent s’intervertir dans l’application. Toute pensée généreuse est menacée par son stalinisme. La grande force de la casuistique du Talmud, c’est d’être la discipline spéciale qui cherche dans le particulier le moment précis où le principe général court le danger de devenir son propre contraire, qui surveille le général à partir du particulier. Cela nous préserve de l’idéologie. L’idéologie, c’est la générosité et la clarté du principe qui n’ont pas tenu compte de l’inversion qui guette ce principe généreux : le Talmud, c’est la lutte avec l’Ange » (4). Cette pensée talmudique pourra nous éviter de peupler notre univers mental d’anges ou de démons, pour nous ouvrir à la grande fraternité des hommes capables de partager humblement leur complexité.

  1. Pape FRANCOIS : Un temps pour changer. Conversations avec Austen Ivereigh, éditions Flammarion, 2020, pages 84-85.
  2. Cf Céline HOYEAU : La Trahison des pères. Emprise et abus des fondateurs des communautés nouvelles, éditions Bayard 2021 ; Conrad DE MEESTER : La fraude mystique de Marthe Robin, éditions Le Cerf, 2020 ; Tangi CAVALIN : L’Affaire. Les dominicains face aux scandales des frères Philippe, éditions Le Cerf 2023
  3. Blaise PASCAL : Pensées, in Oeuvres complètes de Pascal, bibliothèque de La Pléiade, éditions Gallimard, 1957, pages 1170-1171
  4. Emmanuel LEVINAS L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, éditions de Minuit, x1986, pages 98-99

Au-delà des « cérémonies », jalons pour une société prospective 

Chronique de Bernard Ginisty du 9 janvier 2025

La lecture des magazines pourrait nous amener à penser que l’essentiel des réalisations des deux quinquennats d’Emmanuel Macron seraient de l’ordre événementiel et cérémoniel : les Jeux Olympiques et la restauration de la cathédrale Notre-Dame de Paris. D’ailleurs, le Président lui-même, face aux difficultés, invoque souvent ces deux réalisations comme modèle et inspiration d’un vivre et agir ensemble.

Au 20siècle, Gaston Berger fut un des observateurs et acteurs les plus pertinents de l’évolution de nos sociétés. Ayant mené une carrière de chef d’entreprise puis de professeur de philosophie à Aix-en-Provence, il fut directeur des enseignements supérieurs au ministère de l’éducation nationale. Ces différentes activités l’amenèrent à créer, quelques années avant sa mort accidentelle, le Centre d’Études Prospectives. En effet, tant son expérience de l’entreprise que celle de l’administration l’ont conduit à interroger les outils avec lesquels on prétendait préparer l’avenir : « Les transformations de la situation générale sont si profondes et si rapides que tout est sans cesse remis en question. Il nous faut renoncer à l’idée simple d’une réforme, qui serait la grande, la vraie réforme et après laquelle on retrouverait une longue période de stabilité. A cette représentation périmée, il faut substituer celle d’une série indéfinie de transformations. (…) L’Univers de la tranquillité est certainement derrière nous » (1).

Dans une étude intitulée L’accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation, Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : « Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies… ». Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » (2).

C’est pour aller au-delà d’une société des « cérémonies », qu’elles se traduisent par un mauvais théâtre de boulevard au Parlement ou la célébration grandiose du patrimoine et des Jeux Olympiques, qu’il promeut une démarche prospective. C’est autour de l’éducation que Berger situe l’enjeu fondamental car la philosophie lui a appris que « c’est le moi plus que les choses qu’il faut mettre en question ». Par-delà les show managériaux, les petits et grands calculs de carrière, les technologies les plus pointues, il y a d’abord à se retrouver comme sujet par les actes fondateurs de l’ironie socratique et de l’engagement éthique : « Mon aventure la plus personnelle est celle de mon dégagement. Un engagement doit être la décision d’un esprit libre. Mais il faut d’abord s’approcher de la liberté » (3)Face à un monde en mutation constante, ce n’est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d’une adaptation. Au moment où le savoir s’étend vertigineusement c’est à la formation des qualités fondamentales de l’homme que l’on est renvoyé. Remplacer la prévision par la prospective, au niveau de l’homme, signifie qu’au lieu de le préparer pour un avenir dont on ne sait pas grand-chose, on lui donne le goût d’inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde où il n’y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » et il continue : « Je crois que nous commettrions plus d’une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s’engagent n’est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde, c’est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille » (4)Aux éternels concepteurs de programmes jamais assez complets et aux fabricants de “dispositifs” chers à l’administration française, Berger rappelle « qu’il est urgent de se défendre contre l’accumulation des connaissances, si parfaitement symétrique de l’embouteillage de nos rues et de nos routes » (5).

Tel était bien l’enjeu de l’éducation permanente dont les promoteurs ont été des proches de Berger. Jacques Delors, dans un ouvrage où il cite plusieurs fois Berger dit sa déception du devenir de l’éducation permanente « envahie par la pression de l’économie » e tson regret de la « domination de la formation professionnelle sur la conception générale de l’éducation ». Reprenant le souhait socratique de Berger, il voit le sens de l’éducation permanente dans le fait que « chacun puisse mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle » (6). Alors que la Loi de 1971 faisait le pari que les partenaires sociaux seraient facteurs d’inventivité en favorisant l’articulation de la formation professionnelle et de l’éducation permanente, il faut bien constater que la plupart des « siégeurs » paritaires professionnels ont le plus souvent méconnu cette ambition : « Je reste sur la douloureuse expérience de l’éducation permanente, où les syndicats auraient pu devenir les cogestionnaires de cette éducation permanente et où, dans une dichotomie facile entre formation utilitaire et formation désintéressée, il se sont évadés et ont fui leurs responsabilités » (7). Dans un texte saisissant Berger évoque les étapes d’une philosophie de la formation par rapport à l’évolution du travail : « Nous avons laissé loin derrière nous l’ère de l’esclave, pendant laquelle l’homme était à la fois celui qui fournissait la force motrice et celui qui la dirigeait. Nous avons aussi dépassé le stade du conducteur qui utilisait la force de l’animal ou de la vapeur et s’appliquait simplement à donner au mouvement une direction convenable. Nous sommes en train de dépasser la période du contrôleur qui a seulement pour tâche de surveiller l’exécution du travail, de rectifier les écarts et de parer aux accidents. La machine est de plus en plus capable de se contrôler. Au stade où nous sommes il nous faut des inventeurs, soit pour la recherche fondamentale, soit pour la transformation des vérités scientifiques en règles techniques, soit pour la création administrative ou sociale. Ce sont ces inventeurs que la formation doit promouvoir » (8).

La prospective consiste à détruire la mythologie de l’avenir au profit du sens des responsabilités. Il s’agit pour l’homme de contester la magie contemporaine, quelle qu’en soient les formes (millénarisme, futurologie, catastrophisme, idéologie du sens de l’histoire, scientisme, messianisme…) qui ont en commun de faire croire que l’avenir est un destin et non le fruit de la responsabilité humaine. A la suite de l’écroulement des “lendemains qui devaient chanter communiste”, notre époque, déçue, se laisse aller à l’angoisse devant un avenir dont on sait maintenant qu’il n’a ni règles ni garanties. Mais c’est là une attitude purement négative d’esprits qui, ayant trop misé sur un automatisme de l’histoire ou de la croissance, ressassent leur scepticisme parce qu’ils ont cru trop tôt que « c’était arrivé ». Certes, nous le savons maintenant, il est vain de se réfugier dans quelque sens de l’histoire. Mais au lieu de rester sur notre sentiment d’échec de gens revenus de leurs trop faciles espoirs, envisageons enfin l’avenir avec une responsabilité sereine et lucide : « L’avenir de l’homme antique devait être révélé. Celui du savant d’hier pouvait être prévu. Le nôtre est à construire par l’invention et par le travail » (9).

Dans un monde où l’invention de soi et du monde devient une tâche universelle, Berger indique la nécessité de saisir constamment l’homme dans sa capacité permanente à naître, et non dans ses désignations et ses répétitions. Nous touchons là un des aspects les plus profonds de la prospective. Berger a été un homme d’affaire, un administrateur, un philosophe, mais aussi un lecteur des grands mystiques universels, aussi bien de Jean de la Croix que des Upanishads (10). À la fin de sa vie, il se rapproche beaucoup de la pensée de Teilhard de Chardin pour qui « le monde n’est pas un monde arrêté, un monde figé, un monde fatigué, il est en pleine transformation » (11). Il ne s’agit pas pour lui de s’évader dans quelque consolation idéaliste pour faire face à l’angoisse d’un monde mouvant, mais de saisir dans cette instabilité même, des possibilités toujours naissantes de création.

Quelques mois avant sa mort accidentelle, il écrivait ceci : « Tout se passe comme si l’humanité n’avait été créée jadis une fois pour toutes et voyait peu à peu décliner ses forces et s’éparpiller ses opérations. Elle semble au contraire le résultat d’une création continuée. À l’idée de la « chiquenaude » initiale dont les conséquences se dérouleraient automatiquement, il faut substituer celle d’une « aspiration » constante qui accroît sans cesse – et de plus en plus vite – la complexité, l’organisation, « l’information » au sens que donnent à ce terme ceux qui s’occupent de cybernétique. Si au lieu d’être poussés, nous sommes attirés, il est naturel que notre mouvement aille sans cesse en s’accélérant. La raison de nos actes est en avant de nous : nous allons vers notre jeunesse. Prendre conscience de cette « inversion du temps » risque de produire un choc. Mais la réflexion doit utiliser la surprise au lieu d’en être déconcertée. Devant un avenir sans assurances, l’inquiétude peut nous gagner. Dans un monde qui se resserre et se précipite, l’agitation et la promiscuité peuvent sembler insupportables. Mais, dans un monde qui s’est ouvert, il y a place pour l’espérance » (12).

Bernard Ginisty

  1. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F., 1962, p. 110.
  2. Id. page 134.
  3. Id. page 195.
  4. Id. page 144.
  5. Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, P.U.F., 1964, p. 226.
  6. Jacques DELORS L’unité d’un homme, éditions Odile Jacob , 1994, p. 342.
  7. Id. page 68.
  8. Gaston BERGER : L’homme moderne et son éducation, P.U.F. 1962, p.117.
  9. Gaston BERGER : Phénoménologie du temps et prospective, op. cit., page 23.
  10. Id. pages 98-112
  11. Id. page 240
  12. Id. page 236.